Article body

Spécialiste des Dénés, un ensemble de peuples de langue athapascane qui occupent un vaste territoire situé aux confins de l’Alaska et du Nord-Ouest canadien, Marie-Françoise Guédon offre avec ce livre les résultats de quelque trente années de recherches consacrées aux traditions chamaniques des Nabesna. C’est à partir de sa rencontre et de ses expériences avec ce petit peuple que l’auteur rend compte de la réalité complexe et plurielle du chamanisme athapaskan.

L’argument principal de l’ouvrage tient en deux affirmations étroitement reliées (p. 8) : au-delà de l’hétérogénéité des données ethnographiques, il existe un complexe chamanique athapaskan et ce dernier forme le pivot implicite et explicite de toutes les cultures athapaskanes qui apparaissent comme autant de variantes d’une même unité dans le temps et dans l’espace. Cette manière d’aborder les faits sociaux évoque l’approche du Field of Anthropological Study (FAS) développée par l’école structurale hollandaise – en particulier par P.E. de Josselin de Jong – après la lecture des travaux de Marcel Mauss. Guédon n’y fait pas référence, utilisant plutôt la notion de « principe-souche », basée sur la métaphore de la racine et empruntée à Rik Pinxten dans son travail sur les Navahos (p. 10).

Menée à partir du cas empirique des Nabesna, l’analyse de Guédon avoisine les 600 pages. L’auteure montre avec élégance comment s’articulent les variations culturelles observées dans ce vaste espace athapaskan, le tout, dans un horizon temporel qui s’étend des années 1960 aux années 1980, quoique l’auteure ne s’interdise pas quelques incursions dans des périodes antérieures, remontant parfois jusqu’au XVIIIe siècle.

Guédon fait entrer son lecteur dans la complexité des matériaux et des observations ethnographiques, tantôt abondantes, tantôt éparses et lacunaires. Bien des informations proviennent de ses journaux de terrain et il faut souligner au passage les magnifiques dessins réalisés par l’auteure lors de ses multiples séjours dans le Nord-Ouest canadien. Le trait de crayon comme les scènes représentées dénotent une très grande sensibilité.

Les sources comprennent trois types de documents : des données autobiographiques ou recueillies auprès des Dénés eux-mêmes ; des données tirées de textes rédigés par d’autres observateurs – missionnaires et ethnologues –, et des notes de terrain consignées par l’auteur. Guédon partage abondamment ses expériences personnelles, mais la part prédominante revient aux ethnologues et autres observateurs que l’auteur épingle lorsqu’ils ou elles recourent à des catégories inappropriées pour décrire ces traditions complexes. L’ethnographie de la région athapascane me semble remarquablement couverte avec de rares absences comme ce numéro spécial de la revue Recherches amérindiennes au Québec que Guy Lanoue a consacré aux Athapascans en 1998 ou l’ouvrage classique de R. Fumoleau, Aussi longtemps que le fleuve coulera. La nation Dènèe et le Canada (1994). La synthèse de l’auteure sur le chamanisme (p. 14-22) demeure rapide et incomplète mais l’intérêt du livre se situe ailleurs.

Cette longue promenade dans l’univers caché des Nabesna se déroule sur le mode d’une initiation au cours de laquelle le lecteur chemine lentement du passé au présent, du plus évident ou plutôt du plus accessible, au plus complexe. Aussi passe-t-on des mythes aux pratiques, des rituels aux rêves, puis du visible à l’univers invisible. En hommage au travail de son mentor, Frederica da Laguna, Guédon a choisi des noms d’animaux pour intituler tous les chapitres qui structurent son texte. Chaque chapitre s’ouvre par un mythe. Le chapitre 1 ou « Le collier du huard » fait descendre le lecteur dans l’espace ombragé des Nabesna. L’auteur y traite des différentes cultures et groupes (clans, dialectes, etc.) qui composent l’ensemble athapaskan, des mythes et récits qui servent de références dans la vie quotidienne et des traditions chamaniques, telles qu’on a pu les observer de l’extérieur. Avec raison, Guédon fait remarquer combien les pouvoirs chamaniques sont souvent mieux distribués que ne le pensent les Occidentaux, obsédés et aveuglés par le personnage du chamane. Chez les Nabesna, nous dit-elle, un chamane est avant tout une personne qui rêve. Intitulé « Le monde selon le corbeau », le chapitre 2 met en lumière la conception du monde des Nabesna, l’univers mental, le pouvoir de la pensée, la notion et les composantes de la personne ainsi que la transformation plus ou moins importante de ces éléments avec l’irruption du christianisme. La section « un univers qui pense » constitue un morceau de choix pour comprendre bien des traditions chamaniques en Amérique du Nord. La dernière section sur la christianisation me semble cependant plus floue et encore incomplète pour la période contemporaine. La comparaison avec d’autres groupes demeure un peu caricaturale car les Dénés ne sont évidemment pas les seuls à avoir adapté le christianisme et à l’avoir reçu à travers leurs grilles ou catégories d’entendement. Le chapitre 3 part du mythe de La jeune fille qui épousa la grosse bête pour montrer comment les humains doivent savoir vivre au contact de leurs partenaires animaux qui partagent le même ordre moral. Ce chapitre porte ainsi sur les différents complexes rituels et leurs contextes, les étapes de la vie, les multiples interdits et les règles, autant de dispositifs destinés à séparer ces proches partenaires. La dernière section du chapitre offre un bestiaire, bref mais fort intéressant, pour comprendre la symbolique des espèces y compris certaines figures non humaines, comme les géants. Placé sous le signe de Malin-Castor, le chapitre 4 est consacré aux récits chamaniques, qui renvoient au monde mythique ou à l’univers domestique et quotidien. Les chamanes mythiques apparaissent bel et bien dotés de pouvoirs extraordinaires, ce qui semble moins le cas pour les chamanes vivants. On pourrait se demander si ici, comme cela semble valable pour bien d’autres sociétés amérindiennes, ce discours n’est pas structurellement à l’oeuvre, les ancêtres étant toujours crédités de pouvoirs supérieurs à ceux de leurs descendants. Les passages sur les exploits et compétitions chamaniques, le rapport au gibier, les pouvoirs attribués aux aînés me semblent très réussis. Une thématique peu développée dans ce chapitre concerne la face obscure et plus ténébreuse du chamanisme, à savoir la sorcellerie qui, selon l’auteure, ne se serait développée qu’avec le contact des Euro-Américains (p. 282).

Dans le chapitre 5, l’ethnologue revient en détail sur des concepts classiques utilisés par les chamanologues – la notion d’esprit tutélaire, la notion de pouvoir – pour montrer avec force combien ces termes restent problématiques et pourtant utiles lorsqu’il s’agit d’identifier certains mécanismes. Les chapitres 6 et 7 conduisent le lecteur dans un univers plus complexe, celui de l’invisible. Intitulé « Les secrets des mouflons », le chapitre 6 traite du chant, des incantations et des objets chamaniques, mais également des techniques de guérison et de communication avec les entités non humaines. Une fois de plus, les catégories des Occidentaux paraissent un peu artificielles pour rendre intelligibles les séances chamaniques. Intitulé « Les enfants, la mésange et l’araignée », le chapitre 7 porte sur les voyages spirituels, l’univers des rêves et des transformations chamaniques. À certains égards, les pages 485-488 et la note 7 sur la décorporalisation demeurent un peu paradoxales, car les Nabesna privilégient visiblement d’autres explications que cette théorie moderne. Par contre, les pages consacrées à la transe demanderaient de plus amples développements et la prise en compte des arguments de Roberte Hamayon dans sa remarquable critique de cette notion.

Au terme de ce voyage dans l’espace-temps des Nabesna, l’auteure clôture sa réflexion avec une brève conclusion qui revient sur ce problème des catégories. Guédon affirme qu’il n’y a pas de chamanes chez les Athapaskans mais seulement des gens qui apprennent à manipuler un processus chamanique (inkonze) (p. 518). A contrario, des concepts comme celui « d’expérience», de « rêve » ou de « mouvement de la pensée » sembleraient plus adéquats. Soit, mais on regrette que les terminologies indigènes ne soient pas toujours mentionnées, car cela donnerait plus de poids à l’argumentaire de l’ethnologue. De la même manière, il est dommage que plusieurs des annexes très riches ne soient pas davantage commentées. Souhaitons que ces comparaisons amérindiennes fassent l’objet d’un autre livre! Guédon, reprend enfin l’hypothèse de l’existence d’un chamanisme athapaskan dont l’un des fondements, nous dit-elle, constitue « la reconnaissance de la valeur inhérente de tous les êtres » (p. 531). Une fois de plus, en quoi cela est-il propre ou non au chamanisme athapaskan?

En définitive, ce livre comporte de nombreux détails ethnographiques et suscite bien des questions. Il apporte une contribution originale à l’ethnographie du rêve et des expériences chamaniques et vient remarquablement bien compléter d’autres monographies sur la même région – on pense ici aux travaux de R. McKennan, H. Sharp, J. Helm, R. Ridington et J.G. Goulet tous abondamment cités. Rédigé dans un style agréable et très accessible, ce livre constitue une excellente introduction à l’étude du rêve et de sa pratique dans les traditions autochtones. Enfin, il confirme que l’espace athapascan reste une étape obligée pour tous ceux et celles qui souhaitent mieux comprendre la résilience des systèmes chamaniques en Amérique du Nord.