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Le silence est devenu chose rare, c’est sur cette inquiétude que s’ouvre cet ouvrage ; inquiétude face à l’« emballement linguistique » qui caractérise notre temps. Jamais société n’aura produit autant de discours sur elle-même et pour elle-même : « La parole est devenue bavarde, écrit l’auteur, pas seulement abondante et multiple, mais incapable de s’arrêter, de trouver un terme ; incapable d’entendre, occupée qu’elle est à se répéter » (p. 13). Elle se déverse en continu, se recouvre et s’oublie aussitôt. Paradoxalement sa survalorisation (comme bien de consommation) la mène à sa plus radicale précarisation (entre dispersion et indifférence).

Éric Gagnon ouvre ici une réflexion sur la parole, mais une parole sensible, responsable et périssable ; passeuse de sens par ce qu’elle dit, mais aussi simplement parce qu’elle a lieu. Pour être vraie, elle a besoin de silence ; d’un silence qui l’environne, la nourrisse et la suspende. C’est dans cette oscillation qu’elle prend corps, comme dans les allers et retours qu’elle parcourt de soi à l’autre. La parole est marquée de discontinu, se cherche, s’épuise ou peine à se formuler, c’est ce que notre culture contemporaine tend à vouloir occulter, obsédée qu’elle est par le bruit et l’information pléthorique : du discours en continu. En cinq variations, l’auteur propose de rendre compte de modes particuliers de la parole, de lieux et de temps singuliers « où elle peut commencer, se dérouler et se retourner sur elle-même, prendre conscience de sa précarité et de sa nécessité » (p. 15) ; cinq espaces de circulation du sens que sont l’enseignement, le politique, la fiction littéraire, l’amour et la souffrance.

L’enseignement initie à « l’expérience du monde ». Sous le signe du cercle, la parole circule et se répète inlassablement, creusant le désir de la pensée par la question, ce vide préalable. Avec la question, la parole advient, se déplace, se partage et s’enrichit ; loin d’être « pleine », elle porte l’incertitude d’être reçue et comprise et se refonde indéfiniment. Cette parole est dynamique, « moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui écoute » (Montaigne, cité par l’auteur), et participe à l’élaboration d’un sens commun qui est aussi la possibilité de la mémoire ou encore de la responsabilité. Parler, c’est être non seulement responsable de sa parole, mais aussi de celle de son interlocuteur et de la parole en général. C’est au politique que revient idéalement le devoir de garantir l’écart nécessaire au dialogue en permettant la coexistence et le chevauchement de visions différentes ; mais l’instrumentalisation actuelle de la parole réduit considérablement sa signification, la limitant par la neutralité à son efficacité. La profusion de l’information tend à écraser tout échange de sens, à amenuiser l’écart entre la question et la réponse. Pourtant, l’écart dans lequel se loge la parole ; « cet écart que la parole creuse et cherche à combler en même temps » (p. 15), s’il n’est pas maintenu comme la possibilité d’une dynamique, mène à la rupture du sens, mais aussi de la parole. La littérature, la fiction sont des recours possibles pour tenter de renouer ou bien de consommer définitivement cette cessation ; elles creusent l’écart, en explorant limites et conditions de toute parole sur le monde. La fiction est, elle aussi, un art de la question et du doute : elle est « une autre de ces expériences de la communication qui commence là où les conditions lui manquent » (p. 79). Elle se confronte à la propre vacuité du dire, de se dire et rejoint en cela la parole amoureuse et ses mouvements silencieux ; la promesse se dit et se redit constamment permettant de croire en la parole, d’avoir confiance en l’autre, tout en sachant qu’elle ne l’atteint ni ne le saisit jamais vraiment. Toute proche du silence, la parole amoureuse « interroge et se retient de le faire » (p. 93), entre absence et présence. Lorsque l’écart se creuse au point de ne plus pouvoir être parcouru, quand aucun signe ne peut être émis ou traduit, le silence devient cet état de souffrance où toute parole devient inutile ou douloureuse ; là encore la souffrance est une question mais qui ne reçoit aucune réponse.

L’écriture d’Éric Gagnon – essentielle, urgente et mesurée –, trace un chemin transversal et singulier sur des terres que l’on pourrait croire épuisées d’avoir été trop parlées. Et pourtant, cet essai lumineux, fluide, douloureux dans sa lecture par moment tant il agite ; ouvre les horizons d’un phénomène qui est cruellement le nôtre : ce que nous sommes avec nos mots. Entre soulagement et inquiétude, un livre rare.