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Il semble que pour plusieurs, le désir de dessiner se perd avec l’âge. La pression sociale, le système scolaire, le jugement des pairs face à l’inhabilité de reproduire exactement ce qu’il y a sous nos yeux contribuent à la perte de plaisir et d’épanouissement par le dessin. Il en va de même avec les sciences sociales. La photographie a été reconnue – à tort puisqu’elle repose également sur l’interprétation et la subjectivité du photographe – comme étant la méthode la plus objective pour l’enregistrement du visuel. Ainsi, les anthropologues ne sont-ils pas encouragés à avoir recours au dessin comme méthode de recherche ethnographique parmi tant d’autres. Drawn to See…, écrit par l’ethnographe et artiste Andrew Causey, vise à nous réconcilier avec le dessin comme méthode ethnographique à part entière permettant d’affûter nos observations et, ainsi, de devenir des anthropologues plus réceptifs face à diverses expériences. En d’autres termes, cet ouvrage propose à l’ethnographe des techniques et des stratégies pour qu’il puisse utiliser le dessin comme méthode d’investigation.

Pour ce faire, Causey prend le lecteur par la main en le refamiliarisant avec le dessin comme technique d’observation qui s’apprend et se pratique. En raffinant nos techniques d’observation lors du terrain ethnographique, nous illuminons le visible, c’est-à-dire que nous réveillons à nouveau notre curiosité visuelle pour ainsi améliorer notre capacité d’interprétation de l’espace visuel qui nous entoure. L’auteur utilise des exemples de son terrain effectué dans les années 1990 au Lac Toba, dans le nord de Sumatra, en Indonésie, pour démontrer que certaines informations peuvent être mieux comprises par l’écrit, alors que d’autres expériences sont mieux racontées par le dessin. Ainsi, dessiner un évènement passé ou un souvenir permet de faire preuve de plus de profondeur au moment de l’écriture. Le but de l’ouvrage est donc de proposer d’autres options pour la collecte, l’enregistrement et la présentation de données ethnographiques que la seule écriture ou photographie.

L’ouvrage est fondamentalement didactique ; Causey inclut une série de 39 exercices de dessins, qu’il nomme « études », et qui ont pour but d’introduire, pas à pas, le lecteur à de nouvelles expériences visuelles. Les premières études visent à faire accepter l’acte de dessiner tout en convainquant le lecteur que le dessin peut être utilisé non seulement pour faire de la recherche ethnographique, mais aussi pour mieux percevoir et comprendre le monde qui nous entoure. Par exemple, la première étude propose au lecteur de reproduire un dessin à l’envers, donc de dessiner ce que l’il voit (et non pas ce qu’il croit voir). Les dernières études fournissent des outils pour pratiquer la représentation du mouvement et de l’action ainsi que pour dessiner l’invisible et le passé. Comme l’explique l’auteur, le but des études se veut donc à la fois révélateur (vous pouvez dessiner), exploratoire (essayer des formes, techniques et normes pour représenter notre monde), amusant (découvrir la joie de dessiner), pratique (développer des habiletés) et instrumental (lié à une méthode ethnographique) (p. 18). Causey donne plusieurs conseils tels que se détendre, demeurer concentré, ralentir le rythme, s’intéresser, rester curieux et mettre l’égo de côté. Plusieurs des études sont accompagnées d’un mémo intitulé « Application ethnographique » qui permet de lier les exercices à des situations concrètes que l’ethnographe peut rencontrer sur le terrain. Une annexe associe les études à des méthodologies ethnographiques particulières (observation, observation participante, documentation visuelle, entrevue semi-dirigée, etc.).

Les thèmes abordés dans le livre couvrent une multitude de sujets qui, une fois de plus, permettent au lecteur de se laisser convaincre, petit à petit, que les processus d’apprentissage ainsi que la collecte et l’enregistrement des données sont plus importants que les produits finaux. L’auteur veut ainsi déstigmatiser le dessin et promouvoir un espace où le lecteur pourra expérimenter sans jugement. En partant de la signification de la ligne comme une trace d’un événement enregistré en passant par le risque de dessiner et par la signification des contours et des surfaces, Causey exorcise la peur du dessin en démontrant que la recherche ethnographique n’est en fait pas si éloignée du monde de l’art. Cependant, il rassure le chercheur en rappelant que le dessin s’utilise dans le contexte de recherche pour documenter les observations ; il n’est pas question de « faire un dessin » pour le simple plaisir. La réflexion éthique demeure au centre de son approche et de sa quête du visuel, car bien qu’il ne soit question que de dessins, qui peuvent être plus ou moins abstraits, la responsabilité associée au fait de représenter l’autre est une préoccupation qui concerne autant le visuel que l’écrit. L’auteur termine en soutenant que le dessin est une méthode ethnographique parmi d’autres et qu’en l’adoptant, nous raffinons nos habiletés d’observations et, par conséquent, notre expertise d’ethnographe.

L’originalité de ce livre repose sur son argument principal, c’est-à-dire que le dessin est une méthode qui devrait faire partie de l’arsenal de l’anthropologue. Bien que cela puisse paraître redondant pour les chercheurs qui ont déjà adopté cette méthode, ce livre demeure un outil incontournable pour ceux et celles qui désireraient explorer davantage cette option.