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L’intérêt d’une analyse anthropologique de milieux à la fois proches et méconnus du grand public, c’est d’une part l’observation d’un processus en cours, d’autre part le fait qu’elle agit comme révélateur des rapports sociaux à une échelle macroscopique. Un milieu aussi particulier et « fermé » soit-il que celui de l’aviation civile et de la conception de modèles de pilotages automatisés sur Airbus 320 participe de la modernité, et par ce biais, influe sur notre quotidienneté tout en étant rarement interrogé dans sa légitimité sociale. Il s’agit ici d’éclairer la cohérence logique d’un processus « en train de se faire », celui de l’innovation technique, et au-delà : « le projet social derrière le projet technique ».

L’auteur se propose de dépasser l’image unilatérale qu’on peut avoir d’un tel milieu afin d’en repérer la fonction paradigmatique et l’enjeu humain à l’oeuvre dans le choix de société qui prélude à ce processus.

Les concepteurs scientifiques, les ingénieurs privilégient une « techno-logique », choisissent l’augmentation et l’extension de la part automatisée des tâches de pilotage selon l’idée que ce choix garantit une autonomie et sécurisation plus grande des systèmes, et que la part manuelle doit tendre à se repositionner vers des tâches auxquelles ne peuvent prétendre les automates. De cette logique d’optimisation des systèmes informatiques à l’idée de substitution de l’homme par la machine, se pose une question anthropologique majeure : la machine peut-elle ou doit-elle être considérée dans des rapports d’équivalence vis-à-vis de l’intelligence humaine? Quelle idéologie ou « vision du monde » est en jeu dans cette logique?

Il faut revenir à l’histoire des sciences, à la volonté de mathématisation cartésienne systématique de l’univers pour découvrir la vision du monde qui s’y rapporte : le mythe du progrès social. Le salut de l’espèce pensante dépendrait de la transposition progressive du langage universel en données mathématiques, et ce projet positiviste dont les concepteurs se font les représentants, c’est celui qui s’est réalisé depuis avec la cybernétique, l’automatisation puis l’informatisation (de l’automate aux réseaux).

La construction du paradigme d’une « anthropologie des innovateurs » fait appel à la redéfinition d’un certain nombre de données anthropologiques en fonction de l’objet de cette recherche, qu’on pourrait appeler la « pensée-ingénieur » : une culture déterminée, largement influencée par l’image élitiste et héroïque des premiers épisodes de la conquête aérienne, une communauté qui lui est rattachée et qui trouve ses fondements dans une sphère symbolique, enfin un imaginaire collectif qui renvoie à la sphère des producteurs et des utilisateurs.

Il convient selon l’auteur de relier entre elles les deux sphères, compte tenu du fait qu’à l’intérieur de cette culture partagée par les membres d’une même communauté scientifique, s’opèrent d’ores et déjà des clivages entre deux représentations du monde : une qui privilégie cette techno-logique dont on a parlé, avec prééminence des systèmes automatisés sur l’équipage, et une autre qui privilégie l’intervention humaine comme garde-fou et garante du choix à effectuer en dernier recours. La machine pensante, l’intelligence humaine observée à l’aune des systèmes informatiques, devient pour la pensée-ingénieur une nouvelle Bastille à conquérir. Cela revient en pratique à priver l’utilisateur de son autonomie. L’enjeu qui oppose l’humain à la machine parcourt l’imaginaire collectif et des domaines aussi variés que la théorie philosophique, la science-fiction, et les pratiques sociales en leur ensemble, au premier chef desquelles on trouve des comparaisons notables avec le milieu hospitalier et la pratique médicale.

L’acuité de cette question est ici accentuée par la présence d’un danger vital. Seulement, du point de vue du concepteur, qui impose sa vision du monde et en empreint ses créations pour en faire des objets programmatiques, le danger réel vient des utilisateurs eux-mêmes, du personnel humain faillible. Ce n’est là qu’un paradigme, puisque l’enjeu se situe au-delà de la gestion du danger, de l’imprévu, et de la seule survie individuelle. Ce qui pose problème, c’est, à un stade donné de l’évolution sociale devenue indissociable de l’évolution technologique (depuis le taylorisme) à travers la matérialisation d’une société de l’infor-mation : la menace de déshumanisation qui plane sur son histoire, et la déconstruction du lien social par une mise à distance entre la pensée et l’action. L’idée d’hybridation et de partage fonctionnel entre hommes et machines n’est selon l’auteur qu’une métaphore, car ce sont les hommes qui créent, mais ils se trouvent dessaisis en tant qu’utilisateurs. En dernière instance, l’ouvrage de Scardigli offre une grille de lecture ni scientiste, ni économiste, pour une histoire sociale de la création de la société de l’information. Une étude rigoureuse et transdisciplinaire, qui prend soin de soumettre sa problématique aux facteurs d’inflexion qui constituent autant de paradoxes à l’hypothèse d’un « fait social total » : évolution de la société de consommation, conjoncture économique, fantasmes du consommateur. Le projet d’automatisation intégrale reste aporétique tant qu’il inverse les rapports de production de l’information et risque de substituer les nouvelles technologies aux vertus fondamentalement humaines.