Article body

Si la notion de métissage s’est généralisée dans les recherches académiques comme en politique (Amselle 1990 ; Bernand et Gruzinski 1993 ; Gruzinski 1999 ; Salomon et Schwartz 1999 ; Laplantine et Nouss 2001 ; Nair 2010), nous montrons dans cet article que les populations humaines se sont toujours déplacées et mêlées sans que ces processus ne débouchent pour autant sur l’établissement de nouvelles catégories sociales basées sur l’idée du mélange. Nous mettons en évidence comment l’apparition ou l’absence de telles catégories est liée aux structures sociopolitiques, aux conceptions de la parenté et aux ontologies des différents groupes humains. Nous partons de l’exemple du processus historico-politique qui a donné origine à la catégorie hispano-américaine du mestizo pour examiner ensuite d’autres cas historiques et ethnographiques[1] avec l’objectif d’identifier les circonstances dans lesquelles les catégories mixtes sont politiquement inacceptables ou logiquement inconcevables. Ce faisant, le texte révèle aussi que si la catégorie de métis n’est pas naturelle, sa naturalisation n’est pas non plus universelle.

Jusqu’aux années 1990, le concept de métissage et son parallèle, l’hybridation, appliqués au monde colonial et postcolonial anglo-américain (Hall 1992 ; Bhabha 1994 ; Young 1995 ; Werbner et Moodod 1997 ; Gilroy 2004 ; Hutnyk 2005), se sont convertis en métaphores génériques des mélanges culturels issus de la dissolution des cultures entreprise par la postmodernité. Ce culturalisme fluide (Bauman 2000), qui est attribuable à la déstabilisation des systèmes de classification sociopolitique hérités de la domination coloniale européenne, a trouvé son pendant dans l’exaltation paradoxale et simultanée des identités et des différences ethniques ou raciales. Les migrations transnationales et l’intensification de la cohabitation entre des personnes d’origines diverses ont particulièrement alerté les pays occidentaux, dans lesquels certains ressortissants craignent que leur identité ne soit altérée par l’arrivée des nouveaux venus (Stolcke 1997), alors que d’autres sont favorables au métissage culturel, considérant que ce dernier ouvrira la voie à une meilleure intégration des migrants.

Les politiques postmodernes de la différence et de la reconnaissance des identités particulières qui sont fondamentalement remises en cause par les mélanges culturels constituent l’arrière-plan de notre anthropologie comparative de systèmes de classification sociale. Douglas constate que :

[…] les catégories culturelles sont des affaires publiques, qu’on ne remet pas aisément en question. Cependant elles ne sauraient ignorer le défi que leur jettent les formes aberrantes. Tout système de classification peut produire des anomalies, et toute culture doit un jour ou l’autre faire face à des évènements qui semblent défier ses idées préconçues […] une règle obligeant à éviter que l’anomalie renforce et confirme des définitions auxquelles l’anomalie ne se conforme pas.

Douglas 1971 : 58-59

Dans ce sens, lorsqu’elles émergent, les catégories qualifiées de « mélanges » sont considérées comme des anomalies parce qu’elles transgressent les frontières taxonomiques. Ce faisant, au lieu d’annuler logiquement les catégories originaires dans un processus de dissolution, les catégories du mélange les réifient et les renforcent au contraire en présupposant leur existence et en les envisageant comme fixées dans le temps et l’espace (Young 1995 ; Latour 1997 ; Hutnyk 2005). Dès lors, toutes ces catégories restent liées à des contextes socioculturels et historiques particuliers, comme l’est tout système de classification sociale. Comme l’affirme Pouillon, « on ne classe pas parce qu’il y a des choses à classer ; c’est parce qu’on classe qu’on en découvre » (Pouillon 1998 : 122).

Notre objectif est ici avant tout comparatif et non exhaustif. Nous croyons, à l’instar de Fox et Gingrich (2002 : 5), qu’à une époque où les affirmations monopolistes, universalistes et objectivistes ne sont plus pertinentes, l’utilisation implicite de la comparaison en anthropologie continue à avoir du sens. Ainsi, nous mettons en perspective un répertoire de systèmes de classification socioculturelle qui, par sa diversité, nous permet d’identifier les volontés classificatoires, les catégories sociales employées, les transgressions, et en particulier les mélanges. Nous examinons également certaines situations particulières pour montrer comment les catégories de classification propres aux sociétés locales diffèrent parfois des catégories d’analyse.

Ethnographie et histoire des catégories mélangées en Amérique latine

Comme le montre Stolcke (2008), c’est seulement lorsque les descendants des hommes espagnols et des femmes indiennes furent classés vers le milieu du XVIe siècle dans la catégorie juridique spécifique de mestizo (métis, au sens de personne mélangée) que les distinctions sociopolitiques et les inégalités entre leurs mères et leurs pères prirent forme et s’institutionnalisèrent. Contrairement au sens commun, les métis, comme les mulâtres ou les zambaigos, ne sont pas nés comme tels mais ils le sont devenus. Par conséquent, en considérant que le métissage est ancré dans des distinctions sociopolitiques qui existeraient réellement, on tend à renforcer les discriminations socioculturelles ou socioraciales.

Le terme de mestizo s’est diffusé dès l’origine de la société coloniale hispano-américaine pour désigner la descendance (légitime ou illégitime) des conquérants et colonisateurs espagnols et des femmes indiennes (Stolcke 2004, 2008)[2]. Il apparaît en 1539 dans le Registre des Baptêmes de Lima, alors que les fonctionnaires de la Couronne et les Espagnols résidents lui préfèrent la dénomination « fils d’Espagnol né d’Indienne »[3] (Konetzke 1953 : 147, 168 ; Ares Queija 1997 : 42-43). Ainsi, durant les premières décades de la conquête, les enfants issus des relations sexuelles fréquentes entre les Espagnols et les Indiennes ne constituèrent pas de catégorie sociolégale spécifique. Cependant, devant l’augmentation de leur nombre, le terme classificatoire générique de mestizo (du latin mixticius ou mélangé) se diffusa et devint une catégorie administrative formelle les distinguant des Espagnols et des Indiens. Contrairement aux nombreuses dénominations familières régionales appliquées aux personnes mélangées (Alvar 1987), le terme de mestizo est devenu la désignation officielle utilisée pour la collecte des tributs, le recrutement de main d’oeuvre pour les services personnels, ou l’accès aux fonctions publiques et religieuses. On commença aussi à l’utiliser dans les registres baptismaux et matrimoniaux. Le pouvoir performatif de cette nouvelle catégorie d’identification a attribué des connotations inégales aux géniteurs des mestizos dans un contexte de lutte symbolique pour l’occupation de positions sociopolitiques dans la société coloniale. Les mères habituellement indiennes étaient considérées comme socialement inférieures aux pères, sauf quand elles étaient d’origine noble. En d’autres termes, c’est lorsque les autorités coloniales introduisirent une désignation distinctive pour la descendance des Espagnols et des Indiennes – et que cette notion se convertit en une catégorie sociale spécifique pour signaler l’origine « mélangée » de celle-ci – que ses géniteurs commencèrent à être socialement différenciés, et non le contraire.

Selon le système de descendance bilatérale ibérique, les enfants sont dans une relation égale avec chaque géniteur et le mariage entre égaux était de ce fait crucial pour préserver et perpétuer les honneurs et les droits sociaux. Par conséquent, la Couronne considéra les mestizos comme des descendants des autochtones du Nouveau Monde par leurs mères indigènes et des conquérants et colonisateurs par leurs pères. Mais, comme peu d’Espagnols se mariaient avec des femmes indiennes, la plupart des mestizos étaient illégitimes et ils acquirent une identité sociopolitique particulièrement ambivalente qui pouvait donner lieu à des interactions très tendues – entre affinité et trahison – avec les élites espagnoles et criollas[4] (Ares Queija 1997 : 37-59).

Le principe idéologique de la pureté de sang (limpieza de sangre) qui légitimait la hiérarchie sociale est un autre élément fondamental pour comprendre la construction historique des identités et des relations coloniales. Depuis ses origines, la société coloniale hispano-américaine était dynamique et changeante et de nombreux antagonismes et conflits sociopolitiques existaient entre la Couronne et les ordres religieux mais aussi entre Indiens, mestizos, criollos et Espagnols. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que la notion religieuse et morale de la doctrine de la pureté de sang se transforma dans la théorie moderne raciale de l’inégalité socioéconomique, lorsque le modèle théologique analogique fut remplacé par la nouvelle théorie naturaliste différentielle de l’ordre dans la société et dans l’univers, inhérente à la philosophie naturelle européenne. Ces deux formes de hiérarchisation sociale rattachaient l’identité sociopolitique à la généalogie (naissance et lignage) et malgré l’affirmation de la primauté masculine, les femmes des élites espagnoles et créoles participaient de la compétition pour le prestige et l’honneur social. Leur sexualité devait être contrôlée par leurs familles pour éviter la naissance de bâtards (Stolcke 1974). Comme dans l’Empire Britannique « la sexualité était le fer de lance du contact racial » (Hyam 1991). Les femmes des groupes sociaux inférieurs étaient en revanche considérées comme disponibles pour satisfaire les désirs sexuels des hommes des élites. Lorsque les mestizos apparurent, non seulement ils mirent en évidence les nouvelles inégalités coloniales sociopolitiques et de genre, mais ils les légitimèrent.

Cependant, les modes de classification sociale et politique ne furent, ni ne sont, identiques dans l’ensemble du monde colonial et postcolonial hispano-américain. Par exemple, la catégorie socioculturelle métis n’existe pas dans l’imaginaire argentin. Bien qu’il existe à l’époque coloniale quelques rares références à des personnes mélangées (comme les pardos ou mulâtres), la catégorie de métis a été ignorée à partir de l’Indépendance en 1810, alors que des relations sexuelles ont uni des hommes d’ascendance européenne à des femmes indigènes. Ce silence s’applique tant aux classifications locales – d’origines européennes comme indigènes – qu’à l’administration de l’État. L’Argentine se distingue des pays andins (hormis le Chili, voir Waldman Mitnick 2004) où les mestizos ont une présence notable puisque le rôle joué par les populations amérindiennes et afro-descendantes dans la construction idéologique nationale est nié[5] jusqu’à l’émergence indigène des années 1990 (Bengoa 2000). Les principaux territoires indigènes furent drastiquement réduits durant les conquêtes du Chaco (1870-1917) et du Désert (1874-1885) et les indigènes furent gommés de la mémoire nationale ou relégués à la condition de minorités en voie d’assimilation à la société nationale vue comme homogène. Ainsi, il n’y a pas de catégorie représentant l’idée du mélange en Argentine. L’Argentin moyen emploie aujourd’hui des euphémismes pour les désigner (paisanos : habitants du pays ; habitants ; descendants ; etc.) et la figure du gaucho absorbe l’Indien de même que l’étranger, en tant qu’immigrant à peine créolisé par la Pampa (Lazzari 2009). Selon Briones (2002) le métis a été construit comme « une marque stigmatisante […] plus proche de la composante “indigène” que de “l’élément non indigène” pris comme opérateur métonymique du signe “Argentin type” ». Même les Mapuche – plus de 100 000 personnes – utilisent une classification socioculturelle dualiste, opposant Mapuche à huinca, où huinca est à la fois descriptif (en référence aux Blancs et aux étrangers), et classificatoire (signifiant aussi « voleur »), sans référence explicite à une population « mélangée » (Kradolfer 2008).

Cette absence terminologique et conceptuelle n’est pourtant pas exclusive à la population « originaire » de ce pays à vocation européenne : dans les premiers dictionnaires coloniaux des XVIe et XVIIe siècles dans lesquels les prêtres ibériques traduisirent les langues indigènes hispano-américaines telles que le quechua, l’aymara et le nahuatl vers l’espagnol, on ne trouve ni entrées ni définitions des termes métis ou métissage. Voyons ce qui se passe dans les systèmes de classification socioculturels des peuples indigènes Kuna, Tsachila et Candoshi situés dans trois États distincts : le Panama, l’Équateur et le Pérou.

Au Panama, la notion de peuple indigène est présente dans la jurisprudence mais elle n’est pas officiellement définie, même si la Constitution de 1972 reconnaît les peuples autochtones et mentionne les communautés indigènes dans plusieurs articles. C’est en fait le recensement de population qui est l’outil qui définit les indigènes (12,3 % de la population recensée en 2010) et délimite les groupes ethniques du pays. L’autodéfinition y prévaut, mais elle ne peut pas être double – contrairement à ce que nous verrons concernant l’Équateur – et, depuis 1940, la catégorie de métis a été abandonnée. Les Kunas (deuxième groupe du pays, 80 526 personnes) sont majoritairement urbains ou résident dans les régions (comarcas) de Guna Yala, Madungandi et Wargandi. Le Règlement du Congrès Général Guna (1993) ne définit pas non plus la catégorie Guna, mais pour les Kunas, être tule (personnes, ethnonyme qui s’applique actuellement aussi aux autres peuples indigènes) renvoie à une façon particulière d’être dans le monde. Leur identité peut s’altérer en partageant des substances avec d’autres personnes non kunas et provoquer des transformations corporelles. Or, même si les contacts avec les étrangers sont anciens et ont donné lieu par le passé à des mariages mixtes, ceux-ci sont actuellement rejetés par les normes communautaires qui obligent les couples formés par des Kunas et des wagas (population latine ou afro-américaine hispanophone) à abandonner les communautés. Même si leur descendance est considérée comme conçue à part égale par la mère et par le père, certains documents enregistrent des infanticides jusque dans les années 1950. En ville où, en raison de la matri-uxorilocalité, les unions entre hommes kunas et femmes non kunas sont autorisées, leurs descendants sont considérés comme des enfants de wagas (Martínez Mauri 2011). Par ailleurs, dans la cosmologie kuna, les humains et les non humains partagent la même intériorité mais adoptent des formes physiques différentes, en accord avec le mode d’identification animiste (Descola 2005) : les diverses espèces sociales communiquent selon les termes de la sociabilité humaine. Cette conception ontologique continue empêche, comme dans les deux exemples suivants, l’existence d’êtres mélangés.

La Constitution équatorienne de 2008 indique que l’État est interculturel et plurinational mais elle ne définit pas l’indigénéité et ne mentionne pas de catégorie juridique de métis. En revanche, elle reconnaît aux personnes le droit « de décider quant à leur appartenance à une ou plusieurs communautés culturelles et à exprimer ces choix », rendant ainsi possibles des appartenances identitaires multiples, ce qui contraste avec le blindage ethnique de certains règlements indigènes comme ceux de la Nation Tsachila (environ 2 000 personnes). Ce peuple chasseur-pêcheur-horticulteur de la côte équatorienne s’est vu contraint de s’organiser en « communes » pour éviter l’usurpation de ses terres par la colonisation dirigée par l’État dans les années 1950-1960. Depuis 1975, il est régi par des statuts actuellement en révision qui règlementent l’appartenance au groupe en accord avec la descendance (ius sanguini). En raison de la prédominance virilocale, déjà présente dans la norme de résidence traditionnelle, l’appartenance ethnique – c’est-à-dire la possibilité légale de demeurer dans la commune – est régulée par la descendance patrilinéaire. Cette philosophie, liée à la défense territoriale, correspond à une pratique sociale qui cherche à empêcher le mariage exogamique en le sanctionnant par l’expulsion de la commune lorsque c’est la femme tsachila qui se marie hors du groupe. Inversement, les femmes non tsachila ainsi que leur descendance sont incorporées au groupe. Même si leur descendance est considérée comme mélangée, elle ne forme pas de catégorie sociale séparée et se dilue avec la permanence dans la communauté, l’adoption de la langue et des habitudes alimentaires ainsi que de comportement. La référence aux liens biologiques est faible, ce qui est corroboré par la haute fréquence des adoptions inter et intra groupales au sein de cette société. L’absence d’une conception du mélange correspond en outre à une cosmologie n’établissant pas de frontières entre humains et non humains : tous partagent les éléments constitutifs de la personne, parmi lesquels il faut souligner des formes de communication d’intensités différentes dans une ontologie où Tsachila est le référent de l’humanité. Cette cosmologie, qui est en consonance avec le mode d’identification animiste de la société tsachila traditionnelle, se donne à voir dans sa mythologie, riche en alliances entre humains et non humains dont la descendance, initialement humaine, récupère tôt ou tard l’apparence du géniteur non humain dans un système de représentation qui place la transformation corporelle au-dessus de l’hybridation ou du mélange (Ventura 2009).

Le groupe des Candoshi de langue jivaro de l’Amazonie péruvienne offre un dernier exemple de cette série. Il s’agit d’un collectif amérindien de quelque 3 000 personnes considéré en isolement sélectif en raison de sa réticence aux contacts avec des populations non candoshi. Il défend son autarcie, dans un État où la Constitution reconnaît le droit de tout Péruvien « à son identité ethnique et culturelle » sans fournir de définition de la catégorie juridique d’indigène. Bien que les Candoshi pratiquent des échanges matrimoniaux avec d’autres groupes et qu’ils cohabitent, à l’intérieur de leurs frontières territoriales, avec une population dénommée mestiza, l’ontologie candoshi ne connaît ni la notion de frontière ethnique, ni celle de métissage. Les principes qui forment la personne – vanotsi, vani et magish, traduits par les missionnaires par corps, âme et coeur, respectivement – ne sont pas exclusifs à la personne humaine. Celle-ci se différencie des autres personnes « non-humaines » par une intensité intentionnelle distincte et, comme dans l’exemple Tsachila, par la compétence linguistique. Or, entre personnes humaines et non-humaines prévaut une continuité ontologique manifeste dans de nombreux contextes énonciatifs (Surrallés 2003). Dans ce monde aux frontières poreuses, l’idée de mélange n’est pas concevable. Elle est également absente du langage de la parenté et il n’y a, par conséquent, pas de place pour le mariage mixte ni pour le métissage comme transmission bilatérale de substances des géniteurs à leurs enfants qui permettrait de penser un principe de descendance créateur de catégories discrètes d’individus mélangés. C’est ainsi que, comme pour les Taschila, les adoptions, fréquentes chez les Candoshi, donnent lieu à des parents indistincts des consanguins (Surrallés 2010).

L’État-nation exclusif

Nous venons de voir en quoi les systèmes de classification socioculturelle sont des constructions historiques liées aux structures sociales et symboliques, aux contextes sociopolitiques ainsi qu’aux règles de reproduction socioculturelles – le contrôle de la sexualité et de la filiation – qui caractérisent une société à une époque donnée. Le grand intérêt de l’étude et de la comparaison de la gestion particulière des transgressions des frontières socioculturelles, c’est-à-dire des aberrations, réside surtout dans ce qu’elles nous révèlent des profondeurs de l’ordre socioculturel en vigueur au sein de l’État-nation, comme le montre le cas catalan.

En rupture avec la figure du métis dans la société coloniale d’origine hispanique, l’idéologie de l’État-nation qui se forge au XIXe siècle, dans le monde ibérique comme ailleurs, suppose l’homogénéité culturelle du peuple. Par principe, elle n’admet pas qu’un citoyen possède plus d’une identité nationale, car cela pourrait conduire à des loyautés politiques divisées (Stolcke 1997). Il existe pourtant des catégories sociopolitiques dans les États-nations modernes pour classifier les descendants de couples aux identités nationales distinctes. C’est le cas du nationalisme catalan en Espagne, où émerge un discours de Nation sans État et où l’appartenance identitaire catalane perdure en marge de l’attribution de la nationalité juridique espagnole, prérogative de l’État.

Le nationalisme catalan de la fin du XXe siècle se fonde sur des critères culturels, principalement la langue, et se considère comme un exemple de nationalisme intégrateur car la Catalogne est historiquement un territoire d’immigration et de mélange. Cependant, contrairement à ce qui s’est passé dans l’Amérique coloniale, il n’existe pas de catégorie, ni dans l’État espagnol ni dans le discours nationaliste catalan, pour classer les personnes issues de mariages mixtes (Espagnols-étrangers ou Catalans-non Catalans). Ou l’on est catalan, ou on ne l’est pas. Cependant, dans les années 1960-1970, le terme (et la catégorie) de charnego apparaît dans le discours xénophobe pour désigner péjorativement les descendants de mariages mixtes entre des Catalans et des immigrés du reste de l’Espagne qui étaient arrivés dans les décennies précédentes, attirés par les opportunités de travail offertes par l’expansion industrielle catalane[6]. Charnego se convertit rapidement en une insulte à l’encontre de ceux qui ne parlent pas le catalan (la langue étant fondamentale pour l’acquisition de l’identité nationale catalane) et qui sont ainsi considérés comme étrangers (non-catalans) dans la société catalane même s’ils sont issus du même État espagnol (Clua 2010). Jusqu’à sa disparition dans les années 1980, la catégorie charnego n’eut pas de répercutions administratives officielles, mais son usage populaire illustre bien les tensions identitaires latentes dans l’État-nation moderne et les idéologies nationalistes localisées, plus ou moins hostiles aux populations étrangères et à leur descendance mélangée.

Autres empires, autres liens de parenté, autres systèmes de classification sociale

Examinons maintenant trois réalités sociopolitiques – dans les Îles Mariannes, au Maroc et au nord de l’Inde – fondées sur des systèmes stricts de classification socioculturelle qui préexistent à leur conquête par différents empires coloniaux. Dans ces trois cas, la catégorie socioculturelle des métis n’est pas pertinente pour les populations locales car ontologiquement incompatible pour différentes raisons sociosymboliques. Par ailleurs, les systèmes d’unifiliation prévalent dans les deux premiers cas et, bien qu’opposés, ils ont des conséquences classificatoires analogues.

Le peuple Chamorro (environ 9 000 habitants, 40 % de la population) vit dans les Îles Mariannes, réparties entre l’île de Guam sous administration des États-Unis et le reste des îles du Nord (Micronésie) qui constituent un État libre, associé aux États-Unis. Les mélanges (biologiques et culturels) caractérisent depuis toujours les Chamorros. Ils eurent d’abord lieu avec les populations des îles du Sud (Palaos, Carolines) et ensuite au travers des échanges transocéaniques avec les Philippines et la Nouvelle Espagne mais leur système de classification socioculturelle ne connaît pas de catégorie mélangée, preuve que les classifications ne sont pas l’expression automatique d’états de fait.

À partir de 1668, la conquête et la colonisation des îles par la couronne espagnole ont provoqué la dissémination de la population autochtone, favorisant les relations matrimoniales entre la population chamorra et non-chamorra et produisant des mestizus[7]. La mosaïque néo-chamorro qui s’ensuivit garantit la continuité de la population et la culture originaire chamorra moyennant l’intermariage avec des non-Chamorros (nommés taotao sanhiyong en langue vernaculaire). Vers 1830, le nombre de « mestizus » grandit à tel point que la plupart des gouverneurs espagnols ne pouvaient plus distinguer entre la population locale et étrangère, donnant lieu à de nouvelles catégories locales de classification ethnico-sociale mélangée : Chamukesee (descendants de Chamorros et de Chuukais), Chamalauan (de Chamorros et de Palaosiens), Chamulinian (de Chamorros et de Caroliniens), de Chamorrican (de Chamorros et de Portoricains) et Chamauli (de Chamorros et Hawaïens blancs). Comme cela est caractéristique des sociétés à descendance matrilinéaire, l’attribution « Chamorro » précède toujours l’identification avec le parent non chamorro. Bien que les Chamorros n’aient cessé de revendiquer leur authenticité[8], leur identité est fondée sur une synthèse d’éléments culturels de provenances diverses, dont un catholicisme déclaré. Alors que pour les femmes, la participation aux rituels post-mortem est un élément important de leur identité, les hommes exhibent leurs tatouages et scarifications, et affirment une masculinité guerrière. S’il n’existe aucune catégorie sociale ou juridique présentant une identité mélangée, cela est sans doute à mettre en relation avec le fait que les fruits des unions mélangées cités ci-dessus finissent par s’incorporer au lignage aborigène et se considèrent comme les descendants légitimes des anciens habitants des îles (Coello 2010 ; Atienza et Coello 2012). Ainsi, une catégorie socioculturelle métis n’a pas sa place dans une société où prévaut un système de descendance unilatérale. Le lignage prépondérant absorbe les individus qui naissent d’unions mélangées, légitimes ou non.

Cette situation n’affecte pas que les sociétés matrilinéaires : dans le système de classification socioculturelle du monde arabo-musulman, il n’existe pas non plus de catégorie formelle pour désigner les personnes dont l’ascendance transgresse les frontières des principaux groupes sociaux. Cette absence s’explique principalement par le système de filiation patrilinéaire qui a prévalu dans ces régions et qui a été renforcé par le droit islamique à partir du VIIe siècle, selon lequel la transmission religieuse est masculine, interdisant ainsi aux femmes musulmanes d’épouser des non-musulmans. Dans l’Empire ottoman, la catégorie des personnes mélangées ne semble pas avoir existé en dépit des relations sexuelles entre les colonisateurs et les femmes colonisées[9]. Dans les oasis du sud du Maroc, de même que dans des environnements ruraux similaires en Algérie, dans le Sahara ou en Mauritanie – où l’État-nation indépendant ne s’est pas imposé avant la première moitié du XXe siècle – un système politique combinant le droit islamique avec des règles coutumières d’origine arabe ou berbère a prévalu jusqu’à la colonisation.

La population « oasienne » était organisée en petits villages et fortifications liés à la propriété de la terre et particulièrement de l’eau (Bédoucha 1987). On distinguait les ahrar (populations libres) des harratin (hartani « affranchi », esclaves, et autres groupes subordonnés). Faute d’ascendance reconnue, c’est-à-dire de généalogie, la population harratin ne bénéficiait pas des droits fondamentaux de propriété, même si l’on trouve des références à un ancêtre commun dans son mythe d’origine (Simenel 2007) et que la condition servile ait été interprétée comme une « coutume d’inspiration islamique » (Villasante de Beauvais 1997 : 289). Les harratin (issuqin, « ceux du marché » à Sidi Ifni ou dans les oasis du Draa) sont exclus de la généalogie par les ahrar bien qu’ils soient musulmans ou islamisés (alors que l’islam est une religion qui proclame l’égalité entre musulmans). Dans les représentations lettrées arabes, les Noirs étaient souvent écartés de l’humanité dans une société où le modèle généalogique arabe des lignages jouait un rôle clé dans la distribution du pouvoir (Bonte et al. 1991 ; Kilani 1992). Malgré leurs différences, les ahrar et les harratin entretenaient des relations sexuelles et des alliances matrimoniales, mais leurs fruits ne se concevaient pas comme mélangés et ne donnaient pas lieu, ni par le passé ni actuellement, à une troisième catégorie de personnes. Dans une société patrilinéaire où le système des lignages « s’impose au phénotype » (Valensi 1986 ; Mateo 2012), la descendance qu’un maître engendrait avec une esclave acquérait l’identité du père si elle était reconnue par ce dernier et l’esclave était libérée. La suprématie masculine dans la conception arabo-berbère de la personne se combine ici aussi avec le rôle que joue le lait maternel, qui crée des liens de parenté entre les femmes harratin et les enfants libres qu’elles allaitent, empêchant par conséquent un éventuel mariage qui serait incestueux mais aussi hypogamique. On pourrait donc conclure que dans la société arabo-berbère de ces régions, où prévaut un système de descendance et de transmission de l’identité sociopolitique unilatéral, il n’y a pas de place ontologique pour une catégorie socioculturelle de personnes d’ascendance mélangée, bien que des observateurs, des historiens et des ethnologues étrangers aient attesté leur présence depuis l’époque coloniale. En effet, la terminologie administrative et scientifique racialisait les populations, même si sur le terrain, cette recherche des métis donnait des résultats bien surprenants, comme dans le cas de l’enquête de la Société d’anthropologie de Paris en 1910, qui prévoyait une description physique en fonction de la « race » des ascendants, et qui ne put être réalisée parce que les différences « entre Maures et Noirs […] sont très difficiles sinon impossibles à observer […] tous étant plus ou moins métissés » (Acloque 2000 : 109). Cette situation est vraisemblablement à imputer à la confusion des ethnologues entre faits biologiques et attributions sociopolitiques, selon les règles de descendance et les catégories de classification socioculturelles locales (Mateo 2003, 2012).

En Inde, le système de castes semble aussi nier toute possibilité de mélange[10]. Les castes sont endogamiques et héréditaires, et la descendance est bilatérale ; leur ordre hiérarchique relatif n’est pas directement lié au pouvoir ni à la richesse matérielle mais à des fonctions et des métiers spécifiques. La matrice structuralo-symbolique de la société de castes est fondée avant tout sur l’opposition rituelle entre la pureté et l’impureté : les contacts entre les castes sont considérés comme polluants et la transgression de la norme endogamique est gravement punie. Le terme sanskrit de caste, Jati, dérivé de « naître », signifie aussi « espèce » selon Herrenschmidt (1989). En interdisant le mélange, l’endogamie préviendrait les aberrations génétiques : dans les représentations locales, le sang de chaque caste est conçu comme distinct et ne doit pas être mélangé pour ne pas troubler l’équilibre cosmique. Bien qu’il semble avoir été auparavant beaucoup plus fluide (Assayag 2006), le système des castes pourrait avoir été fixé par les tentatives d’inventaire et de classification, visant au contrôle sur la population par l’administration britannique[11] qui avait pourtant pour intention de dépasser ce système. La Constitution indienne (1950) interdit la discrimination fondée, entre autres, sur la religion ou la caste et abolit l’intouchabilité, mais pas le système de castes. Dans les années 1970, l’identité de caste est de plus en plus revendiquée, surtout parmi les secteurs défavorisés. « Tant le développement économique que la politisation […] ont conduit à une situation paradoxale. La caste s’est affaiblie comme groupe défini par un statut rituel, mais s’est renforcée dans son acception à la fois communautaire et ethnique » (Assayag 2006 : 500), non sans présenter des particularités : dans la vallée himalayenne de Jibhi (région de Kullu, Himachal Pradesh, Inde), quelque 4 000 agriculteurs et éleveurs de chèvres sont organisés selon un système d’échange au sein de l’organisation sociale des castes. Ici, les castes se divisent en andarke (ceux du dedans) qui ont le droit d’entrer dans le temple (Brahman, Rajput, Kumar) et baharke (ceux du dehors), les castes Harijan (comme Gandhi désigna les Intouchables). Tout contact entre castes (sexuel, à travers l’alimentation, etc.) peut provoquer des maux pour toute la vallée, comme des inondations, des sécheresses ou des épidémies. Une catégorie socioculturelle mélangée est donc par principe incompatible avec la logique sociologique du système de castes, qui se reproduit dans la cosmologie locale, tant pour les animaux que pour les dieux (Van den Bogaert 2008).

La non universalité des catégories du mélange

En référence à la « fonction classificatrice » propre aux êtres humains, Durkheim et Mauss signalaient que :

[L]es logiciens et même les psychologues prennent d’ordinaire comme simple, comme inné ou, tout au moins, comme institué par les seules forces de l’individu, le procédé qui consiste à classer les êtres, les évènements, les faits du monde en genres et en espèces, à les subsumer les uns sous les autres, à déterminer leurs rapports d’inclusion ou d’exclusion…

Durkheim et Mauss 1903 : 3-4

Dans cet article, nous avons insisté sur un constat : en tant qu’êtres humains, nous ne classifions pas en fonction de faits différentiels mais au contraire, ce qui entre en jeu dans les systèmes de classification socioculturelle, ce sont les volontés différenciatrices inspirées par les conditions sociopolitiques et/ou symboliques, et leurs modes de reproduction. Leurs conséquences sur la régulation du sexe et de la sexualité sont immédiates en raison de leur rôle décisif dans l’engendrement des catégories socioculturelles. Comme le disait Rubin, « Le sexe est le sexe mais ce qui compte comme sexe est déterminé et obtenu de manière également culturelle » (Rubin 1975 : 165). Les significations sociopolitiques et/ou les conceptions de l’être humain qui sont à l’oeuvre dans les logiques de l’alliance et de la descendance jouent un rôle central en conditionnant les mélanges et l’assignation des personnes à des groupes sociaux à travers les générations. En d’autres termes, ce sont les intersections entre les structures socioculturelles et politiques ainsi que leurs modes de reproduction qui aménagent des formes différentes d’envisager les mélanges.

Les sociétés que nous avons analysées se situent entre deux pôles : la conception d’une catégorie mélangée spécifique, comme dans le cas des mestizos coloniaux hispano-américains – que l’on découvre d’une certaine manière aussi dans la catégorie des charnegos en Catalogne –, et l’impossibilité sociologique ou ontologique de concevoir des catégories mélangées comme dans les sociétés indigènes latino-américaines affichant une ontologie animiste qui évite l’établissement de frontières étanches entre catégories d’humanité. Or, l’impossibilité de se doter de catégories mélangées surgit aussi par d’autres voies, comme l’idéologie sociale manifestée par une conception particulière de la descendance (qu’elle soit patri- ou matrilatérale) où l’inclusion de cette dernière dans un groupe particulier empêche la constitution d’une nouvelle catégorie intermédiaire. Le système de castes et l’idéologie de la pureté qui le fonde viennent clore le panorama des sociétés ne concevant pas des catégories du mélange. Certes, les raisons de l’existence de ces « sociétés contre le mélange » peuvent diverger. L’établissement d’un schéma typologique universel du mélange restant pour l’instant impossible à réaliser, cette recherche présente toutefois une première approche d’un domaine d’intérêt pour notre discipline qui révèle par comparaison que, si la catégorie de métis n’est pas naturelle, sa naturalisation n’est pas non plus universelle. Tous les exemples présentés nous ramènent à un fait incontournable : le métissage, comme toute autre catégorie sociale, est socioculturellement construit et l’objectif de l’anthropologie consiste à nous interroger sur les raisons pour lesquelles, dans certaines circonstances, des unions ou des alliances produisent l’idée de mélange et donnent origine à une catégorie de métis, et dans d’autres, non. Cet exercice nous permet enfin de comprendre que les sociétés humaines ont beau interagir et donc être susceptibles d’engendrer des « mélanges », ce qui diffère dans l’espace et dans le temps, c’est la conceptualisation même de ces « mélanges ».

Auteurs : Montserrat Ventura i Oller[12], Alexandre Surrallés[13], Maite Ojeda Mata[14], Josep Lluis Mateo Dieste[15], Mònica Martínez Mauri[16], Sabine Kradolfer[17], Pablo Domínguez[18], Alexandre Coello[19], Montserrat Clua i Fainé[20], Alice van den Bogaert[21] et Verena Stolcke[22]