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Le phénomène des jeunes de la rue interpelle. Mais comment l’aborder? S’agit-il d’un effet de la dislocation des systèmes de parenté? Ou d’un dysfonctionnement de la reproduction culturelle des travailleurs en contexte de délocalisation et précarisation des emplois? Ou faut-il plutôt y voir un effet de nouvelles politiques sociales et familiales? Évidemment, la façon d’appréhender la question, de poser le problème, d’en proposer une exploration va jouer sur notre façon de répondre à l’interpellation, voire même de penser une intervention auprès de ces jeunes. Cette recension propose deux terrains, deux regards qui éclairent le phénomène à partir de contextes contrastés. Prenons la mesure de ces deux livres afin d’en tirer quelques leçons pour la recherche.

Dans un livre divisé en deux parties, Pirot (2004) traite d’abord de la situation des enfants des rues dans deux villes africaines (Douala et Kinshasa), pour ensuite indiquer des cheminements d’insertion sociale mis en oeuvre pour aider ces enfants à sortir de la rue. Le sous-titre est parlant : l’auteur s’intéresse principalement à l’intervention et, plus particulièrement, au rôle joué par les ONG dans l’insertion socioprofessionnelle de ces enfants. Dans une perspective fonctionnaliste, l’auteur cherche à remonter aux causes possibles du phénomène pour évaluer les programmes de rééducation et de resocialisation proposés par les ONG.

Sa perspective ne détache pas le contexte et la situation des jeunes : elle met en parallèle cette « société en devenir » des enfants de la rue et le « contexte socioéconomique » du sous-développement africain. La défaillance des systèmes de parenté (ce qui s’y joue) et les politiques économiques qui contribuent au sous-développement seraient à l’origine du phénomène. Du « contexte », il retient deux éléments qu’il juge importants pour comprendre la situation de ces jeunes : 1) la montée religieuse ou, en d’autres termes, l’ascendant que prennent des prédicateurs de différentes venues sur la parenté produirait des effets d’exclusion et 2) la décroissance industrielle et la difficulté pour tous les jeunes de se trouver un emploi (il y a moins d’emplois à distribuer à un nombre croissant de jeunes qui cherchent à s’insérer) expliqueraient que ces jeunes s’inscrivent dans différentes formes d’économie informelle.

La situation de ces jeunes se jouerait sur cette toile de fond. L’auteur dégage trois zones d’intersubjectivité où leur identité se fait et se défait : la famille comme milieu d’exclusion plus ou moins radicale (notamment le cas des enfants-sorciers à propos desquels on peut lire De Boeck [2000]), la rue comme milieu d’inclusion et de hiérarchisation sociale et les organismes en réinsertion qui proposent d’autres solutions que la rue. Pirot propose une typologie de ces enfants (de la rue, dans la rue, à la rue), typologie dont il se sert pour baliser leurs trajectoires. Quant aux voies de réinsertion possible, il en dessine les contours (établir une relation éducative, offrir les solutions proposées par les ONG et institutionnaliser les solutions existantes), mais sans s’écarter des voies connues que sont la resocialisation dans un cadre dit familial, la re-scolarisation à des degrés divers et l’insertion en emploi par le biais d’une formation professionnelle.

Dans la perspective de Pirot, l’enfant de la rue est conçu comme un sujet coupé (en quelque sorte) du reste du monde. L’auteur colle à une littérature qui contribue à le catégoriser selon son rapport à la rue et la relative difficulté d’en sortir. L’intervention (non gouvernementale mais en extension des politiques étatiques) consiste à le ramener vers ce monde dont il est exclu dans les meilleures conditions possibles pour qu’il s’y maintienne ensuite.

Dans un livre dense construit en neuf chapitres, Stoecklin (2000) propose une véritable « exploration » du phénomène dont il étudie un cas particulier (la Chine) sans perdre de vue la perspective comparative avec d’autres pays. Les quatre premiers chapitres présentent l’enfant « en situation de rue » sur les places publiques de Shanghaï. Rejetant les typologies et catégorisations habituelles, l’auteur nous entraîne à la rencontre d’enfants qu’il a observés et interpellés sur le terrain. Il analyse ensuite les dimensions de l’expérience de rue et les compétences particulières dont ces jeunes sont porteurs (chapitre 5). Puis, il essaie de comprendre le jeu des politiques familiales et sociales qui interviennent dans cette expérience (chapitres 6 et 7). Enfin, il donne à voir les mesures d’autonomie et les antécédents probables de ces jeunes sans cesser de se demander dans quelle mesure ils sont des acteurs sociaux (chapitres 8 et 9). L’intervention auprès de ces enfants est une préoccupation et l’auteur cherche à établir dans quelles conditions il est possible d’intervenir.

Stoecklin s’intéresse à la complexité des interactions sociales des enfants « en situation de rue ». Il questionne les éléments subjectifs et identitaires susceptibles de contribuer à construire les compétences de ces enfants. Ses observations in situ l’amènent à exposer deux figures du sujet dont le réseau de relations sociales diffère : l’enfant-mendiant dont l’autonomie est réduite et qui fait l’objet d’une forme de protection parce qu’il est inséré dans un système d’exploitation hiérarchisé ; l’enfant-vagabond dont l’autonomie est plus grande, notamment parce qu’il s’installe dans la rue en s’associant à d’autres comme lui et en développant des compétences cognitives nécessaires pour assurer sa survie.

Le présupposé de l’auteur est qu’en donnant la parole à l’enfant et en éclairant l’ensemble des interactions en situation de rue (et même au-delà), il est possible de comprendre comment ces jeunes ont prise sur le monde. En plaçant la relation enfant-rue au centre de son enquête de terrain, Stoecklin met en lumière des « acteurs en contexte », c’est-à-dire qu’il montre que ces enfants organisent leur relation au monde et développent des compétences dans les interrelations vécues. Les dynamiques de socialisation (dans la rue) sont mises à l’étude sans perdre de vue où elles se jouent : places publiques (ce qui suppose la présence de la police et les interactions avec les gens qui circulent), nécessités économiques (qui les amènent à sécuriser un territoire et développer des stratégies pour se nourrir), hiérarchies des rapports sociaux (qui diffèrent s’il y a assujettissement à une organisation, formation de quasi-groupe, rupture ou non avec les parents).

Dans une perspective interactionniste et foucaldienne, Stoecklin cherche à rendre compte de la « combinaison d’éléments structurels et culturels contradictoires » qui suscitent le phénomène social auquel il s’intéresse. Il se penche sur les politiques familiales et sociales qui peuvent contribuer à une marginalisation « planifiée » et sur les effets de la mondialisation dans une ville où l’industrialisation marque depuis longtemps les rapports sociaux. À travers l’analyse, il privilégie l’usage de la notion de « carrière » (de rue) plutôt que celle de « trajectoire » parce qu’il y voit une façon de problématiser la situation de l’acteur social plutôt que celle du seul sujet des dispositifs. L’auteur montre que la manière de vivre et d’interagir dans la rue est le « centre de gravité identitaire » de ces jeunes. Les compétences qu’ils développent dans diverses formes d’échange sont de niveaux différents : sociales (évitement de la violence, inclusion dans une société fictive, confiance mutuelle, défi identitaire face à l’autre), cognitives (décentration d’une situation angoissante, distanciation subjective permettant l’émancipation).

Dans son étude, Stoecklin entend faire ressortir sur quoi peuvent s’appuyer les efforts d’intervention de même que le sens que devrait prendre une intervention auprès de ces enfants. Ses remarques sur le développement de la personnalité sont intéressantes. Selon lui, la personnalité ne peut émerger là où son développement se réduit à l’apprentissage et à la reproduction de normes. Ce développement doit nécessairement entraîner la distanciation du sujet-acteur, le travail de redéfinition de soi et du rapport au monde dans lequel leur situation les a engagés. Dans un monde où les inégalités s’accentuent, certains jeunes ne trouveraient que la rue pour développer cette compétence. Si une telle situation est révélatrice d’un ordre social particulier, alors il faut retenir que la construction d’alternatives à la rue ne peut se faire sans ces jeunes. Pour modifier les relations de pouvoir dans le sens d’un rééquilibrage et leur permettre d’acquérir une marge de manoeuvre suffisante pour les amener vers de nouveaux acteurs, il faut prendre en compte que ces jeunes ont des « projets de rue » et qu’ils détiennent des compétences de distanciation qui n’ont été acquises ni dans la famille ni à l’école. La transformation n’est alors envisageable que si elle est pensée avec eux et non à leur place.

En définitive, pour Stoecklin, l’enfant en situation de rue contribue à construire le monde dans un ensemble de relations, d’interactions. Cet auteur se détourne d’une littérature nourrie d’attributions causales simplistes qui contribuent à catégoriser ces jeunes. Il cherche plutôt à savoir comment intervenir sans perdre de vue qu’on ne peut le faire sans saisir comment ces jeunes ont prise sur le monde.

Quelle leçon tirer de ces lectures au plan de la recherche? On ne peut problématiser l’insertion sociale comme une simple « sortie » de la rue dont le succès serait évalué par le maintien en emploi du sujet. Les recherches qui se penchent sur l’insertion ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur deux points. Premier point : la recherche qui s’intéresse à la transformation des rapports sociaux dans le sens d’un rééquilibrage devrait sans doute étudier, du point de vue du sujet-acteur, tant la place qu’il occupe dans le monde que la prise qu’il a sur ce monde. Deuxième point : une approche détachée du cadre dans lequel les politiques publiques sont élaborées court le risque d’oblitérer la réflexion qu’il importe de conduire sur 1) les contradictions propres à une société (toutes les sociétés ne répondant pas de la même façon aux effets de la mondialisation et des politiques publiques), 2) l’émergence de pratiques susceptibles de tracer une ligne de défense et d’affirmation du sujet-acteur mis à mal dans son contexte de proximité, 3) la création d’espaces publics incluant tous les acteurs dans la production et la mise en oeuvre des politiques.