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Document phare, l’ouvrage Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization (1996) de l’anthropologue Arjun Appadurai a suscité maintes discussions. Une des principales critiques du livre concernait sa propension à brosser un portrait trop positif des effets de la globalisation. Avec son nouvel essai, Fear of Small Numbers. An Essay on the Geography of Anger, Appadurai tente de corriger cette perception en proposant des clés de compréhension des sources de la violence engendrée par la globalisation.

Avec Fear of Small Numbers…, Appadurai expose comment le recours au nationalisme par les sociétés libérales modernes peut contribuer à engendrer une prolifération d’actes violents, de nettoyages ethniques et de formes extrêmes de violences politiques envers des populations civiles. La volonté de créer et de sauvegarder une identité nationale sous forme d’ethnos est problématique car elle peut suggérer que sa complétude serait la seule issue pour séparer le « nous », supérieur, du « eux », qui menace cette supériorité. Ainsi, bien qu’elles ne soient pas des produits purs de la globalisation, l’« incertitude sociale » relative à cette identité et l’« angoisse d’incomplétude » de cette identité peuvent, quand elles interagissent l’une avec l’autre dans le contexte actuel de libre circulation matérielle et idéologique, favoriser l’émergence d’« identités prédatrices » qui cherchent l’extinction de ceux considérés comme des menaces à cette identité nationale. Avec cette perspective, les fondamentalismes chrétien et islamiste, ou toute autre forme de fondamentalisme culturel, pourraient être envisagés comme une manière de produire de la certitude en regard de valeurs, d’identités, de survie et de dignité. La violence, dans pareil contexte, serait « un exercice de mobilisation communautaire » (p. 7).

Cette peur de l’autre est d’autant plus marquée que le nombre de ceux qui menacent le « nous » est petit. Appadurai argue que plus les nombres sont petits et les minorités faibles, plus les groupes majoritaires ressentent que leur échappe un ethnos incontesté. La majorité craint alors que les minorités d’aujourd’hui deviennent les majorités de demain, crainte qui accroît l’incertitude sociale et l’angoisse d’incomplétude des majoritaires envers les minoritaires. Les minorités briseraient le mythe d’une identité nationale homogène, perception d’échec qui ultimement pourrait mener au souhait d’exterminer les minorités. Le cas des musulmans en Inde, par exemple, illustrerait cette tension : leur petit nombre serait perçu comme un voile qui masquerait leur grand nombre à travers le monde, un petit nombre relié au grand nombre par de puissants réseaux transnationaux ayant la capacité de déstabiliser par des actes terroristes l’unité nationale imaginée. Le fondamentalisme hindou chercherait donc à assurer l’idée d’une identité « indienne » et réaffirmer la croyance en un État nation sacré.

Appadurai amorce également dans cet ouvrage une réflexion sur une « géographie de la colère ». Ce concept renvoie à la spatialisation de la dialectique entre les certitudes et les incertitudes sociales. Les nouvelles technologies de l’information accentuent cette dialectique en recontextualisant les récriminations locales dans des agendas globaux distribués par des « structures cellulaires » (flexibles, opportunistes et mobiles). Ces structures – en opposition à celles dites « vertébrées », comme par exemple les Nations Unies, du fait qu’elles sont coordonnées et régulées par des ententes stipulant une symétrie de pouvoir entre toutes ses factions – sont celles qui régissent le terrorisme mais aussi le capitalisme global. Cette différence de structuration occasionnerait dès lors non pas un « choc de civilisations, de cultures ou de doctrines » (p. 31) mais plutôt un « choc de mode d’opérationnalisation de grandes organisations » (ibid.), choc qui s’inscrirait également au sein de la crise actuelle de la circulation asymétrique d’images, d’idéologies, de produits, de personnes, de monnaie, etc. Appadurai invalide le modèle conçu par Samuel Huntington où celui-ci profile une guerre envers l’Occident en utilisant un modèle vertébré pour expliquer une structure cellulaire (Huntington 1993, in Appadurai 2006 : 116). La globalisation aurait fait éclater cette catégorisation et grâce aux nouveaux médias, toute minorité peut dorénavant développer une structure cellulaire, globalisée, transnationale, armée, et devenir potentiellement dangereuse.

Appadurai nous offre ici un ouvrage engageant et stimulant, particulièrement quant à sa démonstration de l’importance des nombres et des méthodes de calcul comme outil de contrôle dans la construction sociale universelle. Si sa démonstration sur la géographie de la violence apparaît moins aboutie, c’est peut-être parce qu’il s’est concentré, pour répondre aux critiques de son ouvrage précédent, sur les aspects macro de la globalisation (structures, idéologies, médias, etc.) qui laissent en marge les individus qui la vivent au quotidien. Appadurai reconnaît dans la préface de Fear of Small Numbers… que ce livre est une transition. Nous pourrions peut-être avancer qu’il est un détour obligé, pour mieux pouvoir parler d’espoir. Dans ses mots, « [i]t is a transition because […] until we understand how globalization can produce new forms of hatred, ethnocide, and ideocide, we will not know where to seek the resources for hope about globalization and the globalization of hope » (p. xi). Il n’est donc pas surprenant que le prochain ouvrage d’Appadurai s’intitule pour l’instant The Capacity to Aspire et vise à montrer en action cette « globalisation de l’espoir » en profilant les actions d’activistes de Mumbai qui incarnent, comme plusieurs autres ailleurs dans le monde, ce que l’auteur nomme la « globalisation communautaire » (grass-roots globalization). Un ouvrage très attendu, après le présent détour que représente Fear of Small Numbers.