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Introduction

À partir des années 1960, des journaux brésiliens rapportent des cas de travailleurs ruraux esclavagisés ou transportés et vendus par dizaines (Esterci 1996 : 124). Dans les années 1970, les premières dénonciations de cas de « travail esclave » sont formulées par l’Église catholique et sa Commission pastorale de la terre (CPT) pour qualifier des cas de travail rural non libre. Ces cas apparaissent principalement en Amazonie à la suite de l’ouverture de fronts agricoles subventionnés par l’État dans le cadre du plan de développement agricole mis en place par la dictature militaire (Gomes 2012 : 73). Celui-ci subventionne des grandes exploitations en offrant notamment des avantages fiscaux à des entreprises colonisant et développant la région amazonienne et qui ont recours à des travailleurs ruraux migrants, une tradition particulièrement développée dans le Nordeste. Les travailleurs ruraux y sont en effet habitués à migrer quelques mois par an pour gagner leur vie dans des travaux agricoles divers : ramassage de noix, coupe de la canne à sucre, etc. Comme le souligne l’anthropologue Neide Esterci (1996), il existe différentes formes de « travail esclave », touchant deux types de travailleurs ruraux : des travailleurs migrants de tradition et des travailleurs ruraux arpentant les routes des campagnes et dénommés peões. Je m’intéresserai ici au cas touchant les travailleurs migrants, pour lequel j’utiliserai l’expression de « travail esclave » rural migrant. L’objectif étant de s’interroger à la fois sur ce que recouvre la catégorie de « travail esclave »[1] et sur les enjeux qu’elle soulève quant aux formes de domination des populations rurales dans la société brésilienne.

Aujourd’hui au Brésil, des cas d’exploitation qualifiés de « travail esclave » sont recensés dans la majorité des États, sous forme rurale comme urbaine, dans des secteurs aussi variés que la construction civile, la confection (textile), la production de charbon, les travaux agricoles, etc. Depuis que le Brésil a officiellement reconnu en 1995 l’existence du « travail esclave », le pays a lancé deux plans nationaux successifs de lutte pour l’éradication de ce « travail esclave » et plus de 46 479[2] personnes ont été libérées entre 2012 et 2014 dans le cadre de mesures mises en place par l’État. La catégorie de « travail esclave » s’est ainsi progressivement diffusée et établie dans les discours autour de l’exploitation au travail à l’échelle nationale et s’est vue appliquée à une grande diversité de secteurs de production.

La majorité des écrits sur le « travail esclave » rural (migrant) porte sur les enjeux autour de l’usage de la mémoire de l’esclavage, et sa (non) pertinence pour qualifier une forme d’exploitation (Gomes 2008, 2012). Ces écrits abordent le non respect des critères définissant le travail comme « analogue à l’esclavage » dans le Code Pénal brésilien (art. 149), le non respect des droits humains, ou encore l’immobilisation et la servitude pour dette (Geffray 1995 ; Figueira 2008 ; Figueira et al. 2011).

Dans une perspective d’anthropologie politique, l’objectif de cet article[3] est de se concentrer sur les différentes dimensions et la spécificité de la domination du « travail esclave » au-delà des critères juridico-légaux ou d’une réflexion en termes de respect des droits humains. Je me demanderai en quoi cette forme de domination peut ou non être pensée en termes de servitude, d’asservissement et/ou d’esclavage au-delà d’un usage (métaphorique) de cette expression et des limites et enjeux d’un tel usage (Morice 2005 ; Paiva 2005 ; Gomes 2012). Je chercherai aussi à comprendre comment ce phénomène se pérennise depuis tant d’années malgré l’engagement des secteurs de la société civile dans la lutte contre le « travail esclave » depuis 40 ans, et malgré la présentation du Brésil par l’ONU comme leader dans la lutte contre « l’esclavage moderne ». Pour cela, je partirai de l’expérience et du discours des travailleurs ruraux libérés, pour mieux comprendre comment se construit la domination, et en quoi celle-ci se distingue, ou non, d’autres formes traditionnelles de domination en milieu rural brésilien.

En résumé, afin de saisir au mieux les enjeux socioanthropologiques du « travail esclave », plutôt que de se demander si la notion est pertinente ou non au regard des critiques et normes juridiques et objectives, voire si elle est anachronique du point de vue de l’historien, cet article s’attachera à étudier les relations sociales constitutives de la domination et de la servitude que recouvre le « travail esclave » rural migrant.

Certains travaux critiques sur l’usage de cette notion s’engagent plus souvent sur une discussion autour des enjeux sociaux et symboliques dans une société post-esclavagiste comme celle du Brésil – une réflexion par ailleurs nécessaire –, mais sans pour autant s’attarder sur les dimensions et les composantes réelles de la servitude et sur l’expérience qu’en font les travailleurs ruraux. Or, il me semble qu’une compréhension anthropologique du phénomène ne peut faire l’économie de cette dimension. C’est pourquoi cet article s’attachera à décrire et à analyser la servitude du « travail esclave » afin de contribuer, à partir du cas brésilien, à la réflexion globale autour des formes de domination et de servitude contemporaines qualifiées, à juste titre ou non, d’esclavage.

Méthodologie

Cet article s’appuie sur des recherches postdoctorales effectuées au Brésil autour de la lutte sociale contre le « travail esclave », au cours desquelles j’ai rencontré des travailleurs libérés[4] de situations de « travail esclave » ainsi que des membres d’un des acteurs principaux de la lutte contre ce « travail esclave » : l’Église catholique, à travers la CPT. Au cours de ces recherches, mes réflexions se sont organisées autour de trois axes : le recours aux revendications de dignité utilisées par la CPT et aux activités développées en lien avec ces revendications en termes de performativité des droits (Martig 2016) ; les dimensions économiques et sociales de l’expérience de la servitude abordées dans cet article ; et enfin, les enjeux du recours à la mémoire de l’esclavage pour qualifier un phénomène contemporain dans une société post-esclavagiste (Martig 2015).

Ces recherches m’ont conduit à me rendre au Brésil pour rencontrer les acteurs de la CPT de l’État du Piauí engagés dans la lutte contre le « travail esclave », ainsi que le directeur de la campagne nationale de lutte contre le « travail esclave » lancée en 1997. J’ai également participé à des rencontres entre acteurs sociaux engagés dans la lutte contre le « travail esclave » et contre le gouvernement dans les États de Minas Gerais et de São Paulo. Sur une information de la CPT de l’État du Pará selon laquelle des travailleurs ruraux avaient été libérés, la CPT du Piauí est allée à la rencontre de ces derniers. Elle les a accompagnés dans le processus de réclamation de leurs droits[5] et de demande d’une terre, dans le cadre de la réforme agraire, sous le motif d’exploitation sous le régime du « travail esclave ». La CPT a aussi organisé avec eux des ateliers de conscientisation des droits pour des travailleurs ruraux enfuis et/ou libérés et auprès de travailleurs ruraux potentiellement exposés au « travail esclave ».

Au cours de ce processus d’accompagnement, les travailleurs ruraux en question se sont vus attribuer par l’INCRA[6] le premier assentamento pour cause d’exploitation sous forme de « travail esclave » : Nova Conquista[7]. J’ai donc séjourné pendant trois mois au Brésil, au cours desquels j’ai réalisé et participé à des entretiens auprès des membres de la CPT qui ont mené ces actions auprès des travailleurs ruraux de Nova Conquista. Des entretiens ont également eu lieu avec des travailleurs ruraux eux-mêmes, afin de croiser les discours pour mieux saisir le processus de conscientisation des droits et son efficacité. Une vingtaine d’entretiens ont été réalisés au total, dix pour les travailleurs ruraux qui ont accepté de revenir sur leur expérience du « travail esclave », et dix pour les membres de la CPT. Ces entretiens ont pris place lors de séjours au sein du local de la CPT à Teresina, capitale de l’État du Piauí, et d’un séjour à Nova Conquista. J’ai été introduit à Nova Conquista par les membres de la CPT mais le séjour s’est réalisé sans leur présence.

C’est donc à partir de ces matériaux, et principalement des entretiens avec les travailleurs ruraux libérés, que je vais étudier ici le « travail esclave » rural migrant pour le saisir au regard de leur propre expérience subjective. Cette expérience est mise en perspective et recontextualisée par rapport aux différentes formes de domination et d’exploitation du milieu rural brésilien.

L’idée est de chercher à comprendre les ressorts et les logiques socioanthropologiques qui sous-tendent la relation de domination du « travail esclave », tout en tentant de penser la spécificité de cette forme de domination en milieu rural brésilien. Je reviendrai ainsi dans une première partie sur différents moments et aspects de l’expérience du « travail esclave » en partant des différentes explications et descriptions des travailleurs ruraux libérés eux-mêmes. Les moments ou aspects décrits dans cette première partie permettront de mieux mettre en perspective l’expérience dans son ensemble et de faire ressortir les spécificités du « travail esclave » par rapport aux autres formes de domination du monde rural brésilien préexistantes ou contemporaines. J’aborderai en premier lieu la tromperie et l’endettement initial, puis en deuxième lieu la fiction de la dette insolvable. Le troisième aspect abordé concernera l’aspect coercitif, humiliant et déshumanisant des relations de travail. Ensuite, dans une deuxième partie plus analytique, je réfléchirai à comment les différents aspects et moments de l’expérience du « travail esclave » se distinguent d’autres formes de domination caractéristiques des relations de travail du domaine rural brésilien, dans l’histoire tout comme aujourd’hui. Il s’agit de mieux montrer comment ces aspects et moments constituent une forme extrême de domination pouvant être qualifiée de servitude, au-delà de la question de la dette. J’éviterai ainsi de rentrer directement, dans cet article, dans la question de la pertinence ou non de de la métaphore de l’esclavage, aspect que j’ai traité ailleurs (Martig 2015). Je souhaite ici inscrire le propos dans une démarche anthropologique inductive partant de l’expérience de domination et du discours tenu sur elle par des travailleurs ruraux libérés, tout en la resituant dans le contexte social brésilien.

L’expérience du « travail esclave » rural migrant

La tromperie et l’endettement originel : exploitation de la vulnérabilité économique des travailleurs ruraux

Les travailleurs ruraux (assentados[8]) de Nova Conquista proviennent tous de la région de la ville de Monsenhor Gil, située à une soixantaine de kilomètres de Teresina, la capitale de l’État du Piauí. Ils ont toujours travaillé sept à huit mois par an de manière saisonnière dans les grandes propriétés alentour pour gagner leur vie, migrant pendant les quatre à cinq mois de la saison sèche : « c’est une tradition de migrer pour São Paulo, pour le Para, pour n’importe où ». D’ailleurs, le fait d’avoir une terre pour la travailler est assimilé dans les entrevues à une véritable libération de la dépendance historique aux grands propriétaires. De nombreuses personnes continuent à migrer même après l’expérience de « travail esclave » et l’obtention d’une terre ; la migration peut continuer pour une personne rencontrée après une seconde expérience de « travail esclave ». Ces décisions se comprennent par la nécessité matérielle dans laquelle se trouvent les travailleurs ruraux ; elle les met dans une situation de vulnérabilité économique extrême et d’absence de travail ; cela les conduit à accepter de prendre sciemment des risques afin d’améliorer leur situation : « c’est la question du chômage quoi, on n’a pas de travail » (Antonio Marcos) ; « je crois que c’est la nécessité vraiment qui nous conduit au travail esclave… » (Francisco Rodrigo)[9].

Cette forte vulnérabilité économique est exploitée par les recruteurs, ou gatos. Ils en jouent en promettant que les conditions de travail de la fazenda, où ils proposent d’emmener les travailleurs ruraux, leur permettront de sortir de cette précarité. Le discours se veut séducteur, et c’est d’ailleurs de là que les recruteurs tirent leur surnom de gato ou « chat » : pour leur capacité à séduire les travailleurs ruraux. Mais ce jeu de séduction est bel et bien une tromperie. Elle se révèle aux travailleurs ruraux dès que ceux-ci entreprennent le voyage ou arrivent à destination. Tous les éléments avantageux avec lesquels le gato a su jouer ne sont pas respectés ; au contraire il va falloir payer pour pouvoir les acquérir, et ce, à un prix moyen supérieur et imposé par les intermédiaires. Tout ce qui devait être pris en charge par la fazenda se retrouve en fait être payant, et à un prix exorbitant :

Il a promis qu’il y avait un logement, que la nourriture était payée par la fazenda, le billet de voyage… On a demandé si c’était déclaré, il nous a dit que oui : 600 reais mais payés à la production. Après trois jours il est revenu avec des outils… Il nous a vendu la toile plastique, les casseroles, les plats, tout a été vendu.

Francisco Rodrigo

La faucille, la machette, les bottes… tout là-bas nous devions tout payer. Il notait, sans qu’on sache le prix de rien… La machette qui coûtait 10 reais, elle passait à 60, 70 reais.

Lenilson

Si la tromperie est donc au fondement du recrutement des travailleurs ruraux, ce recrutement est sanctionné par la dette originelle réelle contractée par la majorité des travailleurs ruraux lors de leur enrôlement dans leur village d’origine. En effet, en plus du prix du voyage qu’on leur demande de rembourser dans le cadre de la tromperie, une somme leur a été proposée et a été donnée à certains avant même leur départ, pour subvenir aux besoins de leurs familles. Il s’agit d’une « avance » pour mieux les rendre redevables et concrétiser leur assujettissement.

À l’image de cette avance et dette originelle, l’endettement et la dimension économique de la relation de domination jouent un rôle de premier plan dans l’assujettissement.

La fiction de la dette : domination et économie

La dette originelle étant imposée à travers la tromperie, toute la suite du séjour des travailleurs ruraux va être rythmée par l’espoir et les efforts pour réussir à payer leur dette. Or, comme le rapportent dans les entretiens les travailleurs ruraux de Nova Conquista, même après plusieurs mois, la dette n’était toujours pas remboursée, voire remboursable. Et ce, malgré le fait qu’ils travaillaient tous les jours, fins de semaine et jours fériés compris, sans repos. Cette véritable « pierre de Sisyphe » s’explique par la création, de la part des gatos et des contremaîtres, d’un « marché captif » indépendant du marché libre extérieur. Elle s’explique aussi par le fait que la valeur de rémunération de la production des travailleurs ruraux est fixée de sorte qu’ils ne puissent pas rembourser leur dette, sauf dans de très rares cas.

Dans Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne : essai sur l’exploitation paternaliste (1995), Christian Geffray décrit cette situation à partir du cas des collecteurs de caoutchouc, où les travailleurs se retrouvent « projetés et confinés hors de la sphère marchande ordinaire » (Geffray 1995 : 24). Ainsi, tout comme dans le cas des seringueiros, dans le cas du « travail esclave » :

En verrouillant collectivement l’accès au marché de la population des clients, les patrons s’imposent aux yeux de leur clientèle comme le vecteur unique, ombilical, de l’accès aux marchandises produites et vendues dans un autre monde.

Geffray 1995 : 25

Les entretiens montrent bien le paradoxe selon lequel les travailleurs sont conscients d’être volés ou arnaqués, mais acceptent dans une certaine mesure de jouer le jeu, comme si la dette était « indiscutable ». Alors, si on ne parvient pas à la solder et que l’on ne veut pas disparaître (mourir sur le lieu du travail), la seule issue est, comme le rapporte Geffray pour les seringueiros (ibid. : 30), la fuite, avec le risque d’être poursuivi et abattu[10]. L’objet du livre de comptes servant à marquer les dettes des travailleurs ruraux n’est en fait qu’une « fiction comptable, qui est elle-même la forme revêtue par des transferts matériels et des liens sociaux plus profonds » (ibid. : 32). Cette fiction de la dette, ou « fiction marchande » (ibid. : 48), que Neide Esterci (1996) qualifie « d’immobilisation par la dette », participe à une certaine naturalisation des inégalités sociales décrite par Geffray pour les collecteurs de caoutchouc :

Les collecteurs éprouvent leur condition d’obligés comme une disposition presque naturelle : là où les patrons s’érigent entre eux et le marché, au pôle d’une substitution vitale à leurs yeux, et au-delà de la fiction d’une dette financière. La dette verrouille, en la chiffrant, l’obligation des clients. […] C’est un tour de vis supplémentaire qui les rive d’autant plus fermement à leurs obligations, qui revêtent un caractère strictement personnel.

Geffray 1995 : 33

Deux aspects de la description de Geffray me semblent importants à retenir en ce qu’ils permettent de penser la spécificité du « travail esclave » rural migrant. Premièrement, en parlant du « caractère strictement personnel », Geffray fait ici référence au fait que les relations de domination entre seringueiros et patrons sont personnalisées. Elles lient les deux parties personnellement dans une relation inégale d’obligations réciproques où la soumission est acceptée en échange d’une protection et d’une redistribution. Cette redistribution conduit à percevoir un patron qui redistribue comme un bon patron. Ces liens prennent la forme, bien connue en milieu rural brésilien, des relations de parrainage, où les patrons sont, par exemple, les padrinhos et les fils des travailleurs les afilhados[11]. Cette précision est importante, car elle introduit ici un aspect de la relation qui s’avère incontournable pour bien comprendre les rapports de domination en milieu rural brésilien : la « domination personnelle ». Elle permet ainsi, dans le même temps, de mieux comprendre la spécificité du « travail esclave » rural migrant. En effet, dans les cas des seringueiros rencontrés dans les années 1990 par Christian Geffray, l’isolement géographique complet de ces derniers jouait un rôle important dans la personnalisation des relations de domination. En revanche, dans le cas du travail migrant, comme par exemple les ramasseurs de noix ou castanheiros, on ne retrouve pas la personnalisation des relations de domination, et les travailleurs sont payés en argent et non pas en nature, comme c’est le cas des seringueiros. Cependant, Christian Geffray remarque que :

Le caractère saisonnier du travail ne met pas en cause la structure de fiction marchande, à laquelle collecteurs de caoutchouc et ramasseurs de noix se trouvent identiquement assujettis, mais il pèse probablement sur le rapport de force présidant à l’imposition des prix par les patrons : le travail des castanheiros est comparativement mieux « rétribué » que celui des seringueiros.

Geffray 1995 : 48

Dans le cas du « travail esclave », il y a un isolement géographique et une coupure forcée avec le marché extérieur qui rendent les travailleurs « captifs » du marché local matérialisé par l’espace du barracão ; c’est là que se vendent les produits et que se trouve le livre de comptes. Mais il n’y a pas pour autant de personnalisation des relations. À l’inverse, la coercition physique est une caractéristique qui permet de comprendre la dimension extrême de ce rapport de domination. Extrême dans le sens où il combine différents aspects d’autres formes de domination mais où il ne possède pas de régulation symbolique ni physique…

Coercition physique et humiliation : domination et violence

Ce n’est pas de l’esclavage en effet, mais à certains égards c’est plus grave. Car les esclavagistes d’autrefois, qui achetaient leurs travailleurs sur le marché, étaient soucieux du bon fonctionnement et de la pérennité des capacités productives de leurs acquisitions, ils avaient à coeur de les entretenir et de subvenir aux besoins élémentaires de la descendance qui surgissait éventuellement, avec le temps, dans leur entourage.

Geffray 1995 : 63

Au-delà de la coercition résultant de l’isolement géographique, celle-ci s’exerce aussi par une violence physique exhibée à travers des armes et des formes d’humiliations répétées, vécues comme déshumanisantes. Les travailleurs décrivent notamment des pratiques de dépersonnalisation basées sur le retrait du nom et les assimilant à leur État d’origine :

Quand on perd le nom, qui perd son nom d’origine. Je pense que, si quelqu’un le cherche, il ne le retrouve pas. Je pense que le changement de nom, de nous appeler seulement de Piauí, c’est parce que si quelqu’un nous cherche… Ils changeaient le nom des gens pour que les familles ne les retrouvent pas.

Franciano

La première chose que vous perdez dans ce vieux monde quand on sort de sa terre natale, c’est votre nom d’origine parce qu’ici mon nom est Francisco, mais quand je sors d’ici pour le Para, ça devient Piauí, c’est seulement Piauí. Votre nom n’existe plus, là-bas il n’existe plus c’est seulement Piauí… Donc le travail esclave commence déjà ici, vous perdez votre nom d’origine.

Lenilson

La première chose qu’une personne perd c’est le nom, à partir de là le nom est Piauí pour un tas de personnes, Piauí par-ci, Piauí par-là…

Francisco Rodrigo

Pour certains, cette pratique a même pour but d’éviter de retrouver facilement des individus, comme si, par exemple, leurs familles les recherchaient. À cela s’ajoute du harcèlement moral à travers certaines paroles qui sont restées gravées dans la tête des travailleurs. De la même manière, le port constant des armes par les contremaîtres ou gatos participe d’un contexte de pression psychologique violente.

Les conditions « dégradantes » ou humiliantes pour les travailleurs ruraux se donnent aussi à voir par les conditions matérielles dans lesquelles les travailleurs sont logés et nourris :

Le logement était bien dégradant, une baraque pour 16… Tous dans des hamacs… L’eau qu’on buvait était celle avec laquelle nous nous lavions aussi.

Joao Paulo

L’eau qu’on buvait c’était la même que celle que les animaux buvaient, celle avec laquelle on lavait le linge, les casseroles, se lavait… Tout au même endroit comme des animaux, avec le bétail… Il n’y avait pas de toilettes, rien…

Antonio Marcos

Après nous avions su que la viande qu’on nous envoyait n’était pas adéquate aussi. C’est du bétail qui était mort après avoir mangé une herbe, et nous étions surpris parce qu’on nous envoyait un boeuf à manger…

Flavio

Des usages de la catégorie de « travail esclave » par les travailleurs ruraux

Comme cela a été dit plus haut, l’usage de la catégorie de « travail esclave » pour qualifier le travail rural non libre ne provient pas des travailleurs ruraux, mais de la CPT. Malgré une expérience traumatisante et vécue comme déshumanisante, les entretiens avec les travailleurs ruraux libérés montrent qu’ils ne qualifient leur expérience de « travail esclave » qu’après que la CPT leur ait fait prendre conscience qu’il s’agissait d’une situation de « travail esclave ».

Personne ne savait ce qu’était le travail esclave jusqu’à ce que la CPT fasse la réunion nous expliquant ce qu’était le travail esclave… Et c’est parce qu’elle nous l’a expliqué quand on est arrivés ici qu’on a commencé à penser que c’était du travail esclave, on n’avait pas de moyen de savoir… Avant on ne savait pas ce qu’était le travail esclave mais après qu’ils l’aient dit, des fois dans notre propre ville, on souffre de ça, on travaille pour un an ou un mois et au final on a droit à rien… Là-bas on ne recevait rien, on ne faisait que travailler… Avec un revolver, un fusil et tout… tout le temps…

Antonio Marcos

Bon dans mon cas je pense que j’étais esclave vraiment parce que déjà le gato nous a comme achetés avec l’argent qu’il a donné et nous sommes partis déjà avec une dette, la fausse promesse qu’il a faite et les droits que nous n’avons pas eu là-bas. Nous avons eu tous nos droits niés, nous n’avions pas de logement adéquat, la situation de travail qu’on avait c’est que pour des esclaves…

Flavio

De cette façon je suis un esclave, parce que là où les droits sont niés on n’est plus un être humain, on est un être humain mais brut, animal…

Franciano

Le fait que la catégorie n’ait pas émergé des travailleurs ruraux est à mon sens révélatrice de deux points : la difficulté à se saisir d’une catégorie historiquement assimilée à une posture de victime et négative pour s’autoqualifier ; et la normalisation des inégalités sociales au travail, liée à la constitution des travailleurs ruraux comme une population subalterne. Ce dernier point permet notamment de comprendre l’importance de la CPT comme médiateur entre les travailleurs ruraux et la société brésilienne.

La grande difficulté des travailleurs migrants est d’assumer la réalité. Je crois qu’on a honte de dire qu’on est allé faire un travail et qu’on a été esclave à cause du préjugé de sortir dans la rue et que les gens disent : « Regarde, voici l’esclave qui travaillait au Para ».

Lenilson

À partir de là, il est intéressant de remarquer comment les travailleurs ruraux s’approprient ensuite le discours de la CPT et la catégorie de « travail esclave » pour repenser plus largement leurs situations de travail passées, celles de proches, ou encore d’autres situations contemporaines pour les dénoncer grâce à cette expression.

C’était déjà arrivé à mon père, j’étais petit mais je me rappelle que ça lui est arrivé. C’est arrivé dans l’État du Maranhão et il est arrivé avec la même histoire… Le gato était venu, c’était un ami d’enfance… Arrivé sur place c’était la même chose.

Francisco Rodrigo

Là-bas, la coupe de la canne c’est la même chose, c’est le même rythme que le travail esclave, la différence c’est le contremaître qui menace. Il y a des gens qui disent que ce n’est pas du travail esclave, mais moi je dis que c’en est.

Francisco Rodrigo

Le travail esclave de la canne c’est que vous devez produire 4 tonnes par jour parce que pour qu’un être humain produise 4 tonnes par jour il faut mettre beaucoup de force… Ici les propriétaires terriens nous louent leurs terres, mais au final on travaille juste pour eux… et après j’ai commencé à penser, après que la CPT m’a ouvert les yeux j’ai regardé d’une façon, d’une autre et Dieu a commencé à m’aider à faire la part des choses. Et là, je me suis dit, c’est aussi du travail esclave, c’est pas le même travail esclave que ce qu’on faisait dans le Para mais c’est aussi du travail esclave parce qu’on produisait pour eux, on n’avait droit qu’à une petite chose.

Antonio Marcos

Avant je travaillais ici pour des fazendeiros comme un esclave, je faisais la culture pour les propriétaires, je divisais et je lui donnais la moitié… aujourd’hui non, je n’abandonne cette terre pour rien parce que ce que je produis ici c’est à moi, c’est à moi je suis sorti du travail esclave et c’est pour ça que je dis que « je suis libre »… Je ne regrette rien, je regrette juste de n’avoir pas appris les choses sur le travail esclave plus tôt.

Flavio

Aujourd’hui, je me considère libre du travail esclave parce que tout ce que nous produisons est à nous. Si nous produisons peu c’est à nous, si nous produisons beaucoup c’est à nous. Je ne vis plus avec la même obsession de courir le monde. Je me considère libre du travail esclave…

Franciano

Cette réinterprétation de leurs expériences passées, ou d’autres situations contemporaines comme celles de la coupe de canne à sucre, est permise du fait de la distinction qui s’établit entre l’esclavage passé et le « travail esclave » contemporain, notamment en assimilant la situation de « travail esclave » à la négation des droits.

Elle nous a donné des informations pour dire que le travail esclave contemporain aujourd’hui ce n’est plus l’esclavage d’avant où les personnes étaient attachées aux pieds avec des cordes, les personnes qui se trainaient et le gars les battant, c’est comme le téléphone, le travail esclave se modernise. Il se modernise et il devient toujours plus moderne pour déjouer les contrôles et ceux qui ne comprennent pas. On ne comprenait pas. Aujourd’hui on sait parce que la CPT nous a appris.

Lenilson

J’ai découvert que le travail esclave c’est la personne qui nous retire nos droits, les puissants. J’ai compris après que la CPT est venue faire une réunion. Aujourd’hui, je peux parler avec un collègue pour lui dire ce que c’est le travail esclave, ce que j’ai vécu, ce que j’ai vu.

Francisco Rodrigo

Après avoir connu ça on a une idée de ce qu’est le travail esclave, à la fin on sait où aller réclamer les droits du travailleur, sur ce point la CPT a beaucoup aidé parce qu’on ne connaissait rien de ces questions du travail, du paiement… on ne comprenait pas…

Antonio Marcos

L’assimilation de la catégorie « travail esclave » avec des situations de négation de droits fait ressortir un rapport au droit qui se traduit en termes d’ignorance et de sentiment de non légitimité à réclamer des droits dont les travailleurs ruraux sont pourtant formellement porteurs. Il s’agit d’un sentiment lié à la constitution sociohistorique des travailleurs ruraux comme une population subalterne (Martig 2014) et qui n’avait pas échappé à Geffray : « Ils ne sont peut-être pas convaincus d’avoir pour eux le vrai droit » (Geffray 1995 : 51).

En résumé, l’usage et la compréhension des catégories « esclave » et « travail esclave » par les travailleurs ruraux pour décrire leur expérience permet de révéler la normalisation des formes d’exploitation en milieu rural et le lien de cette normalisation avec l’absence de conscience des droits dont sont porteurs les travailleurs ruraux.

Spécificités du travail esclave comme forme de domination rurale au Brésil

Afin de mieux saisir les spécificités du « travail esclave » rural migrant, il est nécessaire de l’historiciser, ce qui permettra de comprendre ce qui le distingue d’autres formes traditionnelles de domination.

Parmi les anthropologues qui se sont intéressés aux liens entre la servitude et la domination figure Gérard Althabe, qui a fait de cette question un des fils conducteurs de ses nombreuses recherches dans différentes sociétés. Ses travaux[12] permettent notamment, comme le rappelle Louis Moreau de Bellaing, de penser le rapport entre domination et servitude à partir de la question de la soumission. Moreau de Bellaing rappelle ainsi comment, selon Althabe, c’est « l’excès de domination » qui « semble avoir transformé la vie sociale en servitude » – une servitude, dans le cas des communautés malgaches étudiées, considérée comme loin d’être volontaire au sens de La Boétie, mais, au contraire, comme « une servitude subie, parce que de toute évidence, il est impossible de faire autrement, sauf à se révolter » (Moreau de Bellaing 2005 : 161).

Penser la servitude au sens d’Althabe, en termes d’« excès de domination », me semble pertinent pour penser le cas du « travail esclave » rural migrant brésilien, notamment pour le distinguer des autres formes de domination et de leurs formes de régulation diverses. En effet, là où la domination est régulée symboliquement et à l’aide d’une économie morale à travers la domination personnelle et l’affiliation entre patrons et travailleurs – comme dans le cas des seringueiros de Geffray ou celui des moradores contemporains du Nordeste du Brésil –, le « travail esclave » rural migrant se caractérise par la dépersonnalisation des travailleurs et une coercition physique violente. Là où Geffray décrit une certaine marge de manoeuvre des collecteurs de noix, due au fait qu’ils sont migrants et qu’il faut entretenir un potentiel retour, c’est l’impossibilité d’aller et de venir qui s’impose dans le cas du « travail esclave ». Les différentes formes de régulation de la domination dans d’autres formes du milieu rural sont donc absentes dans le cas du « travail esclave », laissant littéralement libre cours à un « excès de la domination » au sens d’Althabe, et à une situation de servitude et d’enfermement dont la seule sortie possible réside dans la fuite (et le risque de mourir en s’enfuyant) ou la libération. Or, pour Althabe, la transformation de la vie sociale en servitude, rappelle Moreau de Bellaing, passe concrètement par :

La clôture de la vie sociale quotidienne, de telle sorte que, comme dans la féodalité européenne ou comme dans l’oppression des femmes, on ne peut en sortir sans casser le système qui la produit…

Moreau de Bellaing 2005 : 162

Cette clôture suppose différentes formes de soumission : une soumission imposée, par le biais des impôts et de la fiscalité notamment ; et une soumission subie, qui se manifeste par des attitudes d’humilité. Cette réflexion en termes de soumission nous permet de penser la servitude et l’asservissement en dehors des critères juridico-légaux définis pour qualifier le « travail esclave », et aussi d’élargir la réflexion au-delà de la dimension économique de l’asservissement travaillée par Geffray. Cela permet également de voir comment se construit socialement la domination en termes d’excès et de formes de soumission à la fois imposée et subie, comme le sont la fiction de la dette (insolvable) et les formes d’humiliation dans le cas du « travail esclave » rural migrant. Et ce, en approfondissant notamment la question du rapport au droit soulevée dans les discours des travailleurs ruraux.

Pour comprendre ce rapport au droit et ce qu’il nous révèle sur le « travail esclave », ainsi que les formes de domination en milieu rural, il faut se replacer dans un contexte social plus général lié aux modes de construction sociohistorique de la citoyenneté brésilienne.

Droits, domination et citoyenneté symbolique

Dans ses travaux, Geffray avait réalisé cet élargissement de la réflexion au contexte social brésilien dans son ensemble. En cherchant à comprendre comment « les collecteurs acceptent […] de soumettre leur travail, fort pénible, à un régime d’extorsion si intégral […] » (Geffray 1995 : 23-24), il a étendu sa réflexion sur le cas des seringueiros à ceux de travailleurs ruraux et a construit sa théorie du « modèle d’exploitation paternaliste ». Yann Guillaud explique comment « la collecte du caoutchouc sylvestre, où le maître prend la figure d’un père pour assoir sa domination, en est l’exemple typique » (Guillaud 2009 : 219). À partir de là, Geffray élargit sa réflexion aux ramasseurs de noix, au cas de populations indiennes exploitant le minerai d’or, puis, à la fin de l’ouvrage, à la politique au Brésil. Si son intuition est bonne, il semble que son modèle soit erroné à certains niveaux. Geffray part de l’Amazonie pour étendre ses réflexions et constituer un modèle visant tout le pays, alors qu’en fait l’origine des pratiques d’exploitation rencontrées en Amazonie se situe dans la construction sociohistorique du pays et de la citoyenneté au Brésil, comme le montrent des travaux classiques de la sociologie et de l’anthropologie rurale brésiliennes et brésiliannistes.

L’explication de Geffray en termes « d’exploitation paternaliste » pêche en effet à mon sens à deux niveaux : elle fait l’impasse sur des travaux classiques portant justement sur la question des rapports de domination autour des relations de travail (Franco 1969 ; Queiroz 1973 ; Palmeira 1977 ; Prado Junior 1979 ; De Souza Martins 1981 ; etc.) ; et, deuxièmement, elle part en conséquence de la projection par l’auteur d’une catégorie européenne pour décrire un phénomène déjà décrit et qualifié dans la sociologie et l’anthropologie rurales brésiliennes, notamment à travers la « domination personnelle » (Franco). Cela empêche Geffray de voir la coexistence historique de relations de travail sous la forme de la domination personnelle et de l’esclavage formel. L’auteur situe plus sa pensée dans l’idée d’un héritage de pratiques esclavagistes (Geffray 1995 : 122). Une considération qui a néanmoins l’avantage d’orienter la réflexion sur les liens entre esclavage/travail libre/travail non libre dans les sociétés capitalistes libérales.

Ainsi, l’auteur aurait pu faire des rapprochements avec d’autres travaux centraux de l’anthropologie et de la sociologie rurale brésiliennes un peu plus anciens, voire contemporains de ses recherches (Garcia 1993 ; Sygaud 1996). Il aurait vu que, contrairement à son affirmation, la littérature académique, brésilienne comme brésilianniste, dépasse le simple constat de l’exploitation et introduit des éléments qui manquent à l’auteur pour renforcer sa démonstration : la dimension morale de l’exploitation personnelle (Franco, Palmeira, Sygaud) ; la constitution sociohistorique de la population des travailleurs ruraux comme une population subalterne (Franco, Queiroz, Prado Junior, De Souza Martins) ; les liens avec la genèse de la citoyenneté au Brésil (Sales 1994) ; puis, postérieurement aux écrits de Geffray, le sentiment d’infériorité chez les pauvres au Brésil (Souza 2006), parmi lesquels les travailleurs ruraux (Martig 2014).

Décrivant la genèse de la construction de la citoyenneté brésilienne, Teresa Sales (1994) utilise le concept de « citoyenneté concédée » pour évoquer la dépendance des hommes libres et pauvres face aux faveurs et aux « dons » des seigneurs des terres à l’époque de l’esclavage. Selon elle, il s’agit de l’expression première de la citoyenneté brésilienne, dont l’influence se fait encore sentir dans les relations sociales contemporaines. Derrière le mécanisme de domination sociale impliquant des sentiments de loyauté et de fidélité à travers la domination personnelle, ce sont aussi l’exercice de la citoyenneté et celui de l’accès (in)direct aux droits qui sont en jeu. Les premiers droits civils nécessaires à la liberté individuelle – d’allée et venue, de justice, de droit à la propriété, de droit au travail – étaient des droits auxquels les travailleurs ruraux avaient accès en tant que dons du seigneur (ibid. : 30). Paradoxalement, la « citoyenneté concédée » est donc liée à la non citoyenneté de l’homme libre et pauvre qui dépend des faveurs du seigneur territorial pour accéder aux droits élémentaires de la citoyenneté civile (ibid. : 26). Les réflexions de Sales sont d’un grand apport pour comprendre que la pauvreté au Brésil, comme celle du travailleur rural, n’est pas un état simplement lié à la condition économique, mais aussi à une condition de soumission politique et sociale. Cela rejoint l’idée défendue par Céli Pinto (2008 : 56), selon laquelle les citoyens brésiliens se perçoivent comme inégaux, ce qui n’est pas sans faire écho au rapport au droit évoqué par les travailleurs ruraux dans leurs discours.

Les travailleurs ruraux, à l’instar des pauvres au Brésil, peuvent ainsi se percevoir comme inférieurs et illégitimes à réclamer des droits, ce qui va générer une certaine résignation face aux formes d’exploitation auxquelles ils peuvent être assujettis. À partir d’une approche historiographique, Jessé Souza (2006) utilise l’expression de « sous-citoyenneté » pour décrire le sentiment d’infériorité présent d’une manière générale chez les pauvres au Brésil. Il la considère comme un habitus de citoyenneté de seconde zone, ce que j’ai qualifié par ailleurs de « vulnérabilité en termes d’estime de soi » ; elle résulte du pouvoir subalternant[13] des relations de domination en milieu rural.

Servitude, travail non libre et capitalisme

La pérennisation de multiples formes de travail non libre et de servitude pour dettes, au Brésil comme ailleurs, questionne la nature des sociétés capitalistes libérales en ce qu’elle met en lumière la coexistence de formes de travail libres et non libres, remettant ainsi en cause le mythe des sociétés libérales capitalistes comme haut lieu du travail libre.

À ce sujet, Tom Brass, suivi en cela de Yann Moulier-Boutang (2005 : 1078), a montré de différentes manières comment le travail non libre est compatible avec le capitalisme :

Le travail non libre n’est pas seulement compatible avec des forces de production relativement avancées mais il remplit aussi le même rôle que la technologie dans le processus de lutte des classes : le capital les utilise tous les deux pour rendre moins cher, pour discipliner, ou pour remplacer du travail libre salarié.

Brass 1986 : 51[14]

Développant sa réflexion à partir des cas du Pérou et de l’Inde, Tom Brass constate que :

C’est précisément quand les travailleurs ruraux commencent à exercer leur liberté de mouvement ou à négocier l’accès à des bénéfices comme de plus hauts salaires, de meilleures conditions de travail, des temps de travail plus courts, etc., dans le processus de constitution d’un marché libre du travail que le capital cherche à renverser le rapport de force en sa faveur en restreignant, une fois encore, la mobilité sociale des travailleurs.

Brass 1986 : 51[15]

Brass (1986 : 56), comme Moulier-Boutang (2005) par la suite, affirme que l’existence de bonded labour pour des sans terres ne suggère pas tant une survivance « précapitaliste » ou quelque chose de plus récent qu’une forme introduite et entretenue par le capitalisme.

Il est intéressant de voir comment ces observations s’appliquent au Brésil, où paradoxalement, c’est au moment de l’introduction des droits sociaux à la campagne que les patrons ont rompu avec leurs fonctions redistributrices et que se sont développées des relations de travail plus dépersonnalisées (Sygaud 1996), sans que, pour autant, ne disparaissent des pratiques de surexploitation, de plus-value, ou des pratiques courantes d’appropriation, par exemple, d’une portion de la quantité de canne à sucre : une partie seulement va être payée, l’autre « disparaîtra » en faveur du patron. Comme l’a montré José de Souza Martins (1994), l’apparition du « travail esclave » sur le front amazonien est liée à l’introduction des droits sociaux à la campagne pendant une période de mobilisation croissante dans les campagnes qui a eu pour conséquence l’accélération du coup d’État militaire. Cela illustre « un changement dans le modèle d’emploi » qui s’inscrit, selon Brass (1986 : 60), dans une restructuration du capitalisme au sein duquel les formes les plus coûteuses de travail libre ont été remplacées par des formes moins coûteuses, c’est-à-dire recevant des paiements moins chers, sans droits à des cotisations sociales salariales.

Cette réflexion sur la coexistence des formes de travail non libres et du salariat libre dans le capitalisme fait émerger deux éléments importants pour comprendre les enjeux socioanthropologiques du « travail esclave » brésilien, et plus largement les débats autour de « l’esclavage moderne » : l’inscription de ces pratiques dans l’économie capitaliste globalisée, et le mythe de la pensée libérale qui associe les sociétés modernes et capitalistes à la liberté et l’esclavage aux sociétés précapitalistes. En effet, pour l’anthropologue Julia O’Connel Davidson :

La pensée libérale [est] basée sur le postulat que les sociétés modernes trouvent leurs dans un contrat social qui garantit au peuple une liberté politique et économique […] ce qui permet de situer les arrangements politiques et économiques dans les démocraties capitalistes, et de renvoyer formellement l’esclavage dans le monde traditionnel et pré/non capitaliste, construisant ainsi une opposition claire entre esclavage et liberté.

O’Connel Davidson 2010 : 245[16]

La performativité de ce mythe se voit renforcée par la condamnation et l’abolition globale du statut officiel d’esclave, et elle rend d’autant plus difficile de penser aujourd’hui, c’est-à-dire en contexte global post-abolitionniste, au-delà des termes de « trafic » et de « victimes » dénoncés par les discours gouvernementaux ou d’institutions internationales principalement focalisées sur l’exploitation sexuelle (O’Connel Davidson 2010 ; Bunting et Quirk 2014). Pourtant, les situations dites « d’esclavage » et celles dites « de servitude » relèvent de formes d’injustices inhérentes aux limites des formes de démocratie et au fonctionnement des capitalismes au sein d’une économie globalisée.

Conclusion

Comme j’ai essayé de le montrer, le « travail esclave » rural migrant constitue une forme de servitude spécifique par rapports aux autres formes de domination du milieu rural brésilien qui se caractérise, comme l’a indiqué Geffray, par un mode d’exploitation d’un groupe par un autre, et par un excès de domination. L’exploitation des travailleurs ruraux est facilitée par leur vulnérabilité économique et en termes d’estime de soi. Mais c’est l’« excès de domination » au sens d’Althabe qui permet véritablement de parler de servitude et de soumission. Cet excès se caractérise par l’absence des modes de régulation symbolique et physique présents dans d’autres formes de domination. Ce à quoi s’ajoutent des pratiques d’humiliation et de dépersonnalisation des travailleurs ruraux. Or, comme nous l’avons montré ici et déjà abordé dans d’autres travaux, ces populations ont été sociohistoriquement constituées comme des populations subalternes et perçues comme des alter inégaux inférieurs à d’autres citoyens, en l’occurrence aux propriétaires terriens les exploitant. Ainsi, le « travail esclave » rural migrant au Brésil peut se comprendre à partir de l’étude des manières dont les travailleurs ruraux sont perçus et se perçoivent comme des citoyens inférieurs, c’est-à-dire à partir de l’étude des frontières symboliques entre des citoyens supposés être égaux, ce qu’Avishai Margalit a appelé la « citoyenneté symbolique » (Margalit 2007 : 153), en plus de la précarité économique.

La société brésilienne tolère l’ampleur des inégalités sociales touchant les travailleurs ruraux, inégalités parmi lesquelles se situe le « travail esclave ». Ce dernier s’explique par le processus sociohistorique de constitution de la citoyenneté et du sentiment d’inégalité entre les citoyens brésiliens. La métaphore de l’esclavage dans l’expression « travail esclave » prend alors tout son sens. En effet, il s’agit d’un usage politique du passé (Gomes 2008 : 33), au potentiel explicatif et mobilisateur visant à redéfinir les frontières morales du tolérable et de l’intolérable dans l’exploitation au travail dans la société brésilienne ; dans les cas dénoncés, il signifie le dépassement du tolérable (Martig 2015).

La rhétorique du « travail esclave », quand elle associe les travailleurs ruraux à des victimes, représente un risque réel de renforcement du statut subalterne des travailleurs ruraux dans la société brésilienne en ce qu’elle nie leur agencéité. Cependant, il semble que le rôle de médiateur joué par la CPT auprès d’une population subalterne permet ici d’observer un processus de réappropriation et de re-subjectivation dans le sens où les travailleurs ruraux se réaffirment comme des sujets de droit légitimes et dénoncent la négation de leurs droits en situation de travail ; et ce, au sujet de situations d’excès de domination, mais aussi plus largement quant à d’autres situations passées ou contemporaines, comme l’ont montré leur discours.

Si les discours et plans de lutte des gouvernements et des institutions internationales ont tendance à assimiler « l’esclavage moderne » avec des situations de migration et d’exploitation sexuelle, les chiffres de l’Organisation internationale du travail montrent que la majorité des personnes en situation « d’esclavage moderne » le sont dans leur propre pays. Un certain nombre de travaux existent en économie politique ou en sociologie du développement, qui montrent les impacts de l’économie capitaliste globalisée au sein des pays où le plus de cas d’esclavage moderne sont recensés. Cependant, encore très peu de travaux analysent l’importance de la perception symbolique ou la construction de certains citoyens comme des populations subalternes dans la normalisation de leur exploitation sous des formes qualifiées d’esclavage moderne. Au regard du cas du « travail esclave » brésilien, il me semble que l’anthropologie a cependant un rôle important et complémentaire aux approches sociologiques et d’économie politique à jouer pour que l’on puisse saisir la complexité des différentes dimensions (sociale, symbolique, économique) et échelles (nationale comme internationale) des formes contemporaines d’exploitation qualifiées d’esclavage.