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Recherche des universaux, anthropologie de la musique et analyse des structures musicales

Dans The Study of Ethnomusicology (Nettl 2005), un ouvrage considéré dans la profession des ethnomusicologues comme le plus complet en ce qui concerne les thèmes étudiés dans la discipline et leur mise en situation historique, Bruno Nettl souligne, dans le chapitre 4 consacré à la musique comme « langage universel » et aux « universaux de la musique », que ce champ d’intérêt avait dominé au XIXe siècle et que, dans les années 1950, il était considéré comme ancien et anachronique (Nettl 2005 : 42).

Je résume ici les six arguments négatifs principaux avancés contre la légitimité de la quête des universaux de la musique que Jean Molino et moi avons inventoriés à travers la littérature ethnomusicologique (Molino et Nattiez 2007 : 344-349). Comment peut-on prétendre avoir découvert les universaux alors que nous ne connaîtrons jamais en détail les quelque 5 000 cultures musicales distinctes aujourd’hui inventoriées ? N’est-il pas évident que, à chaque fois que nous nous risquerons à proposer un trait universel, un contre-exemple apparaîtra quelque part ? Lorsque l’on regarde la liste des universaux proposés par certains chercheurs, on s’aperçoit qu’on pourrait les trouver aussi bien dans le langage verbal, le récit ou le théâtre. En quoi, alors, nous aideraient-ils à mieux comprendre le phénomène musical ? Comment peut-on parler d’universaux de la musique alors qu’il n’est pas certain que ce que nous, Occidentaux, appelons musique, soit un phénomène universel ? Kenneth Gourlay, constatant que, dans la langue igbo, le mot nkwa désignait une combinaison de ce que nous appelons le chant, l’exécution des instruments et la danse, s’exclamait : « Comme les choses auraient été différentes si la langue igbo avait atteint le même statut d’“universalité” que l’anglais ! » (Gourlay 1984 : 35)[2]. Et Gourlay de plaider, comme le dit non sans humour le titre de son article, pour « la non-universalité de la musique et l’universalité de la non-musique » (ibid.) ! On ne saurait, selon cette perspective, rechercher des universaux de la « musique » alors que plus de 90 % des langues du monde n’ont pas d’équivalent pour ce mot. Pour toutes ces raisons, les « musiques » ne seraient pas comparables, et toute tentative analytique en ce sens s’avèrerait à la fois politiquement incorrecte et épistémologiquement erronée. En définitive, la recherche des universaux serait une des manifestations récurrentes et perverses de l’ethnocentrisme. Mais l’argument négatif qui me préoccupera surtout ici est celui qui s’est trouvé justifié, lorsque les ethnomusicologues ont affirmé avec force que toute musique particulière était le produit d’une culture spécifique. Si tel était le cas, à quoi cela servirait-il de rechercher les universaux pour la comprendre ?

La question des universaux doit donc être resituée par l’émergence dans les années 1960 et 1970 de la conception « anthropologique » de l’ethnomusicologie. Deux ouvrages essentiels ici : The Anthropology of Music, d’Alan Merriam (1923-1980) et How Musical is Man ? de John Blacking (1928-1990), publiés respectivement en 1964 et en 1973[3]. Pour ce courant dont l’influence a longtemps été considérable bien au-delà de la carrière de ces auteurs, les musiques de tradition orale s’expliquent fondamentalement par les cultures où elles apparaissent ; pour cette raison, l’étude doit commencer par celle des contextes. En cela, leur oeuvre était en rupture avec la perspective comparatiste de l’école de Berlin ou les travaux de tous ceux et celles, tel David McAllester (1954), qui juxtaposaient la description de la musique et celle de la culture d’appartenance[4]. La voie que ces deux chercheurs ouvrent, chacun avec sa personnalité et ses moyens propres, est celle d’une conception déterministe de l’ethnomusicologie, comme en font foi les extraits qui suivent. Merriam déclarait avec force au seuil de The Anthropology of Music :

La musique est un produit de l’être humain et a une structure, mais cette structure ne peut pas exister par elle-même, séparée du comportement qui la produit. Afin de comprendre pourquoi une structure musicale existe telle qu’elle est, nous devons aussi comprendre comment et pourquoi le comportement qui la produit est ce qu’il est, et comment et pourquoi les concepts qui sous-tendent ce comportement sont organisés de manière à produire la forme particulièrement désirée d’organisation sonore.

Merriam 1964 : 7[5]

Une position qui n’est pas sans importance pour la méthodologie suivie, comme le confirme Blacking quelques années plus tard, dans How Musical is Man ? : « Si l’analyse formelle ne commence pas par une analyse de la situation sociale qui a engendré la musique, elle n’a pas de sens »[6] (Blacking 1973 : 71, 1980 : 82). En raison de ces affirmations, les positions de Merriam et Blacking ont été parfois qualifiées de « culturalistes », comme le justifie cette étonnante déclaration : « La musique confirme ce qui se trouve déjà dans la société et la culture, et elle n’apporte rien de nouveau, si ce n’est des structures sonores » (Blacking 1973 : 55, 1980 : 65). Il suffirait donc de décrire les environnements sociaux et culturels d’un corpus musical pour pouvoir en rendre raison, sans se soucier de son organisation musicale per se qui serait fatalement une duplication ou un reflet de ses contextes externes. Il n’est pas étonnant alors qu’un des effets pervers de l’influence prépondérante de pareilles conceptions et de ce courant jusqu’à maintenant ait été de négliger l’étude des structures musicales au profit d’une description de l’environnement culturel. Il suffirait de décrire le contexte où s’épanouit un répertoire musical pour en rendre compte. C’est du reste la stratégie adoptée ad nauseam dans la Garland Encyclopedia of World Music en dix volumes (Stone 1998-2002) où l’analyse des structures musicales occupe une portion congrue.

Autre conséquence de cette position : si l’étude de musiques de tradition orale doit commencer par celle de leur culture environnante ; s’il suffit, pour rendre compte d’un corpus musical, d’appréhender son environnement culturel, peut-on disposer de descriptions suffisantes des structures musicales et des conduites cognitives qui les sous-tendent pour déterminer s’il existe dans la musique des universaux, c’est-à-dire des dimensions sonores et stratégiques qui se retrouveraient, sinon dans la totalité des cultures du monde, du moins dans un grand nombre d’entre elles, et qui seraient d’autant plus caractéristiques de ce qu’est l’homme (ou la femme) musicien(ne) qu’il serait prouvé que ces cultures n’ont pas entretenu de contacts ? Cela ne va pas non plus sans conséquence ni pour la pratique de l’analyse, ni pour l’anthropologie, car, sans cette perspective, nécessairement comparative, comment répondre à la question soulevée par le titre de son livre : « How musical is man ? »[7].

Mais, pas plus que l’histoire de la musique, l’histoire d’une discipline ne se présente comme une succession à la queue leu-leu de périodes distinctes et bien tranchées. Alors que Merriam a donné le coup d’envoi de l’approche anthropologique de la musique qui va être longtemps dominante, Nettl (2005 : 43) note que l’on assiste à la fin des années 1960 à un retour de l’intérêt pour les universaux de la musique[8]. On ne s’étonne pas alors que Merriam, à la fin de sa vie, et que Blacking, tout au long de sa carrière, aient accordé aux universaux, à la perspective comparative longtemps mise de côté, voire à l’explication biologique de la musique, une place que leur orientation fondamentale ne laissait pas attendre. C’est donc à un examen nuancé de la conception de l’ethnomusicologie selon Blacking que je vais me livrer ici.

John Blacking, l’analyse musicale et la culture

En titrant l’essai qui lui a valu la notoriété How Musical Is Man ?, Blacking n’est-il pas à la recherche de ce qui fait que tout être humain est potentiellement musicien ? Bien sûr, nous connaissons sa réponse, qui est celle d’un social anthropologist : « Ma préoccupation est que la musique exprime des aspects de l’expérience des individus dans la société » (Blacking 1971a, in 1995 : 32). Il prend alors l’envie de regarder quels aspects de la musique sont expliqués dans l’oeuvre de John Blacking par le lien avec la culture, sous des modalités méthodologiques diverses que je ne discuterai pas ici. J’en vois essentiellement trois. D’abord, au niveau du métalangage, la terminologie des genres selon les catégories socioreligieuses, le titre de la pièce, et les catégories vernaculaires utilisées pour désigner certains aspects de la musique : c’est à partir d’elles que, selon lui, l’analyse musicale devrait être menée. Deuxièmement, Blacking inventorie des aspects qui sont extérieurs au son lui-même mais qui sont fondamentaux, culturellement, pour expliquer l’aspect que prend telle ou telle musique : les techniques de jeu, les battues métriques[9], le comptage (dans le genre particulier des comptines), l’intonation du langage dans les cultures où il y a des langues à ton et l’influence des mots. Enfin, il établit le lien entre musique et culture au niveau de ce qu’il a souvent appelé, faisant explicitement référence à Chomsky, les « structures profondes » ou sous-jacentes de la musique, d’ordre social, notamment parce que « la fonction de la musique est de fortifier certaines expériences qui ont revêtu une signification dans la vie sociale ou d’en rapprocher plus fortement les gens » (Blacking 1973 : 99, 1980 : 111)[10].

Ces trois familles de liens entre musique et culture montrent d’emblée que ce ne sont pas tous les aspects de la musique qui sont expliqués par la culture. On pourrait citer en particulier le cas des échelles musicales. Certes, Blacking ne les a pas ignorées, mais ce qui a retenu son attention, du point de vue de leur explication culturelle, ce sont les raisons pour lesquelles telle échelle a été empruntée par un groupe social à un autre, et non le pourquoi de leur formation et la configuration de leur structure : « Le choix et l’emploi des échelles peuvent résulter de processus sociaux et culturels pas forcément en rapport avec les propriétés acoustiques du son » (Blacking 1973 : 73, 1980 : 84) ; et Blacking de critiquer Max Weber qui « a prétendu que le système musical européen a été rationalisé à partir de l’intérieur même du système des sons » (ibid.). Or, pour pouvoir établir, si c’est cela l’objectif, les raisons socioculturelles des emprunts d’une culture à une autre, peut-on vraiment faire l’économie de l’étude des structures scalaires ? Tel groupe ne va-t-il pas adopter une échelle « étrangère » parce qu’elle présente des analogies avec les siennes propres, par exemple ?

Une autre question, fondamentale, vient immédiatement à l’esprit : la totalité des aspects de la musique d’un groupe déterminé peut-elle être expliquée par son soubassement culturel ? Je n’en citerai qu’un seul exemple. Dans son premier ouvrage, Venda Children’s Songs, Blacking (1967) a brillamment montré, en utilisant de facto la technique de la superposition paradigmatique qui est un des outils les plus féconds pour l’analyse musicale en ethnomusicologie[11], que 26 chants d’enfants étaient dérivés du pattern de la tshikona, la danse nationale des Venda, mais il a immédiatement généralisé cette observation grâce à un glissement herméneutique à la fois fonctionnaliste et néo-marxiste : « Les relations thématiques expriment les relations des groupes sociaux qui font de la musique, eu égard en particulier au concept dominant de solidarité Venda » (Blacking 1967 : 196). Or, si on examine ce premier livre de près, on constate qu’en fait ce sont seulement 26 chants qui sont reliés à la danse nationale, sur les 59 qu’il a enregistrés et transcrits : 21 proviennent des schémas pentatoniques de la « reed-pipe music » et 12 d’échelles et de modes dont plusieurs sont tirés de chants d’adultes distincts de la danse nationale (Blacking 1967 : 194-195). De ce fait, est-il possible de continuer à affirmer, comme il le fera dans How musical is man ?, que « les rapports thématiques du tshikona et des chansons enfantines Venda expriment les rapports sociaux correspondants » (Blacking 1973 : 101, 1980 : 114) ? Conséquence immédiate pour l’analyse : si l’on veut éviter le risque de réduire a priori l’explication du fonctionnement de la musique à une infrastructure socioculturelle considérée comme la source des manifestations musicales « de surface », il convient de disposer d’abord d’une description des structures musicales.

C’est la position à la fois déterministe et fonctionnaliste de Blacking qui a fait la force et le succès de son oeuvre, mais en me fondant sur ses trois livres (Blacking 1967, 1973, 1987) et sur l’éloquente collection posthume de ses articles, Music, Culture, and Experience (Blacking 1995), j’oserais affirmer qu’il avait lui-même senti les difficultés de sa position. Dès ses premiers textes importants, en effet, Blacking reconnaît de manière explicite l’existence des universaux. Je trouve hautement symbolique que ses deux derniers articles, publiés après sa mort, portent sur ce qu’il dénomme lui-même « les fondements biologiques de la musique » ou « la biologie de la production musicale » (Blacking 1990, 1992). À tous égards, l’évolution de Blacking me semble parallèle à celle d’Alan Merriam qui, là encore dans son dernier article, publié après son décès accidentel, réhabilitait fermement l’approche comparative en ethnomusicologie, dans un texte intitulé : « On Objections to Comparison in Ethnomusicology » (Merriam 1982). Témoignant d’un virage radical par rapport à la position énoncée dans son livre de 1964 et citée plus haut, il écrivait : « Mon objectif est de nous rappeler que les études structurales ont très clairement leur place en ethnomusicologie, que ces études conduisent naturellement et inévitablement à la comparaison des structures, et que de telles comparaisons peuvent, dans des circonstances spécifiques, conduire à une connaissance nouvelle et élargie de la musique » (Merriam 1982 : 175). À la vérité, il n’est pas étonnant que les deux collègues qui ont le plus contribué à concentrer la recherche ethnomusicologique sur la spécificité des cultures soient revenus à des thèmes de recherche que leurs positions globales avaient contribué à écarter – la quête des universaux et le comparatisme –, car, dans aucune activité scientifique, on ne peut éternellement s’en tenir à une position à la fois déterministe et réductionniste.

Blacking et les universaux

Dans un premier temps, j’examinerai quelques-uns des propos qui, chez Blacking, semblent montrer la nécessité, pour l’ethnomusicologue, de s’intéresser aux universaux et de partir à leur recherche.

L’intérêt de Blacking pour les universaux est en fait dérivé de sa vision de la contribution de la musique à la cohésion sociale. À ce titre, à l’époque où How Musical Is Man ? est en gestation – avant 1973 –, la communication occupe une place non négligeable dans son approche, comme on le lit tout particulièrement dans le premier chapitre de Music, Culture, and Experience (1971b in Blacking 1995) qui date de 1971. Pour qu’il y ait communication entre les êtres humains, non seulement à l’intérieur d’une culture, mais aussi entre les cultures – et cette préoccupation restera présente dans toute son oeuvre –, il faut bien qu’il y ait des universaux musicaux. Dans un article intitulé « Can Musical Universals Be Heard ? » (1977), il s’interrogeait sur ce qu’il considérait comme l’universalité du message du compositeur britannique Elgar. Il reprenait ainsi un problème qu’il avait avancé un peu timidement dans How Musical Is Man ? en ces termes : « Peut-être y a-t-il quelque espoir d’une compréhension interculturelle, tout compte fait » (Blacking 1973 : 111, 1980 : 124). Quatre ans plus tard, il écrit : « La conviction que la musique puisse transformer l’expérience, élargir le conscient, provoquer l’extase ou même guérir la maladie est peut-être universellement partagée et a servi de stimulant à d’innombrables exécutions musicales » (Blacking 1977 : 14 et 16, traduction française : 23), mais, ajoutait-il :

Le pouvoir de la musique n’est donc pas dû seulement à ses propriétés acoustiques mais aussi à l’expérience sociale engendrée par son exécution, créant une association et une concentration des corps humains quasi rituelles dans le temps et dans l’espace. [...] Si les hommes sont pris soit par la musique soit par une situation sociale, ce qui leur arrive n’est possible que par une sorte de sensibilisation collective spontanée qui n’a pas été prouvée ni ne peut facilement l’être. Cette possibilité d’un genre spécial de communication a beaucoup préoccupé compositeurs et exécutants et c’est, en fait, la seule base réelle d’une théorie valable des universaux en musique. Si les êtres humains ne peuvent jamais partager leurs sentiments, la découverte de faits musicaux universels ne révélerait pas grand-chose sur la nature de la musique.

Blacking 1977 : 16-18, trad. 1980 : 24

Donc, les éventuels traits universels de la musique ne sauraient l’être qu’en tenant compte de leur dimension expressive, et à la condition de s’attacher aux connotations qui sont partagées non seulement dans une même communauté, mais de manière transculturelle. Dans son dernier article, qui, curieusement, ne figure pas dans la bibliographie de ses textes, significativement intitulé « Transcultural Communication and the Biological Foundations of Music », il affirmait :

La communication transculturelle est possible non en raison de la façon dont les individus lui donnent un sens. Le seul domaine dans lequel des universaux significatifs peuvent être trouvés réside dans les fondations biologiques de la production musicale et les processus cognitifs et affectifs par lesquels les gens donnent un sens au son musical. 

Blacking 1990 : 180, réédition 1995 : 247-252

En réalité, cette position n’étonne pas si l’on considère les motivations fondamentales de son projet et notamment l’engagement clairement socialiste qui était le sien[12], car si Blacking a tant fait, à la suite de Merriam, pour que nous nous intéressions à la spécificité de chaque culture musicale, il ne perdait jamais de vue que l’individu appartenait à l’ensemble de la communauté humaine universelle et il espérait que la musique contribuerait au développement du sens de la fraternité humaine. Rappelons-nous les dernières lignes, émouvantes, de How Musical Is Man ? :

Dans un monde tel que le nôtre, dans ce monde de cruauté et d’exploitation où proliférèrent sans cesse le toc et le médiocre dans le seul but du produit financier, il est indispensable de comprendre pourquoi un madrigal de Gesualdo, une Passion de Bach, une mélodie pour sitar de l’Inde ou une chanson africaine, le Wozzeck de Berg ou le War Requiem de Britten, un gamelan balinais ou un opéra cantonnais, ou une symphonie de Mozart, de Beethoven ou de Mahler peuvent être profondément nécessaires à la survie de l’homme.

Blacking 1973 : 116, 1980 : 129

Les conséquences de ces affirmations sont fortes puisqu’elles conduisent à soutenir qu’il existerait des universaux émotifs dans la musique et des réactions affectives identiques à une même musique, et ce, d’une culture à une autre. Si dimension universelle il y a, elle ne doit pas dépendre pour lui des conventions sociales et culturelles particulières ou de l’idiosyncrasie des individus. Comment, alors, fonder l’existence de ces universaux ? Le propos de Blacking, ici, est radical :

Des musiciens formés dans des traditions culturelles incompréhensibles entre elles peuvent utiliser un procédé commun qui, parce qu’il se fonde sur une structure mentale universelle, peut être compris par des auditeurs qui ne sont pas familiarisés avec l’expression de son langage culturel ou musical. Pour ce faire, ils doivent aller au-delà des conventions de leur société particulière pour atteindre les processus mentaux de l’espèce. [...] Voici comment le compositeur le plus personnel peut offrir l’attrait le plus universel : il communique avec d’autres au niveau de l’inné ; il commence avec les conventions culturelles, mais il les dépasse en réorganisant ses structures acoustiques d’une façon personnelle mais fondamentalement universelle plutôt qu’en suivant servilement des règles propres à sa culture.

Blacking 1977 : 19, 1980 : 27[13]

Ce que Blacking admet ici, c’est l’existence de processus identiques chez l’être humain, à l’oeuvre quelles que soient les cultures, processus présents derrière des phénomènes musicaux différents. Ce qui le conduit à poser les deux questions suivantes : « Quelles sont les capacités innées, s’il en est, communément requises dans toutes les traditions connues de l’activité musicale ? Et parmi celles-ci, quelles sont celles qui sont particulières à certaines traditions seulement ? » (Blacking 1977 : 21, trad. 1980 : 28)[14].

On observe bien dans toutes les cultures l’existence de ce qu’il a appelé dans son article « Towards a Theory of Musical Competence », d’inspiration chomskyenne, « une capacité musicale », c’est-à-dire la mise en pratique d’une « compétence musicale comme compositeur ou interprète, ou les deux, mais tout particulièrement comme auditeur » (Blacking 1971a : 21). Cette ability dépend à la fois d’une compétence musicale particulière et d’une compétence musicale universelle. Par-là, il entend « la capacité innée ou apprise d’entendre ou de créer des patterns sonores qui peuvent être considérés comme de la musique dans toutes les traditions » (ibid. : 21). Et par « musique », Blacking désigne « les patterns de sons humainement organisés » (ibid. : 24), expression qu’il a ensuite utilisée dans son livre le plus connu. Aussi, « il n’est pas déraisonnable de supposer que la plupart des hommes puissent acquérir une compétence musicale particulière dans des conditions culturelles favorables, et que tous puissent être nés avec certaines capacités constitutives de leur compétence universelle » (ibid. : 24). Le résultat ?

Supposons que nous regardions les sous-systèmes sociaux, musicaux, économiques, juridiques et autres d’une culture comme des transformations de structures de base inscrites dans le corps, innées chez l’homme, faisant partie de son bagage biologique. [...] Les relations suivantes pourraient être des transformations d’une structure unique : appel/réponse, note/note d’accompagnement, tonique/contre-tonique, individu/ communauté, chef/sujets, thème/variation, mâle/femelle, etc. [...] Il semble y avoir en musique des principes structuraux universels, comme l’usage des formes en miroir, le thème et la variation, la reprise et la forme binaire.

Blacking 1973 : 112, 1980 : 125[15]

Si on compare ces tout derniers propos avec ce qu’il dit des « capacités innées », nous sommes amenés à poser une distinction, même si il ne le thématise pas, entre deux types possibles d’universaux : ce que Jean Molino appelle les universaux de stratégie, de type cognitif – et c’est sur eux que Blacking s’appuie principalement pour fonder la légitimité de la recherche des universaux – et les universaux de substance, c’est-à-dire les traits inscrits dans la matière sonore de la musique, et que l’on retrouverait d’une culture à une autre. J’y reviendrai tout à l’heure.

Bien sûr, en bon social anthropologist, Blacking a beaucoup insisté sur le fait que, pour lui, c’est chaque culture qui puise dans le donné naturel pour constituer son système musical propre, plutôt qu’elle n’obéirait aux diktats de la nature. Mais sans l’hypothèse d’une compétence musicale universelle, « on ne peut pas s’attendre à ce que des systèmes musicaux différents puissent se comprendre les uns les autres » (Blacking 1971a : 33), et c’est déjà la perspective d’une communication transculturelle qui le préoccupe dans ce texte de 1971 :

Il est évident que les structures profondes de la musique peuvent être influencées par des processus intellectuels et interactifs qui sont aussi fondamentaux pour la nature de chaque être humain que le sont certains processus culturels pour des groupes humains particuliers, et c’est au niveau de l’analyse que nous devons chercher les faits qui nous conduiront vers une théorie de la compétence musicale universelle.

Blacking 1971a : 33

Ce qui est particulièrement intéressant dans cette formulation, c’est que Blacking met en parallèle les fondements cognitifs et les fondements sociaux de cette intercommunication. Ceci explique que, dans How Musical Is Man ?, il ait parlé dès sa préface des « origines sociales et biologiques de la musique » (Blacking 1973 : xi, 1980 : 9)[16]. « Les processus physiologiques et cognitifs essentiels qui engendrent la composition et l’exécution musicales pourraient même être hérités génétiquement et donc se trouver chez presque tout être humain » (Blacking 1973 : 7, 1980 : 15-16). Le biologique revient régulièrement au travers de tout son livre, placé sur le même pied que le culturel comme fondement de la musique. J’ai relevé dans How Musical Is Man ? pas moins de 14 occurrences du mot « biologique » et de références à l’innéisme. Aussi, dans les dernières pages, après avoir réaffirmé que « certains des processus qui engendrent [les systèmes musicaux] peuvent être innés chez tous les hommes et, ainsi, spécifiques de l’espèce » (Blacking 1973 : 115, 1980 : 127), il émettait l’espoir que l’ethnomusicologie nous permettrait d’« en apprendre davantage sur la nature profonde de l’esprit de l’homme » (Blacking 1973 : 115, 1980 : 128). Dans son tout dernier texte, il adhère à l’idée de « l’unité psychique de l’humanité » (Blacking 1992 : 301). Je cite encore How Musical Is Man ? :

À un certain niveau d’analyse, tout comportement musical est structuré, que ce soit relativement à des processus biologiques, psychologiques, sociologiques, culturels, ou à des processus purement musicaux ; et il incombe à l’ethnomusicologue d’identifier tous les processus pertinents pour expliquer le son musical.

Blacking 1973 : 17, 1980 : 22

Ce sont les conséquences de la tâche que John Blacking assignait à l’ethnomusicologie que je vais maintenant tenter d’examiner dans un contexte plus récent.

Les mutations après Blacking

Je crois que l’ethnomusicologie d’aujourd’hui peut bénéficier de deux grandes mutations qui, parmi d’autres, ont touché la musicologie en général depuis la parution de How Musical Is Man ? Tout d’abord, l’analyse musicale a connu des développements nouveaux. En 1973 et avant, les références analytiques de Blacking étaient essentiellement Adler, Sachs, Réti, Deryck Cooke ainsi que les décomptes statistiques. Grâce, en particulier, à l’ouvrage de Leonard Meyer, Explaining Music, paru lui aussi en 1973, les « theorists » ont pu prendre conscience qu’une pièce musicale était faite de paramètres et de constituants qui, au sein d’une même oeuvre, se comportaient selon des règles quasi-autonomes de fonctionnement. C’est ce que j’ai appelé – le mot n’est pas chez Meyer – la conception paramétrique de la musique (Nattiez 2011 : 27-28). La deuxième mutation, c’est le développement de la psychologie cognitive de la musique. Or, ces deux mutations ne sont pas sans lien entre elles, et elles concernent de très près la question des universaux musicaux.

Comme j’espère l’avoir montré au début en citant les aspects du fait musical que Blacking explique par la culture, ce ne sont pas tous les aspects de la musique mis en évidence par l’analyse qui peuvent être expliqués comme le produit de la culture. Dans un ouvrage malheureusement trop positiviste et formaliste pour avoir sérieusement retenu l’attention quand il est paru, Jay Rahn en a apporté une jolie démonstration par l’absurde : « Si la culture était la cause de la musique, on pourrait se dispenser d’étudier la musique » (Rahn 1983 : 17), position dont beaucoup d’ethnomusicologues culturalistes sont en réalité fort proches. J’irais même plus loin : si vraiment c’est la culture qui produisait la musique, on devrait pouvoir mettre toutes les données culturelles dans une machine et générer la musique à partir de ces données. Or cela n’a jamais été possible et ne le sera jamais, et c’est pourquoi la référence explicite de Blacking au modèle de Chomsky dans son article « Deep and Surface Structures in Venda Music » (Blacking 1971b), si elle traduit la volonté déterministe de faire des structures musicales le produit de la culture, reste largement métaphorique. Je ne discuterai pas ici l’affirmation de Rahn selon laquelle « il a été démontré que les valeurs culturelles déterminent seulement un petit nombre, relativement superficiel, de phénomènes musicaux observables dans chaque circonstance particulière » (Rahn 1983 : 19). Je me contenterai de dire ce que tout un chacun devrait admettre, et que Blacking aurait, de toute évidence, accepté : sous réserve d’inventaire, les aspects que le contexte culturel synchronique n’explique pas, doivent ou peuvent être expliqués autrement : par l’histoire, par les influences et les migrations, et sans doute aussi par les constantes biologiques, neurologiques et psychologiques humaines. En concevant une pièce musicale comme une combinatoire hiérarchisée de paramètres et d’aspects que l’analyse peut distinguer, on se donne les moyens de l’expliquer non pas de manière réductionniste, mais selon des faisceaux d’influence ou de causalité diverses dont elle est, à différents niveaux, le résultat. Parmi ce réseau de causes : la compétence musicale innée et universelle dont parle Blacking. Or, la connaissance de cette compétence n’est plus aujourd’hui un projet théorique et programmatique comme en 1971. Nous la connaissons bien mieux aujourd’hui grâce au travail des cognitivistes.

À ces deux mutations, j’en ajouterai une troisième possible dont je vais m’inspirer : celle qui consiste à considérer la musique comme une forme symbolique – au sens de Cassirer ou de Piaget – dotée de caractéristiques spécifiques de fonctionnement (Molino 2009).

En faveur de la quête des universaux

Avant de revenir aux observations de Blacking sur les universaux, et à la compatibilité de la recherche des universaux avec l’étude des spécificités culturelles d’un répertoire musical, je voudrais tenter de réfuter les six arguments contre les universaux que j’ai résumés en commençant et leur opposer quelques arguments positifs. Pour cela, je vais m’appuyer sur les deux grandes mutations dont je viens de parler et sur la notion de forme symbolique.

Je commencerai par ce dernier aspect. La musique ne serait pas un phénomène universel parce que ce ne sont pas toutes les sociétés qui ont le mot « musique ». Nous voilà en plein nominalisme ! Faut-il que toutes les sociétés aient le mot « religion » – ce qui est loin d’être le cas – pour qu’on voit dans la croyance religieuse un phénomène présent dans toutes les cultures ? À la vérité, tout comme le mythe, la religion, le récit, le langage, la musique est une forme symbolique spécifique. Gourlay rapporte que, selon un musicologue nigérien, les Igbo combinent « en une même action le fait de chanter, de jouer d’un intrument de musique et de danser » (Gourlay 1984 : 35). Ce faisant, il lui est nécessaire de considérer le chant, la pratique instrumentale et la danse comme autant de formes et d’activités symboliques autonomes qui, chez les Igbo, entrent dans la composition d’une seule entité, ce qu’ils appellent nkwa. Par-dessus le marché, la surface sémantique du mot nkwa est exactement la même que celle de la mousikè des Grecs ! Cela n’a pas empêché la science occidentale de définir une forme symbolique quasi-autonome, celle que nous appelons « musique », et cela vaut pour la compréhension de nkwa comme forme symbolique spécifique ayant son unité pour les Igbo. Car, pour en saisir le fonctionnement, il faut bien séparer le chant, les productions instrumentales et la danse dont les spécificités requièrent des outils particuliers d’analyse, tout simplement parce qu’un son chanté, ce n’est pas la même chose qu’un pas de danse, ce qui n’a jamais empêché un Igbo de considérer qu’on ne pouvait pas faire l’un sans l’autre. On ne peut pas analyser convenablement un opéra, dans nos sociétés, sans mettre en relation la musique et le texte, mais pour ce faire, il faut à un moment donné distinguer l’organisation du matériau musical et celle du livret. Cette position oblige évidemment à se donner une définition universelle du fait musical, mais je me sens à l’aise, prolongeant une proposition ancienne de Molino, d’avancer celle-ci : « Le musical, c’est le sonore organisé et reconnu par une culture » (Molino 1975, in 2009 : 102), ce qui vaut à la fois pour la musique et le langage, mais les agencements de la musique n’ont pas pour objectif de véhiculer des messages dont les éléments porteurs de contenu sémantique sont syntaxiquement coordonnés. S’il en est ainsi, et compte tenu de ce que chaque culture présente des formes d’organisation musicale spécifiques – pensons aux appels du muezzin, au Sprechgesang de Schönberg, aux jeux de gorge des femmes Inuit, au bel canto –, le fait musical est bien un phénomène universel : à ce titre, la recherche des universaux de la musique est tout à fait légitime.

Les deux objections selon lesquelles on ne connaîtra jamais toutes les cultures musicales et que, à chaque fois que nous nous risquerons à proposer un trait universel, un contre-exemple apparaîtra quelque part, ne sont pas recevables lorsqu’on recherche les universaux dans les stratégies et dans les processus cognitifs qui sont à la base de la production et de la perception des aspects substantiels de la musique. Je ne suis pas en train de prétendre que c’est la seule chose qu’il faille faire. Je dis seulement que, si l’on réussit à identifier des universaux de stratégie, on peut, dans une seconde phase de la recherche, non point partir d’un impossible inventaire de toutes les cultures musicales, mais vérifier si les universaux de stratégie déjà identifiés sont à l’oeuvre derrière toute nouvelle culture musicale examinée. En d’autres termes, après une recherche inductive des universaux de stratégie, on peut procéder de manière déductive. Mais il nous faut alors cerner au plus près le cheminement méthodologique que nous avons emprunté pour remonter de l’observation des oeuvres et des pièces musicales aux universaux.

Leonard Meyer avait déjà compris l’importance des universaux de stratégie dans un des premiers articles favorables à la recherche des universaux, publié dans la revue Ethnomusicology en 1960. À l’époque, ce texte n’a pas eu d’influence car il ne pouvait être vraiment compris qu’à la lumière de la théorie générale que Meyer a ultérieurement développée dans chacun de ses livres. Derrière la spécificité qu’enregistrent nos descriptions des mélodies, des modes, des rythmes, des formes, etc., il affirmait déjà qu’existaient « des lois plus générales gouvernant tout comportement » (Meyer 1960, in McAllester 1971 : 271). Et prenant l’exemple de la mélodie, il disait qu’elle ne résultait pas seulement d’un ensemble de sons particuliers, mais d’un « ensemble de tendances ressenties subjectivement entre les notes » (ibid.). « Ce que nous devrions nous demander, c’est s’il n’existe pas quelques principes universels de fonctionnement au-delà de la profusion de faits particuliers, divers et divergents » (ibid.)[17].

Reprenons donc l’exemple de la mélodie – dont il a proposé un remarquable modèle d’analyse dans son ouvrage Explaining Music (Meyer 1973), et qui devrait intéresser de près les ethnomusicologues[18], et, à titre d’exemple, le profil de la mélodie dans le scherzo de la VIIe Symphonie de Bruckner : elle s’élève à partir du la grave tonique et monte jusqu’à un mi aigu à la mesure 6, mais il faut attendre exactement la mesure 252 pour que la mélodie redescende au la tonique initial (Meyer 1973 : 205). À l’inverse, dans beaucoup de chants des Baganda de l’Ouganda, toute note aiguë est immédiatement suivie d’une chute vers un centre tonal. Dans la musique des Indiens d’Amérique du Nord, les mélodies présentent un profil descendant, mais beaucoup plus long que chez les Baganda et, bien sûr, passablement plus court que chez Bruckner. Il n’y a rien de commun, en apparence, entre ces trois exemples de mélodies, sinon que, après une montée, ils présentent tous un profil descendant. Ce que Meyer met de l’avant pour expliquer cette concordance, c’est l’existence d’un principe universel qui, derrière ces différences, explique ces comportements mélodiques. À la base de ses analyses de la mélodie, Meyer pose comme loi, fondée sur les principes de la Gestalttheorie réexaminés plus récemment par les meilleurs musicologues cognitivistes et « theorists » de la musique comme Lerdahl et Jackendoff (1983 : 40-43, 302-307), que toute mélodie qui monte, c’est-à-dire qui est caractérisée à un moment donné par un saut ascendant qui crée une tension et une attente, a tendance à redescendre vers un moment de repos pour résoudre cette attente. Cette observation repose sur la loi gestaltiste dite de complémentarité et de closure : tout événement musical commencé doit connaître une conclusion satisfaisante du point de vue psychologique.

Mais il faut tirer trois conséquences de ces observations.

En premier lieu, s’il est possible de remonter de la comparaison analytique de trois mélodies (et bien davantage, en fait) à ce qui semble bien une loi de portée universelle (un universel de stratégie), c’est d’abord parce que l’on a été capable, avec nos outils, de trouver quelque chose de commun entre elles. Bref, explicitement ou intuitivement, on a procédé à une superposition paradigmatique des aspects substantiels de diverses musiques qui mettent en évidence des récurrences de traits d’une culture à une autre. On a ainsi procédé à une analyse du niveau neutre des trois mélodies considérées, et on leur a trouvé comme trait commun la succession « montée/descente ». C’est la phase descriptive. Il semble donc qu’il existe bien des universaux de substance (et je pourrais ici en citer de nombreux exemples, en particulier ceux qui ont été patiemment cités par Nettl dans un article de 1977 sur les universaux.)

Deuxièmement, le repérage de ces récurrences interculturelles est en fait nécessaire à la découverte des universaux de stratégie. Mais en les explicitant, on quitte la phase descriptive du travail pour aborder la phase explicative : si on admet la validité de la Gestalttheorie – qui semble admise par tous les psychologues de la musique (Imberty 1990 : 118-122) –, ce sont des universaux de stratégie que l’on peut mettre en évidence, fondés sur les lois gestaltistes de complémentarité et de closure qui expliquent l’allure des mélodies empiriquement examinées.

Troisièmement, toute la démarche proposée ici vise à réhabiliter la perspective de l’analyse comparative. Si on l’écarte, on s’interdit tout simplement de pouvoir répondre, au niveau des phénomènes sonores, à la question : « How musical is man ? ». Aussi, je suis heureux de lire sous la plume du dernier Merriam : « Il est virtuellement impossible de concevoir un type d’étude qui ne repose pas sur la comparaison. [...] Toute description est fondée sur une comparaison implicite » (Merriam 1982 : 177).

Les typologies et les comparaisons analytiques sont absolument nécessaires pour mieux comprendre comment fonctionne la musique. George List (1977 : 44, 46) a pu reprocher au psychologue Dane Harwood d’avoir présenté comme trait universel la perception des hauteurs discrètes (Harwood 1976 : 525), en lui opposant les sociétés où, précisément, le son n’est pas discrétisé. C’est List qui avait raison, mais cela signifiait simplement (Molino et Nattiez 2007) qu’il faut établir une typologie des formes d’utilisation du son dans les différentes cultures, ce qui permettra d’intégrer dans le musical – car on ne voit pas au nom de quoi on les exclurait – les jeux de gorge des Inuit, les glissandi des Formosans, les tumbling strains dont a parlé Sachs, et la musique électro-acoustique, mais il faudra les placer dans une catégorie générale spécifique, distincte de celle qui désigne les musiques fondées sur la discrétisation des hauteurs.

En procédant par la voie des classifications et des typologies, on répond à une des autres objections qui ont parfois été opposées aux partisans des universaux : le fait que certains traits universels ne se retrouvent pas dans toutes les musiques. S’appuyer sur cet argument, c’est tout simplement oublier qu’aucune culture n’a l’obligation d’utiliser toutes les possibilités que lui fournit l’appareil neuropsychologique humain. Dans cette perspective, il est légitime de parler de « quasi-universaux », même si cela peut paraître contradictoire. Et pourtant ! Il est inscrit dans l’appareil biogénétique humain que la peau de tous les hommes et toutes les femmes peut être diversement pigmentée. Mais ce ne sont pas tous les êtres humains qui ont la peau noire ou la peau blanche.

Pour procéder à des classifications – celle sur les différents types d’organisation sonore que je viens d’évoquer nous en apprend beaucoup sur ce qu’est la musique –, il est nécessaire de s’appuyer sur des comparaisons. Et même lorsque le travail typologique n’est pas l’objectif explicite du chercheur, des intuitions sur ce qu’est la musique en général sont indispensables. Comme le dit excellemment Leonard Meyer dans l’article de 1998 que, bouclant la boucle, il a consacré aux universaux, « on ne peut pas saisir et expliquer la variabilité des cultures humaines tant que l’on n’a pas pris conscience des constantes impliquées dans leur formation » (Meyer 1998 in 2000 : 281). Comment, en effet, dégager la spécificité d’une culture musicale si l’on ne dispose pas d’un cadre général qui permette de la définir avec précision et de lui donner tout son sens en la comparant aux autres ? On l’a bien vu tout à l’heure, à propos des trois types de comportement mélodiques, bien distincts mais qui ont en commun d’être sous-tendus par une loi gestaliste universelle.

Mais ce que je viens de tenter de démontrer peut soulever deux objections.

Comme je l’ai dit au début, certains adversaires de la recherche des universaux ne se sont pas privés d’observer que bien des stratégies cognitives avancées par ses partisans ne sont pas propres au domaine musical et ils en ont fait un argument négatif. En réalité, ils n’ont pas compris que si certaines stratégies cognitives sont présentes chez tous les êtres humains, il n’y a pas de raison pour que ces mêmes stratégies ne soient pas à l’oeuvre derrière d’autres formes symboliques comme l’énonciation linguistique ou la narration littéraire. Cette observation a une autre conséquence : il est de moins en moins évident que le musical soit spécifique à l’être humain. Parce qu’il est un phénomène en partie fondé biologiquement, il n’y a aucune raison pour qu’on ne trouve pas de la musique chez les animaux, comme le montrent les « zoomusicologues » qui travaillent désormais au zoo de Berlin ou de Los Angeles (Wallin et al. 2000 ; Marler 2004). La quête des universaux musicaux est légitime parce qu’elle nous permet de mieux comprendre non seulement l’être humain, mais le vivant.

La seconde objection possible à mon analyse précédente, la plus répandue contre la recherche des universaux, c’est que la musique étant le produit de la culture, les cultures musicales sont incommensurables. Car, pourrait-on m’objecter, si vous comparez des structures de culture à culture en restant au seul niveau de la substance musicale, vous retombez dans l’ethnocentrisme dont l’ethnomusicologie a eu tant de peine à se dégager depuis les années 1960.

Mon intention n’est pas du tout de vouloir prôner le retour à une ethnomusicologie qui ignorerait le rôle capital que doit jouer la prise en compte de la culture – en admettant que l’on ait convenablement défini ce que c’est – dans la production, la perception et la compréhension des phénomènes musicaux qui y sont présents. Mais il me paraît nécessaire de distinguer deux types de liens entre le musical et le culturel.

N’oublions pas la distinction entre les points de vue étiques et émiques proposée par Kenneth Pike en 1954, et qui a depuis pénétré la linguistique bien sûr, mais aussi l’anthropologie et, par voie de conséquence, l’ethnomusicologie. Pour le dire simplement, et sans entrer dans l’exégèse complexe de ces deux catégories, le point de vue étique est celui du chercheur extérieur à la culture ; le point de vue émique est celui qui correspond aux catégories cognitives de l’autochtone, qu’elles soient verbalisées ou non par lui.

À ce titre, de toute évidence, une typologie des universaux (Molino et Nattiez 2007 : 355-387) ou toute tentative de comparaison de données empruntées à différentes cultures est par nature étique. Tel est le cas de la classification universelle de la structure des langues proposée par Claude Hagège (1982). Mais elle est d’autant plus convaincante qu’elle peut s’appuyer sur un échantillonnage de 754 descriptions phonologiques, donc de caractère émique. En comparaison, l’ethnomusicologie est loin du compte et a pris un retard considérable : comment ne pas s’étonner de ce que la Garland Encyclopedia of World Music (Stone 1998-2002) ait publié si peu d’études sur les échelles musicales ? Certes, dans les premiers temps du comparatisme ethnomusicologique, les chercheurs se fondaient sur des descriptions étiques des échelles et les comparaisons ne pouvaient que conduire à l’échec. Mais depuis que la distinction étique/émique est à notre disposition, il est possible, en s’inspirant du modèle de la phonologie comme l’a fait avec brio une disciple ethnomusicologue de Pike, Vida Chenoweth (1972, 1979), ou en développant sur le terrain des techniques adéquates d’enquête, d’entreprendre une caractérisation émique des échelles. Si on disposait ne serait-ce que d’une centaine de descriptions obtenues à partir de principes méthodologiques constants, on pourrait avancer dans la comparaison classificatoire des échelles. Je poserai donc que le travail comparatif à la base de la recherche des universaux peut se fonder sur des analyses de phénomènes musicaux dont l’émicité est antérieurement établie : je pense ici aux travaux de Simha Arom (1985) sur la rythmique et la métrique africaines, ou aux travaux plus récents de son équipe sur les échelles chez les Ouldémé et les Bedzan du Cameroun : leur émicité est démontrée par le recours à de véritables expériences menées sur le terrain (Fernando 2011). Mais nous rencontrons un deuxième cas de figure dans les relations musique/culture. C’est celui qui est illustré par Blacking dans une perspective néomarxiste et qui consiste à proposer une herméneutique des productions musicales dans une optique fonctionnaliste. À cet égard, il me semble nécessaire de bien distinguer la définition émique des unités constitutives d’un système musical et leur interprétation culturelle. C’est une chose d’expliquer une musique par la culture ; c’en est une autre de la décrire en faisant apparaître des structures culturellement pertinentes.

Une étude de Nidaa Abou Mrad (2005) démontre que, dans le monde arabe, certains choix d’échelles ont été faits, à certaines époques, pour répondre à des préoccupations identitaires. C’est là une approche anthropologique des échelles. Mais elle ne suffit en aucune façon à expliquer la formation et la structure des échelles musicales, et l’interprétation culturelle proposée par l’auteur a d’autant plus de force qu’elle se fonde d’abord sur une analyse détaillée des différents types de structures présentes dans les échelles de l’Orient arabe. On le voit : description émique des échelles et interprétation culturelle de ces phénomènes sont deux aspects distincts, mais en fait complémentaires, du même objet, ce que me semble confirmer la position de Alan Merriam présentée dans son tout dernier article :

Si nous voulons apprendre autant de choses que possible, mais de manière très économique, sur la musique considérée comme un phénomène socioculturel, nous ne pouvons pas renoncer aux approches raisonnables. Pour éviter tout malentendu, je tiens à redire que l’ethnomusicologie est pour moi l’étude de la musique comme culture et que cela n’exclut pas l’étude de sa forme. Je dirais même que nous ne pouvons pas fonctionner sans elle.

Merriam 1982 : 18[19]

Et ces aspects doivent d’autant plus être distingués qu’on rencontre parfois des situations où il y a indépendance entre structures musicales et contextes socioculturels. Dans ce cas, des universaux de comportement ne peuvent pas être mis en relation avec des structures musicales correspondantes. Je pense en particulier à cette observation mise de l’avant par David McAllester, dans un symposium de 1970 consacré aux universaux, et qui a suffisamment marqué les esprits pour ensuite être reprise et discutée par plusieurs confrères : « Une des choses les plus importantes à propos des universaux – ou des quasi-universaux – en musique, c’est que la musique transforme notre expérience. [...] La musique transporte l’être humain d’un état à un autre » (McAllester 1971 : 380). Or, il est sinon impossible, du moins extrêmement difficile, dans l’état actuel des connaissances, d’établir un lien de causalité entre un phénomène musical et la transformation de la conscience qu’elle provoque, mais cela n’empêche pas que l’on puisse rencontrer ce phénomène dans pratiquement toutes les cultures. L’ouvrage de Gilbert Rouget sur la transe (1980), par exemple, montre bien que l’on rencontre ce phénomène aussi bien en Afrique qu’à l’Opéra de Paris ou en Sicile, mais cela ne signifie pas que le lien entre musique et transe se fonde sur une relation bi-univoque universelle entre musique et comportement. Ici, nous sommes bien en présence d’un phénomène universellement répandu, relié à la musique, mais pour lequel les seules explications retenues jusqu’à présent sont de caractère anthropologique et culturel.

On rencontre enfin un troisième cas de figure qui est l’inverse du précédent : celui selon lequel on est en droit de repérer des universaux de la musique alors que les phénomènes examinés échappent à tout lien avec la culture, tout simplement parce que le culturel n’explique pas toute la musique. Je distinguerai deux situations selon qu’on a affaire aux universaux de stratégie ou aux universaux de substance.

Ce que l’on peut appeler, sans mauvais jeu de mots, la « faculté de musique », est un universel de stratégie, puisque, à moins d’une intervention coercitive de l’État comme en Afghanistan ou en Iran, il n’y a pas de cultures sans musique, et il est à la base de phénomènes musicaux totalement hétérogènes du point de vue culturel. Et ce, pour la simple raison, comme nous le rappellent les psychologues (Imberty 2003), que, chez le bébé, entre deux et six mois, on peut distinguer entre des sons produits à des fins de communication et qui deviendront du langage verbal, et d’autres qui sont produits à des fins ludiques, notamment en faisant usage de la répétition dont Gilbert Rouget (1990) a pertinemment rappelé qu’elle était un des traits universels de la musique.

Il y a ensuite le cas d’universaux de substance qui, là encore, échappent au déterminisme culturel. En 1984, l’ethnomusicologue africain J.H.K. Nketia a invoqué la world music, naissante à l’époque, en faveur de l’existence des universaux.

L’universalité de la musique a été considérée du point de vue du processus créateur qui sélectionne et intègre variants et invariants venus de différentes sources. Ce qui unifie la musique quel que soit l’endroit où on la trouve, ce sont ses formes de base qui présupposent l’usage de ressources et de techniques communes.

Nketia 1984 : 4

Pour les musiciens créateurs, les universaux de la musique sont les matériaux et les processus musicaux capables d’être appliqués et utilisés en dehors de limites sociales et culturelles particulières, ou capables de stimuler une réaction esthétique en dehors de leur environnement original. La typologie et l’étendue des universaux de la musique résultent des processus générés par les relations interculturelles, car ce qui, tout partout, apparaît comme commun et fondamental, n’est bien souvent pas aussi excitant artistiquement que ce qui est différent et crée des défis, mais est capable d’être intégré dans l’univers de l’expérience propre à un individu.

Nketia 1984 : 6[20]

Certes, ce texte ne doit pas être interprété en fonction de la world music telle que nous la connaissons aujourd’hui et qui est souvent synonyme d’hégémonie d’une certaine culture musicale industrielle sur les cultures musicales locales. Ce qui est en jeu ici, c’est, d’une part, la possibilité pour les créateurs d’élargir leur palette musicale en combinant des traits particuliers à différents langages et styles musicaux, et d’autre part, le fait qu’un auditeur d’une culture X puisse trouver une satisfaction évidente à l’écoute d’une musique relevant d’une culture y qui lui est totalement étrangère. Nous le savons depuis Constantin Brăilou : le rythme aksak se retrouve dans un grand nombre de cultures diverses, mais aussi chez Dave Brubek (dans Take five) et dans une des études pour piano de György Ligeti. Est-il déraisonnable de penser que, quelle que soit sa culture d’appartenance, l’auditeur est sensible, avec des stratégies cognitives analogues, à la claudication typique de ces rythmes boiteux ? Et la présence de nombreux CD de musique traditionnelle dans nos magasins de disques n’est-elle pas également révélatrice de ces possibilités de compréhension interculturelle ? Il nous faut donc mettre de l’avant, ici, la notion de compréhension musicale et la distinguer de la compréhension linguistique. Si je vais à Tokyo, je suis incapable de comprendre la moindre phrase en japonais. Par contre, si j’assiste à un concert de musique traditionnelle japonaise ou à un spectacle de Nô, il y a bien un niveau auquel cette musique « me parle ». Sinon, on ne pourrait s’expliquer non seulement la vente des disques de musique traditionnelle en Occident, mais l’expansion aujourd’hui de la world music. S’il en est ainsi, c’est parce que, comme le dit excellemment le musicologue et psychologue Michel Imberty :

L’interprétation choisie par l’auditeur peut aller jusqu’à dépasser la sphère culturelle qui est la sienne, et incorporer au corpus sur lequel elle s’exerce des items dont la structure et l’appartenance géographique ou culturelle ne l’appelaient pas au départ. L’universalité ici est donc bien du côté des procédures de traitement qui peuvent, à un moment ou à un autre, faire surgir, comprendre ou découvrir certaines parentés structurales.

Imberty 1990 : 127

Universaux, communication transculturelle et paramétrisation

Si j’ai réussi, avec toutes les nuances et les précautions nécessaires, à convaincre mes lecteurs et lectrices que la quête des universaux était légitime en ethnomusicologie, on peut revenir à la conception de l’ethnomusicologie selon Blacking et tenter de comprendre comment, chez lui, son intérêt en définitive bien marqué pour les universaux n’est pas incompatible avec sa conception culturaliste de la discipline. Blacking était préoccupé par la possibilité de communication à la fois inter- et transculturelle, et il en trouvait le fondement dans la biologie de la musique.

Il y a deux explications fondamentales à la communication musicale transculturelle et à la diffusion des propriétés musicales : 1) des individus différents sont volontiers capables de donner du sens aux mêmes configurations sonores en fonction de l’intuition musicale qui leur est propre, et 2) il existe des capacités biologiquement fondées qui permettent aux gens d’énoncer des jugements esthétiques indépendants de leur culture. C’est seulement dans ce deuxième type de situation qu’il peut arriver que deux individus différents puissent avoir exactement la même expérience de configurations sonores identiques.

Blacking 1990 : 185

Blacking admettait donc la possibilité de jugements esthétiques indépendants du conditionnement culturel et qui, fondés sur le biologique, créeraient une authentique relation de communication entre des individus appartenant à des cultures différentes, voire très éloignées. Ici, bien sûr, il ouvrait la boîte de Pandore des universaux du Beau que l’on ne se serait sûrement pas attendu à rencontrer sous sa plume et qu’on me permettra de ne pas discuter ici pour ne pas déborder les limites de cet article (pour plus de détails, voir Molino et Nattiez 2007 : 380-385). Sa position s’explique sans doute par le fait, comme je l’ai souligné plus haut, qu’il était préoccupé par les valeurs et les significations partagées non seulement dans un même groupe social mais entre communautés culturelles différentes et au sein d’une communauté humaine universelle plus fraternelle.

Je n’ai pas besoin de connaître la culture de l’Autriche et la langue qu’on y parle pour jouir de la musique de Mozart et de celle de Schubert, et même d’être capable de la jouer intelligemment. La communication esthétique peut, pour cette raison, apporter une autre source, non rationnelle et non conceptuelle, de sociabilité humaine qui peut entraîner des conséquences inattendues d’actions sociales.

Blacking 1990 : 188

Aussi ne considérait-il comme profondément universels que les traits qui contribuaient à cette communication interculturelle. Mais avait-il raison de poser le problème en des termes si généraux ?

Lorsque nous « comprenons » une culture musicale différente de la nôtre, ce n’est pas la totalité de ce qui se rattache à un univers musical spécifique que nous saisissons. En fait, Blacking était victime, comme beaucoup de musicologues, voire de bien des chercheurs des sciences humaines, de ce que, en me fondant sur le modèle tripartite de la sémiologie musicale (voir Nattiez 1987 ; Molino 2009), j’appelle volontiers « l’illusion communicationnelle ».

À partir du moment où l’on considère une pièce ou une oeuvre musicale, non pas comme un bloc monolithique, mais comme un ensemble de paramètres et de constituants hiérarchisés qui ont chacun un certain mode autonome de fonctionnement, la question de la communication entre producteurs de musique dans une culture et récepteurs de la même musique situés dans une autre culture ne se pose plus dans les termes où Blacking le faisait. Il s’agit de savoir, pour chacun de ces paramètres, si, effectivement, les stratégies de réception sont analogues aux stratégies de production. Si je peux apprécier une pièce de gamelan javanais ou de shakuhachi japonais, c’est probablement parce que, faites de hauteurs discrètes et de rythmes qui ne me sont pas totalement étrangers, je capte quelque chose de ces musiques qui est identique pour ces interprètes comme pour moi. Certes, à d’autres niveaux, je ne comprendrai pas cette musique, par exemple les jeux de relation entre hauteurs dans un système pentatonique avec lequel, malgré Debussy, je ne suis pas assez familier. Mais ce serait une erreur de croire que, pour que j’apprécie une production musicale qui sonne comme étrangère à mes oreilles, il est nécessaire qu’existe une communication musicale fondée, à tous les niveaux de la structure musicale, sur des catégories émiques analogues, c’est-à-dire ayant pour le producteur comme pour l’auditeur les mêmes résonances cognitives que pour moi. Précisément, parce que du point de vue de la relation entre producteurs et récepteurs de musique, la « communication » musicale ne fonctionne pas de la même manière selon les niveaux et les constituants d’une pièce ou d’une oeuvre. J’affirmerai au contraire, prenant ici l’exact contre-pied de la position de Blacking, que bien souvent, le plaisir que nous prenons à écouter la musique d’une culture qui nous est partiellement ou totalement étrangère, est fondé sur le contresens. Mais il y a bien quelque chose qui passe, de leur production musicale à mes oreilles, alors que, si j’entends parler japonais, je ne comprends rien. Par contre, si j’entends une pièce de shamisen ou un tambourinaire de l’Ouganda, je peux être fasciné par les modulations mélodiques, les textures, le traitement spécifique du temps, l’habileté du virtuose, l’intensité sonore, etc., et prendre du plaisir à cette écoute. Simplement, dans une pièce musicale, ce n’est pas la totalité de ses éléments constitutifs qui passent du producteur de musique à ses auditeurs d’une culture différente. Aussi, je suis pleinement d’accord avec Mantle Hood lorsqu’il écrit :

L’observation attentive des étudiants et de bien des publics occidentaux et non-occidentaux qui ont été en contact avec un certain nombre de langages musicaux étrangers et différents m’a convaincu, moi et d’autres, que [...] les personnes d’origines ethniques différentes sont capables de percevoir une expression musicale donnée à différents niveaux ; qu’un certain type de « signification musicale » ne semble pas dépendre de l’appartenance à la société dont relève la tradition considérée, et que les degrés et la nature de le « signification musicale » peut être identique, peut être similaire ou peut être différente pour les membres ou les non-membres de cette société.

Hood 1963 : 288[21]

Si cette position est exacte, si, effectivement, on ne peut aborder la question de la « communication » musicale entre des cultures distinctes qu’en la situant par rapport à des paramètres spécifiques, c’est là une raison de plus pour affirmer que la perspective comparative qu’elle commande ne peut être embrassée qu’en se fondant sur des analyses de chaque culture musicale aussi discriminantes que possible. Il s’agira alors d’évaluer l’universalité des traits ainsi dégagés. Mais le travail sera énorme.

On pourrait commencer par la construction de tests qui vérifieront, sur le terrain, si les universaux mis de l’avant par les musicologues et les cognitivistes à partir de leur observation de la musique tonale sont pertinents pour les musiques extra-européennes. Je pense ici aux propositions de Lerdahl et Jackendoff selon lesquels seulement 14 des 75 règles proposées pour l’analyse perceptive de la musique tonale seraient « idiom specific » (Lerdahl et Jackendoff 1983 : 345-352). Je pense encore aux règles décrivant le fonctionnement de la mélodie dans la troisième partie de l’ouvrage de Baroni et al. (1999), Le regole della musica. Dans ce livre, les règles élaborées pour rendre compte du style mélodique de Giovanni Legrenzi (1626-1690) ont été confrontées à la musique européenne, du grégorien à Debussy. Il n’y a aucune raison de s’arrêter en si bon chemin. L’ethnomusicologue devrait s’en inspirer pour vérifier si ces règles s’appliquent aussi pour expliquer le fonctionnement d’une pièce balinaise ou d’un chant pygmée.

Je reviendrai, pour terminer, à la question posée par le titre de la présente étude : « La recherche des universaux est-elle incompatible avec l’étude des spécificités culturelles ? » Pour cela, je commencerai par souligner qu’il ne convient pas d’opposer les approches étiques et les approches émiques. Certaines approches étiques, en particulier celles qui font intervenir la reconnaissance de mécanismes cognitifs universels, sont absolument légitimes. Il nous faut également des cadres étiques de comparaison pour mieux cerner la spécificité des cultures musicales et comparer les éléments constitutifs de la musique préalablement définis émiquement. Il est des cas, on vient de le voir, où il est légitime de rechercher les universaux en restant au niveau de la substance. Enfin, il faut souligner, et c’est capital, qu’il n’y a aucune raison de considérer que l’explication par les universaux soit incompatible avec l’explication culturelle. Plus exactement, ces deux explications ne sont incompatibles que si on les considère a priori comme exclusives l’une de l’autre. Blacking observe dans une musique Nande un mouvement d’éloignement et de rapprochement par rapport à un centre tonal (Blacking 1973 : 17, 1980 : 27). Culturellement, ce mouvement s’explique par l’expérience physique qui consiste à boucher des trous de la flûte avec les doigts. Certes, Blacking a raison de souligner que, pour cette raison, le geste du musicien a pour lui une signification spécifique, et l’ethnomusicologue se doit d’enregistrer et d’expliquer ce phénomène, mais cela ne l’empêchera absolument pas de considérer qu’en agissant de la sorte, le Nande obéit à une loi gestaltiste universelle qui fait alterner relâchement, tension et relâchement.

Pour l’ethnomusicologie de demain, je plaiderai en faveur de la réconciliation bien comprise de l’universel et du relatif, de l’inné et de l’acquis, de la nature et de la culture, à laquelle Blacking, si on le lit bien, nous a invités. Mais serons-nous tous et toutes capables de pareil oecuménisme ? Si nous y parvenons, alors nous serons vraiment capables de répondre à la question, anthropologique s’il en est : « How musical is man ? »