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Plusieurs analyses soulignent l’originalité de la construction politique de l’Union européenne (Hoffmann et Keohane 1991 ; Jourdain 1986 ; Smith 1986). Certains auteurs évoquent son caractère indéfini tels Jacques Delors, ancien président de la Commission (1981-1995) qui parlait de la Communauté comme d’un « objet politique non identifié » ou Marc Abélès (2000) qui signale l’importance conceptuelle de l’inachèvement dans la rhétorique politique européenne. Dans la pensée française, les développements de la Communauté européenne sont associés à l’idée d’un projet. À la question « l’Europe pour quoi faire ? » (Massoulié, Gantelet et Genton 1996), la France estime pouvoir apporter une réponse en termes de cohésion et jouer un rôle clé sur le plan politique. Dans la pensée britannique dont la culture politique s’axe sur la primauté du Parlement de Westminster, l’intérêt se porte sur la définition des compétences respectives de l’Union et des États membres. L’idée d’un projet commun à l’ensemble du continent semble incongrue. La contradiction entre ces options montre que les États membres s’investissent différemment dans la construction de l’Europe, ce qui conforte la devise de l’Union « unité dans la diversité » et éclaire les difficultés que ressentent des partenaires animés par des cultures politiques contrastées pour prendre des décisions. Cependant, l’Europe se prépare à incorporer treize nouveaux États et elle accepte encore de nouvelles candidatures.

Cette étape relance le débat entre deux choix politiques qui ont soit la préférence des pays du Nord, soit celle des pays du Sud : les premiers soutenant la dynamique de l’élargissement, les seconds étant en faveur d’un approfondissement préalable de l’intégration. Sur le plan idéologique, l’élargissement vers l’Est et le Centre est présenté comme une dimension incontournable de la construction européenne dont le projet final est, selon deux expressions régulièrement usitées par des employés de la Commission européenne, de réunir les membres de « la grande famille » dans une « maison commune ». Mais en raison du nombre de pays impliqués et des conséquences sur l’économie de l’Union et l’équilibre de ses institutions, les inquiétudes se multiplient. Ce projet présente, sur le plan technique, des difficultés que les agents de la Commission européenne s’efforcent de résoudre en pratiquant avec leurs partenaires une série d’opérations qui ont pour caractéristiques d’être inédites par rapport aux expériences antérieures d’élargissement (1973, 1982, 1986, 1995).

Cet article s’intéresse aux interactions que le processus de négociation suscite entre les agents de la Commission, qui agissent au nom des États membres et de l’Union, et les représentants des États candidats qui travaillent à l’intégration de leur pays dans le club européen. Les données ont été recueillies lors d’enquêtes réalisées dans l’ensemble de la Commission en 1993, puis en 1999 et 2000 dans les services en charge de l’élargissement et dans les missions des pays de Bulgarie, Hongrie, Pologne et République tchèque. Les premières recherches menées en 1993, dans plusieurs directions générales de la Commission dont celles en charge des relations avec l’extérieur (DG 1 - Relations extérieures et DG VIII - coopération développement), ont été conduites par la méthode de l’observation participante, complétée par une large série d’entretiens avec plus d’une centaine de personnes, dans les lieux officiels et les espaces moins formels, tels que les restaurants et bars avoisinants ou la cafétéria du service. Ma présence ayant été préalablement agréée par la Commission, je disposais d’une totale liberté de mouvements, ce qui m’a permis de suivre les processus de travail dans leur intégralité, du bureau du fonctionnaire jusqu’au cabinet du Commissaire, de la Direction générale aux groupes du Conseil des ministres, du Comité des représentants permanents aux séances des conseils. Durant un an, j’ai ainsi pu observer le tissu des relations professionnelles, les interactions avec les tiers, la mise en oeuvre des procédures de la Commission et, sur la base de ces données, étudier de près les conditions d’émergence d’une culture européenne. Cette première enquête m’a familiarisée avec l’univers des euro-fonctionnaires et permis de mettre au jour la complexité de l’institution sur les plans culturels et linguistiques. Le seconde recherche, en 1999 et 2000, s’est déroulée sous la forme d’enquêtes ponctuelles dans les services de la Commission qui sont associés à l’intégration de chacun des pays candidats, complétées par des entretiens conduits avec les fonctionnaires bulgares, hongrois, polonais et tchèques, de l’ambassadeur au conseiller technique, du chargé des relations avec le Parlement au spécialiste des questions agricoles, etc. En développant en simultané la recherche sur plusieurs sites, je me suis attachée en particulier aux manières par lesquelles se produit le rapprochement nécessaire à l’intégration dans l’Union européenne.

L’objet est d’éclairer le sens de la catégorie politique du « partenariat européen » qui est mobilisée dans les discours officiels de manière relativement indistincte. En mettant en relation des éléments du discours officiel, des perceptions des représentants de la Commission et des « acteurs » de l’élargissement avec ce que l’on peut savoir de leurs origines, motivations et expectatives, on observe que la notion de partenariat est mise au service d’une stratégie d’expansion de l’Union et d’un projet politique qui s’appuie sur la rhétorique du changement.

Le champ sémantique du partenariat européen

L’Union européenne est essentiellement fondée sur le dialogue politique qui a été inauguré au sortir de la guerre par « les pères fondateurs » de la Communauté, Jean Monnet, Konrad Adenauer, Altiero Spinelli. Ce dialogue s’est diffusé au-delà des cercles politiques pour inclure les milieux économiques et associatifs, faisant progresser la Communauté vers l’unité. Avec le recul, on note l’importance des changements accomplis entre l’Europe de l’après-guerre et celle d’aujourd’hui qui, en s’appuyant sur le bannissement de la guerre, ont conduit à la suppression des frontières entre les États membres.

Le dialogue structuré se développe entre différents types de personnes et d’organismes qualifiés de « partenaires » ce qui, au regard des dénominations régnant dans le champ des échanges politiques et administratifs, constitue une catégorie politique dont on doit examiner la portée. En effet, pour être d’un usage simple, le vocable « partenaire » n’en reçoit pas moins des acceptions distinctes. Dérivé de l’anglais partner, le terme est une altération de l’ancien français « parçonier » signifiant « associé » qui a donné naissance au vocable « partenariat »[1]. Le premier sens, construit sur le thème de l’association, désigne « une personne avec qui une personne est alliée contre d’autres joueurs » ou « avec qui on danse ». Les autres sens tournent autour de la notion d’échange : « personne avec qui on tient une conversation » ou avec qui « on a des relations sexuelles ». Le vocable s’étend à des personnalités morales et des entités juridiques telles que « pays, communauté, entreprise, avec lesquels un autre a des relations, des échanges ».

On retiendra de ce parcours étymologique autour de l’association et de l’échange la notion de jeu dans lequel s’engagent les partenaires. Cette acception s’adapte aux questions européennes à un double titre. D’une part, parce que les acteurs en parlent ainsi : « nous ne connaissons pas la règle du jeu », disent les fonctionnaires lorsqu’ils sont déroutés par le multiculturalisme de la Commission ; « nous nous engageons dans l’UE car c’est une construction dont les règles du jeu sont respectées », selon les représentants des pays candidats séduits par la mise en place du partenariat par la négociation[2]. D’autre part, faisant écho à ces pratiques discursives locales, les politistes utilisent aussi des expressions tirées de la théorie des jeux pour modéliser les relations européennes. Ainsi on lit sous leur plume que « le jeu à niveaux multiples ne produit pas une somme nulle : il existe un jeu à somme positive entre le niveau national et le niveau européen […] » (Wessels et Rometsch 1995 : 125-142) ou bien « The APS (accession partnerships) leave the rule of the game uncertain for applicants […] » (Grabbe 1999 : 17).

La banalisation de la scène politique comme un espace de jeu qui serait fréquenté par des acteurs expliquerait l’usage de la catégorie « partenaire ». Mais l’approche doit être complétée par l’examen des antonymes que sont, sur la scène politique, les « compétiteurs, rivaux et adversaires ». On peut ainsi classer ceux qui se reconnaissent comme « partenaires » et les différencier de ceux qui sont perçus comme « adversaires », en examinant les conditions du passage de l’un à l’autre. Le cadre européen est marqué par la négociation multilatérale qui s’inscrit elle-même dans des espaces de négociation plus inclusifs comme l’Organisation Mondiale du Commerce, l’OCDE ou l’OTAN. Dans ces organisations transnationales, la frontière entre les situations d’adversité et de partenariat fluctue, ainsi que les individus, organismes ou États susceptibles d’être catalogués « partenaires » ou « adversaires ». Cela s’observe dans les relations entre les pays du Nord et du Sud, et s’illustre de manière très symptomatique par les relations ambiguës d’alliance sur le plan politique (ou militaire) et de défiance, sur le plan commercial, entre l’Union européenne, les États-Unis et le Japon, trois puissances concurrentes dans une globalisation de type économique[3]. L’oscillation répond à la manière dont se produit l’arbitrage entre intérêts nationaux et économiques.

Sur la scène européenne, les États qui ont signé des accords d’association avec l’Union sont dans une situation de partenariat dont les termes suivent l’évolution des politiques, commerciales notamment. Ces relations s’incarnent dans des structures de dialogue qui regroupent des représentants de diverses origines et statuts. Du haut en bas de la hiérarchie institutionnelle européenne, cela concerne le Conseil des ministres et ses groupes de travail, les assemblées paritaires du Parlement (du type UE-ACP[4]), les comités d’experts (techniques, scientifiques, et avec les partenaires sociaux) et les commissions mixtes de hauts fonctionnaires (UE-Amérique Latine, UE-Asie, etc.), associés au travail de la Commission. À l’intérieur de ces structures, les participants se considèrent comme des partenaires.

Dans les réunions de parlementaires ou de ministres, le dialogue se développe dans les onze langues officielles de l’Union, avec l’aide du service commun d’interprétation et de traduction, plus les langues des pays candidats, l’usage de l’anglais et de l’espagnol étant retenu pour traiter avec les pays tiers. Les réunions entre fonctionnaires et experts se tiennent dans les trois langues de travail (anglais, français, allemand), situation propice à l’invention d’un jargon (Bellier 1999a). Nous avons pu constater que, à la Commission, le fait de ne pas maîtriser la langue de l’interlocuteur et de recourir à toutes sortes de moyens pour quitter « la barrière-prison du langage » perturbe la communication. Cela induit un décalage que les partenaires s’efforcent de surmonter tandis que les adversaires en jouent. Cet effort conscient pourrait expliquer l’oscillation des « acteurs » qui, sur la scène de la négociation, hésitent entre les positions d’adversaire et de partenaire.

La fragilité des positions est ressentie par les fonctionnaires de la Commission qui ont l’expérience de la discussion avec les États membres (dans les groupes du Conseil, mais aussi au téléphone avec le fonctionnaire de la capitale, au déjeuner avec le fonctionnaire de la représentation permanente, par échange de courrier avec l’expert, le consultant, etc.). Ils s’efforcent d’essayer de lever l’ambiguïté concernant leur loyauté : « je suis au service de la Communauté, ni pour mon État d’origine, ni contre les États membres ». La possible division entre ce qui rapproche et ce qui sépare l’individu de ses partenaires ou adversaires est intériorisée. La rhétorique subtile de la phrase montre que le jeu européen s’inscrit dans une temporalité qui marque. Les agents de la Commission oscillent entre le passé des États-nations qui est le cadre de leur socialisation et de leur langue maternelle, préalablement à leur état d’euro-fonctionnaires (« mon État d’origine ») et le futur de la Communauté qu’ils s’efforcent de faire advenir. Cette communauté se compose en effet d’États membres qui sont tour à tour « partenaires » de la Commission lorsqu’ils la mandatent pour l’accomplissement de ses activités et « adversaires » de celle-ci lorsqu’ils veulent contrôler la manière dont elle s’affranchit des contraintes nationales.

Dès lors, le terme « partenariat » ne peut être retenu sans considérer ce qui, des échanges réalisés ou de l’association effective, peut être validé par les parties prenantes de ce jeu. Au vu des politiques conduites à l’initiative de la Commission, on se demande ce qui différencie une entreprise de partenariat (comme celle de l’élargissement) d’une opération de coopération (comme celle réalisée avec les pays ACP). Le partenariat avec les pays « en transition » du Centre et de l’Est européens, qui oblige à repenser l’identité de l’Union sur le plan intérieur serait-il fondamentalement distinct de la coopération avec les pays en voie de développement dont il est dit qu’elle contribue à « l’identité extérieure de l’Union » (Bellier 2002)? Il serait facile de dire que l’Union fait du partenariat avec l’intérieur et de la coopération avec l’extérieur, mais ce serait négliger les occurrences de ces termes dans les contextes dits de « rapprochement » (partenariat) et ceux dits de programmation (coopération).

Le partenariat peut-il être réalisé sans le consentement des parties? La question pourrait sembler absurde si elle ne posait le problème de la représentativité des individus au regard de l’emboîtement des structures diplomatiques et celui de l’autonomie dont disposent les agents administratifs par rapport au politique. Du point de vue anthropologique, il importe de savoir à quelle distance se situent les partenaires sur la scène diplomatique pour mesurer la connaissance qu’ils ont les uns des autres. Le caractère concret de ces questions a pour fonction de rappeler que la diplomatie et la mécanique d’État ne sont pas des affaires strictement impersonnelles. En supposant que la relation de partenariat soit établie dans la durée afin, comme dans le cas de l’élargissement européen, d’induire un rapprochement tel qu’il mène le pays à l’adhésion, la question se pose de savoir comment se stabilise l’identification de l’alter ego comme partenaire, c’est-à-dire la reconnaissance de l’autre comme l’homologue du fonctionnaire? Face au processus de construction de l’Union européenne qui a pour finalité de restructurer les rapports politiques de façon pérenne, la fluidité des relations fonctionnelles due à la rotation des personnes dans les postes n’affecte que marginalement la relation entre les institutions partenaires. Le réseau des homologues se construit de fonction à fonction plus qu’entre individus. Toutefois, en multipliant les entretiens avec les fonctionnaires, on constate que la connaissance des individus, parties prenantes d’un même comité par exemple, profite à l’approfondissement du partenariat entre les États et leurs instances (les ministères, les administrations centrales ou les administrations territoriales). A contrario, l’ignorance favorise les malentendus.

Alors que la Commission a lancé en 2001 un nouveau chantier de réflexion sur la « gouvernance », la notion de partenariat n’est jamais discutée comme une pratique impliquant des individus. Les références à son usage semblent relever avant tout d’une forme de discipline politique. L’illustre une communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social et au Comité des régions, sur les objectifs stratégiques 2000-2005, qui précise le point suivant : « Pour réussir, la Commission travaillera en étroit partenariat avec les autres institutions européennes et selon un partage bien compris des tâches avec les États membres » (CCE 2000 : 4, souligné dans le texte). On peut se demander s’il serait possible pour la Commission d’agir seule, ce qui pose la question de la primauté de cette institution non élue sur les organes de la représentation des peuples et des États. Comment doit-on alors interpréter cette idée de « partage bien compris » des tâches dans un champ où le partage des compétences entre institutions (européennes et États membres) et niveaux (supranational, national, régional, local) est en pleine réorganisation, si l’on suit les avant-projets élaborés par Joshka Fisher, Gerard Schröder, Lionel Jospin, Tony Blair au nom de leur pays et du courant politique qu’ils incarnent? Le propos du texte de la Commission, dont le titre est Donner forme à la nouvelle Europe, n’est pas de préciser ces points qui sont au centre des critiques sur le fonctionnement politique de l’Union. Il s’agit de définir officiellement avec qui est réalisé le partenariat et d’annoncer les objectifs que se donne le Collège pour accomplir sa mission de « tête pensante » de l’Europe. On comprend que le partenariat sera réalisé avec les autres institutions européennes ce qui, de fait, place les États membres, en tant qu’entités discrètes, dans une relation autre que celle de partenaire de la Commission. Mais cela ne peut se dire ainsi, leur légitimité dans la construction de l’Union les conduisant à osciller de la position de « maîtres politiques » de l’exécutif administratif, détenteurs du pouvoir de décision, représentés au Conseil des chefs d’État et de gouvernement et au Conseil des ministres, à celle d’adversaire de l’instance intégrée européenne, au nom de la défense des intérêts nationaux ou de la poursuite d’objectifs politiques nationaux (Bellier 2000).

L’élargissement comme objectif stratégique et la construction du partenariat avec les pays candidats

Parmi les dizaines de candidatures présentées à l’Union européenne, se détachent treize pays qui ont entamé le travail de rapprochement avec les États membres, certains étant déjà entrés dans la phase de négociation préparant l’adhésion. Aucune date limite n’a été fixée, seuls étant retenus les notions de mérite, de progrès ainsi que le principe d’une réforme des institutions préalablement à l’arrivée des premiers États[5]. Le nombre des personnes impliquées dans le processus d’élargissement de l’Union et la diversification de leurs compétences sont causes de la fragmentation de la connaissance que nous avons de ce processus. Pourtant, la programmation des activités de reprise de « l’acquis communautaire », élément clé de l’adhésion par les États candidats, est si contraignante qu’elle se décline en un langage quasiment militaire.

La Commission coordonne au nom des États membres les opérations d’ajustement structurel et d’alignement des législations des États candidats. Faute d’un personnel suffisant, elle s’appuie sur des collaborations extérieures avec des partenaires diversifiés, bureaux d’études, consultants, experts en tout genre. Confrontée à l’ampleur des réformes nécessitées par la désagrégation des économies postsocialistes, l’institution devait, dès 1990, mettre en oeuvre le programme PHARE (Programme Horizontal d’Aide à la Reconstruction Européenne) pour gérer la transition et, progressivement, rationaliser l’affectation de ses ressources humaines. Dès 1990, une première phase du rapprochement des candidats avec la Communauté européenne concernait la définition des relations d’aide commerciale et l’extension des instruments prévus pour les pays en voie de développement, tel le système des préférences généralisées (Grabbe 1999 : 10). Rétrospectivement, on se demande si ce choix relevait de l’assimilation des États d’Europe centrale et orientale à des pays en voie de développement ou de la réorganisation de la Commission ; celle-ci en effet, face à la décision des États membres d’élargir la grande famille des Européens, réaffecta à cette date une partie du personnel de la Direction générale VIII (chargée du développement avec « les pays du Sud ») au redéploiement vers l’Est de la Direction générale chargée des Relations avec l’Extérieur (DG I).

Une nouvelle direction fut mise en place qui, dix ans plus tard, se retrouve insérée dans la direction générale issue de l’ancienne « Task Force pour les négociations d’élargissement », spécialement créée pour regrouper tous les services traitant de l’élargissement. Ce temps nécessaire à l’adaptation de l’organisation se ressentit sur la capacité d’action des personnels de la Commission, ainsi que devait le révéler l’enquête de terrain menée en 1993 (Abélès et al. 1993) puis en 1999-2000. L’instabilité structurelle des services en charge des relations extérieures, dont les agents cachaient l’ampleur à leurs correspondants Est et Centre européens — car elle était sans rapport avec les changements que ces derniers vivaient dans leurs propres structures administratives et politiques —, n’avait d’égale que l’incertitude commune quant à la question de savoir que faire, face l’état de délabrement économique des pays en question.

L’heure était à l’improvisation et ceux, parmi les agents de la Commission qui avaient l’expérience du « terrain » et voulaient voir du changement, purent se lancer à l’Est. Ils étaient animés d’une grande volonté que stimulait l’ampleur des crédits alloués par les États membres au budget de la Communauté pour que la Commission mette en oeuvre des programmes radicaux. Le fort courant d’europessimisme nourri par les échecs de la politique européenne de coopération pour le développement poussa les agents de la DG VIII (Développement) à s’investir dans le développement de ces pays du Centre et de l’Est européens, auxquels plus d’un fonctionnaire se trouvait, d’ailleurs, lié par attachement familial du fait des migrations antérieures. C’est donc aussi avec leur passé que les fonctionnaires durent s’ajuster pour traiter avec des pays dont les modèles politiques, économiques et sociaux diffèrent fortement du modèle dominant dans les États membres.

Nombreux sont les euro-fonctionnaires dans ce cas, tel ce fonctionnaire du service PHARE, en charge de la coopération avec la Pologne et les États baltes. Britannique d’origine polonaise, son père s’étant réfugié au Royaume-Uni pour s’engager dans l’escadron polonais de la Royal Army, il a renoué les fils de son passé avec les membres de sa famille restée à Cracovie, d’autres étant devenus ukrainiens ou morts en Sibérie. Ayant appris le polonais dès l’âge de 8 ans, il se sent européen et l’ouverture de la Pologne a suscité chez lui un fort désir de retour. Mais il reste ambivalent. Il a le sentiment d’être un Polonais qui habite l’étranger, proche de ceux qui ont quitté le pays dans les années 1960. Il se sent plus heureux « dehors » que « dedans », plus épanoui à Bruxelles en tant qu’étranger originaire d’un pays d’Europe orientale que britannique et, avec la connaissance qu’il développe à partir de son travail à la Commission, ressent une envie de vivre ailleurs, en Lituanie par exemple. Ce genre de trajectoire est assez typique des fonctionnaires de la Commission, ce qui explique tout à la fois l’intérêt qu’ils prêtent à tel ou tel pays et l’inventivité dont ils font preuve pour bousculer les habitudes nationales.

La redéfinition des relations politiques entre des partenaires que ne séparait plus un rideau de fer était d’ordre symbolique, mais les besoins d’ajustement s’avérèrent plus exigeants que l’ouverture du partenariat économique et commercial. Si « la grande famille » devait se réunir un jour, pour reprendre les métaphores usitées par les fonctionnaires de la Commission comme par les représentants des pays candidats, il fallait s’accorder sur un modèle et des valeurs communes. La signature des accords européens avec chacun de ces États prévit ainsi une clause suspensive si des efforts réels n’étaient mis en oeuvre pour instaurer les principes démocratiques et l’économie de marché et promouvoir le respect des droits humains. Avec la capacité à assumer les obligations de l’adhésion et à faire face à la dynamique de l’intégration, l’ensemble fut identifié lors du Sommet de Copenhague de 1993 comme essentiel au rapprochement. Cela constitue ce que l’on dénomme aujourd’hui les « critères de Copenhague ».

En 1997, le rapprochement était scellé par la signature des accords de « partenariat de préadhésion » dont la nécessité avait été soulignée par la Commission dans le document Agenda 2000[6]. L’ensemble du processus s’inscrivit alors dans ce que la Commission et le Conseil européen dénomment « une stratégie d’élargissement » qui constitue à leurs yeux « une opportunité unique » pour élargir l’espace marchand aussi bien que l’ensemble régional et pour, de surcroît, mettre en place « de véritables partenariats stratégiques » avec les pays qui jouxteront les frontières de l’Europe élargie. Ces citations montrent que les types de partenariats désignent des réalités distinctes, le terme « partenariat » étant vecteur de positivité dans l’espace de la géopolitique où il s’oppose au terme d’adversaire.

L’idée qui domine l’après-guerre froide est de rapprocher. Mais la manière dont s’opère ce rapprochement n’est pas définie. Tout au plus se rend-on compte, au fil des entretiens à la Commission et dans les missions des États candidats qu’il s’agit de revenir sur la coupure temporelle qui a suspendu la participation d’un certain nombre de pays européens aux évolutions de l’autre partie. Du côté des représentants des pays candidats, tout est mis en oeuvre pour effacer, au moins sur le plan discursif, les marques d’une époque devenue illégitime : « nous n’avons jamais été séparés de l’Ouest, nous avons toujours gardé contact ». De fait, la connaissance qu’ont les fonctionnaires des États candidats du fonctionnement communautaire ne laisse pas de surprendre les agents de la Commission qui négocient avec eux la reprise de l’acquis communautaire. Les euro-fonctionnaires mettent ainsi en évidence chez leurs interlocuteurs deux types de personnalité bureaucratique : l’une, représentée par des jeunes formés au management dans les universités américaines et nord-européennes, qui agit dans les missions à Bruxelles ; l’autre, composée par des fonctionnaires de l’ancien régime qui auraient tendance à appliquer les vieilles recettes de la gouvernance stalinienne, avec ce que cela implique de difficultés à transformer la logique du plan en gestion par objectif et par projets. À leurs yeux, les efforts des pays candidats pour reprendre l’acquis communautaire, comprendre l’esprit et la lettre des critères de Copenhague et progresser sur la voie des transformations, s’assimilent à un lent processus de décongélation : « ils viennent du frigidaire, tout leur système économique est paralysé ». C’est à partir de cette opposition entre « eux » et « nous » et au terme du processus de mise à niveau qu’implique l’alignement des législations des pays candidats sur « l’acquis communautaire », que se pose la construction d’un espace public dans lequel se déploieront les sentiments d’appartenance à la Communauté et une nouvelle citoyenneté.

Ces représentations qui concernent une manière de vivre et un système d’attitudes montrent que l’on n’a pas affaire à une relation de partenariat entre égaux. Ce qui se joue dans la stratégie d’élargissement, c’est une opération de conversion dont il est attendu qu’elle soit profitable à tous. Plus qu’une transition, il s’agit d’un passage avec changement d’état et littéralement, dans le cas présent, reconstruction de l’État. Ce mouvement de mise au diapason occidental se développe dans un cadre multilatéral traversé par divers courants idéologiques (néolibéralisme, démocratie chrétienne, socialisme, troisième voie, écologie politique, etc.) sur lesquels sont muets les interlocuteurs des pays candidats avec qui j’ai eu des entretiens. Comme si l’entreprise de l’élargissement était un phénomène technique dont la dimension politique se limiterait à la position que prennent les représentants du politique que sont les ministres ou les parlementaires.

Sous cet angle, on peut analyser « froidement » les échanges en cours. La Commission, dûment mandatée par le Conseil, organiserait financièrement le partenariat et enverrait ses experts travailler sur le terrain à l’accomplissement des opérations qu’elle accepte tandis que les pays candidats fourniraient les efforts nécessaires à celles-ci en vue de la préadhésion. L’association entre la Commission — c’est-à-dire aussi les États membres — et les pays candidats se déclinerait donc en termes budgétaires, avec un transfert de l’Ouest vers l’Est tel que l’on a pu parler d’un nouveau Plan Marshall en Europe. L’importance de ces transferts et la quantité d’institutions européennes et nord occidentales (type FMI, Banque Mondiale, OCDE) qui sont mobilisées depuis le début des années quatre-vingt-dix sont sans doute responsables de ce que la dimension culturelle de ce processus, c’est-à-dire la nature du changement qui résultera de l’adoption de l’acquis communautaire dans les pays candidats, soit assez peu étudiée (Grabbe 1999).

L’objectif du partenariat stratégique avec les pays de l’Est et du Centre européens est moins d’échanger des savoir faire pour agréer une position commune — ce que permettrait la reconnaissance d’une situation d’échange égal comme celle qui règne entre les États membres — que de parvenir à ce que les postulants reprennent l’ensemble de règles définies dans le cadre de l’UE (l’acquis communautaire) sans les reformuler, ce qui vérifie l’existence d’une situation inégale. Les partenariats pour l’adhésion sont orientés vers l’aide que l’Union entend apporter aux pays pour résoudre des problèmes précis, sur la base d’avis rédigés par les experts de la Commission, sans considération pour les demandes des représentants des candidats avec qui les fonctionnaires travaillent dans le cadre de ce partenariat[7]. Il y a décalage entre l’objet de l’accord au niveau des institutions signataires du partenariat et les sujets chargés d’en mettre en oeuvre le contenu.

Instruments clés de la stratégie et cadres de la programmation de l’aide, les « partenariats préadhésion » ont été détaillés pour chacun des pays candidats en termes concrets. Il s’agit, par exemple, de mesures en faveur de l’intégration des « non-citoyens » en Estonie et Lettonie, d’amélioration de l’environnement des entreprises en Bulgarie, de restructuration du système bancaire en République tchèque, de la métallurgie en Pologne, etc. (Verheugen s. d. : 18-19). Moins précis sont les « partenariats stratégiques » établis dans l’optique de ne pas reconstruire « une nouvelle ligne de fracture entre stabilité et prospérité, d’un côté, instabilité, conflits et retards de développement, de l’autre » (CCE 2000a : 8).

Cet autre partenariat est une dynamique dont le terme de « processus » (parfois remplacé en anglais par le vocable « momentum ») rend compte et qui s’appuie sur le développement du dialogue politique aux plus hauts niveaux. Le partenariat stratégique s’associe en effet, selon les expressions utilisées par la Commission dans son document stratégique Donner forme à la nouvelle Europe (CCE 2000a), au « processus de stabilisation et d’association des Balkans, de coopération avec la Russie et l’Ukraine », à l’appui « au processus de Barcelone pour soutenir le processus de paix au Proche Orient » et au « renforcement des relations politiques avec le Maghreb ». Cela devrait conduire « à la création d’un partenariat fondé sur l’État de droit et le développement durable ». Cette extension du terme « partenariat » ne renvoie à aucun contenu précis : la notion d’État de droit comme celle de développement durable sont des objectifs susceptibles de recevoir différentes interprétations.

Qui sont les parties prenantes de ces partenariats préadhésion et des activités de négociation qui sont déjà ouvertes pour quelques pays? Dix États représentent le bloc des pays autrefois communistes, qui sont consolidés dans le discours occidental sous le nom de « Pays d’Europe Centrale et Orientale », mieux connus par les acronymes PECO (en français) ou CEEC (en anglais) en vigueur dans les instances administratives. En raison de leur passé, ces États et leurs représentants mandatés à Bruxelles pour cette entreprise focalisent l’attention sur ce qui doit être accompli pour devenir « Européen uni » et, de ce fait, ils font l’objet d’un étroit suivi. Deux autres pays, Chypre et Malte, économiquement marginaux mais politiquement importants, font partie du mouvement d’élargissement dans un esprit de rééquilibrage de l’Union vers le Sud. Ils ne posent pas de problèmes sur le plan des capacités institutionnelles requises pour passer au stade d’État membre. Ce qui n’est pas le cas du treizième pays, la Turquie, avec qui les relations de type préadhésion destinées à dresser l’état des forces économiques et politiques du pays et à mobiliser les programmes européens sur les secteurs les plus en difficulté sont à un stade préliminaire, les critères politiques dits de Copenhague étant en particulier sujets à examen.

Chacun de ces pays a mis sur pied une équipe de négociateurs qui se compose de deux pôles. Le premier travaille dans la capitale et participe aux conférences bilatérales entre les États membres et chacun des pays candidats, en différentes séances qui se tiennent à l’échelon des ministres ou des délégués que sont les représentants permanents pour les États membres et les ambassadeurs ou les négociateurs en chef pour les pays candidats. Le second pôle, sous la conduite d’un chef ayant rang d’ambassadeur, regroupe les équipes d’administrateurs, de conseillers, d’experts dans une « mission », située à Bruxelles, qui n’a pas encore le statut de représentation permanente. Les fonctionnaires des missions, compétents dans les différents secteurs des politiques européennes, travaillent au processus qui conduit de l’examen analytique de la législation à la reprise de l’acquis communautaire, préparatoire à la négociation d’adhésion proprement dite.

Ces treize pays sont suivis par les services de la direction générale (DG) Élargissement, à la Commission européenne, dans trois directions A, B, C, qui regroupent respectivement les pays du Nord-Est (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne), du Centre (Hongrie, République Tchèque, Slovaquie, Slovénie) et du Sud-Est (Bulgarie, Chypre, Malte, Roumanie, Turquie) de l’Europe. Chacun d’entre eux est aux mains d’un team leader chargé de coordonner les opérations et désigné comme la personne responsable connaissant les problèmes des négociations, mieux que les collègues des autres services de la Commission qui sont spécialisés par secteur (à l’agriculture, au marché intérieur, aux politiques régionales, à la sécurité nucléaire, etc.). La direction générale placée sous la tutelle du Commissaire G→nter Verheugen, est conduite par Eneko Landaburu; ces hommes, avec les nuances héritées de leurs socialisations nationales (respectivement en Allemagne et en Espagne), appartiennent au courant idéologique du socialisme européen dont ils ont été, tous deux, membres élus.

Les entretiens dans la DG révèlent que l’élargissement représente un domaine politiquement sensible. D’un côté, la Commission a pour mission de mettre en oeuvre les décisions politiques des Conseils européens qui ont ouvert la porte aux négociations avec les treize pays candidats, ce qui la conduit à dessiner une stratégie pour résoudre les difficultés de l’entreprise. De l’autre, elle s’efforce de faire progresser les États candidats vers l’accomplissement des exigences communautaires, ce qu’elle fait tour à tour en compliquant les enjeux ou en levant les freins que les représentants des États membres posent de différentes manières, effrayés qu’ils sont par le coût des opérations et les conséquences que l’intégration d’un si grand nombre de pays pose au fonctionnement des institutions, comme à l’utilisation des ressources destinées à compenser les effets de l’intégration sur les économies les plus fragiles.

Le choix d’un duo germano-hispanique à la Commission pour piloter ces opérations présente une valeur emblématique en ce qu’il confirme le rôle leader de l’Allemagne à l’Est et rassure l’Espagne quant à l’utilisation des Fonds Structurels. Le directeur général, qui a l’expérience de la construction européenne, a conscience des enjeux d’un élargissement qu’il évoque comme une « fuite en avant […] un pari historique que nous avons fait et dont nous devons voir toutes les conséquences pour la vie de la famille ». Sur cette dimension politique qu’illustre la métaphore de la famille, se greffent des problèmes très institutionnels dont une autre expression métaphorique suggère l’ampleur : « il faut réaménager la maison »[8].

On ne s’étonne guère de voir s’affirmer dans le contexte de l’élargissement le double paradigme de la famille et de la maison qui sont deux marqueurs du discours identitaire à la Commission européenne (Bellier 1997). Mais passer de quinze à vingt-huit États membres représente un défi sur le plan identitaire qui fragilise le projet d’Union des États dans une communauté de destin. Il faudra sans doute régler le problème des langues pour maîtriser les aspects culturels qui brouillent la communication. «À la Commission on utilise un mélange de langues (et une langue comprise de nous seuls), on développe une façon de parler différente. Je le vois avec une stagiaire suédoise d’origine polonaise qui oublie ses mots d’origine. Entre nous cela ne pose pas de problèmes, mais la complexité de la communication s’accroît en allant vers l’extérieur, d’abord pour les citoyens des États membres puis pour ceux des pays candidats »[9]. La langue de travail de l’élargissement est principalement l’anglais, en expansion depuis les années quatre-vingt-dix, mais le nombre des langues officielles — majoritaires dans les pays accédants — devraient augmenter, posant de nouveaux problèmes aux équipes de traduction (Bellier 2001b).

La rhétorique du changement en Europe

L’intégration des Pays d’Europe centrale et orientale induit deux sortes de déplacement de l’imaginaire européen, dans le temps et dans l’espace, à la différence des précédentes expériences (1973, 1982, 1986, 1995) qui avaient essentiellement une dimension spatiale. Les pays candidats d’alors, même s’ils n’étaient pas au même niveau de développement économique, s’inscrivaient dans la même temporalité que les États membres : leurs appareils institutionnels, leur système bancaire et financier, leurs vues de l’économie étaient sensiblement les mêmes. La situation s’avéra différente avec les Pays d’Europe Centrale et Orientale qui ne partageaient ni les vues ni les principes d’organisation des rapports entre le politique, l’économique et le social des démocraties néo-libérales occidentales.

Les précédents élargissements n’en constituent pas moins un corpus de références qui s’impriment dans le tissu des pratiques des euro-fonctionnaires et des discours politiques. « Je viens d’un pays qui rêvait d’appartenir au coeur de l’Europe », dit un fonctionnaire portugais en service dans le programme PHARE, « je faisais partie de l’équipe de négociateurs de mon pays », dit un autre, grec, dans un service voisin.

Pour reformater des pays hétérogènes, furent inventés de nouveaux instruments comme le fit la Commission, dans les années quatre-vingt, avec la politique des Fonds Structurels pour accélérer l’intégration des pays du Sud. Mais il apparut que le processus d’élargissement ne se réduirait pas à l’alignement des entrants aux obligations du club. Il concernerait aussi le corps de l’Union dont une réforme s’imposerait pour que les États membres puissent tirer les bénéfices de l’opération.

Du côté des États membres, se multiplient des craintes récurrentes d’un élargissement à l’autre et que seul efface le temps, quant à l’émigration des travailleurs pauvres, la prolifération de l’économie mafieuse ou la réorientation des flux financiers de l’Union vers un « gouffre ». Il y a divorce entre les discours de l’UE célébrant la réunion, le progrès, le suivi des transformations et les sociétés Est-européennes, fragilisées par la réorganisation des rapports politiques et économiques. Elles ne sont pas préparées au dialogue avec les experts et les techniciens qui se prononcent sur des valeurs sans s’assurer des moyens d’un enracinement dans les pratiques sociales.

Du côté des pays candidats, le discours des experts, vecteur de la normativité de la parole dominante européenne, est souvent mal accepté. Telle cette responsable de la mission bulgare qui conteste l’objectivité des données sur lesquelles les experts basent les rapports qui servent à la Commission pour évaluer les progrès réalisés et produire ses avis. Les pays concernés sont déstabilisés par le décalage entre les incertitudes qui entourent les dates d’intégration et le caractère contraignant de l’acquis communautaire — un paquet de directives, de règlements, de soft law, de jurisprudence, représentant plus de cent mille pages de textes à traduire — que les pays candidats doivent adopter pour entrer dans le club.

Une sorte de vertige saisit leurs fonctionnaires, comme cette femme, rencontrée dans la mission de la république tchèque, anxieuse de franchir la date de l’adhésion pour en finir avec un acquis qui ne cesse de croître tandis qu’ils négocient. Ils veulent échapper au présent, comme cet homme dans la mission hongroise, qui se soucie de rassurer les opérateurs économiques pour accélérer l’investissement direct, ou encore cet euro-fonctionnaire qui « pense à l’après-élargissement », au grand dam de ses correspondants nationaux qui estiment que le présent suffit.

À mesure qu’ils se rapprochent de l’Union, les pays candidats observent les différences de traitement entre eux-mêmes et les États membres. Cela les conduit à remettre en question le caractère équilibré du partenariat décidé par les institutions de l’Union. Ce sont moins les règles qui les préoccupent que leur interprétation inégale par les grands et les petits pays, les anciens et les nouveaux. Ils ont du mal à admettre les raisons pour lesquelles certains pays — dont la France — tardent à transposer certaines directives européennes dans leur système légal, se mettant ainsi en infraction avec le système communautaire, en rupture avec le principe d’adoption intégrale de l’acquis communautaire que les États candidats n’ont pas le loisir de discuter. En prenant du recul, on observe que le processus de l’élargissement est ralenti autant par les incertitudes régnant dans « la maison de l’Union » que par le relatif manque de préparation des pays. Dans ce contexte, l’élargissement est devenu le prisme révélateur de la dynamique européenne qui cherche avec l’ouverture à l’Est quelque chose de plus qu’un nouvel élan associé à un marché élargi.

Au Sommet de Nice (décembre 2000) le projet de l’Europe a été remis en question et la solution politique reportée à une phase ultérieure. Le seul peuple consulté sur les réformes prévues s’y est opposé. Ce refus irlandais d’un Traité dont il était attendu qu’il clarifie les enjeux sur le plan politique, rappelle le non danois au Traité de Maastricht qui fut le déclencheur d’une réflexion sur les moyens d’impliquer les citoyens européens dans « la chose commune ». L’aboutissement provisoire en a été la Charte des Droits Fondamentaux, prélude à une constitution dont elle serait le préambule.

On s’aperçoit aujourd’hui que le partenariat engagé au niveau des États et des institutions est insuffisant à renouveler la dynamique de l’intégration. Plus que des élites politiques qui ont investi la Communauté, l’Union semble avoir besoin des peuples qui la constituent et les hommes politiques se sensibilisent à cette dimension du contact par delà les frontières. Ainsi au Parlement Européen en mars 2000, Jerzy Buzek, premier ministre polonais souligna le besoin du soutien public pour réussir l’élargissement, aussi bien en Pologne que dans les États membres. Il critiquait les États membres pour ne pas mener de campagnes d’information efficaces sur ces questions. Un an plus tard, l’épisode irlandais lui donnait raison, les élites associées à l’exercice du pouvoir n’ayant pas prévu les refus nationalistes et écologistes d’un peuple qui ne s’est guère mobilisé sur cet objet.

La dynamique transformatrice de l’Union s’appuie sur la rhétorique des « retrouvailles de la grande famille ». Mais elle s’empêtre simultanément dans un discours opaque sur les modes de fonctionnement d’une si grande complexité que l’Union ne peut fonctionner dans « l’imaginaire européen » pour paraphraser Anderson sur l’imaginaire national (1983). La communication sur l’Union n’est orchestrée par aucune instance commune ni relayée par aucun journal européen de grande diffusion. Seul existe, à Bruxelles, un bureau de presse qui accrédite le plus grand nombre de journalistes enregistrés dans une organisation transnationale. Ce sont eux qui médiatisent l’Union européenne dans le vocabulaire de leurs médias respectifs. De fait, seule une fraction de la classe politique et des opérateurs économiques est au courant des manières par lesquelles se construit l’avenir et est capable de participer au débat ou à la décision européenne.

Conclusion

Du point de vue anthropologique, l’élargissement de l’Europe pose la question de la manière par laquelle les pays candidats sont invités à s’approprier les valeurs, les principes et les modalités qui identifient l’Union européenne. Cette entité politique originale sur le plan institutionnel semble se développer comme un nouvel empire voué à incorporer ses marches pour consolider ses centres, suivant en cela le principe de régionalisation qui accompagne le processus de mondialisation. Cependant, la forme qu’elle se donne est liée à la méthode que suivent les États membres pour la mise en oeuvre d’un partenariat dont ils sont les acteurs, par lequel ils délèguent certaines compétences aux instances intégrées, dont la Commission européenne. La notion de « partenariat », centrale dans le montage des opérations de coopération internationale et d’intégration communautaire, endosse de multiples formes. Mais son fondement n’est jamais discuté dès lors que les individus acceptent le jeu du dialogue. Ce système de dialogue est codifié sur le plan des instances, des organismes, des représentants appelés à y participer et des procédures à suivre pour organiser les réunions, la traduction, la rédaction des textes qui sont produits dans une myriade de lieux, sur des sujets d’une infinie diversité. On ne peut donc pas suivre tout le partenariat mais seulement l’une de ses facettes.

Quinze pays sont partenaires de Treize autres dans un processus qui vise à les convertir de l’état de candidat, associé à l’Union par divers mécanismes, à l’état de membre, partenaire et décideur. La dynamique s’appuie sur l’emboîtement de plusieurs types de partenariats : « partenariat de préadhésion », « véritables partenariats stratégiques », « partenariat fondé sur l’État de droit et le développement durable », correspondant à différents degrés d’implication de l’UE. L’ensemble est orchestré par la pratique du « dialogue politique aux plus hauts niveaux », mise en oeuvre par des collaborations entre fonctionnaires. Au terme du processus de mise à niveau qu’implique l’alignement des législations des pays candidats sur « l’acquis communautaire » (partenariat préadhésion), se pose la construction d’un espace public politique dans lequel se déploieront les sentiments d’appartenance à la Communauté et une nouvelle citoyenneté.

Mais le partenariat institutionnel a du mal à irriguer les peuples qui ne se mobilisent guère pour la « chose européenne ». La dynamique transformatrice de l’Union qui s’appuie sur la rhétorique des « retrouvailles de la grande famille » est masquée par l’opacité du discours sur les modes de fonctionnement si complexe que l’Union ne peut fonctionner dans « l’imaginaire européen ». Du côté des pays candidats, l’appartenance à l’UE semble être la garantie d’un avenir démocratique où chacun retrouve la possibilité de s’exprimer dans un jeu dont les règles sont respectées par les partenaires. Du côté des États membres, et à la Commission où s’est exprimé ce propos, l’élargissement est une « fuite en avant […] dont nous devons voir toutes les conséquences pour la vie de la famille »[10] (La première conséquence est qu’il est devenu nécessaire de « réaménager la maison ». Cela implique trois niveaux technique, institutionnel et politique. Mais on constate un divorce entre les discours de l’UE plutôt technicistes et la demande des sociétés, fragilisées par les réorganisations en cours. Le processus d’élargissement est devenu le prisme révélateur de la dynamique européenne qui cherche avec l’ouverture à l’Est quelque chose de plus qu’un nouvel élan associé à un nouveau marché : un projet.