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Abordant les mondes contemporains sous l’angle de l’espace pratiqué, Marc Augé (1992 et 1994) nous a donné la précieuse distinction entre lieu et non-lieu. Le lieu est cet espace, habité et symbolisé, dans lequel s’inscrivent, se lisent et se reconnaissent des identités, des liens et une histoire, alors que le non-lieu est inversement cet endroit – de transit ou de passage qu’on occupe anonymement sans l’habiter – où on éprouve le sentiment de n’être chez personne. Si à la multiplication des non-lieux qui caractérisent les mondes contemporains correspond bien symétriquement la dissolution des lieux auxquels se sont classiquement intéressés les ethnologues, Augé nous prévient cependant que les anciens lieux ne disparaissent jamais que pour mieux se recomposer ailleurs, dans des espaces qui, n’étant plus localisés, obligent justement à repenser la spatialité et contraignent les enquêteurs à se déplacer eux-mêmes pour suivre leurs objets (Marcus 1995).

Alors que se multiplient les technologies permettant la présence à distance, on peut s’interroger sur la spatialité des lieux et sur les limites à l’intérieur desquelles ceux-ci peuvent prendre forme et s’expérimenter hors d’un cadre spatial. C’est à une démarche de cet ordre que m’a conduite la recherche menée dans le cadre de ma thèse[2] et qui a consisté en une ethnographie des pratiques de sociabilité en ligne auxquelles se livrent certains internautes qui développent et entretiennent des liens par le biais des espaces d’échange en temps réel d’Internet. L’enquête, entreprise en octobre 2002, a consisté en une démarche d’observation participante menée dans un canal de bavardage d’Internet Relay Chat[3] (IRC) et que j’ai menée autant en ligne, dans l’espace de bavardage, que hors ligne, à l’occasion de divers rassemblements réunissant des internautes qui fréquentent cet espace (sorties au restaurant, à la discothèque, cabane à sucre, week-end au bord du Saint-Laurent, etc.) et ayant eu lieu dans différentes régions de la province (le plus souvent Québec, Montréal et Baie-Comeau). L’enquête m’a par ailleurs amenée à multiplier les rencontres hors ligne avec plusieurs des internautes, que j’ai rencontrés dans le cadre d’entrevues de recherche (menées sous le mode classique du face-à-face avec un magnétophone). En outre, le travail de terrain s’est étendu sur une période de deux ans, soit jusqu’à l’automne 2004 et repose concrètement sur un total d’environ mille heures d’observation en ligne et sur une cinquantaine d’heures d’entrevues de recherche. Contrairement à ce que suggèrent certains auteurs (Hine 2000 ; Mann et Stewart 2000 ; Nocera 2002), il m’a semblé essentiel, en dépit des coûts et de l’investissement de temps nécessaire, de doubler le travail en ligne d’un travail d’enquête hors ligne, cela dans un triple objectif : d’abord pour circonscrire les pratiques de socialisation des internautes comme eux-mêmes en font l’expérience, alors qu’ils ne s’en tiennent que très rarement aux échanges en ligne et font couramment (chaque fois qu’ils le peuvent) l’expérience des rencontres « hors ligne » avec leurs interlocuteurs ; ensuite pour être en mesure de comprendre comment les pratiques et expériences de sociabilité en ligne s’inscrivent dans le contexte des existences et du quotidien hors ligne de chacun ; et, enfin, parce qu’une telle entreprise est sans doute la façon la plus sûre d’échapper aux pièges consistant à réifier un univers « virtuel » envisagé comme radicalement distinct de ce qu’il serait maintenant convenu d’appeler le « réel » (voir, entre autres auteurs ayant souligné cet écueil, Wellman et Gullia 1999 ; Mitra et Schwartz 2001 ; Castells 2001).

En regard du cadre urbain, on a jadis renoncé à l’exercice consistant à circonscrire ce qu’aurait été l’irréductible spécificité de la Ville, dès lors qu’on a remis en question le postulat suivant lequel la ville aurait été un espace social particulier dans lequel aurait pris forme une culture spécifique, passant conséquemment d’une ethnologie « de la ville » à, plus modestement, une ethnologie « dans la ville » (La Pradelle 1997). En regard de l’espace électronique et à la lumière des analyses qui ont tenté de circonscrire la singularité des expériences pour souligner leurs inscriptions dans des contextes locaux (voir Miller et Slater 2000), il y a tout lieu de croire qu’il serait grand temps de renoncer, d’une manière semblable, à l’étude « de l’espace électronique » – laquelle, postulant implicitement une homogénéité des contextes et des expériences, repose sur l’idée de la toute-puissance du déterminisme technique. En outre, ma démarche consiste beaucoup plus modestement à faire une ethnographie « dans l’espace électronique », laquelle, abordant le cas singulier d’un unique espace de bavardage, ne prétend en rien dépeindre une réalité qui serait « représentative » de ce qui se joue dans d’autres espaces du même genre. Elle vise plutôt, en s’attachant à la singularité de cet espace particulier, à rendre intelligibles quelques-unes des modalités par lesquelles on pratique l’espace électronique. En outre, ma démarche ethnographique repose sur un aller-retour entre une interprétation dans l’émique et une interprétation sur l’émique (voir Olivier de Sardan 1998), une perspective qui engage nécessairement un dialogue ouvert et constant avec les participants, lesquels ne sont pas abordés comme les « objets » d’une analyse savante, mais bien d’abord comme les « sujets » de leur propre existence, s’affairant eux aussi à interpréter leurs pratiques et leurs univers et à leur donner sens[4].

Fréquentation du lieu

Le canal #amitie25+qc[5] réunit sur une base régulière, depuis sa création en 1996, un groupe d’habitués (environ une soixantaine) qui fréquentent l’endroit depuis plus ou moins longtemps (plus de 7 ans pour les plus anciens, quelques mois seulement pour d’autres) et forment un ensemble social relativement hétérogène, composé d’une majorité d’adultes québécois, se trouvant pour la plupart entre le début de la vingtaine et la fin de la cinquantaine et présentant une vaste gamme de profils socio-économiques. Ainsi se rencontrent et se côtoient, dans cet espace, des internautes vivant en ville autant qu’en région, des ingénieurs, des ouvriers d’usine, des enseignants, des chômeurs, des agents de bureau, des mères de famille et même un pêcheur, un producteur laitier et un anthropologue à la retraite. Chez la majorité d’entre eux, la pratique du bavardage électronique coïncide avec une quête de l’autre, un désir de liens (qu’on espère toujours pouvoir poursuivre hors ligne) et qui vise évidemment à combler une absence, que ce soit celle du conjoint ou du partenaire sexuel, que cherchent en ligne nombre de célibataires, ou celle qui résulte plus simplement d’une solitude de facto à laquelle on souhaite bien légitimement échapper. En effet, contrairement à ce qu’ont proposé plusieurs essayistes (voir Akoun 1998 ; Jauréguiberry 2000) qui ont cru que les adeptes du bavardage étaient pour l’essentiel des êtres névrosés cherchant à fuir un réel insatisfaisant pour vivre en ligne sur le couvert d’identités fantasmées, mon expérience de terrain m’a plutôt amenée à rencontrer des individus pour lesquels le bavardage électronique est une issue à une solitude bien réelle. Elle n’a rigoureusement rien à voir avec ce que serait leur profil psychologique, confirmant bien ce que plusieurs enquêtes quantitatives avaient déjà permis de montrer : c’est l’isolement qui conduit à la sociabilité en ligne (Amichai-Hamburger et Ben-Artzi 2003) et non pas, à l’inverse et comme d’autres l’ont d’abord cru (Kraut et al. 1998 ; Moody 2001), la pratique des échanges en ligne qui conduirait à un repli hors du monde « réel ». En effet, il s’agit de mères monoparentales qui souffrent de la solitude, car elles demeurent seules à la maison (où elles sont retenues autant par leurs responsabilités familiales que par leur précarité économique) quand les enfants sont couchés et pour lesquelles l’espace domestique semble parfois devenir une véritable prison[6] ; de nomades professionnels qui passent l’essentiel de leur temps loin des leurs entre deux hôtels ; de travailleurs contraints à l’isolement comme c’est le cas de ce technicien affecté à une centrale hydroélectrique de la baie James qui affirme qu’« avoir un ordi branché quand je suis en haut [dans le Nord], ça a vraiment changé ma vie » ; de célibataires vivant seuls et se trouvant reclus à domicile par la pauvreté ou la maladie (l’une n’excluant pas l’autre) ; ou de nombreux jeunes professionnels que le travail contraint à un exil temporaire pour des contrats de quelques mois dans des villes qu’ils n’ont pas choisies, où ils n’ont pas l’intention de demeurer et dans lesquelles ils ne voient donc pas l’intérêt de développer des liens. Tous ont en commun une solitude qui, en dernière analyse, se lie couramment à une certaine expérience de l’espace.

Sur la base des conditions d’existence des uns et des autres, on comprend aussi comment et pourquoi le canal de bavardage peut devenir un espace de sociabilité de premier choix, de même qu’on comprend également les conditions dans lesquelles prennent sens les modalités par lesquelles on occupe cet espace électronique. En effet, pour les habitués du canal de bavardage qui en ont fait leur lieu, la sociabilité en ligne ne consiste pas tant à entrer en contact avec d’autres avec lesquels échanger des informations ou débattre des idées ; elle consiste plutôt à participer d’un espace dans lequel on peut se reconnaître, être reconnu des autres et, surtout, où on peut « être ensemble », c’est-à-dire non pas seulement entrer en relation avec d’autres, mais vivre le lien en partageant un temps commun avec les autres. En somme, pour comprendre ce qu’on fait dans l’espace de bavardage, il faut d’abord s’attacher à ce qu’est le contexte hors ligne dans lequel s’inscrit la pratique de bavardage. À partir de l’isolement qu’est celui des longues semaines dans le Grand Nord, de l’ennui d’une chambre d’hôtel identique à toutes les autres ou de la lassitude de l’éternel tête-à-tête avec le téléviseur, la compagnie que procure la présence familière des autres habitués du canal de bavardage avec lesquels on passe la soirée (comme d’autres vont quotidiennement au bistro) trouve tout son sens.

Au fil des ans, le partage d’un même espace électronique a donné lieu à la constitution d’un ensemble commun de références partagées, qui permet aux habitués du lieu de se retrouver et de se reconnaître entre eux. Plus spécialement, ils se livrent à une communication idiomatique[7] qui leur permet de manifester clairement à tous (plus spécialement à l’intention des nouveaux venus ou des étrangers qui s’aventurent dans leur espace) les frontières qui sont celles de l’inclusion et de l’exclusion et qui permettent de distinguer ceux « qui en sont » de ceux « qui n’en sont pas ». Certains demeurent en ligne, branchés au canal, plus de 10 heures par jour presque tous les jours, alors que d’autres y passent quotidiennement pour des périodes moins longues, s’y font plus rares par moment, plus présents à d’autres périodes, la fréquentation de l’espace de bavardage (comme peut-être ailleurs celle du bistro) présentant, à long terme et pour une forte proportion d’internautes, un caractère épisodique[8]. Comme en d’autres lieux, les plus assidus savent à quel moment ils pourront y retrouver les leurs. On sait lequel de ses interlocuteurs est hors connexion pour la semaine parce qu’il est parti en vacances, lequel n’est en ligne qu’après 20 h (quand les enfants sont couchés), lesquels y sont plutôt entre 12 h et 13 h, etc. De même, la manière d’occuper l’espace et d’échanger avec les autres varie suivant les moments de la journée, de la semaine ou les saisons. Comme les internautes sont toujours bien ancrés dans le réel d’un univers qu’ils partagent également hors ligne (et qui est pour l’essentiel celui du territoire, spatial et culturel, du Québec), la vie du canal est fortement marquée par le rythme des fêtes, du climat et de l’actualité : le canal est désert les premiers jours de beau temps au mois d’avril, particulièrement animé les dimanches pluvieux et les jours de tempête hivernale, anormalement vide certains soirs de grande écoute télévisuelle, etc.

« Arrête de me “pitcher” des peanuts, il y en a plein mon clavier »

S’affairant à « être ensemble » (en temps réel) dans un lieu aspatial, les internautes déploient différentes stratégies qui leur permettent de donner corps à l’espace pour être avec les autres. Contrairement à ce qui se passe dans un contexte d’interaction en face-à-face, pour être avec les autres en ligne, les internautes doivent en effet occuper l’espace en permanence, ce qui implique d’interagir en continu, même quand on n’a plus rien à se dire et que, concrètement au plan du contenu, on ne se dit effectivement rien du tout. Plusieurs analystes ont déjà eu l’occasion d’observer cette hantise du silence dans les espaces d’échanges en temps réel. Interprétant les interactions à la lumière des analyses goffmaniennes de l’interaction, plusieurs (notamment Halbert 1999 ; Tremblay 2002 ; Draelants 2004) y ont vu un processus du même ordre que celui qui permet de nourrir l’échange dans une inter-action in situ, dans le cadre de laquelle, pour éviter une rupture de l’interaction, on tente aussi d’éviter le silence. Bien sûr, en ligne comme in situ, tant qu’on se trouve engagé dans une interaction et qu’on désire la maintenir, on s’affaire à alimenter l’échange en permanence. Cela dit, pour mieux comprendre ce qui se joue en ligne, il faut peut-être dépasser ce cadre d’analyse pour distinguer « interaction » et « être ensemble ». Les travaux de Goffman sont des plus efficaces quand il s’agit de rendre compte de ce qui se joue lorsque deux individus interagissent verbalement, pendant une période d’une durée relativement courte, mais ils sont moins utiles quand vient le temps de rendre compte de la manière dont on va « être ensemble », pendant plusieurs heures, sans être nécessairement engagés dans un échange verbal ininterrompu, comme cela peut être le cas, par exemple, de ceux qui vont – ensemble –passer un après-midi à la plage ou une soirée au bistro.

Si Goffman ne s’est que peu intéressé à ce qui se passe quand on se contente d’être ensemble, entre deux moments d’interaction, c’est peut-être parce que, dans un cadre spatialisé, il y a somme toute très peu à observer et à décrire, sinon que les gens sont ensemble, dans le partage d’une expérience commune, susceptibles à tout moment de reprendre l’interaction. Il en va autrement quand on occupe ensemble un lieu qui se trouve dans un non-espace. Comme hors ligne, celui qui se tait provoque la rupture de l’interaction, mais à la différence de ce qui se passe hors ligne, celui qui se tait dans l’espace de bavardage cesse en plus d’être avec les autres. Ainsi, celui qui « est avec les autres » ne se contente pas d’observer son écran pour suivre ce qui se passe et, par exemple, rire seul chez lui quand il est amusé par ce qu’il voit à l’écran ; il va rire chez lui et aussi rire en ligne (en y allant d’un « mdr » [pour mort de rire], d’un « lol » [laughing out loud] ou d’un smiley souriant), pour rappeler aux autres qu’il est toujours là avec eux, mais peut-être d’abord et surtout pour se donner à lui-même les moyens d’éprouver le fait d’être avec les autres ou, plus simplement, d’occuper le lieu. La figuration textuelle d’action du corps (du rire par exemple) est une façon d’occuper l’espace qui se substitue très fréquemment au langage verbal et qui – cet aspect est certainement beaucoup moins connu – dépasse aussi de loin la simple figuration d’expressions du visage :

Session Start: Tue Mar 11 17:16:20 2003[9]
* Kand offre une bonne “Bleu Dry” [marque de bière] Bien froide a elodie !!!!!!
<elodie> merci Kand, c [c’est] biento l’heure de l’apero :)
<Teddy> Kand Eille [hey] chose , le cheapos [« cheap », radin], j‘en veux une mddrrrrr [mort de rire]
<Kand> elodie chin chin [on trinque] eheheheh
<elodie> Teddy tututut…
<Kand> Teddy :P [grimace]
* Teddy pogne une fesse a elodie kin [tiens !]
<Thalie30> Teddy qui se plain encore ….. pov ti [pauvre petit]
<Tedy> Thalie30 boui, vient me consoler loll [mort de rire]
<elodie> Thalie30 on peut meme pas prendre une biere en egoistes, sinon Teddy boude :-( [mécontent]
<Kand> elodie ahahahahaha
* elodie passe sa bleue [bière] à Teddy pour qui [qu’il] prenne une petite shut [gorgée] …
* Teddy tire des peanuts en ecailles a elodie
<Thalie30> Teddy oui je vais aller te consoler lol [mort de rire]
<elodie> Heille !
* Teddy donne une cerise a elodie pour la remercier :PPPPP [grimaces]
* elodie bouffe la cerise, mais redonne la petite queue à Teddy
<Thalie30> mouahahha [rire gras] elodie

Hors de l’univers des internautes qui bavardent et de la dynamique du groupe dans lequel se reconnaissent les protagonistes, ces interactions peuvent certainement sembler aussi vaines que stériles. Mais pour les participants engagés dans l’action, ces échanges, qui n’ont rien d’arbitraire, sont pleinement signifiants. Derrière ce qui ressemble à un jeu, Kand est une fois de plus en train de tenter un rapprochement avec elodie (c’est à elle et pas à une autre qu’il offre virtuellement une bière), en traitant Kand de « cheap » à la blague, Teddy semble subtilement en train de dire à Kand qu’il en a assez de le voir essayer de draguer les filles (particulièrement elodie), alors qu’elodie, en donnant virtuellement « une petite shut » de sa bière à Teddy, semble bien manifester qu’elle ne désire pas s’enfermer seule à seule dans une interaction avec Kand, etc. L’action n’est que figurée, mais elle n’en est pas moins porteuse et productrice de sens dans l’interaction et l’organisation des rapports. Bref, ce ne sont pas là que des jeux de langage arbitraires, mais véritablement du social dans lequel les internautes sont fortement engagés et cela même si nul ne saurait évidemment finir par confondre la bière qu’on lui offre « virtuellement » avec celle qui peut concrètement le désaltérer, voire rendre les touches de son clavier collantes s’il a le malheur de la renverser.

« Allume ta télé : la guerre est commencée »

Comme autrefois on aurait pu inviter les voisins à la maison pour regarder avec eux le match de hockey ou le résultat des élections, les internautes partagent ensemble, en ligne cette fois, les moments importants de leur histoire, voire de l’Histoire, laquelle se joue bien souvent, en même temps, au petit écran. Un oeil sur la télé, l’autre sur l’écran de l’ordinateur, on est bien seul chez soi face à ses écrans, mais on est bien aussi avec les autres en ligne à partager l’instant présent. L’histoire qu’on vit ainsi ensemble, c’est bien entendu celle de l’élimination hebdomadaire d’un des participants de Loftstory, celle de la remise des prix d’un gala télévisé, mais c’est également parfois celle de l’histoire en marche, par exemple, du début d’une attaque militaire dont on ignore et redoute à la fois l’issue. C’est en ligne avec les internautes de #amitie25+qc que j’ai, tout comme eux, vécu le début des frappes américaines en Irak le soir du 19 mars 2003. Ce soir-là, comme chaque fois que l’on partage collectivement un moment fort, les habitués du canal étaient particulièrement nombreux en ligne. Et comme sans doute ailleurs dans les chaumières, le canal ne fut pas, ce soir-là, le théâtre d’un débat idéologique (de quoi devrait-on débattre quand l’opinion publique est aussi homogène que l’était celle des Québécois vis-à-vis de l’intervention américaine en Irak?). Il ne fut pas non plus un lieu de partage d’informations (quelles informations partager quand on voit tous en même temps les mêmes images au petit écran?). Pourquoi donc alors se brancher à un canal de bavardage, alors qu’on est occupé à vivre le début de la guerre en direct à la télé? Sans doute pour les mêmes raisons qu’ailleurs on éprouve le besoin de partager avec d’autres cet instant qui compte :

Session Start: Wed Mar 19 20:06:02 2003
<Pat> baon.. la dca qui commence au-dessus de bagdad
<Titigresse> air strike!!!
<CaLiMeRo29> a quellle poste ?
<Pat> a moins que ca soit le dentier de Titigresse qui tombe a terre.. d’un bord ou l’autre, je parierais pas….
<Titigresse> CaLiMeRo29 CNS
<Pat> CaLiMeRo29 RDI
<E4g}es> STRIKE ON IRAK
* Espieg|e a pas l’câble.. ça règle le problème.. pas besoin d’pitonner
<Titigresse> y me font rire avec leur reportage ou tu vois tjrs [toujours] la meme image
<Pat> love is in the air… wooohooo hooooo
<elodie> Titigresse dans le temps du golf on a eu le meme feu d’artifice a l’ecran tous les soirs pendant 2 mois
* CaLiMeRo29 is now known as FuCkBuCH [CaLiMeRo29 change son pseudonyme pour FuCkBuCH]
<Titigresse> mouaaaaahhhhaaaaaaaaaa [rire gras]
<Titigresse> BushSucks Nickname is already in use. [Titigresse montre aux autres le message du serveur lui indiquant qu’elle ne peut changer son pseudonyme habituel pour « BushSucks », parce que celui-ci est déjà utilisé par un autre internaute du réseau.]
<Maxou> ca parait que le monde ecoute la tv [télé] ca tombe tranquille:))
<Espieg|e> Bush fait son bla-bla
<Maxou> a quel canal?
<Oise}}e > Maxou a toute les canal lol [mort de rire]
<Oise}}e > il a pas commencer vraiment encore
<Maxou> biz [bizarre] je suis sur nbc [chaîne télé] pi [puis] je le vois pas;)
<Espieg|e> moi j’écoute Radio-Can[ada]
<CaLiMeRo29> moi a tva [chaîne télé]
<Titigresse> tin [tiens] monsieur bushamarde a tv
<Pat> il a tjrs [toujours] l’air aussi con ….
<Maxou> Pat hehehhe
<Pat> il a l’air d’un beagle qui veut son nonosse
<Titigresse> comment tu fais astie [hostie] pour dormir quand c [c’est] toi qui donne l’ordre de lâcher des bombes
<Pat> complexe messianique, Titigresse ….
< Charnelle30> Titigresse il se couche sur le telephone rouge lolol [mort de rire] […]
<Titigresse> we come to Irak with respect for the citizens [reprend ce que vient de déclarer, en direct à la télé, le chef de l’état major des États-Unis]
<Titigresse> yeah right
<Titigresse> f**k [fuck] you
<CaLiMeRo29> woooooooooooooo [calme toi] Titigresse :PPPP [grimace]
<Espieg|e> bla bla bla bla……. entre dans ce conflit de reculon….. shhhhhh
<Titigresse> ouais
<Titigresse> me semble
<Titigresse> fait je sais pas combien de mois il attend de striker
<G4rFiElD> comment il va le CaLiMeRo29
<CaLiMeRo29> ca va mal lolllll [mort de rire] la guerre est commencer et toi G4rFiElD ?
<G4rFiElD> sa va comme sa peux alller….
[…]
<elodie> chic, la télé nous mets le son avec ca… [l’instant d’avant, on voyait à la télé des images en direct de Bagdad mais sans le son]
* CaLiMeRo29 KABOOOOOOOOOOOOMMMMMMMMMMMMM [tout le monde a maintenant le son…]

Comme à bien d’autres occasions, les internautes de #amitie25+qc ont pu vivre ce moment ensemble, dans leur lieu, celui où ils peuvent se retrouver pour partager leur histoire commune, alors qu’en attendant que la télé présente des images, on s’affairait à discuter de la grève qui paralysait alors les activités de Vidéotron (fournisseur de service Internet de plusieurs internautes québécois et employeur de certains des internautes du groupe), de l’issue du vote que les syndiqués venaient d’effectuer en ce sens et, plus localement encore, de l’organisation d’une rencontre in situ de plusieurs des internautes du canal pour une sortie à la cabane à sucre qui devait avoir lieu le samedi suivant. Beaucoup plus encore que de « communication », c’est bien il me semble d’« être ensemble » qu’il s’agit ici et c’est bien là ce que font également les internautes du canal la plupart du temps, alors qu’ils vivent avec les autres non seulement ces moments forts que sont le début de la guerre en Irak ou la finale de la coupe Stanley, mais aussi tous ces moments ordinaires où il importe peu aux uns et aux autres que les uns et les autres aient quoi que ce soit à dire, puisque l’essentiel, c’est bien d’être ensemble.

La connectivité perpétuelle

Il peut être curieux a priori de découvrir que, quand, dans un premier temps de la démarche et saisissant mal à quoi on a affaire, on interroge les internautes, qui ont passé plus de cent heures (souvent beaucoup plus) à « communiquer » en ligne avec les mêmes interlocuteurs, relativement à la nature de leurs échanges (« mais de quoi parliez-vous donc? » demande l’ethnologue), ceux-ci sont en général parfaitement incapables de répondre à la question : « Mon dieu… De quoi on parlait? Je sais pas… bien de n’importe quoi, de tout puis de rien » (Sylvie). D’ailleurs, leurs souvenirs ne concernent que rarement les idées débattues ou les informations échangées, mais bien plus exactement les temps partagés et le plaisir ou la frustration liés aux moments passés avec les autres. On sait parler de l’intensité des émotions ressenties, de ses habitudes d’échange avec l’un ou l’autre (l’heure à laquelle on s’installe au clavier, le temps qu’on y passe), de la nature des liens, de la façon dont ils ont évolué, de même qu’on sait décrire ce qu’on éprouve soi-même vis-à-vis de l’un ou l’autre (c’est « drôle », c’est « stimulant », c’est « rassurant », etc.), mais on est le plus souvent incapable de circonscrire ce qui est « communiqué » : « On déjeunait ensemble, on prenait notre petit café, c’était comme, “ah ouin puis?”… On s’écoeurait, on s’agaçait, tu sais comme une discussion de salon. Pas du genre “Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui?”, c’était vraiment comme farceur, on s’agaçait, tout le kit » (Sonia). Si on ne sait pas dire mieux ou plus que « c’était comme une conversation de salon[10] », c’est bien parce que « chater », ce n’est pas tant échanger des informations ou débattre des idées que se donner les moyens de partager un temps commun avec l’autre :

Des fois, on ne se disait rien, on ouvrait une fenêtre de dessin, puis on se faisait des niaiseries. Sur netmeeting [messagerie instantanée permettant l’affichage d’une webcam], tu peux ouvrir un genre de « Paint » [logiciel de dessin], puis là tu fais un dessin […] puis tu fais un « paint collectif » [application partagée permettant à plusieurs d’intervenir en même temps dans le même fichier de dessin]. Ah oui, c’est vraiment le fun. Là on faisait des affaires, puis on envoyait ça à un autre sur le channel, puis là il disait « Ah franchement! ».

Sonia

En somme, ce qu’on fait en ligne consiste surtout à « être ensemble », comme on le ferait si on passait la soirée à prendre un verre, à faire une ballade ou à partager un repas. Ce qui se dit n’importe pas tant que le simple fait d’éprouver la présence de l’autre. Tout d’ailleurs, dans le langage employé par les internautes pour décrire ce qu’ils font en ligne, nous ramène à ce qu’est le « temps réel » et à ce en quoi il diffère des formes de communication asynchrones, comme le courriel où, plus que la présence de l’autre, il y a bien d’abord habituellement un contenu communiqué. Peut-être faudrait-il disposer d’une autre conception des dimensions spatiotemporelles pour comprendre en quoi, si la pratique implique bel et bien une médiation et si l’un et l’autre des protagonistes sont dans des espaces (physiques) distincts, ce n’est pas par le recours à une métaphore que les internautes emploient systématiquement des formules supposant la spatialité lorsqu’ils parlent du bavardage : « aller rejoindre l’autre » (se brancher pour retrouver l’autre qui, lui, est déjà en ligne), « aller voir s’il est là » (s’il est branché), « passer la soirée avec elle », « attendre qu’il arrive » (qu’il se branche) ou « s’en aller du canal » (se débrancher, éteindre son poste).

Dans les pratiques des internautes, si le temps est réel, c’est finalement le plus souvent à un double niveau. Bien sûr, il est d’abord un temps partagé dans l’immédiat, qui permet de recréer à distance les conditions de l’être ensemble, tout comme le téléphone le permet également à l’occasion et plus spécialement dans les usages qu’en font parfois les adolescents[11], mais il est également « réel », ancré dans l’immédiat, à cause de la fréquence à laquelle ont lieu les contacts. En effet, dans la mesure où les échanges avec un même interlocuteur sont souvent quotidiens, voire même pour certains qu’ils se succèdent et se répètent au cours d’une même journée, l’échange n’est pas de même nature que ce qu’il pourrait être s’il avait lieu sur une base moins régulière. Pour ceux qui demeurent branchés plusieurs heures par jour, se trouvant en contact permanent avec leurs interlocuteurs, par le biais de la messagerie instantanée par exemple, il n’est plus question de se « donner des nouvelles » comme on le fait alors qu’on se parle pendant quelques minutes au téléphone, c’est-à-dire de faire état d’événements vécus dans un passé récent, mais bien plus exactement de partager, en temps réel et dans l’immédiat, ce qu’on vit dans l’espace où on se trouve. Ainsi, on fait savoir à l’autre ce qu’on est en train de manger, on s’excuse pour s’absenter quelques minutes, le temps de prendre un appel téléphonique ou d’aller au coin de la rue chercher du lait, puis on annonce ensuite son retour, faisant savoir à l’autre qu’on est bien là à nouveau avec lui. Pour plusieurs, même quand on n’échange pas en permanence (il faut aussi travailler, faire le lavage, manger, dormir), le contact est permanent, en ce que chacun indique à l’autre ce qu’il est en train de faire, où il se trouve quand il s’absente et, surtout, dans combien de temps il prévoit revenir. Ainsi, dans l’espace public du canal de bavardage, on peut couramment suivre les allées et venues et les rythmes quotidiens de ceux qui demeurent en ligne toute la journée :

Session Start: Tue Feb 18 13:49:17 2003
<Adonis33> elodie ca va ici et toi ?
<elodie> pas pire, mais chu dans le jus [ca va bien, mais je suis débordée] et j’essaye de travailler
<Adonis33> je travaille aussi avec l’irc [le logiciel de bavardage] d’ouvert hihihi
<elodie> T-DY-TEL [Teddy qui parle au téléphone] memerre, memere, memere :)
<elodie> Adonis33, bah quand c’est tranquille comme ca, on peut travailler en meme temps
<Adonis33> ca depend du niveau de ma concentration lol [mort de rire]
<Adonis33> disons que moi faut pas que je me plante lol [mort de rire]
<HeLpEr31> allo ma belle elodie xxxxxxx
<elodie> salut Helper xxx
<elodie> ca va toi ?
<T-DY-TEL> elodie S M A C K [bises] jva a l‘epicerie la bye bye [je vais à l’épicerie maintenant, au revoir] xxxxxxxxx
<elodie> salut teddy a plus [à plus tard] alors
<elodie> Salut Allumée :)
<T-DY-TEL> elodie en passant fait un boutte que j‘etions pu au tel [ça fait un moment que je ne parlais plus au téléphone] lolll
* T-DY-TEL is now known as TeddyOUT [Teddy au téléphone change de pseudo pour indiquer qu’il s’absente]
<elodie> Teddy, ouin, mais on peut pas savoir nous autres
<TeddyOUT> elodie sa va? xxxxxxxxx
<TeddyOUT> elodie ahhhhhhhhhhh lol [mort de rire]
<elodie> tres bien Teddy et toi ?
<TeddyOUT> Allumée re de re ma we de re [Re-Bonjour Allumée] xxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
<Pat> back [Je suis de retour]
<Allumée> TeddyOUT ;)) xxxxxx
<TeddyOUT> elodie ouiiii en tres grande forme
<elodie> Teddy on devrait mettre une webcam chez vous pour savoir ce que tu fais
<TeddyOUT> elodie ho!
<TeddyOUT> Pat re [re-Salut à Pat]
<Adonis33> brb [be right back : je reviens dans quelques minutes]
<Pat> re TeddyOUT [re-Salut Teddy] pis non, moi j’veux [je ne veux] surtout pas voir ce que tu fais…. :)
<Adonis33> je dois appeler en france arkkkkk
<elodie> Comme ca on pourrait faire la differene entre Teddyout, teddytel, teddydodo, teddypasla [pseudos employés par Teddy pour indiquer qu’il est sorti, parle au téléphone, est couché ou est absent]

Pour plusieurs internautes, il s’agit bel et bien de vivre ensemble, de demeurer liés de manière permanente, d’interagir en temps réel en continu, peut-être beaucoup plus finalement que ne le font les gens qui, justement, vivent ensemble (au sens de partager le même lieu de résidence). Ainsi et pendant certaines périodes de leur vie, plusieurs prennent l’habitude de se brancher dès le réveil pour ne se débrancher qu’à l’heure d’aller dormir, et cela qu’ils soient à la maison, au travail ou même à l’hôtel pour ceux qui appartiennent à la catégorie des nomades professionnels. Bien sûr, les adeptes de ce que Katz et Aakhus (2002) ont si bien nommé la « connectivité perpétuelle » doivent bien aussi quitter l’écran et le clavier de façon régulière, le temps de préparer le repas, d’aller chercher les enfants à l’école ou d’assister à une réunion et bien sûr aussi, la plupart de ceux-ci, comme les autres, doivent également travailler, même si plusieurs se permettent régulièrement de détourner une partie de leur temps de travail pour « être avec les autres ». Dans ce cas, les « toujours en ligne » demeurent branchés, de sorte qu’on puisse tout de même leur envoyer quelques mots par le canal de bavardage, mais font savoir aux autres qu’ils s’absentent. Le lien est maintenu, alors qu’on sait, par exemple, qu’Allumée est partie faire des commissions, que Teddy est sous la douche et que Maxou est allé traire les vaches. Avec le temps, les uns et les autres connaissent les rythmes quotidiens et les obligations des uns et des autres, si bien qu’on sait aussi que, par exemple, même si l’un (qui travaille comme administrateur de système et qui doit souvent, qu’il soit chez lui ou au bureau, se mettre au travail d’urgence pour réparer une panne de réseau) est en ligne, il n’est pas nécessairement en mesure de se libérer pour échanger. Concrètement, la journée de plusieurs est faite d’incessants mouvements de va et vient entre le clavier et les autres activités de la vie quotidienne. Cette forme de connectivité permanente se traduit par d’incessants rites de salutations, qui permettent de marquer les allées et venues des uns et des autres. Un peu à la manière des utilisateurs de téléphones portables qui alimentent le lien en continu en se faisant savoir de façon régulière où ils se trouvent et ce qu’ils sont en train de faire, qui « sous-titrent leur vie au téléphone » pour reprendre la formule de Jauréguiberry (2002), les internautes demeurent ensemble, même lorsqu’ils cessent momentanément d’interagir.

Ainsi, à la différence des lieux ancrés dans l’espace, le lieu virtuel peut être habité en permanence, par une savante ubiquité qui permet d’y demeurer, peu importe où l’on se trouve par ailleurs. Les internautes n’en sont pas pour autant libérés de l’espace et, vis-à-vis de plusieurs, qui se partagent entre bureaux de villes différentes ou qui voyagent régulièrement, il est fréquent, dans la pratique des internautes, chaque fois qu’ils se retrouvent en ligne, de commencer par ré-ancrer les nomades dans l’espace, en demandant, par exemple, à Kand s’il est « en haut » (dans le Grand Nord où il travaille) ou « en bas » (à Montréal où il vit le reste du temps) ou à Pat s’il est chez lui ou au bureau. Mais peu importe où ils sont, les autres savent qu’ils pourront les retrouver dans ce lieu qu’est le canal de bavardage. Comme pour Sortiarius et Titi, qui voyagent régulièrement, pour Arretemoe, dont la vie est rythmée par des allers-retours entre la Gaspésie et Montréal, et comme pour Munichois qui, pendant plusieurs mois, n’avait tout simplement plus d’adresse et vivait « au travail » (c’est-à-dire entre sa valise, son ordinateur portatif, un autre aéroport et une autre chambre d’hôtel), le canal est ce lieu familier, toujours présent, où on sait qu’on sera immédiatement – pour le meilleur et pour le pire – reconnu des autres.

« J’endure plus le monde ici! »

Intégrer un tel lieu, en devenir soi-même un des acteurs, implique évidemment aussi le même genre de contraintes que dans n’importe quel autre univers de reconnaissance, alors qu’on évolue sous le regard des autres et « avec eux », dans ce qui, comme ailleurs, risque toujours de devenir l’enfer sartrien. D’une part parce que les autres sont toujours là, même quand on se débranche et qu’on n’y est plus. Parce que, bien sûr, se débrancher est loin d’être suffisant dans la mesure où tout le monde est « partout » et où, surtout, plusieurs savent toujours bien concrètement (par l’intermédiaire d’un tiers, au téléphone, par courriel ou in situ) où trouver les uns et les autres. Cela dit, l’enfer sartrien tient peut-être justement beaucoup plus, d’autre part, à la reconnaissance dont on bénéficie dans les lieux où on est pleinement inscrits. Il est parfois difficile de renoncer à l’univers dans lequel on se reconnaît et où se lisent partout les traces d’une histoire qu’on partage avec les autres. À des lieux du tableau qu’en avaient hypothétiquement brossé certains utopistes, le lieu virtuel est loin d’être vécu comme cet espace idyllique de relations électives, où on serait débarrassé des regards contraignants et de la mauvaise compagnie. Comme ailleurs et autrefois au village, les uns et les autres y supportent (souvent péniblement) la présence et la compagnie de certains dont ils se passeraient bien, nombreux y déplorent la médiocrité de leurs semblables et plusieurs rêvent longtemps (avant d’y parvenir et si tant est qu’ils y parviennent) de partir pour un ailleurs meilleur, exempt de médiocrité et de regards contraignants.

Alors que je me demandais moi-même en 2004 si j’allais faire la route pour retrouver les autres pour le rassemblement annuel et que j’interrogeais, en ligne sur le canal, un des internautes du groupe, pour savoir s’il comptait y être, celui-ci, me disant qu’il n’y serait pas, me confia : « pour etre tres honnete, j’endure plus le monde ici »– « ici » renvoyant, dans le contexte, précisément à ce canal de bavardage auquel nous étions tous les deux branchés et par le biais duquel il m’exprimait son exaspération vis-à-vis des autres. Comme en écho, je me suis alors souvenue de toutes les fois où, loin de la ville, quelque part en Abitibi ou sur la Basse Côte-Nord, j’avais entendu des formules de ce genre, de même que je me suis souvenue avoir entendu la même chose dans certains milieux de travail et dans l’univers social qu’est celui de mon quartier du centre-ville. Ainsi, même quand on vit en plein coeur d’une ville de trois millions d’habitants, qu’on évolue dans un non-espace et qu’on peut donc, en principe, partir d’un simple clic de souris, il semble bien qu’on puisse demeurer contraint par l’attachement au Lieu. Contraint non pas tant par les autres, mais tout simplement parce qu’il en coûte de renoncer à l’espace de la reconnaissance, celui où les autres nous reconnaissent et où on peut lire l’histoire qu’on partage avec eux. Certains voudront peut-être parler de « cyberdépendance », tandis que je continue de me demander s’il viendrait jamais à l’idée de qui que ce soit de percevoir de la « sociodépendance » chez ceux qui, par exemple, vont quotidiennement retrouver les leurs pour l’apéro, les quilles ou le jogging. Quoiqu’il en soit, qu’on puisse soi-même se brancher encore une fois au canal de bavardage auquel on se branche quotidiennement depuis plus de 5 ans pour y confier à certains privilégiés que cet espace nous étouffe, qu’on n’en peut plus et que « Les autres, c’est l’enfer! » est peut-être ce qui permet de saisir le plus radicalement que cet espace, virtuel ou non, est bel et bien un Lieu.

Apprendre que l’on peut vivre au centre-ville de Montréal et choisir de se brancher soi-même librement à un « espace virtuel » pour aller y souffrir, à longueur de journée, du regard et de la présence des autres apportera certainement beaucoup (et probablement bien trop) d’eau au moulin de ceux qui cherchent partout les signes de l’aliénation moderne. Pour ma part, je trouve finalement plutôt rassurant de constater que la menace du « meilleur des mondes » n’est pas encore en train de se réaliser et qu’en dépit de tous les compromis et frustrations que cela implique, le désir humain de s’ancrer dans le lieu et donc de « vivre ensemble » n’est toujours pas en passe de disparaître.