Article body

Les jardins collectifs, kolektivnye sady[1], constituent le pendant incontournable de l’habitat collectif en Union Soviétique puis en Russie postsoviétique. Leur histoire est intimement liée à toutes les crises économiques et agricoles qu’a pu connaître le pays. Omniprésents dans le paysage urbain, les jardins collectifs le sont aussi dans le quotidien de la majeure partie des Russes et se révèlent être de précieux observatoires.

Les représentations et les usages de ces jardins ont évolué au rythme des transformations économiques et sociales de la société russe. Les parcelles furent tout d’abord qualifiées de « potager », en référence à leur fonction strictement maraîchère. Ce n’est que vers la fin des années 1980, parallèlement à la légalisation de la construction des cabanons, que l’appellation datcha apparaît, au début par dérision, puis de façon commune à partir des années 1990 (Lovell 2003). Cette particularité de leur histoire ainsi qu’un certain nombre d’usages justifie encore aujourd’hui de les distinguer des autres datcha, assimilables, elles, à des résidences secondaires, aspect dont il ne sera pas traité dans cet article.

Les conséquences de la possession d’une datcha sont innombrables et si la datcha est avant tout liée à la production alimentaire, il est nécessaire de dépasser cette fonction pour appréhender l’ensemble des aspects socio-économiques auxquels renvoie ce jardin.

Cette étude repose sur trois terrains d’observation qui recoupent trois types d’urbanisation. Les trois villes se situent dans la même région, à 350 kilomètres au nord-est de Moscou. Iaroslav, Rybinsk et Barok sont peuplées respectivement de 600 000, 234 000 et 5 000 habitants. Les enquêtes furent réalisées au cours des années 1999 à 2003 auprès d’une population issue de tous les milieux sociaux et propriétaire de parcelles situées dans des kolektivnye sady ou dans des résidences secondaires (Gessat et Ortar 2001).

Les jardins collectifs et la ville

Les jardins collectifs étant destinés à des urbains, leur place et leur histoire doivent être comprises en fonction des rythmes et de l’évolution des villes. Les kolektivnye sady apparaissent dès les années 1930 parallèlement à l’essor d’un habitat collectif urbain et rural. Les parcelles sont alors destinées aux ouvriers et petits employés des villes. Au cours des années 1950-1970, la demande de la population augmente et le système planifié de production et de distribution des biens alimentaires s’en va vers la faillite. On décide alors d’étendre le dispositif des jardins collectifs. Les réticences sont toutefois nombreuses, car ces jardins permettent d’introduire une notion de propriété individuelle (Lovell 2003). C’est aussi à partir de cette époque que la construction de cabanons devient tolérée. La taille des kolektivnye sady varie d’une dizaine de parcelles à plusieurs milliers pour les plus grands, qui s’étendent alors sur plusieurs kilomètres carrés. Les terrains sont distribués par les entreprises au profit de leurs employés ou par des institutions, et sont gérés en association ou en coopérative (Lovell 2003).

Les dernières créations de jardins collectifs datent des années 1990, période de transition économique particulièrement difficile. Les catégories sociales considérées comme aisées, essentiellement les cadres relevant des différents corps de l’État et de l’industrie, sont elles aussi obligées de se procurer un lopin de terre. Les parcelles sont alors toujours distribuées selon l’ancien système ou vendues à des prix préférentiels par les coopératives. C’est également à cette époque que la question de la propriété des lots est clarifiée. La vente des terrains devient dès lors possible, favorisant du même coup la création d’un marché immobilier et foncier.

Jusqu’à la Perestroïka, un certain nombre de règles organisent la vie des kollectivnye sady. Les lopins ne doivent pas excéder six sotock, soit six cents mètres carrés, ni être clôturés. Les dimensions des constructions édifiées sur le jardin sont également strictement normées. Enfin, le jardin doit être cultivé et sa production uniquement destinée à une consommation domestique. Actuellement, ces règles ne sont plus appliquées ou ne le sont que partiellement. À Iaroslav par exemple, dans la coopérative Volga, l’une des plus grandes et plus anciennes de la ville, il faut respecter l’alignement des constructions le long d’un même côté. En revanche, les panneaux d’affichage du règlement intérieur sont entièrement recouverts de graffitis.

Créés par les entreprises sur des terrains qui leur sont attribués, les premiers kollectivnye sady se situaient à proximité immédiate des usines et des bâtiments d’habitation, contrairement aux nouveaux jardins, plus éloignés des centres urbains, et hors d’atteinte des circuits réguliers d’autobus. Pour les desservir durant toute la belle saison, la municipalité de Rybinsk modifie le tracé des parcours d’autobus et met en place un service de véhicules empruntés aux lignes régulières les moins fréquentées à cette période. En fin de semaine, la compagnie de chemin de fer rajoute également des trains qui desservent les lopins situés le long de leurs voies. L’engouement pour les datcha influe donc sur l’organisation des services urbains et, par conséquent, sur le quotidien de tous les habitants.

Les caractéristiques physiques des terrains ont également évolué. Dans les premiers temps, bon nombre d’emplacements étaient pris sur des champs. Ils le furent ensuite sur des zones incultes, avec obligation, pour qui souhaitait en jouir, de défricher et essoucher sa parcelle puis d’amender une terre pauvre ou de drainer des zones marécageuses.

Enfin, depuis les années 1990, on assiste à la diversification et à l’extension des jardins collectifs grâce à une attribution de parcelles dont la surface est doublée. À Iaroslav, un jardin avec une maison coûte en 2003 entre 9 000 et 20 000 roubles – soit entre 300 et 700 dollars américains – selon les services disponibles (proximité de la ville, eau courante, électricité, téléphone). À titre de comparaison, les résidences secondaires les moins chères coûtent 10 000 dollars, soit plus de trente fois plus[2]. Le salaire moyen étant de 600 roubles, l’achat est difficile pour la majeure partie de la population dont le niveau de vie reste extrêmement bas.

Connaître le contexte urbain est indispensable pour comprendre la place de la datcha. En effet, les villes obéissent à des schémas d’urbanisation rigide. À Rybinsk[3], les plans d’aménagement du territoire ont été conçus au début des années 1930 lorsque la ville ne comptait qu’une centaine de milliers d’habitants. La taille escomptée était de 700 000 habitants (elle est aujourd’hui de 616 700 personnes [Brunet 2001]). L’agglomération s’étire ainsi sur vingt kilomètres le long de la Volga. Les terrains ont été attribués aux entreprises qui bâtissent des immeubles d’habitation pour leurs employés selon des plans préétablis, répétés à l’infini. Des quartiers uniquement constitués d’immeubles de sept à douze étages se sont développés en bordure des usines sans aucune cohérence d’ensemble et sans qu’aucun effort ne soit fait pour en aménager les abords. Les zones urbanisées peuvent, par conséquent, être éloignées de plusieurs kilomètres du reste de la ville, perdues dans ce qui pourrait être qualifié de campagne. Entre ces quartiers subsistent des maisons appartenant à d’anciens villages, des forêts, des champs et des terrains vagues.

Iaroslav est dressée sur un plan d’urbanisme similaire à celui de Rybinsk, décuplé par le nombre d’habitants (239 600 personnes [Brunet 2001]). Se déplacer chaque jour mobilise un temps et une énergie considérable. Barok, en revanche, présente un visage différent : ville militaire fermée et physiquement ceinturée durant toute la période soviétique, l’urbanisation est resserrée à l’exception de la partie ancienne qui s’étend hors de l’enceinte. Les immeubles sont plus bas, sept étages maximum, et ne comportent que deux cages d’escaliers. Outils et vêtements de jardinage sont entreposés sur les paliers, détail qui dénote une confiance – inexistante dans des agglomérations plus grandes. Cette ville s’est avérée utile pour observer l’usage des jardins collectifs dans un contexte presque rural.

Les trois terrains d’enquête, malgré de fortes différences d’accessibilité et de développement économique des communes, présentent un usage remarquablement homogène de la datcha, point qui mérite d’être souligné pour aider à la compréhension d’ensemble du phénomène.

L’économie des cultures

La culture maraîchère est à évaluer à l’aune des besoins alimentaires actuels mais aussi des pénuries dont le spectre est encore trop présent dans les mémoires pour qu’il puisse être éliminé de l’analyse. La production potagère est omniprésente jusque dans les interstices urbains. En effet, la majeure partie des jardiniers possèdent leur potager et un espace loué à un kolkhoze ou utilisé sans autorisation pour cultiver des pommes de terre. À Barok, les espaces entre les immeubles sont cultivés par des familles que la parcelle ne suffit pas à nourrir. Dans les faubourgs de Rybinsk ou de Iaroslav, le long des multiples sentes, émergent de minuscules îlots de pommes de terre. De tels îlots bordent également les voies ferrées aux abords des agglomérations.

Ne pas disposer d’un jardin ou de son usage, sous une forme ou une autre, est une exception aujourd’hui. Les personnes rencontrées qui ne possédaient pas de datcha en 1999 en ont acquis une depuis, pour des raisons purement économiques, comme Olga Borisovna, professeur à l’institut de Rybinsk. Les fruits et légumes étaient devenus trop chers pour elle en hiver, alors qu’il s’agissait déjà d’un complément puisqu’elle cultivait une partie du jardin de sa mère et passait l’été à cueillir des baies qu’elle transformait en confiture. Le départ à la retraite de son mari, et donc la chute de leur niveau de vie, malgré des emplois complémentaires, a rendu incontournable la possession d’un potager.

L’utilité économique de la datcha est toutefois actuellement contestée (voir Simon Clarke et al. 2000), car l’autoproduction serait plus onéreuse et aléatoire que l’achat des mêmes produits. En 2002, un tombereau de fumier coûte 1000 roubles à Iaroslav, soit l’équivalent d’un mois de salaire d’Irina Vladimirovna, une historienne de la ville. À cet achat s’ajoute celui des semences. Ces frais s’additionnent aux charges versées à la coopérative pour l’eau, l’entretien du chemin et la prévention des incendies, soit 600 roubles que la famille verse en trois fois. Le matériel, lui, est bricolé. Irina Vladimirovna considère cependant que si le coût est réel, toute la famille, soit ses parents, son frère et elle-même – tous deux célibataires –, vit de ces récoltes pendant le reste de l’année, exception faite des pommes de terre, que l’unité familiale produit en nombre insuffisant. Seule sa mère, retraitée, s’occupe en permanence du potager. Elle est secondée lors des labours de printemps et d’automne et de la récolte des pommes de terre. L’organisation a paru rentable à la famille durant des années. Néanmoins, en 2003, Irina Vladimirovna m’a avoué s’être interrogée pour la première fois sur la pertinence économique de cet arrangement en raison du temps qu’il accapare. Ce calcul s’effectue essentiellement dans les nouvelles classes moyennes qui accèdent à une relative aisance et sont très prises par leur travail. Les retraités, eux, ne mentionnent jamais cet aspect. Alexandre Ilitch, professeur de mécanique devenu jardinier par raison lors de sa retraite huit ans plus tôt, tient un compte méticuleux de ses dépenses et de sa production qu’il chiffre selon les cours du marché. Le seul élément non comptabilisé est le temps investi, une caractéristique que Florence Weber remarquait également dans son étude sur les jardins ouvriers en France (1998). Les pensions des retraités sont toutefois tellement maigres[4] que chiffrer le coût horaire ne modifierait pas les coûts de revient des produits. Pour ces personnes, la datcha reste du domaine de la stratégie de survie ainsi qu’Alexandre Ilitch s’applique à se le prouver année après année.

Disposer de revenus suffisants ne résout pas nécessairement la question de l’approvisionnement malgré une amélioration notable au cours des dernières années. En effet, trouver fruits et légumes dans les magasins ou au marché reste difficile et cela est d’autant plus vrai que l’agglomération est petite. À Rybinsk, encore aujourd’hui, il est plus aisé de trouver des abricots, qui ne poussent pas en Russie, que des haricots verts. Dans les petites villes telles Barok, les produits maraîchers sont quasi inexistants sur les étals. La seule vente directe de fruits et légumes est effectuée par des retraités qui écoulent le surplus de leur production constituée essentiellement de baies en été ou du produit de leur cueillette. L’hiver, le prix des denrées augmente autant que leur qualité décline. Vivre sur les stocks accumulés se justifie alors pleinement.

L’enjeu est d’autant plus important que le spectre des multiples scandales alimentaires n’épargne pas le pays, et l’environnement est particulièrement dégradé : la région de Rybinsk est menacée par la pollution d’un immense lac artificiel en amont de la ville, Iaroslav est extrêmement polluée en raison des diverses industries lourdes qui ceinturent l’agglomération et Barok fut un site militaire fermé qui servit à la mise au point d’armes bactériologiques. Le jardin est présenté comme une garantie de qualité quitte à nier une partie de la réalité : l’eau est décrite comme pure, l’air sain, même si la situation des terrains reste très citadine et l’eau d’arrosage déconseillée pour la consommation parce que trop polluée. L’usage des pesticides et engrais chimiques, certes proportionné aux moyens de chacun, n’est toutefois pas présenté comme un élément polluant. Les jardiniers consomment surtout l’idée qu’ils se font de la campagne, et les symboles positifs manifestent une rationalisation et une justification du jardinage.

Cultiver permet aussi d’assurer une certaine diversité alimentaire : à fréquenter différents foyers de milieux aisés et populaires j’ai pu constater que l’été, seules les familles qui cultivent jouissent d’un équilibre alimentaire ; les autres conservent une alimentation très hivernale et donc pauvre en produits frais. Tout cela montre bien que si l’on aborde la datcha sous l’angle strictement comptable, cela n’épuise pas la question de l’intérêt économique représenté par les cultures.

Troquer, donner

La famille de Nina Denissova illustre les liens complexes qui se créent autour des datcha. Le potager s’inscrit dans une pratique plus large de troc et de partage familial, car chacun est à la recherche des produits les moins chers, que l’on achète en grande quantité. Lors de mon séjour dans le logement urbain, le réfrigérateur, qui n’existe pas à la datcha, contenait une soixantaine d’oeufs. Nina Denissovna est également venue déposer une dizaine de salamis provenant d’un arrivage inespéré et bon marché dont l’avait informée une amie. Deux jours après, elle les a repris pour en emporter une partie à la datcha et revendre le reste. Dans cette famille d’ouvriers et de fonctionnaires déclassés par la crise, chaque rouble économisé compte et les pratiques héritées de la période communiste conservent toute leur actualité, même si l’amélioration de la qualité des arrivages commence à en rendre certaines caduques. Outre ces pratiques de troc qui supposent une équivalence immédiate, monétaire ou alimentaire, les cultures sont à analyser également dans le cadre d’un échange de dons familiaux.

Cette organisation en réseau familial est tout à fait représentative de la Russie postsoviétique ainsi que le note Elisabeth Gessat-Anstett dans un article où elle en décrit minutieusement les fonctionnements, qui dépassent largement le cadre de la datcha (2001a). Chaque personne tient un rôle et alimente le réseau de ses proches grâce à ses autres réseaux professionnels et amicaux, lesquels se nourrissent aussi des relations établies au coeur du kolektivnj sad.

L’une des raisons d’être du jardinage est de pouvoir réaliser des dons, comme l’a montré Dubost pour la France (1984). En Russie, les surplus de fruits et légumes rapidement périssables sont distribués avec libéralité au sein de la famille, auprès d’amis, de voisins nécessiteux ou de simples passants. Seuls les plus nécessiteux procèdent à la vente des surplus. De fait, l’ethnologue revient toujours les bras chargés de fleurs et de légumes de ses incursions sur le terrain, après avoir été invitée à déguster des baies, pas toujours très mûres, petits pois crus, fanes d’oignons, concombres que l’hôte s’empresse de cuisiner quelle que soit l’heure. Savoir que l’on n’aura pas la possibilité de cuisiner ne freine en rien la prodigalité qui légitime une partie des efforts fournis. De plus, pouvoir s’autoriser à être généreux prend un relief tout particulier en temps de crise économique et sociale où l’accès au don devient difficile. Le don des jardiniers est aussi une façon de redistribuer un autre don, celui de la nature, et on n’offre que les surplus. Sans priver l’hôte, le don comble son visiteur. Mieux, le don est un remerciement pour l’intérêt porté au jardin et donc au travail des hôtes. Aucun contre-don n’est attendu si ce n’est peut-être la reconnaissance du pouvoir de donner. En ce sens, ces dons s’apparentent avec ce que Jacques T. Godbout appelle le don gratuit : « Il y a des dons gratuits au sens que, pour celui qui les fait, le geste est entièrement satisfaisant en lui-même et sans nécessité de retour (de premier type, matériel) » (2000 : 259).

La datcha permet de pallier les défaillances d’un système économique et d’alimenter, au propre comme au figuré, les nécessaires échanges présents dans tout réseau de parenté (Godbout 2003) ainsi que l’illustre le parcours de Valentina Nicolaevna.

En 1983, l’entreprise de Barok où travaillent Valentina Nicolaevna et son mari propose des lopins de terre. Malgré la nécessité d’abattre les arbres et d’essoucher la parcelle située au coeur d’une forêt, le couple, parent de deux jeunes enfants, accepte la proposition. En dépit de leur relative aisance (les deux conjoints sont ingénieurs) la datcha a tout de suite représenté un apport nutritif important pour la qualité des produits – la production comporte essentiellement des fruits – et pour la quantité, dès que l’économie russe faiblit. Lors de la Perestroïka, Valentina Nicolaevna est contrainte d’accepter un emploi de maîtresse d’école peu rémunéré. De son côté, son époux part travailler à Iaroslav où il vit la semaine. La datcha s’avère alors d’un grand secours pour faire face au déclassement social. Elle permet en effet au foyer de maintenir une certaine qualité d’alimentation et tous participent à son exploitation. Après le départ des enfants et leur installation, Valentina Nicolaevna cesse de produire en grande quantité les légumes du quotidien pour se tourner vers des productions destinées à améliorer un ordinaire peu varié. Elle cultive notamment beaucoup de baies rouges et envoie confitures et sirops à l’une de ses soeurs qui vit en Carélie, région où la terre est particulièrement mauvaise. Depuis la naissance de son petit-fils, il y a deux ans, elle aide aussi le ménage de son fils : la jeune femme ayant dû arrêter de travailler faute de modes de garde, Valentina Nicolaevna participe ainsi au maintien d’une certaine qualité de vie du couple. Sa mère, une retraitée de quatre-vingts ans, lui rend visite du printemps à l’automne, notamment pour profiter du jardin. En échange du gîte, cette dernière tient à mettre la main à la terre malgré les admonestations de sa fille. C’est elle qui transporte ensuite la production en Carélie où elle passe l’automne, ce qui l’associe plus directement au don. La seule partie de sa production qui n’est pas destinée à être donnée est troquée contre du lait fourni par la vache d’une amie. Valentina Nicolaevna présente son travail comme étant son plaisir, et ses dons ne comptent jamais de produits de première nécessité ; ils ne sont donc rien d’autre, d’après elle, que l’expression normale de relations familiales harmonieuses. Les dons de ce genre ne sont toutefois en rien anodins, comme l’indique Ronan Hervouet en Biélorussie, frappé par l’exemple de cet homme qui mange avec respect les légumes envoyés par ses parents alors même qu’il les sait contaminés par la radioactivité (2003).

Les autres enjeux socio-économiques

La culture d’un terrain peut relever d’autres enjeux qui ne sont pas directement alimentaires. L’acquisition d’un lopin dans un kolektivnyj sad s’inscrit aussi dans des stratégies de promotion sociale. Iouri Vassilievitch et sa femme possédaient une parcelle qu’ils ont pu revendre pour acheter un terrain nu quatre fois plus grand en bordure de Barok. Sur ce dernier sera construite une maison où ils comptent habiter toute l’année lorsqu’ils auront vendu leur appartement et celui de la grand-mère, décédée, où vit un neveu étudiant. Cette construction, essentielle pour la famille, doit lui permettre de maintenir son prestige social, car la femme de Iouri est la seule directrice d’usine de Barok à ne pas avoir encore accédé à un habitat individuel. Parallèlement, l’accroissement de la surface cultivable permet de subvenir aux besoins alimentaires accrus de la famille depuis le mariage des deux filles et l’arrivée des premiers petits-enfants.

L’histoire des Mouchkine, une famille d’ouvriers, est à la fois semblable et différente. Les parents disposaient d’une parcelle. Un des fils a pu en obtenir une autre mais dans un massif éloigné de son domicile. Les deux jardins ont été vendus pour acquérir une parcelle deux fois plus grande dans un village facilement accessible en autobus, sur laquelle les Mouchkine ont bâti deux maisons – ce qui aurait été impossible dans les massifs anciens – où épouses et enfants passent l’été tout en cultivant. Le besoin de potager est vital pour les fils qui ont tous deux ou trois enfants en bas âge. Néanmoins, grâce aux stratégies déployées et au travail de chacun, cette famille, dont les revenus sont restés constants, donc modestes, dispose d’un environnement offrant une réelle qualité de vie et reconnu comme tel, et d’un capital immobilier considérablement accru.

Cependant, la datcha peut devenir un « manque à dépenser », car elle remplace les vacances et les loisirs qui ne peuvent être passés ailleurs (Weber 1998). De fait, avant de se consacrer à son jardin, Alexandre Ilitch louait chaque été une maison dans un village pour « pêcher, discuter avec des amis, lire et jouir de la nature ». Olga Borisovna partait dans un centre de vacances pour se promener dans les bois et ramasser des baies. Aucune de ces deux personnes n’est actuellement en mesure de s’offrir ces loisirs, auxquels la datcha offre un substitut. Pour tous les autres, le jardin représente l’ensemble des loisirs auxquels ils ne pouvaient et ne peuvent toujours pas accéder.

Loisir ou contrainte : le statut ambigu du « travail à côté »[5]

Selon Paul Yonnet (1999), le loisir peut contenir un caractère de nécessité. Le jardinage et le bricolage possèdent ce caractère contraignant. Même hors des kolektivnye sady, rares sont les jardins dont la fonction est uniquement ornementale. Les épouses des « nouveaux Russes »[6], tout en cultivant des parterres de fleurs, font toujours pousser quelques légumes dans un coin reculé mais néanmoins savamment mis en scène du jardin. Ils constituent l’obole offerte aux invités, quitte à avoir recours à un tiers pour les obtenir. Michaël Ilitch et son épouse, tous deux médecins reconvertis dans l’import-export, sont considérés comme riches. Le jardinier qui s’occupe de leur datcha a néanmoins planté la moitié du terrain de légumes, y compris de pommes de terre, dissimulées derrière la banâ, équivalent russe du sauna. Le don gratuit du jardinier est transmué en un symbole de classe qui n’est pas sans rappeler le prestige du propriétaire terrien. De fait, les seuls qui ne cultivent pas aujourd’hui sont les couples bi-actifs – médecins, universitaires cumulant plusieurs emplois ou des petits entrepreneurs – disposant de peu de loisirs, dont les revenus sont suffisants pour pouvoir se passer de jardinage, tout en étant insuffisants pour employer un jardinier.

Le jardinage est aussi à replacer dans un contexte où les loisirs physiques sont rares. En effet, les pratiques sportives hors cadre institutionnel sont encore très peu développées. Une personne prenant plaisir à sillonner les routes à vélo est perçue comme une excentrique par ses relations. Les autres loisirs sportifs restent limités, sauf en hiver, où la pratique du ski de fond est assez largement répandue.

Cultiver meuble aussi le temps de ceux qui en possèdent trop, car cette activité accapare l’intégralité du temps en dehors du travail. Dès les premiers jours du printemps, le potager envahit la totalité de l’espace et de l’esprit. Au mois de mars, la mère d’Irina Vladimirovna, Elena Iourevna, commence à penser à son jardin, anticipe sur ce qu’il y aura à faire et prépare ses semis sur le rebord des fenêtres. Tout l’été, elle tient sa fille informée de la pousse de chacun des légumes qu’elle cultive avec ardeur malgré une santé chancelante. Pour cette retraitée qui quitte rarement son domicile en hiver, l’été est aussi un temps de socialisation important : les voisins se hèlent, passent d’une parcelle à l’autre tout au long de la journée jusqu’aux derniers labours d’automne. Le jardin représente ainsi un projet, un passe-temps, un but et un lieu de rencontres qui meublent un quotidien par ailleurs assez solitaire. Cette capacité à mobiliser le temps et l’énergie soutient Elena Iourevna et l’alibi de la rationalité économique donne un sens à cette vie comme à celle de nombreux autres retraités.

Néanmoins, pour de nombreux Russes, le jardinage est une activité imposée par la nécessité qu’ils ont dû affronter sans préparation contrairement aux cultivateurs âgés de trente à soixante ans des années 1970 qui avaient une origine rurale (Lovell 2003). Les premiers temps sont difficiles et ponctués de déboires. Certains préfèrent abandonner, tel Nicolas Vassilievitch, un employé d’une entreprise de télécommunication, qui, après plusieurs essais infructueux, se contente de faire pousser quelques groseilliers au milieu de l’herbe. Cette attitude, possible parce qu’il n’avait effectivement pas vraiment besoin de cette terre pour se nourrir, n’est toutefois pas envisageable pour nombre de néophytes. Deux sources de renseignements sont régulièrement consultées : la bibliothèque municipale et les voisins. Guides et conseils, ces derniers jouent effectivement un rôle primordial et leur coopération est facile à obtenir. En effet, si l’accès à la route est fermé par une grille qui court le long du massif, les jardins ne sont généralement pas clôturés entre eux. Il est ainsi aisé de circuler de l’un à l’autre tout en échangeant conseils et informations sur les différentes cultures. Dans un second temps, la consultation des nombreux journaux mensuels au titre évocateur, tels Vachi 6 sotok, Datchnaïa, Datchnitsa[7], tiennent les jardiniers informés des étapes à suivre pour la période à venir et offrent force conseils. Le nombre de ces parutions constitue d’ailleurs un excellent révélateur de l’importance du jardinage dans ce pays.

Chacun s’arrange pour rendre la contrainte supportable. En 2003, il était possible de trouver dans le jardin d’Appolina Pietrovna six variétés différentes de pommes de terre, autant de poireaux, douze d’oignons (sa grande fierté), quatre d’aulx, autant de pommiers et de poiriers, etc. Observer en scientifique l’évolution de chacune des variétés, dont la quantité laisse son mari perplexe, lui permet de rendre ludique l’obligation de jardiner. Cet exemple est révélateur des stratégies déployées par chacun pour s’adapter au changement – Appolina Pietrovna se décrit comme « une fille de l’asphalte » – et tirer parti de la contrainte.

Si la contrainte existe bel et bien, le plaisir pris à cultiver ne doit pas être éliminé de l’analyse comme le révèle l’observation de l’évolution des cultures et des discours produits. La culture des fleurs est peut-être le signe le plus évident d’une amélioration du niveau de vie des Russes et d’une transformation du statut du jardinage. Les pivoines et quelques autres fleurs réputées « faciles » ont toujours été présentes dans les jardins en bordure de la maison ou des allées comme en témoignent autant les récits que les traces écrites (Lovell 2003). Toutefois la culture florale a fortement progressé depuis l’an 2000. De fait, dans les datcha appartenant à des personnes aisées, le jardin d’ornement prend de plus en plus de place. En 1999, lors de mon premier séjour, il était impensable de ne pas cultiver, quitte à en céder l’usage à un parent pauvre. Une riche Moscovite propriétaire d’une résidence secondaire aux environs de Rybinsk laissait alors, non sans condescendance, sa soeur cultiver le jardin de pommes de terre. Dans ce même lotissement, pourtant occupé par l’élite de la ville, les fleurs étaient rares. Trois ans plus tard, des massifs de fleurs apparaissent à la place des plants de pommes de terre et de cornichons, et les jardins dits alpins ou japonais connaissent un succès fulgurant. Les autres légumes persistent, de même que les baies, mais se font plus discrets tout en ayant acquis un statut de faire-valoir social. Marina Ivanovna possède une maison d’environ cent cinquante mètres carrés répartis sur trois niveaux, construite par son époux, un entrepreneur. Elle a commencé à cultiver des fleurs pour agrémenter sa porte d’entrée. Elle s’est progressivement prise au jeu et a planté la moitié de son jardin en plantes d’ornements, des fleurs pour l’essentiel. Chaque année elle essaie de nouvelles variétés qu’elle fait venir de l’étranger. Emergent ainsi des comportements similaires à ceux décrits en France par Annie-Hélène Dufour quant au soin que l’on prend à s’occuper de la terre de son jardin et à choisir les plants (1998). De telles transformations sont perceptibles dans les kolektivnye sady les plus récents où les revenus des propriétaires sont sensiblement supérieurs. Dans les massifs anciens, même les personnes qui disent ne cultiver que par plaisir continuent à planter les trois quarts du jardin en légumes. La force de l’habitude, l’intérêt financier de même que le désir de cultiver utilement[8] persistent, ou parfois, c’est simplement un souci de ne pas détonner, de rester dans le rang, un souci dont il est difficile de se départir après la normalisation imposée par le communisme.

Le bricolage fait également partie des loisirs de la datcha qu’il faut entretenir ou améliorer au besoin. Vladimir Vladimirovitch occupe ainsi une partie de son temps à réfléchir aux améliorations qu’il peut apporter à la structure de son bâtiment ou à son potager. L’eau a une extrême importance. Elle provient soit d’un collecteur municipal qui passe non loin, soit d’un puits. L’ingéniosité déployée pour en profiter se traduit par un amoncellement d’objets hétéroclites attendant de trouver une seconde vie. Vladimir Vladimirovitch a installé plusieurs points d’eau dans son jardin. Les tuyaux partent de la citerne installée sur le toit de la cuisine d’été, construite trois ans auparavant, et filent à mi-hauteur d’homme alimenter les différents robinets. Chaque projet appelle de nouvelles réalisations, car pour perfectionner ce système, il cherche à automatiser l’arrosage d’une partie des plantations, ce qui suppose d’améliorer l’alimentation de la citerne. Pierre Sansot, dans son étude sur le monde ouvrier français, note que le bricolage, de même que le jardinage, constituent « dans beaucoup de cas, la joie d’oeuvrer par soi-même, d’exercer une intelligence pratique, d’échanger des “tuyaux” avec des amis ou des parents » (2002 : 24). Ici, l’absence de revenus et un besoin de réalisation (lequel est encore peu satisfait au cours de la vie professionnelle) poussent des individus de toute l’échelle sociale à développer cette intelligence pratique qui est aussi une façon de préserver des instants de solitude ou de coopération. Ainsi, le mari de Nina Denissova et son frère agissent de concert depuis des années pour l’amélioration de la qualité de vie du groupe familial. Cette pratique n’exclut d’ailleurs pas la compétition entre voisins, autre facteur d’amélioration.

S’abriter ou recevoir : les autres fonctions de la datcha

Au-delà de la fonction nourricière dont les implications s’avèrent complexes, l’abri favorise et entretient un ensemble de pratiques liées à la possibilité de séjourner et de recevoir. Ces cabanons sont souvent de véritables maisonnettes d’une surface au sol comprise entre quinze et trente mètres carrés, dotées d’un espace de rangement des outils et des légumes, d’une pièce de vie et souvent d’une chambre. En raison du coût des matériaux, on recourt parfois à d’autres solutions. C’est ainsi qu’Appolina Pietrovna et son mari, deux universitaires, décident d’acheter une parcelle en 1991. Ils profitent de la création d’un jardin collectif pour obtenir un lot de quinze sotok. Toutefois, subissant de plein fouet les conséquences de la crise économique, le couple n’a pas les moyens de construire un abri en bois et acquiert à la place un wagon désaffecté de quinze mètres carrés, qu’il transforme en habitation.

La famille peut séjourner dans la datcha de mai à septembre, selon ses disponibilités, même dans des villes moyennes à l’urbanisation lâche comme Barok ou Rybinsk où nombre de jardins collectifs se situent aux abords des immeubles.

Le séjour est toutefois fréquemment interrompu par de multiples déplacements, surtout en direction de l’appartement. En effet, le confort de ces logements, très sommaire, oblige à des retours réguliers pour se laver, déposer dans le réfrigérateur des aliments périssables, acquérir des provisions indisponibles sur place ou accompagner la circulation des enfants entre l’appartement familial et la datcha où séjournent les grands-parents. Téléphoner est aussi l’occasion de déplacements. À ce propos, la généralisation de l’usage des téléphones portables modifie très rapidement les pratiques. Il n’est pas rare de les entendre sonner ou d’observer quelqu’un en train de discuter, ce qui ne manque pas de surprendre dans ce paysage caractérisé par son sous-équipement technologique. Leur incidence la plus directe porte sur l’organisation des maisonnées : on peut prévenir de son arrivée ou de son retard, maintenir un lien plus étroit entre les enfants gardés par leurs aïeux et leurs parents, séjourner seul en relative sécurité, mais ce sont les seules modifications sensibles que cet usage a apportées pour l’instant. Les allers-retours font donc partie du quotidien des jardins collectifs dont les chemins d’accès sont encombrés de piétons matins et soirs. Les autobus sont alors bondés de passagers écrasés les uns contre les autres ou, le soir, contre les sacs de légumes et les bouquets de fleurs, dont la fraîcheur pâtit grandement du voyage. L’automobile, d’usage plus rare, est utilisée grâce à la complaisance d’un ami, exceptionnellement d’un voisin dont on hésitera à solliciter un service que l’on n’est pas sûr de pouvoir rendre.

La grande majorité des propriétaires sont des personnes âgées. En effet, en raison du coût des datcha, les jeunes couples en possèdent rarement, contrairement à leurs parents bénéficiaires des différentes vagues d’attribution. Par ailleurs, en raison du déséquilibre démographique, les femmes sont nettement plus nombreuses que les hommes dans cette tranche d’âge. Elles sont également retraitées plus tôt[9]. Le rôle de ces femmes, omniprésentes dans le paysage des datcha en semaine, est ainsi considérablement renforcé. Nina Denissova exploite le potager de sa belle-mère en collaboration avec le couple formé par le frère de son mari et son épouse. Dans cette famille, qui comprend deux adolescents, chacun, sous la houlette de la grand-mère, est chargé de la culture de quelques légumes. La répartition des tâches lors de la transformation des produits est tout aussi rigoureuse. « Ingénieurs, maîtres d’oeuvre et ouvrières de la vie économique, sociale et culturelle, les grands-mères sont […] les grandes détentrices du pouvoir familial et social » (Gessat-Anstett 2001b : 140). La datcha offre à ces femmes un puissant moyen pour maintenir la famille auprès d’elles et la garder sous leur contrôle grâce à l’ensemble des services fournis, dont l’un des aspects est le don de denrées alimentaires ou la jouissance d’une portion du jardin. Ces dons sans contrepartie immédiate possible pour les enfants sont un puissant moyen d’en faire leurs obligés et de renforcer ainsi leur emprise. La garde des enfants accentue ce pouvoir.

En effet, l’été, les datcha sont de fait le royaume des grands-parents accompagnés de leurs petits-enfants. Cette pratique est établie depuis les années 1930 (Lovell 2003). La petite fille de Vladimir Vladimirovitch arrive de Moscou à la fin du mois de mai et reste avec eux jusqu’en septembre, passant le plus clair de ses journées à la datcha. De même, le fils de Nina Denissova réside durant trois mois avec sa grand-mère à la datcha alors même que la proximité géographique permettrait un retour au logis familial le soir. Les petits-enfants suivent les adultes et aident à jardiner. Les grands-parents les promènent dans les allées du lotissement. Plus tard ils y jouent seuls.

Les enfants désertent les lieux à l’adolescence dès que leur présence n’est pas sollicitée, et ils renâclent à y retourner en présence de leurs parents. Toutefois, la datcha est un lieu qui structure la mémoire de chacun et dont l’évocation, une fois adulte, fait revivre les souvenirs heureux. Elle joue en cela le rôle d’un lieu de mémoire familiale équivalant à ceux analysés par Anne Muxel dans son ouvrage sur les liens entre l’individu et la mémoire familiale (1996). Ainsi, de retour après un an d’absence, la première visite rendue par la fille de Valentina Nicolaevna fut à la datcha. Puis, devenus jeunes adultes, parents à leur tour, ils apprécient de nouveau ce mode de repos actif ou en ressentent la nécessité. En effet, nourrir sa famille impose de participer au processus de production. Se rendre à la datcha remplit alors le triple objectif de sortir les enfants de la ville, dont le cadre est présenté comme pollué[10], de se retrouver en famille, et de produire pour la maisonnée.

Même si elle offre peu d’intimité – les espaces sont rarement totalement clôturés ou ne le sont que d’un grillage le long duquel aucune plante n’est palissée –, la datcha donne une occasion de rupture et d’évasion du quotidien. Le supplément de mètres carrés, aussi limité soit-il, pallie les insuffisances du cadre résidentiel habituel et satisfait un besoin d’espace, à l’instar des jardins ouvriers en France (Dubost 1984). Si un véritable marché immobilier commence à exister et permet d’éviter les habituels circuits d’attribution et leurs listes d’attentes, la plupart des appartements, même neufs, restent exigus. De plus, la majeure partie des habitants n’a pas les moyens de rénover son logement et encore moins d’en changer, ce qui renforce d’autant l’importance de posséder un potager. Elena Fiedorovna, célibataire de trente-six ans, vit avec ses parents dans un deux-pièces dont elle occupe la chambre, faute de pouvoir accéder à un logement. La seule possibilité d’intimité arrive avec la belle saison lorsque ses parents déménagent à la datcha. Elena Fiedorovna profite aussi de la datcha pour inviter des amis, inversant, le temps d’un week-end, le partage des espaces, mais le reste du temps elle évite soigneusement de s’y rendre, prétextant une aversion largement alimentée par son refus de côtoyer de nouveau ses parents. Ce besoin d’intimité, que remarque également Ronan Hervouet en Biélorussie (2003), s’exprime aussi au sein des couples. Vladimir Vladimirovitch et son épouse résident non loin de leur datcha où Vladimir Vladimirovitch passe l’été, dormant sur place. Sa femme, elle, préfère rentrer chaque fin d’après-midi à l’appartement. Pour ce couple uni de retraités, cette possibilité permet à chacun de disposer d’un territoire-espace-temps de liberté au coeur de leur vie commune.

Les amis sont rarement invités : eux-mêmes possèdent un bien similaire et se consacrent à leurs récoltes. Seules les personnes issues d’un milieu aisé mais désargentées par la crise font exception à cette règle. Lucia Ivanovna et son époux sont des médecins retraités. Ils ont acheté leur parcelle en 1991, alors qu’ils étaient encore en activité pour faire face aux pénuries structurelles. Lorsqu’ils ont cessé de travailler, leur jardin est devenu encore plus nécessaire. Toutefois, malgré leurs difficultés économiques, ils ont tenu, dès le départ, à inviter famille et amis à venir s’ébattre sur leur lopin chaque dimanche d’été pour y déguster des shlashlik (brochettes) ou de simples tartines agrémentées de produits du jardin. Les invités sont reçus sans façon dans une maisonnette nécessitant de sérieuses réparations et dont le mobilier de la seule pièce aménagée est fortement décrépit. Notre hôtesse s’excusera brièvement et avec humour de l’état des lieux, invoquant le manque d’argent et la maladie de son mari. Un portrait d’Ernest Hemingway dont le regard rêveur domine une mappemonde rappelle toutefois l’origine sociale de Lucia. En effet, ces deux éléments de décoration, symboles d’une culture et d’une ouverture sur le monde, tranchent avec les habituels posters extraits de dessins animés côtoyant ceux qui proviennent de photographies de petits chats, voire de plantureuses « pin-up ». Ils constituent des signes forts de la différence de statut de ces personnes qui peuvent s’autoriser à inviter « à la bonne franquette », retournant ainsi les conséquences d’un déclassement présenté comme l’une des facéties de l’histoire. Être prodigue dans le dénuement, réussir à offrir ce que tout le monde possède, une datcha dans un kolektivnyj sad, comme un cadeau exceptionnel, est assurément une manière de continuer à assumer son rang.

La première production de la datcha est le lien social, celui qui est maintenu au sein de la famille et celui qui est recréé par la cohabitation au sein d’un espace ouvert. En postface de son livre sur L’honneur des jardiniers, Florence Weber constatait : « On ne peut comprendre les usages du jardin en dehors d’un ensemble cohérent de pratiques familiales : cycle de vie, mode d’habitat, ensemble des espaces appropriés. Selon le cas, le jardin est un espace productif, un espace d’apparat, un espace éducatif, un espace habité » (1998 : 274). Selon le cas, et tout à la fois, serait-on tenter d’ajouter en ce qui concerne la Russie, tant ces lieux renvoient à des simultanéités d’usages qui se télescopent avec plus ou moins de force selon les attentes liées à l’âge des jardiniers et à leur statut social. Les implications et les finalités du jardin doivent être analysées au-delà de la rentabilité économique, car si un ensemble d’éléments relèvent de ce domaine – le coût des vacances – d’autres renvoient à des aspects difficilement comptabilisables, comme le « mieux-être » ressenti par les personnes âgées.

Si l’usage des kolektivnye sady ne concerne pas la frange de la population la plus aisée, les pratiques de jardinage, elles, traversent toute la société et permettent de participer à une communauté d’intérêts (Lovell 2003). Malgré une uniformité des cultures et de la plupart des usages – uniformité constatée non seulement au travers des trois terrains d’enquête mais également grâce à des récits de pratiques observées ailleurs en Russie – malgré aussi une uniformité de présentation, les datcha des kolektivnye sady se ressemblent tant par la taille que par leur aspect physique. Les datcha, par touches infimes – diversité des variétés cultivées, invitations à passer la journée – sont aussi des lieux où peuvent s’exprimer des différenciations sociales. Elles reflètent en cela de toute la complexité de la société russe et des stratégies élaborées depuis la période du communisme pour marquer sa différence au sein de l’uniformité qu’imposait naguère un pouvoir politique et qui imposent aujourd’hui les contraintes économiques.