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Soutenu par la Fondation Wenner-Gren, Sensible objects est un ouvrage passionnant dont le titre du symposium original rend l’ambition plus explicite : Engaging all the Senses : Colonialism, Processes of Perception and Material Objects. La tâche n’est pas sans difficulté, puisqu’il s’agit d’étendre au-delà des objets l’analyse des cultures matérielles tout en prêtant une attention à leur dimension sensorielle. Or, si l’anthropologie des sens, que ce programme mobilise largement, a accordé de manière évidente une place particulière à la dimension matérielle des cultures (Seremetakis 1996), rares ont été les occasions de pratiquer cet exercice avec systématisme et d’en tirer les conclusions. C’est pourtant ce qu’ont tenté, et disons-le, dans une large mesure réussi, Edwards, Godsen et Phillips en dirigeant cette publication.

Comme le rappelle la très stimulante introduction de Sensible Objects, chaque culture structure doublement son rapport aux sensations. D’une part, en produisant des artéfacts aux propriétés sensibles particulières, d’autre part en manipulant (et interprétant) ceux-ci selon des schémas comportementaux qui relèvent avant tout d’organisations sensorielles apprises et transmises. Prendre en compte cette dynamique permet aux différents auteurs de cet ouvrage d’ajouter une lumière supplémentaire à notre compréhension des processus coloniaux ainsi que des institutions muséographiques passées et contemporaines, soulignant ainsi le caractère politique de l’expérience sensible.

Outre l’introduction, pièce maîtresse de cette collection de textes assurant leur complémentarité, l’ouvrage se compose de trois grands chapitres. Le premier, « The senses », propose trois études d’anthropologie sensorielle parmi lesquelles on retiendra la contribution de David Sutton. En cherchant à décomposer les gestes qui font le flot sensible de l’activité culinaire, il entreprend une ethnographie là même où la diversité sensorielle est le plus souvent niée ou mal appréhendée par les chercheurs : dans le quotidien de familles américaines. « Colonialism » prolonge cette mise au point par trois autres études de moindre intérêt, non à cause de la qualité de leur propos mais en raison de l’ancrage sensoriel de leurs arguments. Certes, musiques, tatouages et odeurs alimentaires, objets centraux de ces essais, renvoient par leur nature même au sensible. Toutefois, ceux-ci sont avant tout mobilisés dans le cadre d’un discours phénoménologique centré sur le corps, empêchant le déploiement d’une réelle analyse sensorielle. N’est-ce pas là le symptôme d’une perspective de recherche qui explore la caractérisation précise de son objet?

Enfin, « Museums » présente quatre études (sensorielles) d’expériences muséographiques passionnantes par leur sujet : la discussion d’un ambitieux projet d’exposition ethnographique de Mead, une interrogation sur les modalités de l’implication corporelle dans l’espace muséographique ou encore la prise en compte de la biographie des objets exposés. Très certainement parce qu’ils sont les plus enclins à suivre rigoureusement les implications de leur anthropologie des sens, Constance Classen et David Howes nous livrent l’analyse la plus stimulante (du musée en tant qu’espace sensoriel). Pour cette même raison, ils se montrent particulièrement convaincants en proposant d’autres formes d’organisations muséologiques prenant mieux en compte la diversité sensorielle des mondes représentés. Cette démarche de critique constructive, ainsi que la volonté de proposer un panorama nuancé des tentatives contemporaines en matière muséographique sont très certainement les qualités les plus séduisantes de cette dernière partie.

En guise de remarque générale, soulignons avant tout le haut niveau de plusieurs de ces réflexions, tant en matière de culture matérielle que d’anthropologie des sens. Pour les spécialistes de la seconde, ce détour par la dimension matérielle de leur objet oblige à mettre en avant des dimensions jusque-là mal intégrées dans leurs recherches, essentiellement en insistant sur le caractère multisensoriel et pluribiographique des relations entre l’homme et son environnement. La référence à la biographie culturelle des choses de Kopytoff est, dans ce cadre, particulièrement éclairante, participant ainsi, croyons-nous, d’une nouvelle forme d’anthropologie sensorielle, plus mature car plus proche de l’activité sensible des individus que de patterns désincarnés comme cela fut le cas dans ses premiers développements. Parallèlement, on observe ainsi dans cet ouvrage les limites heuristiques de certaines notions fondatrices, telle cette tendance à considérer la rencontre coloniale en termes de « cultural clash » que vient soutenir la notion de ratio de sens. Si l’outil méthodologique est intéressant de prime abord et justifie sa place dans l’introduction de l’ouvrage, on se rend compte fort rapidement de ses limitations tant il réifie le problème, ce à quoi, fort judicieusement, aucun des chapitres suivants ne se sera risqué.

Ainsi, Sensible Objects possède en quelque sorte les lacunes inhérentes à ses intérêts, en présentant une réflexion ambitieuse, mais parfois limitée par les tâtonnements épistémologiques de ses emprunts. C’est, il faut le reconnaître, la seule réserve que suscite cet ensemble de textes dont l’originalité et l’intérêt méthodologique justifient amplement la lecture.