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En épigraphe à la préface de cette excellente étude des conflits profondément enracinés entre autochtones et allochtones en Afrique, Amérique, Asie, Australie, Europe et Nouvelle Zélande on lit cette citation d’Umberto Eco : « World visions can conceive of everything, except alternative world visions » (Eco 1984 : s. p.). D’emblée nous sommes confrontés au thème central de Figured Worlds : comment transcender notre propre horizon épistémologique et accéder véritablement à des mondes autres, en l’occurrence ceux des autochtones à l’étude desquels l’anthropologie est vouée depuis sa naissance.

Conçu en 1996 dans le contexte d’une conférence intitulée « Obstacles ontologiques aux relations interculturelles », tenue à l’Université Laval la même année, le présent volume porte comme titre Figured Worlds. Par cette expression empruntée à Holland et al. (1984), on entend « les cosmologies ou conceptions ontologiques qui constituent le fondement ultime de la culture, et la friction par laquelle, dans un monde pluraliste, le conflit est généré » (p. 3, ma traduction). Cet emprunt s’inscrit aussi dans le projet annoncé par Holland et al. d’instaurer l’anthropologie ontologique comme nouvelle sous-discipline en anthropologie. L’introduction rédigée par Clammer, Poirier et Schwimmer porte d’ailleurs comme titre « La pertinence des ontologies en anthropologie – réflexions sur un nouveau champ anthro-pologique ».

Sept des neuf chapitres de ce 25e volume publié dans la série Anthropological Horizons des Presses de l’Université de Toronto sont des textes originaux. Deux étaient déjà parus, celui de Tim Ingold publié en l’an 2000 en anglais et celui de Sylvie Vincent en français en 2002. Le mérite de ces neuf études, qui reposent toutes sur de fines analyses ethnographiques d’une qualité exceptionnelle, est double. Elles rendent possibles des comparaisons fort intéressantes entre populations géographiquement éloignées dont les ontologies sont remarquablement proches. Ces études permettent aussi une compréhension en profondeur de conflits difficiles dans lesquels des populations minoritaires se trouvent plongées malgré elles. Chaque auteur met d’ailleurs en valeur l’originalité et la vigueur des stratégies empruntées par les autochtones afin de faire valoir leur ontologie, leur identité et leur volonté de sur-vivre.

Le volume est divisé en quatre parties. Dans la première partie intitulée The Reconstruction of Figured Worlds, Ingold se met à l’école des Ojibwa et de Hallowell afin de penser un monde dans lequel les « personnes » échappent aux catégories philosophiques occidentales. Tirant profit de sa longue expérience en Australie, Poirier fait comprendre à quel point l’ontologie aborigène diffère des ontologies occidentales. Ce faisant, elle puise chez de Certeau la distinction entre « carte » et « itinéraire » afin d’analyser admirablement une peinture exécutée par un ancien de la section Tjupurrula. Clammer démontre comment l’animisme au Japon, loin de constituer le premier chaînon dans l’évolution des religions comme on l’a pensé en Occident, est une réalité sui generis qui entretient des relations de dépendance mutuelle avec le confucianisme et le bouddhisme. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Beyond Positional Identities, Parkin et Vincent analysent des situations conflictuelles à Zanzibar et au Québec. Les identités narratives des minorités autochtones en cause sont tellement inintelligibles à la majorité qu’elles n’ont pas de place dans la structure socio-interactionnelle des sociétés en question. Les historiographies des uns et des autres fondent alors des récits contradictoires qui font autorité dans chacun des groupes et par là établissent des identités politiques fortes en opposition les unes avec les autres.

Dans la troisième partie, intitulée Non-negotiated Ontologies : Authoring Selves, nous sommes confrontés au sort de populations que les autorités coloniales blâment pour des problèmes de pauvreté et de santé dont les racines sont sociologiques et politiques. Il s’agit de peuples pour qui le compromis avec les allochtones s’est révélé impossible. Samson et Tanner décrivent merveilleusement bien les rituels de guérison créés par les Innus et les Cris, ainsi que les contextes dans lesquels ils sont mis en oeuvre en marge des institutions coloniales. Dans la quatrième et dernière partie, Negotiating Ontologies, Making Worlds, Melkevik et Schwimmer traitent respectivement des Samis de la Norvège et des Mâoris de la Nouvelle-Zélande, pour qui la médiation et le compromis avec les allochtones ont porté fruit. Dans ces pays, c’est grâce au codéveloppement de nouvelles structures sociales que naît un pluralisme légal qui permet à des ontologies alternatives de se manifester et de se consolider avec un minimum de conflits.

C’est en comparant ces mondes que les rédacteurs reconnaissent chez tous des formes d’animisme entendu comme divinisation de la nature ou vitalité cosmique générative. Clammer, par exemple, note que l’animisme a des implications politiques importantes parce qu’il postule des relations entre humains et avec l’environnement qui s’opposent à l’organisation bureaucratique centralisée privilégiée par les États capitalistes. Dans la même veine, Tanner fait voir dans des mouvements de guérison algonquins la mise en oeuvre d’une perspective animiste qui, au-delà des impératifs économiques, postule entre les êtres des relations de réciprocité dont le respect est une condition essentielle de la santé individuelle et communautaire.

Certains aspects de cette oeuvre sont discutables. Des critiques maintiendront qu’elle cherche en vain à réhabiliter l’animisme comme fondement d’un sain équilibre entre populations humaines et environnements ; qu’elle ne contribuera pas à la création de l’anthropologie ontologique comme nouvelle sous-discipline en anthropologie ; que ce projet est vain et que la notion même de figured world ne fera pas long feu, qu’elle cédera inévitablement la place à la notion de culture. L’essentiel n’est pas là. Quelle que soit l’issue des débats autour de ces questions, Figured Worlds sera pour longtemps un point de référence obligé et une source d’inspiration importante pour quiconque s’intéresse sérieusement aux dynamiques profondes qui sous-tendent les relations trop souvent conflictuelles entre autochtones et allochtones au sein des États-Nations.