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La nature endémique de la faim dans le Nordeste brésilien atteste de la reproduction sociale des inégalités. Andrew MacMillan, directeur de la division des opérations de terrain de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), affirme que la faim au Brésil est la manifestation la plus tangible du problème de la grande pauvreté

Peu de gens meurent d’inanition, mais l’insécurité alimentaire et la malnutrition sont des maux chroniques ; […] les gens n’ont pas accès à une nourriture suffisante et saine pour vivre en bonne santé, la faim les tenaille, et cette situation est très affaiblissante. 

FAO 2003 : s.p.

En 1999, 44 millions de Brésiliens, soit plus du quart de la population, vivaient dans la pauvreté absolue[1] et connaissaient des conditions d’insécurité alimentaire. Ce nombre dépasse aujourd’hui les 50 millions (FAO 2007). La situation est plus grave dans les États du Nordeste : près de 50 % des foyers survivent avec un dollar par jour (FAO 2003). Le Brésil se caractérise surtout par de nombreuses inégalités sociales, au-delà de son idéal de démocratie raciale et du mélange des traditions occidentales et autochtones, qui sont elles-mêmes le fruit du métissage ethnico-racial, du syncrétisme et de la diaspora culturelle. L’écart du niveau de vie entre les riches et les plus démunis est ahurissant. Roberto DaMatta utilise l’expression « Brazilian dilemma » (1995) pour décrire cette situation. Dans ce pays, la faim illustre les réalités politiques, économiques et socioculturelles qui tourmentent le quotidien des pauvres. De plus, l’économie de la sécheresse du Nordeste révèle l’empreinte historique d’une conjonction de facteurs qui résultent en ceci : celui qui a faim ne peut manger, car il ne peut produire, et il ne peut produire parce qu’il a faim (De Castro 1952 : 11). Cette déclaration provocante tirée du classique de Josué de Castro La géographie de la faim (1952) témoigne de l’héritage de la nation brésilienne qui perdure aujourd’hui.

Mes recherches à la maîtrise, effectuées en 2005 à Trairi dans le Nordeste, ont révélé la présence d’une interrelation entre le repas en tant que construit social et le discours local de la faim, connu sous le vocable fome. Pour la grande majorité des gens pauvres de Trairi, la réalité d’un seul repas par jour est liée 1) à une situation permanente de malnutrition et de sous-alimentation et 2) à un ensemble de codes culturels rattachés à l’alimentation. Dans cette communauté, on distingue la présence de deux discours de la faim qui dévoilent paradoxalement une contradiction basée sur la reconnaissance – ou la non-reconnaissance – de l’existence du problème socioculturel et politique de la faim. Voyons cela plus en profondeur.

Trairi est une ville au climat tropical qui compte 48 000 habitants et qui est située à environ trois heures de route de Fortaleza, la capitale du Ceará. La communauté installée à Trairi s’étend sur plusieurs petits quartiers parmi lesquels j’en ai retenu trois pour effectuer mon étude : Corrégo dos Furtados, Corrégo São Gonçalo et Boa Espérança. La moitié des habitants dispose d’un revenu mensuel de 150 BRL – 78 $ CAN (Bélair 2006) –, pour faire vivre une famille d’au moins six personnes ; 25 % d’entre eux survivent avec encore moins, soit 75 BRL – 39 $ CAN (ibid.). Le taux de mortalité infantile se situe à 11,52 naissances pour 1 000 et, en 2003, 20 % des enfants de moins de deux ans étaient en état de malnutrition et mouraient avant d’entrer à l’école (IPECE 2005).

La faim à Trairi est quelque chose d’autre que la sensation qui rappelle à l’organisme qu’il est temps de se nourrir. Il s’agit plutôt d’une expérience quotidienne et répétée, d’une sensation dévastatrice qui va au-delà du domaine physiologique. À Trairi, tous vous diront qu’ils mangent. Effectivement, la composition du repas principal du midi – almoço –, varie selon quatre options qui sont nécessairement jumelées à la fluctuation des revenus mensuels : 1) seulement du riz et des haricots ; 2) du riz, des haricots et une très petite quantité de viande dont la portion est comparable à la grosseur d’une balle de golf ; 3) du riz, des haricots, un peu de viande et de farofa – un mélange de farine de manioc avec de l’huile ou du court-bouillon ; et 4) le repas idéal, constitué de l’option trois, à laquelle on rajoute une portion généreuse de macarrão – des pâtes préparées avec de l’huile et des échalotes. Composée d’aliments en quantité insuffisante et d’une qualité douteuse, la consommation alimentaire des résidents de Trairi ne correspond pas aux normes minimales de nutrition établies par la pyramide alimentaire brésilienne[2]. Il n’est donc pas surprenant de constater que ce régime alimentaire génère la malnutrition et la sous-alimentation chronique.

Trois facteurs culturels importants empêchent la population appauvrie de Trairi de remettre en question sa situation. Le premier est lié à la construction locale de la catégorie de faim, le discours de fome, qui ne saurait se limiter à de simples attributs quantitatifs ou qualitatifs d’aliments. Ce discours fait référence aux difficultés de la vie en situation de pauvreté – privation, épreuve, fardeau, manque, tristesse et souffrance. Tout au long de la recherche, le discours de fome m’est apparu à la fois comme une manière de nier la faim et comme l’instrument de la normalisation et de la banalisation de son existence.

Le deuxième facteur inhibiteur renvoie à la notion de jeito – la mentalité ou la façon d’être des gens – qui occupe un rôle essentiel dans la sélection des menus et des habitudes liées aux différents rituels du repas du midi – almoço. Ce jeito pourrait être assimilé à l’habitus local. Les décisions sur ce repas, le choix et la quantité des aliments à préparer imposent certaines significations et certaines limites à la composition du repas : s’il est impossible de choisir des aliments variés à cause d’un revenu limité, il devient aussi impossible de composer un repas complet et équilibré. Peut-on dire alors que les habitudes liées à la préparation du repas almoço résultent d’un choix ou bien plutôt d’une imposition ? Nonobstant les facteurs qui génèrent les habitudes et les comportements reliés à l’alimentation à Trairi, les contraintes du repas soulignent une conception circulaire de la faim : les rituels alimentaires de l’almoço (souvent considérés comme performatifs) et les différents aliments qui y sont mangés (voir les quatre menus décrits plus haut) influencent directement la signification reliée à l’expérience de fome, signification qui n’est en rien synonyme de la catégorisation occidentale de la faim.

À Trairi, les pratiques sociales et culturelles qui entourent le repas de midi sont apprises, de génération en génération, non seulement de façon cognitive, mais aussi transmises en tant qu’habitus (Bourdieu 1972). Le discours de fome illustre l’expérience incarnée de la faim endémique et confirme la présence et la normalisation de la pauvreté à partir de l’idée de conformité – conformidade (Bélair 2006). Ce discours contribue à la reproduction de l’existence de la faim chronique en tant que conséquence de la violence structurelle. La violence structurelle (Galtung 1969) est visible sous de multiples formes, notamment l’accès inégal aux ressources, à l’éducation et à l’assistance médicale. Si la faim endémique est considérée comme un exemple de la violence structurelle (Bélair 2006), c’est que cette faim résulte des désavantages des programmes politiques, des inégalités économiques et des traditions culturelles : les victimes de cette faim endémique ne peuvent ni voir ni comprendre la façon systématique dont est chorégraphiée la distribution inégale et injuste des ressources (DuNann Winter et Leighton 1999).

Ce lien entre la faim endémique et la notion de violence structurelle, observable à Trairi, permet de réfléchir sur la possibilité et la pertinence d’utiliser l’anthropologie critique des droits humains pour un examen futur de la problématique de la sécurité alimentaire qui sévit au Brésil.

Le fondement et les critiques des droits humains

Le concept des droits humains renvoie à un corpus interdisciplinaire intégrant le droit, la philosophie, les sciences politiques et l’anthropologie. De là l’importance de distinguer les aspects terminologiques sous-jacents aux « droits naturels », aux « droits de l’homme » et aux « droits humains ». Les droits naturels, proches de l’idée de loi naturelle de John Locke[3] (1997) procèdent du seul fait de la « nature de l’homme » en tant qu’être humain : les critères moraux gouverneraient le comportement humain. Cependant, et comme le soutient Donnelly (1982 : 391), l’inscription de droits humains dans la « nature de l’humain » pourrait s’avérer un procédé obscur puisque l’idée de la « nature de l’humain » demeure en soi une notion controversée. Les droits de l’homme sous-tendent l’idée que l’homme, être rationnel et moral, serait en lui-même catalyseur de ses propres droits. La critique dominante de cette perspective réside dans sa connotation sexiste issue de l’idéologie rattachée à la Révolution française (ibid.). À en juger par cette formulation, seuls les hommes auraient des droits. Pour ce qui est des droits humains tels que les décrit la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948)[4], ils s’éloigneraient des imperfections des formulations précédentes inférées par les droits naturels et les droits de l’homme. L’expression « droits humains », historiquement située, suggère que les droits conférés aux individus seraient des droits humains du seul fait que les humains sont des personnes (Donnelly 1982 : 391). Or, cet argument semble laisser grande ouverte la porte à la confusion puisqu’il est suggéré à maintes occasions que les droits humains demeurent restreints et spécifiques à un type particulier de droits et ne seraient pas, contrairement à la pensée communément partagée, applicables alors à toutes les personnes (Donnelly 1982 ; Donoho 1991 ; Elshtain 2000).

La compréhension des fondements à la base de la création des droits humains doit indubitablement passer par une analyse de la théorie des droits naturels, de la théorie de la justice sociale et du concept d’agencéité. Pour Michael Freeman (1994), la théorie des droits naturels repose sur l’idée que les besoins humains définissent la nature humaine et qu’en conséquence, ils impliqueraient l’existence des droits humains (Freeman 1994 : 501). Mais cette hypothèse n’est aucunement pertinente pour une conceptualisation des droits humains, car elle entraîne le débat portant sur l’existence, ou non, d’une nature humaine par l’entremise d’une échelle aléatoire des besoins qui présuppose une moralité du bien et du mal. Donnelly (1982) maintient d’ailleurs que la source des droits humains reposerait fondamentalement sur la « nature morale » des êtres humains. Mais quelle est donc cette « nature morale » ? Pouvons-nous la définir ? En réalité, plusieurs s’entendent pour affirmer que les droits humains représentent plus que le seul fait d’être une nécessité vitale pour l’individu : les droits humains sont une condition sine qua non à une formulation d’un idéal de vie associé à la dignité. Ainsi, il faudrait en conclure que les droits humains doivent être des dérivés d’un positionnement moral sur la nature humaine, positionnement qui doit être soutenu du point de vue philosophique.

La théorie de la justice sociale de Charles Beitz (1979) suggère plutôt que les droits humains sont des droits qui reviennent à tout être humain pour la jouissance d’intérêts multiples et que ces droits devraient être accessibles à tous selon un principe de justice sociale (Donnelly 1982 : 392). Essentielle dans le concept de justice, cette théorie fait aussi référence au rôle que jouent les institutions sociales qui distribuent autant les bénéfices que les fardeaux des coopérations sociales (ibid.). Si ce rôle trouve sa pertinence ici, c’est parce que les institutions sociales dont il est question relèvent des structures élémentaires de la société et qu’elles sont perçues comme moralement légitimes. La notion de justice sociale pourrait donc être au centre de la conceptualisation des droits humains. L’ethnographie effectuée à Trairi souligne cette perspective et attribue un poids considérable aux droits humains identifiés en tant que « proto-rights » (Beitz 1979). Trop souvent mis à l’écart parce qu’on les juge insignifiants, ces « proto-rights » évoluent dans des circonstances où il n’existe pas de solutions rapides ni efficaces à leur implantation et à leur résolution. La faim endémique constitue à Trairi un cas typique de cette philosophie puisque ce sont les structures institutionnelles (politiques et économiques) qui brident l’accessibilité ou la répartition juste des aliments pour une consommation alimentaire équilibrée.

En réunissant certaines des composantes des perspectives mentionnées ci-dessus et en partant du principe que certaines sociétés n’accordent des droits qu’à certains individus, il est possible de constater que seulement quelques sociétés reconnaissent l’égalité des droits de tous (Gewirth cité dans Freeman 1994 : 507). En fait, on remarque que dans les sociétés où les droits primordiaux des individus ne sont pas respectés, on assiste à une forte émergence de discours sur la reconnaissance du droit à la liberté et au bien-être, et ces revendications témoignent de l’action et de l’engagement des individus. Cela débouche sur un argumentaire quelque peu circulaire, comme le formule Freeman :

Action entails purpose. Purpose entails judgment as to [that which is] good. Judgment as to the good entails claims of right for what is necessary to attain the good. Therefore, rights are necessarily, rather than contingently, connected with human beings insofar as agency is characteristically human.

Freeman 1994 : 507

Entre donc en scène la légitimité de la requête individuelle d’agencéité. C’est cela même qui est implicite dans la déclaration de Freeman : toute action morale ou tout droit en rapport avec la liberté et le bien-être est attribuable au seul fait que la personne en est l’agent. Chaque humain en tant qu’agent potentiel, actuel et futur d’une humanité commune peut avoir accès aux implications de la notion de droits humains (Freeman 1994). Puisque l’agencéité dont il est question ici découle d’une présupposition morale (ibid.) qui est une caractéristique de la « nature humaine » – le modèle des droits naturels – (Freeman 1994), et puisque la mise en oeuvre d’actions dénote un sens de la justice – le modèle de la justice sociale – (Beitz 1979), on peut donc penser que l’agencéité, en tant que concept qui rejoint toutes les explications, fournit les assises de la conception des droits humains.

Cela dit, comme on peut s’en rendre compte, aucun des arguments philosophiques discutés plus haut ne semble être en mesure de fournir la moindre justification incontestable au concept des droits humains. Peut-être est-ce parce que la notion des droits humains, en tant que doctrine, pourrait ne requérir aucun fondement théorique (Freeman 1994) ? Ainsi, ces droits, dont l’application et la responsabilité demeurent du ressort des Nations Unies, perdurent en tant que série de convictions non contestées et, en principe, acceptées par tous.

L’argument relativiste des droits humains

La possibilité d’une réflexion portant sur les fondements philosophiques du concept des droits humains soulève un double questionnement. Le premier porte sur la moralité des individus comme êtres humains, et le second soulève le défi relativiste qui alimente sans arrêt les débats théoriques et anthropologiques autour des droits humains. Ce sera le relativisme qui retiendra l’attention. Pendant plus de quarante ans, le relativisme a été tenu pour responsable du fait que l’anthropologie ne contribuait pas à l’élaboration du discours sur les droits humains (Goodale 2006 ; Messer 1993).

En 1947, l’Association américaine d’anthropologie a soulevé la question suivante : « Comment les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme s’appliquent-ils à tous les êtres humains sans devenir l’énoncé des valeurs véhiculées par les pays de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique ? » (cité dans Sharma 2006 : 224). En d’autres mots, peut-il y avoir une universalité dans l’application de ces droits ? Et peut-on les imposer ? Pour tenter de répondre à ces questions, un retour sur le débat universalisme-relativisme devient nécessaire, d’autant qu’il n’est pas sans rappeler le paradoxe de la faim (Bélair 2006) qui sévit dans la communauté de Trairi.

Les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale ont rendu nécessaire la création d’un mécanisme de régulation qui servirait d’outil de jugement moral collectif au service de tous les pays. Cette possibilité d’imposer à tous des valeurs reconnues qui préserveraient la dignité humaine est très importante pour les universalistes. Ils soutiennent en effet que l’ordre moral des droits humains génère la responsabilisation et la création du droit international capable de diffuser les valeurs universelles (Donoho 1991 : 358). Par contre, les droits humains semblent ignorer par moments – et de façon inopportune, nous dira la position relativiste – l’héritage des autres nations en imposant à tous une vision unilatérale : l’Occident pourrait ainsi perpétuer sa vision du monde par l’exercice des transformations sociales. Il serait donc à propos de questionner les objectifs cachés de l’universalisme des droits humains, car ceux-ci peuvent être vus en tant que paradigme responsable d’une violence structurelle qui règne dans les lieux où les droits humains sont continuellement violés. Néanmoins, puisque l’épanouissement du potentiel humain (Gewirth 1982), la recherche de la justice sociale (Beitz 1979), le respect des besoins essentiels humains (Bay 1982) et la notion traditionnelle des droits naturels (Donnelly 1982) assoient suffisamment la base philosophique des droits humains, force est alors d’admettre et d’accepter l’universalité de ces droits.

Le travail de Michael Perry (1998), une autorité dans les relations de la morale et de la loi, illustre avec justesse la position des relativistes. Perry propose une argumentation qui s’appuie sur le caractère sacré de l’être humain, précisant que certaines choses ne peuvent être faites aux humains parce que cela serait immoral et que, au contraire, certaines autres doivent l’être absolument au nom de la dignité humaine (Perry 1998 : 57). L’importance de la présence du caractère sacré de l’être humain dans cet argumentaire soulève la critique suivante : puisque différents groupements d’individus démontrent diverses croyances et pratiques socioculturelles, cette notion de caractère sacré ne s’appliquerait alors qu’à certains groupes désignés. Ce genre d’énoncé exclut sans aucun doute des groupes entiers de personnes – les femmes, les minorités ethniques, etc. Il est indéniable que cette exclusion va à l’encontre de l’intention première de la Déclaration des droits de l’homme. L’universalité des droits humains semble alors incertaine à partir du moment où certains individus ont accès à ces droits incontestables tandis que d’autres en sont complètement privés. Par conséquent, les individus qui n’ont pas la jouissance des droits humains les plus fondamentaux sont repoussés dans un domaine de non-droit, réalité que l’on observe à Trairi.

L’affirmation morale des droits humains, qui est un aspect important de l’approche relativiste, peut être simplement acceptée en tant que principe sur lequel s’appuierait le fondement philosophique de l’universalisme, ou elle peut être mise à l’épreuve par la critique relativiste. En ce sens, la déconstruction de l’assertion morale rejoint trois postulats. Dans un premier temps, l’attention aux différences du jugement moral parmi diverses sociétés doit prendre en considération la contextualisation du site tant au plan culturel, économique et politique qu’au plan des traditions sociales (Renteln 1990). Pour tout individu, rien ne peut être considéré comme étant bien ou mal : « Nothing serves and nothing disserves the wellbeing of every human being » (Perry 1998 : 61). Cette position souligne la situation dans laquelle un individu se trouve tout en accentuant le fait que des personnes différentes expriment et connaissent une manière de vivre qui leur est propre. Mais est-ce que ces mêmes principes, à partir desquels tout est jugé bien ou mal, sont applicables à tout groupe d’individus qui partagent des croyances et des critères de jugement ? Dans un deuxième temps, Donoho avance que les visions morales conflictuelles n’ont aucun sens ni aucune validité à l’extérieur d’un contexte social donné (1991 : 351). Par conséquent, ce qu’un être humain (ou un groupe) considère comme étant bien ou mal peut être perçu et interprété de façon différente par un autre. Et dans un troisième et dernier temps, la position relativiste soutient qu’aucun standard moral justifié avec objectivité ne prévaut à l’extérieur d’un contexte culturellement défini (ibid.). Cela implique qu’aucune personne ne peut valider ses valeurs morales à l’encontre de celles d’autrui : il n’existe pas de valeurs morales qui soient meilleures ou supérieures à d’autres. Bien que la différence entre ces trois postulats soit d’une extrême subtilité, l’essence même de l’argumentation repose sur cette réalité que la normalisation et la compréhension des valeurs sont inhérentes au contexte à partir duquel elles sont véhiculées.

Appliquée au concept des droits humains, la position relativiste ne se limite pas à l’aspect moral : « Human right standards [are] insensitive to or incompatible with various cultural, political and social conditions » (Donoho 1991: 346). Sur cette base, avançons quelques sous-propositions : 1) Certaines valeurs humaines sont jugées inappropriées dans un contexte culturellement et politiquement défini ; le droit des femmes dans les États islamiques en est un exemple éloquent. 2) Même lorsque certains droits sont considérés comme appropriés pour un milieu socioculturel, leur contenu et leur application peuvent être contingents, non liés aux circonstances culturelles et politiques. Les notions de justice, de liberté et d’égalité peuvent avoir des interprétations ou des sens différents et modifier ainsi la signification locale des droits humains. 3) Le relativisme infère le respect et la tolérance de pratiques culturellement distinctes et impose une sensibilisation aux critiques externes qui sont souvent accablantes et déplacées ; l’exemple de l’excision retient l’attention dans ce cas. 4) Enfin, les relativistes ont souvent tendance à plaider pour une conception des droits humains qui s’alignerait sur les idéologies des institutions locales et sociales afin d’offrir un espace aux préférences culturelles et aux idéologies politiques. Ainsi, les idées présentées ci-dessus seraient conséquemment dirigées vers une proposition qui laisserait à la discrétion de chaque État toute décision relative aux droits humains, orientant du même coup la discussion vers un tout autre débat.

Pendant que la revendication de l’universalité des droits humains demeure complexe et franchement impossible à résoudre, la revue de la position relativiste définit et impose certaines limites à la reconnaissance internationale des intérêts de l’être humain. Voilà qui mène à la question de l’impérialisme occidental (Sharma 2006), question qui est sous-jacente aux droits humains et cible de multiples critiques. Se prévalant de la noblesse attribuée au concept des droits, l’Occident impose une vision du monde qui utilise une démarche visant à contrôler et à dominer les autres au nom de la moralité et de la dignité. Cette critique fait écho aux idéologies du développement (Escobar 1995). N’est-il pas alors impératif d’élargir la problématisation des objectifs cachés, qui sont connus par les initiatives de développement, puisqu’ils sont reliés au concept des droits humains ? Malgré les implications de cette question et les ramifications des réponses possibles, force est de constater que la position relativiste est tout de même, et de plus en plus, actualisée dans les exigences imposées aux nations par la Déclaration universelle des droits de l’homme. En effet, les nations ont l’obligation de choisir des solutions de médiation qui intègrent la reconnaissance culturelle dans leur interprétation des droits que consent la Déclaration.

Les droits humains et la faim à Trairi

Les résultats de ma recherche à Trairi ont démontré que l’idée de faim chronique est étroitement rattachée aux notions de pouvoir, de structure et de violence, et que celles-ci sont souvent sur-employées dans les textes qui traitent de l’inégalité sociale (Farmer 2003 ; Farmer, Connors et Simmons 1996). La violence structurelle enchâssée dans le quotidien de Trairi, qui est complètement invisible du fait qu’elle est engendrée par les structures sociales et normalisées par l’entremise des institutions et des expériences coutumières (DuNann Winter et Leighton 1999), est synonyme d’une expérience de faim endémique. Johan Galtung (1969) propose l’idée que la violence structurelle se définit par l’ensemble des contraintes issues des structures économiques et politiques et comprend l’accès inégal aux ressources qui émanent du pouvoir politique, de l’éducation, des soins de santé et du statut légal. Paul Farmer va même plus loin dans son évaluation de la violence structurelle et y inclut, entre autres choses, l’extrême pauvreté et les inégalités sociales, le racisme et les abus des droits humains. Il affirme aussi que la violence structurelle « is a much broad[er] rubric that includes a host of offensives against human dignity » (Farmer 2003 : 8). Cette violence viendrait engendrer des forces destructrices difficiles à affronter. C’est ce qu’Amartya Sen appelle unfreedoms (cité dans Farmer 2003 : 3-4). La faim chronique, y compris celle qui sévit à Trairi, se situe dans ces paramètres.

Le droit à la nourriture – « the right to food » –, apparaît dans plusieurs documents officiels et officieux (voir Mechlem 2004). Mais le document le plus probant, le plus explicite et le plus mobilisateur est le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966) qui précise, dans l’article 11, que le droit pour chacun à un niveau de vie adéquat et à une nourriture adéquate doit être garanti, et que les pays adhérents acceptent le droit fondamental de chacun d’être exempté de la faim. Je souligne ici que le Brésil est l’un des 149 pays signataires de ce pacte.

Le droit à la nourriture va de pair avec son accessibilité. Et qui dit accessibilité dit aussi disponibilité, c’est-à-dire la possibilité de se nourrir des fruits de la terre ou de posséder les ressources économiques nécessaires à leur achat. La communauté de Trairi cultive le manioc, un légume à très faible valeur nutritive dont le niveau de productivité est instable. On y mange aussi du poisson, disponible en grande quantité. Toutefois, l’augmentation de la demande par la capitale de l’État a tellement fait grimper son prix que les pauvres de Trairi ne peuvent plus en acheter. L’approvisionnement en denrées alimentaires n’est alors possible qu’au marché du centre-ville, situé trop loin pour que les gens des quartiers défavorisés puissent s’y rendre ; de toute façon les produits coûtent, encore une fois, trop cher. Si ces gens ne parviennent pas à avoir accès à la nourriture, quelle que soit son origine, ne sont-ils pas privés du droit garanti par l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966) ?

Le second élément d’interrogation concerne encore la question de l’accessibilité à la nourriture, mais il est envisagé du point de vue du rôle et de la mise en application des programmes d’assistance par les organismes qui en reçoivent le mandat. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (CDESC), un organisme composé d’experts indépendants qui surveillent l’application par les États participants du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, considère qu’un régime adéquat satisfait les besoins alimentaires fondamentaux si, et seulement si, ce régime inclut des aliments variés qui garantissent la croissance, le développement, la prestance et l’activité physique et mentale tout en se conformant aux besoins physiologiques humains à toutes les phases de la vie, tout en prenant en considération le genre et le type de travail effectué par chaque individu (CDESC 1999 ; Mechlem 2004). Les quatre menus présentés plus haut en amont sont loin d’atteindre cet objectif. Par conséquent, il est souvent possible d’apercevoir chez les membres de la communauté de Trairi les signes physiques du manque de nourriture – croissance (osseuse et musculaire) arrêtée, niveau d’énergie minimal, multiplication des maladies chroniques –, signes qui se transforment rapidement en désordres physiques permanents et ce, pour un pourcentage très élevé de la population. Les enfants sont les plus touchés. Ces marqueurs visibles des inégalités et de la violence structurelle ne sont-ils pas une preuve suffisante qui justifie un appel à la révolte pour cause de manquement aux droits à la nourriture ? Pourquoi attendre d’être témoins des effets dévastateurs d’une famine avant d’admettre que les abus des droits humains à la nourriture existent ?

Le droit à la nourriture sous-entend que les produits de consommation sont exempts de substances nocives et demeurent à l’abri de la contamination ou de l’altération. C’est impossible dans la communauté de Trairi puisque aucune réglementation n’encadre la manutention et l’entreposage des aliments. Cela s’effectue dans des conditions hygiéniques discutables qui rendent souvent la nourriture impropre à la consommation. À Trairi, la nourriture disponible est avariée et constitue même un danger pour la santé. La sécurité alimentaire et le droit à la vie sont continuellement en péril. Force est d’admettre que cette communauté souffre et que la situation alimentaire globale attente un manquement évident aux droits humains. De plus, lors de mon passage à Trairi, j’ai observé qu’il n’y avait que peu d’action – je dirais même aucune action – sur ce sujet ; il ne figure pas, pour le moment, au centre des préoccupations de la municipalité.

Cette accumulation de problèmes crée une division entre les citoyens de Trairi et génère un lieu d’exclusion où se trouvent les pauvres et les démunis qui ne peuvent se procurer de nourriture. Cette situation ouvre la porte au continuum du droit et du non-droit. Je suggère de lire ce continuum comme un état d’exception défini ainsi par Agamben : « a space devoid of law, a zone of anomie in which all legal determinations are deactivated […], [hence] the theory of necessity as the originary source of law [is false] » (Agamben 2005 : 50). Dans cet espace dépourvu de droits, le fait que la nourriture est inaccessible et insuffisante passe inaperçu : les résidents de Trairi jugent leur situation habituelle et, en conséquence, la normalisent. Ainsi obnubilée par le discours de fome et la conformité à l’habitus, cette communauté brésilienne est incapable, pour le moment, de s’attaquer à l’éradication de l’espace du non-droit. Pour ce faire, les citoyens dervraient s’engager sur la voie de l’autonomisation et de l’agencéité, ce qui est impensable dans les conditions actuelles.

L’État brésilien, au fait des besoins alimentaires dans plusieurs régions du pays, ne demeure pas insensible la faim endémique qui sévit chez lui. Dès son arrivée au pouvoir en 2002, le président Lula da Silva s’est engagé à faire disparaître complètement la faim dans tout le pays et a instauré le programme Fome Zero (Faim Zéro, PFZ), afin que tous puissent se nourrir suffisamment et correctement. Ce projet vise en particulier la région du Nordeste.

Réforme audacieuse qui ne va pas sans rencontrer des problèmes de mise en oeuvre, Fome Zero s’est attaquée, dans un premier temps, au défi de fournir trois repas par jour à 9,3 millions de familles ; on leur fournit jusqu’à 100 BRL par mois, soit 52 $ CAN, à la condition expresse que les enfants aillent à l’école et qu’ils soient vaccinés. Le programme stimule aussi, à court terme, la production de petites fermes, tout en protégeant le niveau actuel des prix. À moyen terme, le président Lula compte repenser et réorganiser les structures étatiques en apportant les changements nécessaires aux politiques existantes. D’ici 2015, PFZ prévoit réduire de 50 % le niveau de malnutrition et de sous-alimentation du pays. Reste à voir si ces politiques atteindront les espaces de non-droit comme la communauté de Trairi qui ne reçoit toujours pas, ou très peu, de soutien étatique.

Conclusion

La violence structurelle, qui est étroitement liée au discours actuel de fome à Trairi, met en évidence l’interconnexion qui prévaut entre le pouvoir, les structures et la pauvreté et, par extension, la faim chronique. Nul ne peut douter que cette dernière est perçue comme un manquement abusif aux droits humains. Cette situation révèle les diverses ambiguïtés qui sous-tendent les idéologies à la base de ces droits.

Trois constats se dégagent de cette note de recherche. Tout d’abord, les notions théoriques sur lesquelles s’appuie la Déclaration universelle des droits de l’homme ne semblent offrir aucune justification à sa création et à sa mise en vigueur. De plus, le bref retour sur le débat universalisme-relativisme des droits humains a permis de rouvrir les discussions sur la spécificité culturelle ; ce débat veut appuyer la position universaliste qui est largement adoptée par les courants intellectuels du moment. Et finalement, l’examen de l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels a mis en relief de façon concrète certaines des ambiguïtés de l’application du droit à la nourriture dans la communauté de Trairi, soulignant du même coup la coexistence des espaces de droits et de non-droits de ces personnes. Par conséquent, un grand pourcentage de la population appauvrie Trairiense se voit exclu d’office de son droit à la nourriture et, par extension, de son droit à la vie.

Cela étant dit, il convient de poser une série de questions : 1) Est-ce que le problème de la faim endémique peut être réellement considéré en tant que manquement aux droits humains ou devons-nous plutôt rediriger les interrogations vers le cadre de la sécurité-insécurité alimentaire ? 2) Lorsque la faim devient synonyme de misère et de violence structurelle et qu’une évaluation juste du problème repose sur des observateurs qui ont une compréhension très imparfaite de la situation (car ils n’ont jamais, ou presque jamais, connu eux-mêmes la faim ou la misère), est-il possible alors de proposer des solutions viables et des politiques originales et réalistes sans éveiller un certain sensationnalisme ? 3) L’anthropologie est-elle capable d’élaborer une flexibilité théorique et pragmatique suffisante et nécessaire pour entreprendre des projets de recherche qui visent la compréhension et l’amélioration des lieux de non-droit où règne la faim chronique ?

Force est d’admettre que l’anthropologie semble pouvoir jouer un rôle déterminant dans la compréhension et la résolution des cas de manquement aux droits humains. Elle a en effet la capacité de jeter un regard critique sur les principes inhérents à ces droits, sur les structures internationales du pouvoir qui nourrissent un impérialisme à peine voilé et sur le processus d’exclusion issu des dynamiques des droits et non-droits. Mon expérience acquise à Trairi et ma réflexion actuelle sur le concept des droits humains me permettent de constater que la contribution de l’anthropologie pourrait se situer dans un renouvellement rhétorique et pratique des applications des droits humains, que ce renouvellement procéderait de l’évaluation des actions des agents locaux et que, par une mise en oeuvre éclairée, la contribution de la discipline serait, par ricochet, bénéfique aux nombreuses victimes des manquements aux droits humains.