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Introduction

Nous voudrions dans cet article nous pencher spécifiquement sur les pratiques d’envoi d’argent et de biens des immigrants originaires d’Amérique latine à Montréal qui utilisent les agences d’un secteur communément désigné comme le Barrio latino. Puisqu’une vision essentiellement économiste a retenu l’attention de bon nombre de chercheurs, nous tentons dans ce travail de mettre en contexte les transferts d’argent et les envois de biens dans un cadre à la fois plus large et plus ethnographique[1].

Notre objectif principal est de mettre en lumière les pratiques d’envoi d’argent et de biens au-delà des paradigmes économiques et du développement afin de faire sortir de l’ombre les dynamiques socioculturelles sous-explorées dans les recherches habituellement menées sur le sujet. Les paradigmes en question s’éloignent souvent de la réalité quotidienne des acteurs de ce champ social, et nous désirons mettre de l’avant cette réalité empirique afin de nous éloigner des discours restrictifs. Nous tenterons de démontrer que, contrairement à ces paradigmes dichotomiques, la sphère économique (marchande, publique) et la sphère sociale (relationnelle et intime) s’articulent entre elles de façon étroite.

Nous proposons de conceptualiser les transferts d’argent et les envois de biens des Latino-américains à Montréal comme un phénomène qui s’inscrit dans la logique de l’échange-don qui unit simultanément les concepts du don, d’obligations et d’échange réciproque. L’argent devient alors un élément de socialisation familiale dans un contexte marchand et n’est alors plus considéré, à l’instar de la conception favorisée par le paradigme économique, comme un moyen d’investissement et de consommation. Dans le but de valider notre conceptualisation de ce phénomène transnational à la fois social et économique à l’aide de notre terrain ethnographique, nous soulèverons principalement quatre dynamiques qui témoignent de cette imbrication mutuelle : tout d’abord, le marquage de l’argent et de biens ; ensuite, l’obligation filiale des envoyeurs envers leurs parents ; puis, la communication régulière des acteurs comme gage d’une authenticité relationnelle ; et enfin, les envois de biens et d’argent ritualisés.

Cadre conceptuel

Dans notre conceptualisation des transferts économiques et de la circulation de biens dans le champ social transnational, nous nous appuyons de façon générale sur les écrits de Marcel Mauss et de Jacques Godbout. Ces auteurs voient en effet le don (la transaction ou l’échange matériel) comme prenant leur place au sein des liens sociaux. Leur approche nous permet de situer les transferts transnationaux d’argent et de biens au sein de l’échange-don (que nous désignerons comme don dans cette recherche). La conceptualisation ambiguë de l’échange-don reflète les considérations suivantes : l’envoi de biens matériels et d’argent par les migrants n’est pas tout à fait un « échange », car celui-ci implique une demande d’équivalence (Godbout et Caillé 1992) ; et il n’est pas entièrement « don », car il n’est pas totalement gratuit et libre, c’est-à-dire libre de contraintes. L’échange-don représente plutôt un mélange des notions d’échange et de don : il implique une obligation, mais aussi une liberté de retour, donc une forme de gratuité (Godbout 1995). Selon Mauss,

La notion qui inspire tous les actes économiques des Trobriandais n’est ni celle de la prestation purement libre et purement gratuite, ni celle de la production et de l’échange purement intéressé de l’utile, mais une sorte d’hybride.

Mauss 1950 : 287[2]

Le milieu de l’échange-don est donc un espace hautement dépendant des acteurs, car ils sont ceux qui confèrent significations, sens et valeur aux objets qui circulent dans un contexte relationnel précis. Godbout et Caillé (1992)[3] situent l’échange-don et la circulation de biens dans la parenté, alors que cette thématique était autrefois exclusive à la circulation de biens entre collectivités différentes, donc exogène au groupe. Quant à la perspective de Wilk et Cliggett (2007), elle laisse entrevoir le don comme un phénomène économique ancré dans les relations sociales et qui sert de point de pivot entre différentes sphères d’action.

D’une part, l’étude du don représente un bon moyen de voir tous les différents aspects de la nature humaine à l’oeuvre en même temps, car le don peut être compris à la fois comme un échange rationnel, comme un instrument pour l’établissement de relations politiques et sociales, et comme l’expression de valeurs morales et de significations culturelles. Par ailleurs, s’il est intéressant d’envisager les dons comme un phénomène économique dans une perspective anthropologique, c’est en outre parce que les économistes occidentaux ont tendance à ne pas tenir compte de ces dons dans leurs analyses, qu’ils restreignent au champ des échanges pécuniaires […] En fin de compte, les dons montrent que c’est nous qui imaginons des lignes de démarcation entre choix rationnels, objectifs sociaux et questions d’ordre moral. Le don ne s’inscrit jamais exclusivement dans l’une ou l’autre de ces catégories, et c’est pourquoi il constitue, dans toutes les cultures, un outil si efficace et si particulier pour faire circuler des biens, créer des liens sociaux et exprimer des valeurs morales.

Wilk et Cliggett 2007 : 155[4]

Zelizer nous offre également un regard intéressant sur les relations sociales qui traversent les échanges d’argent. Ses recherches permettent de dégager deux arguments centraux qui sont d’intérêt pour nos observations : en premier lieu, la rupture avec les théories classiques qui réduisent l’argent à un médium neutre et impersonnel de l’échange économique, supposément adapté à la rationalité du monde marchand contemporain ; en second lieu, la remise en question des prédictions pessimistes voulant que l’argent doive inévitablement finir par dégrader la richesse des rapports sociaux en les soumettant au calcul intéressé (Zelizer 2006). Un des objectifs principaux de ses travaux est de démontrer que l’argent est un agent de socialisation ; ce faisant, il possède plusieurs expressions et significations. Le concept du « marquage » (earmarking) que Zelizer met de l’avant établit sans équivoque que les usages de l’argent signalent la nature de la relation entre les acteurs dans une transaction économique donnée. La ritualisation des pratiques de transfert d’argent (ou l’ensemble spécifique de routines, selon Zelizer) en dit long sur les liens interpersonnels et reflète le caractère unique et parfois presque sacré de ces liens.

La documentation contemporaine inspirée du don maussien, qu’elle soit endogène ou exogène aux groupes étudiés, situe le don comme un marqueur de relations entre les personnes d’un groupe donné. Le don est donc l’expression d’une relation sociale et n’est pas un acte ou une série d’actes discontinus et isolés (Godbout et Caillé 1992 ; Godbout 2000 ; Zelizer 1994). Le don ou la circulation de biens sont conceptualisés comme étant un marqueur de relations servant à maintenir, à définir ou encore à redéfinir la relation qui unit ces mêmes individus ou groupes d’individus entre eux. Quant au don au sein de la parenté qui nous intéresse tout particulièrement, il constitue incontestablement une expression de ces liens. Nous parlons donc d’une circulation d’argent et de biens, mais également d’une circulation de significations à travers cet échange matériel. De plus, il s’agit bel et bien d’une circulation, et non simplement d’envois, car les envoyeurs sont également des receveurs[5]. Ces relations sont à leur tour marquées par des pratiques ritualisées spécifiques (Zelizer 1994) afin que ceux qui y participent puissent s’identifier avec elles à travers le rôle qui leur est échu (fille, fils ou père, par exemple) et que les membres de la famille et de la communauté puissent reconnaître et apprécier ce rôle et la nature des liens unissant ces membres. Bien souvent, ce ne sont que les membres de la famille ou encore les membres de la communauté qui sont en mesure de rendre compte de la valeur des efforts et d’un changement socioéconomique : eux seuls peuvent comparer et mettre en contexte la différenciation graduelle qui s’opère (Goldring 1998).

Méthodologie

Les recherches de terrain se sont déroulées pendant quatre mois de l’hiver et du printemps 2008 à Montréal, dans les quartiers Rosemont-Petite-Patrie et Villeray, plus précisément dans un quadrilatère délimité, au nord par la rue de Castelnau, au sud par la rue Bélanger, à l’ouest par la rue St-Denis et à l’est par la rue Christophe-Colomb. Cette zone est au coeur de ce que nos répondants appellent le Barrio Latino, où l’on retrouve plusieurs commerces latino-américains. Nous avons commencé par nous entretenir, de façon informelle, avec une quinzaine d’intervenants communautaires et religieux de ces quartiers afin de situer l’enjeu des transferts d’argent et de biens dans la vie des Latino-américains montréalais. Par la suite, nous avons réalisé des entretiens semi-structurés avec dix répondants-envoyeurs latino-américains (dont un couple) : trois sont arrivés au Canada depuis moins de trois ans – dont un n’est à Montréal que depuis quelques mois (2007) ; quatre sont arrivés au Canada entre 1991 et 1994 ; trois y sont installés depuis plus de vingt ans. Deux des répondants n’ont pas encore régularisé leur statut au Canada – un Colombien arrivé en 2005 et un Guatémaltèque arrivé en 1992. Cinq sont originaires du Guatemala, trois de la Colombie et deux du Pérou. L’échantillon de répondants est composé de sept hommes et de trois femmes : quatre d’entre eux sont dans la jeune trentaine, quatre autres dans la quarantaine et un a l’âge de 69 ans. Les thèmes abordés avaient trait à la trajectoire migratoire, aux liens transnationaux entretenus et à leurs pratiques d’envoi d’argent ou de biens.

Nous nous sommes également entretenus avec une dizaine d’agences de transfert du secteur et avons réalisé six entretiens semi-structurés auprès de six des agences rencontrées. Toutes étaient situées à l’intérieur du secteur délimité : deux agences colombiennes, deux péruviennes, une guatémaltèque ainsi qu’une agence dominicaine à l’origine[6]. Lors de ces entretiens, qui ont tous eu lieu dans les établissements, les principaux sujets abordés avaient trait à l’historique de l’agence, au quartier, aux services offerts, aux envoyeurs, aux receveurs, ainsi qu’aux pratiques d’envoi d’argent et de biens. De plus, nous avons pu obtenir l’autorisation de deux des agences pour y faire des observations. Ces deux agences se distinguent par leur spécialisation : dans l’envoi de biens, pour l’une, et dans l’envoi d’argent, pour l’autre – bien qu’elles offrent les deux services[7]. Elles se différencient également par la diversité de leur clientèle : l’une est axée sur plusieurs pays alors que la clientèle de l’autre est quasi exclusive à un pays ; ainsi que par la relation que les employés entretiennent avec les envoyeurs ou les receveurs : l’une leur réserve un accueil très intimiste, alors que l’autre, plus distante, cherche à projeter l’image d’un certain professionnalisme.

La « domestication » des finances et les relations familiales

La structure familiale et sociale des migrants influence la dynamique des pratiques transnationales d’envois. Victoria Malkin (2004) s’est penchée sur la reproduction et le changement des rapports sociaux et de genre en examinant la moralisation de ces derniers au sein de la famille et de la collectivité transnationale. L’auteure discute du cas de deux communautés transnationales mexicaines aux États-Unis et examine la négociation de nouveaux capitaux symboliques par rapport aux rôles sociaux idéalisés des hommes et des femmes. Ses découvertes coïncident avec les nôtres dans le sens que ces idéaux et leur moralisation, soutenue par le commérage, favorisent leur reproduction, et ce, même face à de nombreuses contestations, reconfigurations et contradictions au sein des relations de genre. Pour ce qui est des femmes, leur rôle dans l’aventure migratoire est souvent relié à l’idéal familial de caregiver, et évalué par rapport à cet idéal : une femme se doit d’être maternelle et attentive aux besoins des membres de la famille ; elle doit se préoccuper de l’unité familiale et effectuer son travail dans la sphère domestique.

Dans le champ social transnational, les migrants ne partagent pas seulement l’argent, le sentiment d’accomplissement, de devoir et de culpabilité par rapport aux obligations qui sont maintenues et parfois accentuées par la migration économique : ils reproduisent aussi les structures sociales, culturelles et familiales. Par ailleurs, les femmes ressentent également une pression et une obligation à donner à leurs parents ; plusieurs exemples de femmes interrogées le mentionnent. Par contre, la pression du devoir peut se manifester sous d’autres formes, par l’entremise de cadeaux, plutôt que par le biais de transferts monétaires réguliers. C’est-à-dire que même si l’argent envoyé est fortement apprécié, il n’est pas nécessairement attendu, du moins pour les familles ayant plus qu’un membre de la famille à l’extérieur du pays d’origine et dont les parents ont accès à d’autres formes de revenus.

En ce qui concerne notre terrain, nous avons repéré des comptoirs d’agences multinationales, tels que Western Union et Money Gram ainsi que des agences ou des comptoirs d’envois de biens et de transferts monétaires tenus par des Latino-américains : Péruviens, Colombiens, Guatémaltèques et Dominicains. Même si plusieurs agences ou comptoirs se spécialisent dans les envois outremer, de nombreux de commerces souvent fréquentés par les membres d’une communauté ou d’un pays – salons de coiffure, boutiques de vêtements et de souvenirs, par exemple – possèdent également des comptoirs de transferts monétaires.

Les six agences avec lesquelles nous nous sommes entretenus sont toutes catégoriques : entre 95 % et 99 % des envois de Latino-Américains à Montréal sont destinés aux membres de la famille, principalement à la famille nucléaire (conjoint, mère, père, frères et soeurs), mais également aux membres de la famille élargie (grands-parents, oncles, cousins et neveux). En ce qui a trait à l’utilisation de l’argent, il sert essentiellement à subvenir aux besoins élémentaires des membres de la famille dans le pays d’origine : se loger, se nourrir et se vêtir.

Dans un premier temps, l’argent transnational nous révèle qui fait partie de la famille et qui en est exclu, et montre que les frontières entre l’inclusion et l’exclusion peuvent être des causes de conflit. Si la belle-famille, par exemple, semble inévitablement être incluse, les contrats implicites et explicites entre conjoints sont souvent sujets à débat.

L’exil économique exerce une certaine pression sur les migrants, particulièrement les hommes. D’abord parce que la migration économique se fait dans l’espoir d’améliorer les conditions de vie en agrandissant le champ économique (et professionnel) dans lequel il est possible de travailler et de s’accomplir. L’amélioration des conditions de vie s’étend prioritairement à la famille nucléaire pour les personnes d’origine latino-américaine : les décisions liées à l’exil sont souvent influencées par la situation familiale et pas seulement prises par rapport aux besoins du migrant lui-même.

Malgré les années et les nouveaux réseaux sociaux des immigrants, les liens les plus déterminants restent ceux de la famille nucléaire. En ordre d’importance, nous retrouvons : les liens parents-enfants ; frères et soeurs ; neveux, cousins et oncles ; ainsi que les grands-parents. Nous avons trouvé que les liens qui engendrent le plus d’obligations d’envois monétaires récurrents (outre les liens entre époux transnationaux que nous n’avons pas été en mesure de vérifier) sont certainement ceux entre les enfants « ici » et les parents « là-bas ».

Le marquage des liens entre envoyeurs et receveurs

Selon Zelizer (1994), le rituel du marquage de l’argent (c’est-à-dire la façon dont les individus différencient qualitativement ce moyen d’échange généralement perçu comme uniforme et indissociable) est d’une importance capitale, car il permet d’éclairer ses signifiés multiples et de mettre au jour la valeur ou l’importance des liens sociaux. De la même façon que l’argent constitue un « véhicule social » liant les personnes ou les groupes de personnes d’une manière particulière, l’échange ou l’envoi de biens révèle des significations marquant cette relation entre les personnes qui envoient ces biens et celles qui les reçoivent (Mauss 1960 ; Godbout 1995).

Si nous avons examiné les pratiques transnationales ou multinationales autour de la famille nucléaire, il existe aussi des instances de don entre amis. Bien que cette pratique soit moins courante, nous désirons lui porter une attention particulière afin de faire la lumière sur la nature affective de ces liens.

Luis se rend deux fois par année au Pérou. À l’occasion de chacun de ses voyages, il prend soin d’apporter et de distribuer des cadeaux. Luis a travaillé comme ingénieur au Pérou pendant plusieurs années, ce qui lui a permis de rencontrer des gens dans plusieurs endroits. Lorsqu’il part en voyage dans sa terre natale, il ne se rend pas seulement à la capitale pour visiter sa mère et sa famille, mais prend aussi soin d’aller visiter ses amis et anciens collègues.

Sa femme et lui ont droit à quatre valises lorsqu’ils prennent l’avion pour aller au Pérou : ils n’en remplissent qu’une seule avec leurs effets personnels tandis que les trois autres sont pleines de cadeaux. Ces trois valises sont remplies de « cosas para regalar, cosas usadas, nuevas, lo que podemos » (« des choses pour offrir en cadeau, des choses usagées, neuves, ce que nous pouvons »). Ils offrent, entre autres, des souliers, des vêtements, des tire-bouchons, ainsi que des appareils pour gonfler manuellement les pneus d’autos, car au Pérou, « hay muchos clavos en la carretera » (« il y a beaucoup de clous sur l’autoroute »). Le fait de ne pas rendre visite à ses amis, ou encore de ne pas apporter de cadeaux reflétant adéquatement l’attachement qu’il a pour eux serait pour Luis un faux pas qui mettrait en doute la sincérité de l’amitié et de l’affection qu’il leur porte.

Au sein de la documentation sur les pratiques transnationales d’envoi publiée par des institutions financières telles que la Banque mondiale, les cadeaux (ou l’argent) emportés avec soi lors d’un voyage et qui sont offerts à des proches sont traités comme des résidus de pratiques économiques (Cheikhrouhou et al. 2006 ; Hernández-Coss 2005a, 2005b). Ils doivent donc être redirigés ou corrigés afin d’en faire bénéficier davantage les institutions financières du pays en question. Or, nous arguons que les cadeaux et l’argent remis en mains propres par un proche sont loin d’être des « résidus » : ils servent à offrir un soutien direct tout en réaffirmant des liens importants. Il ne s’agit donc pas d’un problème à régler ni d’un phénomène incompréhensible. S’il était examiné en tant que phénomène à la fois social, culturel et économique, il ne pourrait être perçu comme un résidu. Toutefois, l’objectif ultime des institutions financières internationales consiste dans le développement des systèmes financiers, dans l’apprentissage d’une culture bancaire et pécuniaire et dans le contrôle croissant des transactions dites économiques (Orozco et Wilson 2005).

Par exemple, parmi les cadeaux que Luis distribue à ses amis et anciens collègues d’études et de travail, nous retrouvons des médicaments en dosages spécifiques. Il exprime ainsi sa sensibilité à leurs besoins particuliers, et ce, même après plusieurs décennies et malgré les milliers de kilomètres qui les séparent :

Beaucoup de vitamines ; j’apporte beaucoup de vitamines qu’ils se partagent ensuite. Il y a des vitamines pour adultes et aussi des vitamines spécifiques, de la vitamine D, du calcium pour ceux qui ont des problèmes avec leurs os, qui souffrent de décalcification. J’en apporte à mes frères et à mes amis. J’ai des amis qui me demandent de l’aspirine. Ce qui se passe, c’est qu’au Pérou on ne trouve pas d’aspirine de 80 mg, mais seulement du 300 mg. Les plus petites doses, c’est pour les personnes plus âgées. Les 300 mg affectent l’estomac. Tandis que les 80 mg, c’est bon pour la circulation du sang. J’en apporte à mes compagnons d’études, des ingénieurs. Je garde le contact. Je reçois, parfois, jusqu’à dix courriels par jour de mes compagnons de l’université ou du collège. On célèbre nos cinquante ans de graduation.

Luis, 28 mars 2008[8]

La spécificité du dosage des aspirines que Luis remet à ses amis en dit long sur l’affection particulière qu’il leur porte. En offrant ainsi des médicaments et des vitamines, il leur montre combien leur état de santé est important pour lui. De surcroît, il se met dans une position où il offre un article qui est autrement introuvable au Pérou.

Les biens envoyés n’ont pas forcément besoin d’avoir une valeur marchande ou d’être de prestige pour être appréciés et valorisés par ceux et celles qui les reçoivent, car ils représentent d’abord et avant tout un véhicule social marqueur d’un lien. Par exemple, nous avons observé que plusieurs personnes envoyaient des vêtements usagés. L’important, c’est de faire preuve de son savoir-faire en choisissant la taille du vêtement et le type approprié (selon la saison) :

Ils savent, ils sont conscients des besoins des gens là-bas, et pour deux ou trois dollars ici, dans les ventes-débarras, les gens trouvent des vêtements au rabais et peuvent leur donner une seconde vie, alors ils en profitent pour les leur faire parvenir. Par exemple, il y a des périodes de grand froid au Guatemala et les gens n’ont pas toujours les moyens d’acheter des vêtements chauds, alors ils envoient des manteaux, des gants, des tuques, des trucs, non ?

Laura, employée chez Guatemala Express, 28 février 2008[9]

Nous avons été étonnés de voir la quantité de vêtements usagés envoyés, car ils contrastaient particulièrement avec d’autres vêtements, de marques prestigieuses, expédiés vers l’Amérique latine. Le message porté par ces articles était-il différent ? Les objets usagés sont bien reçus, précisément parce qu’ils marquent une relation spéciale entre les envoyeurs et les receveurs et qu’ils montrent l’attention que les migrants portent à ce qui se passe au Guatemala (l’état de santé, le climat, etc.) ; tandis que les objets de prestige sont envoyés, certes pour marquer une présence, mais également pour marquer une différenciation : pour démontrer qu’au Canada, les migrants s’en sortent bien. Carmen, de l’agence Macondo Express, pense quant à elle que le fait d’envoyer fréquemment des cadeaux dispendieux est un signe de culpabilité, celle d’avoir quitté sa famille :

Je pense qu’il y a des gens qui envoient des biens parce qu’ils ont la conscience lourde d’avoir laissé leur famille là-bas ; ils dépensent beaucoup d’argent pour leurs envois.

Carmen, 28 février 2008

L’obligation du don liée au devoir envers les parents

Plus de 50 % des répondants que nous avons interrogés effectuent des envois mensuels aux membres de leur famille, et la plupart d’entre eux en font régulièrement à leur mère. Dans la littérature sur les transferts d’argent, ces envois portent plusieurs noms. Dans la typologie établie par Goldring (2004), ils se nomment « family remittances »[10]. Ces transferts d’argent (majoritairement pour les membres de la famille) sont caractérisés par leur régularité (avec une fréquence mensuelle ou bimensuelle) et par l’obligation du don qui lie envoyeurs et receveurs.

Le rythme des envois réguliers a un lien avec le travail des migrants : le moment d’envoi coïncide souvent avec la réception des chèques de paie. Les jeudis et vendredis, jours de paie, étaient en effet plus achalandés, et les premiers jours du mois, particulièrement en début de semaine, l’étaient tout autant. Évidemment, il existe un lien direct entre l’envoi d’argent et le travail rémunéré. Par contre, le fait que les envoyeurs décident de faire parvenir de l’argent aux membres de leur famille aussitôt leur chèque reçu fait preuve de la priorité qu’ils accordent à cette obligation. En envoyant l’argent le plus tôt possible, au début du mois, ou encore tout de suite après avoir touché une paie, les envoyeurs s’assurent d’avoir suffisamment d’argent pour le faire et se libèrent ainsi de cette responsabilité afin de pouvoir vaquer à leurs occupations et obligations d’« ici ». Au même titre que le paiement du loyer et des comptes mensuels, l’envoi fait à la famille en début de mois permet de rassurer les envoyeurs et de les soulager du fardeau de la culpabilité. Dans l’exemple suivant, Cristina et Fernando, un couple guatémaltèque dans la quarantaine qui effectue un envoi mensuel aux parents de chacun depuis déjà treize ans, expliquent :

Cristina : Nous voulons que nos parents aient la satisfaction de savoir que leurs enfants ont été là pour eux, les ont accompagnés jusqu’au dernier instant, non ?

Fernando : Et ils [les parents] le reconnaissent, l’argent les aide énormément ; par exemple, nous ne pourrions pas manger du steak, ou quelque chose de similaire, pendant qu’eux sont dans le besoin, nous ne nous sentirions pas bien. Mais lorsque nous leur envoyons de l’argent, nous nous permettons ensuite d’aller au restaurant ; mais avant d’en avoir envoyé, nous ne pouvons pas nous le permettre.

Entrevue, 28 janvier 2008[11]

Selon les données recueillies auprès de nos répondants, les envois réguliers semblent être prescrits, en partie, par des règles non dites qui sont souvent associées à la problématique du don (Petitat 1995). Le don, tout comme l’envoi d’argent transnational, est rarement un geste isolé, sans contraintes de réciprocité et sans attentes d’un retour quelconque. Les pratiques d’envoi d’argent (régulières, occasionnelles et ritualisées) sont gérées implicitement, c’est-à-dire qu’en pratique, hormis dans les cas d’ententes familiales multinationales ou encore d’obligations pécuniaires précises, les envois d’argent sont largement une affaire de gestion des perceptions de la part des envoyeurs et des receveurs. Ces pratiques s’avèrent des « cristallisateurs » de relations dans un espace et une temporalité donnés : leurs règles sont en partie implicites, afin de protéger le caractère presque sacré des relations qu’elles représentent, soutiennent et reproduisent.

Nous avons recueilli plusieurs témoignages de répondants qui se devaient de « deviner » les besoins de leurs proches et de faire leurs envois selon leurs déductions, par exemple, en cas d’urgence. En fait, cela oblige l’envoyeur à être vigilant par rapport aux besoins de ses proches et à déceler les moments opportuns pour effectuer un envoi : anticiper les besoins est étroitement lié à l’authenticité de la relation, car cela suppose une connaissance intime de la personne et de sa situation. Par ailleurs, le fait que les demandes soient adressées à mots couverts évite à celui qui reçoit de l’argent de se retrouver dans une position de vulnérabilité et d’inconfort vis-à-vis de l’envoyeur. Cela est particulièrement important dans le cas où le receveur est une personne dont le statut commande traditionnellement le respect de ses proches, comme un parent face à son enfant.

Les répondants mettent l’accent sur le fait que leurs parents ne demandent pas ouvertement, mais plutôt leur « racontent » les événements qu’ils vivent. Ce n’est qu’a posteriori que les pourvoyeurs en déduisent les besoins existants et qu’ils procèdent à l’envoi d’un don qu’ils pensent approprié pour apporter leur aide à l’occasion d’une situation critique.

L’authenticité relationnelle établie par la communication régulière

Bien évidemment, l’exercice de détection et d’interprétation des besoins trouve son fondement dans certaines conditions essentielles. En premier lieu, le droit d’agir par rapport à un problème décelé dans la famille dépend d’une authenticité relationnelle (Mauss 1960 ; Petitat 1995). Il ne s’agit pas seulement de donner pour combler un besoin physique ou matériel, mais aussi d’effectuer des envois porteurs de messages exprimant l’authenticité du lien qui unit les parties. Cette dernière s’exprime bien entendu de plusieurs façons différentes, notamment au travers des communications constantes et du respect des rituels d’envoi lors des grandes occasions, telles que Noël ou la fête des Mères.

La fréquence et la régularité des pratiques d’envoi des migrants, voire l’augmentation des communications et des mouvements transfrontaliers de toutes sortes, constituent des caractéristiques marquantes du champ social transnational contemporain (Basch et al. 1994 ; Meintel 2002 ; Portes 1998 ; Portes et al. 1999). Le transfert d’argent et son prédécesseur, le mandat-poste (communément appelé « moniorden » en espagnol), ainsi que les liens transnationaux qui leur sont inextricablement associés ne sont pas des phénomènes exclusivement contemporains (Meintel 2002). Par contre, l’intensification de ces pratiques est un élément qui les différencie des phénomènes migratoires précédents (Portes 1998).

Depuis l’avènement de la migration économique à grande échelle, les liens transnationaux existent et les communications y jouent un rôle important dans l’accompagnement des envois d’argent. Historiquement, avant l’arrivée de moyens de communication modernes comme Internet, les messages circulaient grâce au téléphone, aux voyageurs, aux lettres et aux courriers (personnes payées pour acheminer paquets ou argent jusqu’aux bénéficiaires). Des années 1970 aux années 1990, en Amérique du Nord (et même plus tard, pour ce qui est du Canada), le mandat-poste était le moyen privilégié pour envoyer de l’argent. Le mandat-poste est un effet négociable prépayé acheté dans un commerce agréé comme, par exemple, un bureau de poste, une banque ou une agence de transfert de fonds. Selon Mario, d’Amérique Express, la principale activité de l’agence à la fin des années 1980 consistait en l’envoi de mandats-poste vers l’Amérique latine, à l’intérieur d’une enveloppe, normalement par courrier ordinaire. Or, ces enveloppes ne contenaient rarement que le seul mandat-poste. Selon Mario et Ana Maria, de Santander Express, elles contenaient toujours une lettre de l’envoyeur avec des nouvelles de sa situation et prenant des nouvelles de ses proches. L’arrivée des transferts électroniques d’argent dans le milieu des années 1990 au Canada n’a pas amoindri le désir de rester en contact avec les siens. Cette nouvelle pratique doit donc être incluse dans le cadre historique des transferts d’argent qui vont de pair avec le lien social.

Nous devons nous pencher sur le contexte socioculturel qui permet le don, ainsi que sur les normes qui encadrent ce geste éminemment social, lequel prend sa source dans le désir d’appartenance à la famille et dans la reconnaissance témoignée par celle-ci en retour – les proches et la collectivité – tout en offrant une occasion de forger son identité. Donner régulièrement suppose qu’une communication régulière soit préétablie. Qu’elles soient effectuées par téléphone ou – pour ceux qui ont accès à ces nouvelles technologies et savent les utiliser – par courriel avec l’aide du clavardage et des webcaméras, les communications sont indispensables : elles sont le signe de l’attachement profond pour les proches et ajoutent une valeur essentielle aux envois d’argent. Il est d’ailleurs impensable d’effectuer ces derniers à l’extérieur de communications régulières. La recherche de terrain a montré que les envois d’argent sont toujours accompagnés d’une forme de communication quelconque. Cette situation marque en fait une coutume, voire une règle à laquelle les envoyeurs que nous avons interrogés portent une grande attention. Bien plus que de simplement répondre à des raisons pratiques, les communications orales et écrites s’inscrivent dans une démarche relationnelle liant l’affection et l’amour (donc l’intimité) à l’argent. Un transfert d’argent sans signe apparent de communication est en partie privé de son sens. Plusieurs exemples au sein de notre recherche semblent confirmer cette hypothèse. Premièrement, plusieurs agences de transfert d’argent ou autres commerces du secteur vendent des cartes d’appel prépayées internationales. Dans une de ces agences, où nous avons eu la chance de faire de l’observation, une pièce est même adjointe à la salle centrale, où l’on vend exclusivement des cartes d’appel. Au cours des dernières années, le prix de ces cartes d’appel a continuellement baissé, tandis que le nombre de transferts électroniques d’argent vers les receveurs de divers pays augmentait constamment : on trouve maintenant non seulement des cartes à 20 $ ou 10 $, mais aussi des cartes à 5 $, 2 $ et même à 1 $, qui permettent de parler avec sa famille durant quelques minutes. Lors de nos observations, plusieurs clients se sont dirigés vers cette petite pièce afin de se procurer des cartes d’appel. Lors des conversations téléphoniques, les envoyeurs en profitent pour donner « la clave » (« le code »), ou toute autre information pertinente afin que les receveurs puissent retirer l’argent du transfert.

Mais au-delà des considérations pratiques de l’appel, la communication téléphonique ou bien écrite (dans le cas des envois de cadeaux par exemple) permet à l’envoyeur de se rapprocher du receveur et de discuter de la vie quotidienne, de la famille, etc. Les agences de transfert le comprennent bien. D’ailleurs, nous avons observé, dans cette agence qui consacre une pièce à la vente des cartes d’appel, qu’avec chaque transfert d’argent électronique, les envoyeurs ont la chance de greffer un mot à leur envoi, qui est par la suite transmis au receveur. De plus, les grandes compagnies comme Western Union permettent à leurs clients réguliers d’effectuer gratuitement un appel téléphonique à leurs proches dont la durée équivaut à celle d’une carte d’appel de 2 $. Sur le reçu remis au client se trouve un numéro de téléphone permettant d’effectuer cet appel.

Les envois ritualisés

La ritualisation des envois d’argent et de biens se fait à plusieurs niveaux. Elle a lieu, dans un premier temps, lors d’occasions choisies et, dans un deuxième temps, lors du transfert lui-même, dans lequel on décèle une ritualisation reliée à une certaine cristallisation d’habitudes locales, située dans le temps et l’espace.

Les six périodes d’envoi mentionnées par les répondants marquent un rituel d’envoi des Colombiens vers leurs familles. Ces périodes viennent souligner les liens familiaux qui sous-tendent ces échanges : avec la mère, tout d’abord (fête des Mères), puis avec le père (fête des Pères) ; suivent les amoureux et les amis (Saint-Valentin, qui est la fête de l’amour et de l’amitié), les enfants (Halloween et rentrée scolaire), ainsi que la famille en général (Noël et fête des Rois). Pour les Colombiens, donc, il y a des périodes au cours desquelles les envois se font plus fréquents.

Ces mêmes occasions marquent les rituels d’envoi de la plupart des autres envoyeurs latino-américains avec lesquels nous nous sommes entretenus, à quelques différences près : il s’agit notamment des diverses « fiestas patrias »[12] et de certaines fêtes ou occasions qui dépendent des liens familiaux entretenus, de l’âge, etc. Par exemple, pour ceux et celles qui ont des neveux qui entrent à l’école, la rentrée scolaire est une occasion spéciale. Deux occasions sont cependant prédominantes chez tous les répondants latino-américains, et montrent l’importance relative portée à la mère et à la famille. Dans ses mots, Mario, d’Amérique Express, explique que la fête des Mères et Noël sont des moments incontournables pour effectuer des envois : « Envia el que no envia. El que no envía, siempre en ese día envía » (« Celui qui n’envoie pas envoie. Celui qui n’envoie pas envoie toujours cette journée-là »). En d’autres mots, l’inclusion au sein de la famille passe par l’accomplissement des obligations familiales par le biais des envois : réguliers, irréguliers en cas d’urgence, ou ritualisés. Ces derniers marquent une obligation sociale qui va au-delà de la relation entre les membres de la famille, car ils servent aussi à témoigner aux « autres » (voisins, entourage et famille éloignée) que l’amour des siens à l’étranger est authentique puisqu’il est marqué d’une constance à toute épreuve. Bref, ces occasions permettent au « bon » fils, à la « bonne » fille, etc., de remplir leurs obligations sociales. Par ailleurs, l’argent n’est pas le seul moyen qui véhicule ces obligations ritualisées : selon les renseignements que nous avons recueillis auprès des employés d’agences, l’envoi de cadeaux prend une ampleur considérable dans ces rituels.

Au début du mois de mai, nous avons été invités par l’agence Guatemala Express à prendre part au travail des employées afin d’expédier des cadeaux destinés au Guatemala, à temps pour la fête des Mères. La propriétaire nous confie que cette fête est la période la plus achalandée de l’année après Noël. Il n’est pas rare qu’on expédie à cette occasion plus de valises que lors des envois habituels. Nous avons pu constater le nombre considérable de biens à envoyer en comparaison avec un mois d’achalandage plutôt normal, soit durant le mois de mars. Guatemala Express – comme plusieurs autres agences de petite taille qui desservent une communauté d’origine spécifique – s’assure de l’arrivée à bon port des valises par l’entremise d’une personne qui effectue le voyage en avion. Dans le cas de Guatemala Express[13], c’est très souvent la propriétaire, Leontina, qui le fait, et ce, mensuellement. Reconnaissant également l’importance de la fête des Mères, Ana Maria, administratrice de l’agence colombienne Santander Express, fait remarquer que cette fête est primordiale dans plusieurs pays d’Amérique latine et que les envoyeurs, selon leur pays de provenance, envoient à cette occasion cadeaux et argent aussi aux membres de leur famille. Elle prend soin d’ajouter que l’agence joint aux paquets un petit cadeau-souvenir afin de marquer l’importance de cette fête. Il est offert aux mères et aux conjointes des hommes qui utilisent ce service, et souligne le rôle central de la mère dans la famille latino-américaine, voire la vénération qui lui est réservée (Abalos 2002 ; Halgunseth 2004).

En ce qui a trait à la ritualisation de l’envoi lui-même, nous avons constaté, lors de l’accompagnement d’un répondant à Western Union, que cette pratique s’inscrit dans une routine à la fois locale et transnationale. Nous avons vu précédemment que les décisions reliées aux envois étaient ancrées dans plusieurs phénomènes qui dictaient, en quelque sorte, la fréquence et le type d’envois effectués. Dans un premier temps, l’envoyeur décide du montant à envoyer, de la personne qui le recevra et de l’intermédiaire qui effectuera l’envoi. S’il fait son transfert avec de l’argent comptant (ce qui, selon nos observations, semble être souvent le cas), il prend soin de retirer son argent au guichet et de le faire convertir en dollars américains. À son arrivée au comptoir de Western Union, le répondant que nous avons accompagné demande à l’agent quels sont les frais de transaction et le montant total que sa famille recevra une fois convertie en monnaie locale. Cette étape semble importante pour lui, même si les montants envoyés, les frais de transaction et les taux de change sont sensiblement identiques d’une fois à l’autre. Selon les informations recueillies auprès des propriétaires d’agences, la plupart des envoyeurs se tiennent à l’agence qu’ils ont choisie et n’en changent pas.

Les frais d’envoi et le taux de change ont parfois une incidence sur le montant envoyé (si celui-ci n’est pas décidé à l’avance). Pour certains, le montant à envoyer varie selon le taux de change affiché, les frais associés à la transaction et l’importance de l’occasion (ou l’urgence) à laquelle est lié l’envoi d’argent. Tandis que pour d’autres, le montant à envoyer est sensiblement le même d’une fois sur l’autre, car il est fonction d’obligations mensuelles précises. Après avoir obtenu les éléments pertinents quant au taux de change et aux frais de transaction, l’envoyeur remplit les bordereaux d’envoi sur lesquels il inscrit ses informations personnelles (nom, coordonnées, montants à envoyer) ainsi que celles concernant la personne qui retirera l’argent. Après la transaction, l’envoyeur détermine un moyen de communiquer les mots de passe à sa famille afin qu’elle puisse retirer cet argent. Il est impératif qu’il puisse le faire, et les cartes d’appel prépayées sont un excellent moyen pour cela. Une partie du processus d’envoi d’argent outremer est donc éminemment localisée : le retrait de la banque, le transfert d’argent et l’achat des cartes d’appel se font tous dans un espace géographique de quelques mètres carrés. Après avoir acheté des cartes, le répondant téléphone à sa famille afin de lui transmettre les codes pour qu’elle puisse retirer l’argent dans un comptoir de Western Union de sa ville natale. Lors du temps d’utilisation de la première carte d’appel, notre répondant a échangé des prières avec sa mère ; il a également parlé avec son neveu et sa soeur. N’ayant pas eu suffisamment de temps pour transmettre les codes, il a dû rappeler. L’envoi n’est donc pas uniquement une histoire d’argent ; il s’accompagne d’un rapprochement social et familial, d’un moment de partage où l’on prend des nouvelles des parents, de la famille et du pays.

Certaines études traitant de la problématique des transferts d’argent, comme celle de Houle et Schellenberg (2008), mentionnent que les envois sont souvent liés aux obligations familiales. Par contre, ces mêmes recherches sont avares de détails quant aux relations qui sous-tendent ces obligations et au microcosme relationnel qui forme le coeur des pratiques sociales et des rituels culturels. En se focalisant sur le fait pécuniaire, sur le transfert d’argent au sens strict, l’accent est déplacé vers une seule des facettes de cette pratique. Les envois ritualisés démontrent de façon particulièrement frappante que les transferts d’argent effectués par les migrants constituent une transaction à la fois économique et intime, qui articule ensemble les sphères économique, sociale et culturelle.

Conclusion

Tandis que la littérature traditionnelle se concentre sur l’aspect macrofinancier des transferts monétaires et vise plutôt la quantification et le contrôle de ces flux d’argent à l’échelle internationale, nous nous sommes penchés, dans cet article, sur les pratiques d’envoi des migrants ainsi que sur leurs perceptions face aux receveurs et aux agences qu’ils utilisent localement. Nous avons tenté de mettre au jour les pratiques d’envoi telles qu’elles sont vécues et perçues dans le champ social transnational à différents niveaux d’analyse et selon différentes perspectives sociales afin de porter une attention particulière aux relations sociales qui sous-tendent ces envois et leur donnent un sens et une valorisation propres. Les pratiques d’envoi ne se produisent pas dans le vide : il est donc normal et même attendu qu’elles soient analysées sous la loupe des courants intellectuels et des paradigmes de l’époque dans laquelle elles sont examinées. Nous avons vu par ailleurs que la migration économique est une stratégie familiale et doit donc être comprise dans le cadre d’obligations familiales. Pour les familles latino-américaines, les caractéristiques qui ressortent de notre recherche sont les suivantes : les parents font des envois à leurs jeunes enfants et les conjoints s’entraident pour pouvoir accomplir leurs devoirs envers leurs parents. Les envoyeurs adultes soutiennent leurs parents dans leurs vieux jours et entretiennent une relation particulièrement proche avec leur mère. Ils utilisent de façon prépondérante les agences du quartier visé, et particulièrement celles qui sont destinées aux membres de la communauté latino-américaine. Ces mêmes agences sont simultanément des lieux de transaction économique et des lieux de génération d’un certain genre de sociabilité. Ces découvertes sont le résultat de l’observation attentive d’un objet constitué par une dynamique à double voie : la monétarisation de la vie sociale et, à l’inverse, la domestication ou socialisation de formes, évènements et pratiques considérés, en principe, comme purement économiques.