Article body

Le présent article étudie la transformation de l’émotion en passion, et porte plus particulièrement sur le passage de la colère personnelle à « l’indignation collective ». Il éclaire ce processus à l’aide de quelques exemples montrant comment l’engagement politique et le témoignage personnel peuvent favoriser ou parfois entraver cette transformation. Ma recherche porte sur les harkis – ces Algériens, au nombre d’environ deux cent cinquante mille, qui ont surtout servi comme supplétifs dans l’armée française durant la guerre d’indépendance algérienne (de 1954 à 1962). De Gaulle a ordonné leur démobilisation après la signature des accords d’Évian (le 18 mars 1962) qui ratifiait l’indépendance de l’Algérie, en dépit des risques de massacre que l’on disait pouvoir s’en suivre. Durant les mois qui ont suivi, jusqu’à 150 000 harkis ont été torturés, mutilés et tués par leurs compatriotes[1]. À la fin de 1962, entre 50 000 et 70 000 familles de harkis avaient trouvé refuge en France, malgré l’opposition initiale du gouvernement gaulliste (Hamoumou 1993 : 123). En 1968, on comptait de 15 000 à 25 000 nouveaux réfugiés (Charbit 2006 : 63). Regroupés d’abord dans des camps de transition dans le Midi, ceux et celles qui ne sont pas parvenus à se trouver un travail en dehors des camps – la majorité – ont été établis dans des camps permanents, dont les derniers ont été fermés en 1978[2].

Les harkis et leurs enfants se sentent outragés par le fait que la France les a « trahis » et « abandonnés », et ce sentiment les pousse à intensifier leurs revendications afin que la France reconnaisse les sacrifices qu’ils ont consentis pour elle, qu’elle leur verse une indemnité pour les pertes qu’ils ont subies et leur présente des excuses pour les mauvais traitements dont ils ont été victimes. Souvent, en particulier lorsqu’ils estiment que le gouvernement reste insensible à leurs demandes, comme cela a été généralement le cas, ou lorsqu’ils s’estiment humiliés ou victimes de discrimination, la colère qui nourrit cette indignation socialement et politiquement façonnée éclate avec une intensité qui peut paraître excessive. Je soutiens que l’engagement politique des harkis ainsi que l’insistance de plus en plus prononcée avec laquelle ils reviennent sur leur passé ont un effet paradoxal. Si ces deux éléments favorisent la transformation de la colère en indignation, ils attisent en même temps cette colère, ne serait-ce qu’en la rappelant.

Peut-on réellement transmuter sa colère? Un tel sentiment demeure-t-il au contraire à jamais « piégé » dans la psyché, comme la rancoeur ou le ressentiment, toujours prêts à ressurgir? Dans sa réflexion sur la colère de son Éthique à Nicomaque, Aristote (1959 : 1009b ; 1126b) observe qu’« il n’est pas aisé de déterminer comment, à l’égard de qui, pour quels motifs et pendant combien de temps on doit rester en colère ». Généralement, souligne-t-il (1959 : 1126a), nous nous contentons d’invoquer le passage du temps comme remède à la colère ou d’avoir recours (quoique plus rarement de nos jours) à la vengeance ou aux représailles pour la surmonter.

Mon approche globalement phénoménologique est nuancée par les contextes dans lesquels une telle transformation prend place. En d’autres mots, je me refuse à invoquer l’attitude naturelle parce qu’un tel recours – epochè phénoménologique – empêcherait toute reconnaissance de son ethnocentrisme et de la possibilité que de différents contextes culturels et linguistiques naissent différents modes de conscience[3]. Ma description des « unités d’expérience » – pour reprendre la terminologie de Max Scheler (2003 : 24) – que constituent les « émotions » et les « passions », de manière générale, et plus spécifiquement la « colère », la « rancoeur », le « ressentiment » et l’« indignation » – et de leur potentiel de transformation repose sur des présupposés et nécessite, par conséquent, quelques précautions. De fait, je me trouve contraint d’utiliser un langage métaphorique qui soumet les émotions, les passions et leurs capacités transformationnelles à sa propre logique. J’utiliserai donc les mots « émotion » et « passion», « colère » et « indignation » comme des points de repères à partir desquels il sera possible d’esquisser des délimitations linguistiques et culturelles plus fines.

Il existe une différence profonde entre le mécontentement (Groll), l’esprit vindicatif (Rachsucht), et le ressentiment et l’indignation. Les deux premiers sont des unités d’expérience complexes, pour paraphraser Scheler (2003 : 20), qui, lorsqu’ils se répètent, s’incrustent profondément dans la personnalité et, ce faisant, restent en marge de la zone d’action et d’expression d’une personne. Le ressentiment, qui est un auto-empoisonnement psychologique, est causé par la répression systématique de certaines émotions qui font partie intégrante de la nature humaine (Scheler 2003 : 25). Les principales émotions concernées sont la rage (Rache), la haine (Haß), la malveillance (Bosheit), l’envie (Neid), la jalousie (Scheelsucht) et la méchanceté (Hämischkeit)[4].

L’indignation, au sens où je l’entends, est une expérience intellectuelle dotée d’une charge affective, un jugement moral qu’une personne porte sur une situation qu’elle considère comme un affront à une valeur sociale fondamentale, en particulier au sens de la justice. Lorsqu’elle est dirigée vers la société, l’indignation peut être considérée comme une passion sociale. En tant que telle, elle peut servir à couvrir, à intellectualiser et à sublimer des émotions plus ou moins refoulées centrées vers le soi ou des attitudes telles que la colère et le ressentiment. Ces émotions et attitudes refoulées contribueraient alors à accentuer la composante affective de cette passion sociale.

Je m’intéresse moins à établir une typologie des émotions, des passions et des attitudes qu’à analyser leur trajectoire temporelle – leur potentiel de transformation dans un environnement social, politique et culturel donné. Bien que l’objet de mon étude consiste à décrire des phénomènes émotionnels conscients, je ne m’intéresse pas, comme le ferait un phénoménologue, à l’ « essence » des modes émotionnels, passionnels ou comportementaux de la conscience. Je n’entends pas non plus circonscrire leur évolution comme si celle-ci était indépendante des circonstances dans lesquelles ils se manifestent. Il ne fait aucun doute qu’il existe des limites psychologiques inhérentes à de telles transformations, mais les émotions et les passions et la façon dont elles évoluent sont si ancrées dans des contextes linguistiques, sociaux et culturels qu’on ne peut les en dissocier de manière artificielle. Le contexte n’a rien d’un réceptacle inaltérable d’où surgiraient émotions, passions et attitudes : il se transforme lui aussi sous leur influence. Comme je l’ai déjà souligné (Crapanzano 1992 : 207 et ss.), les émotions et les passions, que ce soit leur expression et leur interprétation, figurent peut-être parmi les accélérateurs les plus efficaces qui soient à notre disposition. Par exemple, l’expression de la colère dans un contexte neutre transforme immanquablement ce dernier en un contexte générateur de colère.

Si Aristote ne s’attarde pas à contextualiser les émotions, il reconnaît toutefois leur jeu temporel. Dans Éthique à Nicomaque (1959 : 1108a), il classe la colère parmi les vertus (areté-s) et compare les personnes au caractère irascible à celles au caractère amer[5]. Les premières, selon lui (1959 : 1126a), « se mettent en colère sans crier gare, contre des gens qui n’en peuvent mais, pour des choses qui n’en valent pas la peine et plus violemment qu’il ne convient. Mais leur colère tombe vite, et c’est même là le plus beau côté de leur caractère ». Les personnes au caractère amer – celles qui éprouvent du ressentiment – « sont difficiles à apaiser et restent longtemps sur leur colère, car [elles] contiennent leur emportement » (1959 : 1126). Contrairement aux irascibles qui, en raison de la soudaineté de leurs sautes d’humeur, s’apaisent instantanément sans garder aucun ressentiment, les personnes amères ruminent longtemps, car il faut du temps pour digérer seul sa colère. Incapables de prendre leur revanche, observe Aristote, elles ne peuvent transmuer leur douleur en plaisir. En effet, selon le philosophe, ce sont l’apaisement de la colère ainsi que la façon de parvenir à cet apaisement (par la vengeance) qui permettent à la douleur de se changer en plaisir. Néanmoins, Aristote suggère que le recours à la raison peut aider quelqu’un à décolérer, quand il remarque que la rancune des caractères amers « n’apparaissant pas au dehors, personne ne se soucie de les apaiser ». Néanmoins, il n’est pas nécessaire d’accorder au plaisir ou au bonheur (eudaimonia) le rôle que leur accorde Aristote – même si la conception que se fait le philosophe de la colère est loin de nous être étrangère aujourd’hui – pour admettre l’importance de la transformation des émotions et les problèmes épistémologiques que soulève leur persistance dans le temps. Nous devons reconnaître la spécificité culturelle de la façon dont nous (ou Aristote) évacuons la colère (catharsis). Peut-on jamais espérer être débarrassé un jour d’une émotion? Si oui, quand cela se produit-il? Quand est-ce qu’une émotion telle que la colère se transmue-t-elle en passion sociale? À partir de quand celle-ci commence-t-elle à se nourrir d’attitudes telles que le ressentiment? Nos théories les plus courantes fondées sur les théories psychanalytiques entourant la mémoire, le refoulement et la forclusion ne sont certainement pas insensibles à l’attraction qu’exercent les théories sur la libération émotionnelle (abréaction).

Contrairement à Aristote pour qui la colère peut être apaisée par la vengeance, Scheler (2003 : 25-26) estime que le désir de vengeance constitue la source la plus importante du ressentiment. Certes ce désir est réactif, c’est-à-dire qu’il est toujours précédé d’une offense ou d’une blessure, mais il faut le distinguer de l’impulsion immédiate qui pousse à riposter ou à se défendre. Il est retenu et son objet est suspendu par un sentiment d’impuissance. Pour Scheler, un tel désir mène à la rancoeur, à l’envie, à la jalousie ou à la malignité, jusqu’à aboutir à ce qui s’apparente à du ressentiment. Ce dernier ne porte pas, contrairement à la vengeance et à l’envie, sur des objets spécifiques. En effet, tout comme l’envie cesse dès lors que l’objet convoité a été obtenu, le désir de vengeance se résorbe avec la punition ou le pardon, « lorsque la personne contre laquelle il est dirigé a été punie ou s’est punie elle-même, ou lorsqu’on lui pardonne sincèrement ». Toujours selon Scheler (2003 : 27), les situations les plus susceptibles d’engendrer du ressentiment sont celles qui s’éternisent et pour lesquelles il ne semble pas y avoir d’issue : « la revanche tend d’autant plus à se transformer en ressentiment qu’elle concerne des situations de longue durée qui sont ressenties comme ‘blessantes’ mais hors-contrôle – en d’autres termes, d’autant plus que la blessure est ressentie comme une fatalité. Ceci est encore plus prononcé lorsqu’une personne ou un groupe a le sentiment que la raison même de son existence et de sa qualité de vie est matière à revanche ». Lorsque la situation est vécue comme une fatalité, plus la transformation des conditions qui sont à la source du ressentiment est difficile, et plus la critique fait feu de tout bois et gagne en virulence (Scheler 2003 : 29).

Dans son ouvrage The Particulars of Rapture, Charles Altieri (2003 : 2) affirme que les passions peuvent obnubiler à tel point l’individu qu’elles en deviennent une caractéristique identitaire de premier plan : « passions are emotions within which we project significant stakes for the identity that they make possible ». J’objecterai à cela que, bien que les passions soient une expression de l’identité, ne serait-ce que minimalement, du fait qu’elles peuvent submerger totalement la personne qui les éprouve, elles portent, à l’instar des émotions, sur des objets précis. Elles répondent à des intentions et dépendent de l’évaluation qui est faite de ces objets, dont l’importance déborde de l’identité personnelle pour transcender les valeurs sociales, morales et politiques. Elles permettent (ou donnent l’illusion de permettre) au passionné centré sur lui-même de se tourner vers des préoccupations plus larges. Elles peuvent être dirigées vers un individu en particulier, comme dans l’amour passionné ou la haine, ou vers une collectivité, comme dans le patriotisme. De plus, dans la mesure où les collectivités sont symbolisées par des images singulières, les passions sociales ne sont jamais totalement dissociées des passions individuelles. Le patriotisme français, par exemple, se donne pour représentation iconique Marianne, cette femme splendide inspirant l’amour, symbole de la république française, ou encore l’hymne national de la Marseillaise. Bien qu’elle soit souvent conçue comme une émotion très intense – de ces émotions qui peuvent même oblitérer l’identité d’une personne –, la passion, ou du moins la passion sociale peut également constituer soit un engagement émotionnellement neutre soit un véritable engouement à l’égard d’une cause sociale.

Bien que la transformation de la colère en indignation puisse aboutir à un certain apaisement, elle ne semble pas, dans le cas des harkis, libérer ceux-ci de l’attention quasi obsessive qu’ils accordent à leur histoire. En effet, cette dernière est souvent invoquée pour appuyer les demandes qu’ils adressent au gouvernement français et sert parfois à justifier leur situation actuelle. Politiquement actifs ou non, les harkis sont prisonniers d’un récit figé – une représentation a posteriori – qu’ils ne peuvent que répéter sans jamais le modifier, comme je l’ai souligné ailleurs (Crapanzano 2008). Néanmoins, leur engagement politique et la mise au jour d’un récit qui le justifie ouvrent tout un monde de perspectives, d’espoir même, sans quoi les harkis resteraient englués dans un noeud d’émotions inextricable. Pourtant, à moins que cette prise de parole politique n’ait un effet psychologique, sinon réellement libérateur, il ne semble pas qu’il y ait d’issue à la colère sclérosante et aux sentiments de victimisation que les harkis éprouvent. Parfois, l’identité personnelle et collective est si profondément enracinée dans la colère qu’un apaisement durable est impossible.

On a appelé les harkis « les oubliés de l’histoire » : jusqu’à tout récemment, ils étaient ignorés des chercheurs comme des journalistes et ils ont vécu, pour la plupart, dans le silence le plus abject. Le terme même de harki, dérivé d’un mot arabe signifiant « mouvement », comme dans « mouvement militaire », se rapporte stricto sensu uniquement aux Algériens qui avaient été engagés dans les troupes auxiliaires (comme « supplétifs », ainsi qu’on les appelle en français) en vertu d’un contrat mensuel, si contrat il y avait, par l’armée française. Formés principalement pour compléter à peu de frais les troupes par des hommes qui connaissaient bien le terrain et la population, les harkis étaient également sensés faire la preuve de l’importance du soutien des musulmans algériens à la France. Ils étaient recrutés partout en Algérie parmi les Arabes et les Berbères. Aujourd’hui cependant, le terme « harki » est souvent utilisé tant par les harkis eux-mêmes que par les Français dans un sens plus large pour désigner tous les Algériens qui ont combattu aux côtés des soldats français[6]. Il englobe également les épouses et les enfants des harkis[7]. Bien que ces derniers soient désormais dispersés un peu partout en France et socialement différenciés, l’emploi de ce terme leur confère une identité singulière – identité qui se trouve renforcée par l’histoire qui les englobe. À cet égard, mes généralisations quant à cette histoire, aux positions politiques, aux sensibilités et aux dynamiques qui sous-tendent leur identité reflètent dans leur contenu, mais non dans leur intention, la façon dont les harkis parlent d’eux-mêmes. En effet, quel que soit le fondement psychologique de leur prise de parole, leur objectif est résolument politique. Ainsi sollicitaient-ils constamment mon appui politique lorsqu’ils me fournissaient ce qu’ils appelaient des témoignages.

Bien que quelques harkis se soient rangés du côté de la France parce qu’ils estimaient l’Algérie mieux portante sous sa loi, la plupart d’entre eux – des pauvres, des illettrés, des paysans – l’ont fait pour survivre dans un pays déchiré par la guerre. Beaucoup ont souffert aux mains du Front de Libération nationale militant et souvent brutal, qui a conduit l’Algérie à l’indépendance et gouverne le pays depuis. Une fois en France, la plupart des harkis ont été contraints de vivre dans des conditions misérables, soumis à la discipline abusive et à l’humiliation constante des camps, ne trouvant au mieux que des emplois de misère. Quatorze mille d’entre eux ont été envoyés dans des villages forestiers isolés où ils ont été affectés à un énorme projet de reforestation. Régis par l’administration militaire, ces villages ne constituaient guère qu’un prolongement aux grands camps d’internement. Les harkis ont développé des pathologies associées aux traitements infâmants : perte d’identité, dépressions, accès de violence, suicide et, chez les hommes, alcoolisme. Non seulement les enfants ont-ils souffert de discrimination et d’une discipline abusive à l’école, mais ils ont également vécu dans un milieu souvent violent marqué par le silence de leur père. Ils n’ont pas compris pourquoi ils étaient traités ainsi, pas plus que les pères n’expliquaient à leurs enfants ce par quoi ils étaient passés et quelle en était la raison. Toutefois, en dépit de cela, ils ont fini par apprendre, ne serait-ce qu’indirectement, l’histoire des harkis et pour finir par éprouver, quoique dans une moindre mesure, le désarroi, la colère et l’ambivalence de leurs parents.

Condamnés comme traîtres par les Algériens, abandonnés par les Français, désireux de ne pas être associés aux travailleurs de l’immigration algérienne qui les rejetaient de toute façon, les harkis et leurs enfants se sont sentis – et se sentent toujours – traités, bien qu’ils aient les mêmes droits que les citoyens français, comme des citoyens de seconde zone, ostracisés, marginalisés et souvent victimes d’un racisme virulent. « Lié au traumatisme de la guerre et de l’exil », observe l’historien Tom Chabit (2006 : 64), « le “silence des harkis” s’est en effet doublé d’un silence collectif sur cet épisode qui, tant en France qu’en Algérie, compliquait singulièrement la construction d’une mémoire officielle ». Ce à quoi j’ajouterais une mémoire personnelle. Les harkis eux-mêmes n’ont rien dit, rien écrit. Pour la plupart, ils se sont embourbés dans la confusion, la colère et le désespoir. Leur abandon par la France – la blessure, le traumatisme, selon l’expression en usage chez eux et surtout chez leurs enfants – les a obsédés au point qu’il semble que le temps se soit arrêté pour eux. Restés figés dans une constellation d’événements révolus, ils semblent souvent avoir perdu toute notion d’avenir. Leur seul espoir se reportait sur les maigres attentes de la vie quotidienne ou sur leurs enfants. Ces derniers, particulièrement ceux et celles qui ont grandi dans les camps, partagent la colère et l’indignation de leurs parents. Néanmoins, s’ils demeurent parfois accrochés au passé, ils ont, eux, le sentiment que les choses peuvent changer.

Les harkis eux-mêmes revendiquent leur responsabilité quant à leur décision de rejoindre les troupes françaises. Quoi qu’il en soit, cette responsabilité passe dans leur esprit par l’idée de destin, de volonté de Dieu, du caractère écrit inéluctable (maktub) de l’univers – en bref, d’un drame transcendant l’histoire dans lequel ils ont été (et sont encore) entraînés par inadvertance. Ils se sentent piégés entre un sentiment de responsabilité individuelle et la conviction qu’ils n’ont véritablement fait que ce qu’ils devaient faire. Beaucoup d’entre eux sont probablement hantés par le doute en constatant que d’autres n’ont pas fait le même choix qu’eux en matière d’allégeance. Dans les rares occasions où j’ai soulevé cette question, les harkis répliquaient avec humeur qu’ils n’avaient jamais eu de doutes. Qu’ils n’avaient jamais eu le choix. Que si l’occasion devait se représenter, ils agiraient de la même façon. Mais quelque chose dans leur expression, dans leur voix, contredisait leurs affirmations. C’est en tout cas mon impression.

Bien que les harkis rejettent souvent le blâme sur d’autres – sur le Front national de libération algérien (FLN), par exemple, qui a réquisitionné leurs provisions d’hiver, ou sur les Français, qui les ont abandonnés à la fureur algérienne –, ce serait une erreur de réduire le FLN ou la France à des figures de substitution pour la honte, le sentiment de culpabilité ou de déshonneur qu’ils éprouvent. De telles projections se produisent parfois, mais dans un monde concret soumis, selon leurs perceptions, à des forces contingentes incompréhensibles[8]. Si je ne nie pas que le destin ou la volonté de Dieu puissent également constituer des figures de substitution, ces concepts ne font pas moins partie intégrante de la vision que les harkis se font de la réalité, et, à ce titre, se confirment empiriquement. Ils distillent une résignation - que l’on doit distinguer de la passivité - qui, de l’avis de tant de colonisateurs européens[9], proviendrait cependant moins de la « mentalité arabe », que d’une réponse existentielle au pourquoi de la contingence incompréhensible[10].

Bien que les harkis éprouvent de la colère, de l’indignation et de l’amertume, je me garderai d’affirmer que leurs personnalités ou leurs âmes soient profondément imprégnées de ressentiment dans le sens où Scheler et Nietzsche ont employé ce terme. Bien sûr, ils ont quelquefois évoqué devant moi la vengeance, mais il s’agissait généralement d’une réponse momentanée, parfois teintée d’humour noir ; à l’une de mes questions. La vengeance ne pouvait de toute évidence leur apporter un quelconque soulagement : de qui auraient-ils pu se venger en vérité? Des Français? Du gouvernement français? Je n’ai jamais entendu parler d’un harki qui se soit vengé sur un individu représentant le gouvernement français ou sur la population en général, bien que de tels actes aient pu indubitablement se produire[11]. C’est plutôt leur vision du destin, selon moi, vision inséparable de leur point de vue, qui a limité cette imprégnation par le ressentiment. Quoi qu’il en soit, que l’on acquiesce ou non à cette hypothèse, il reste que les trahisons, les abandons et l’exil qui ont marqué les harkis s’articulent de manière figurative, et parfois somatique, dans les termes d’une blessure qui, comme celle de Philoctète, résiste à toute guérison.

Les enfants des harkis, en particulier ceux et celles qui ont grandi dans les camps et dans les villages forestiers, ne sont pas épargnés par la colère. Les circonstances dans lesquelles ils vivent aujourd’hui sont très différentes de celles qu’ont connues leurs parents. Toute douloureuse que fut leur réclusion, ils ont également souffert de l’abandon de leurs parents et des répercussions que cet abandon a eues sur leur vie. Ils évoquent les punitions arbitraires et souvent cruelles que leur père leur a infligées, l’alcoolisme, les accès de colère et l’incapacité du père à s’ajuster à sa nouvelle vie. Mais surtout, ils sont hantés par le silence parental, qui les enferme dans un paradoxe. En effet, pour les hommes algériens, savoir rester silencieux dans l’adversité est une grande qualité, aussi doivent-ils respecter le silence, même s’ils en souffrent. Toutefois, ils n’ont pas la même vision du destin que leur père et ne peuvent de ce fait retirer quelque compensation (si on peut parler de compensation) de la croyance au caractère inéluctable de la vie. Ils ne peuvent non plus assumer aucune responsabilité pour les conséquences qu’ont eues sur eux les choix politiques de leur père. Ils sont doublement blessés : ils ont souffert des effets des blessures de leur père – transfert émotionnel – sans les comprendre. Ils ne peuvent les reconstituer dans leurs particularités parce qu’ils ne les ont jamais connues que dans leurs grandes lignes. Ils ne peuvent même pas en refouler les détails bien que, sans aucun doute, ils en aient refoulé certaines des répercussions. Ils sont torturés par une absence, un non-savoir qui ne pourra jamais réellement se résoudre. Certains cherchent à comprendre, d’autres nient tout intérêt à le faire ou se contentent de militer pour leur cause. Tous, cependant, partagent une histoire collective qui, pour être efficace, doit intégrer tous les fragments des histoires individuelles, mais qui est justement dénuée de toute particularité pouvant être assumée et transmise comme telle. Aussi leur histoire ne pourra-t-elle jamais, à mon avis, satisfaire leur désir, leur curiosité, leur volonté d’oublier même.

Bien que la plupart des enfants des harkis avec qui j’ai discuté aient été réticents à aborder cette question, la romancière Zahia Rahmani exprime pour sa part le poids qu’ils se sentent obligés de porter et leur désir de s’en débarrasser. Elle écrit :

Ce regard insoutenable, cette figure extrême de la culpabilité, je veux m’en défaire. Je ne veux pourtant pas l’innocenter. Qu’en est-il, de cette faute? Celle que je porte, qui n’est pas mienne et que je ne peux pardonner? Comment sortir seule d’une culpabilité endossée? Cette vie donnée au berceau. La faute de Moze [mon père], je veux dire qu’elle est ma chair et mon habit.

Zahia Rahmani (2003 : 23-24)

Passionnée, Zahia Rahmani décrit le silence expressif des harkis – des pères en particulier qu’elle appelle des « soldatmorts » – et les répercussions apparemment inévitables de ce silence sur leurs enfants. Ce sont les répercussions de ce que j’ai appelé « le père mort et pourtant vivant, le père vivant et pourtant mort » (Crapanzano 2008) qui exhibe par sa rage silencieuse les ravages de ses blessures, en même temps que ce silence l’empêche de révéler la nature de ces blessures. Contrairement à leurs enfants, les pères, tout déchirés qu’ils soient par leur expérience paradoxale et intolérable, savent dans une certaine mesure quelle a été cette expérience. Ils peuvent la regretter, ils peuvent la justifier, ils peuvent en rejeter le blâme sur les Français ou les Algériens.

Plusieurs enfants des harkis m’ont affirmé avoir tenté de vivre une vie « normale » tout en portant le poids des mauvais traitements infligés à leurs parents – presque toujours exprimés dans les termes d’abandon par les Français. Contrairement à ce qu’exprime la romancière, ils ne voulaient apparemment pas admettre, du moins lors de mes premières conversations avec eux, qu’ils ressentaient une quelconque colère à l’égard de leur père – ou se sentaient incapables de le faire. Les plus émouvants ont d’emblée décrit les difficultés, les vexations de la vie dans les camps tout en formulant une nostalgie idéalisée d’adulte par rapport à leur enfance. De tels moments survenaient lors des visites que nous effectuions dans les camps où ils avaient grandi. Jordi et Hamoumou (1999 : 102) en témoignent également :

Tandis que Slimane me guide au travers des vestiges du village forestier (aujourd’hui rasé) dans lequel cet activiste politique a passé une partie de sa jeunesse, il me montre le site où étaient situées les baraques où il a grandi, l’école où lui et d’autres enfants ont subi des punitions corporelles, le puits où sa mère et ses soeurs puisaient de l’eau et le bureau du commandant. Il évoque aussi ses jeux avec ses camarades, lorsqu’ils traversaient la route pour aller se baigner dans la rivière, lorsqu’ils traversaient la forêt pour aller à la ville voisine ou lorsque lui-même allait en ville avec son père acheter une nouvelle paire de chaussures.

Coincé entre des visions négative et positive, quoique irréelles, de la vie dans les camps, il a (tout comme moi) peine à retenir ses larmes. C’est, je pense, l’inévitable échec d’un souvenir idéalisé, le désir sous-jacent dans cette nostalgie de surmonter la douleur du passé qui exacerbe son besoin de reconnaissance des injustices vécues durant son enfance.

D’autres se sont élevés contre la destruction des camps. Ceux-ci étaient leur mémoire. Ils souhaitaient que leurs baraques témoignent de la souffrance des harkis. Deux personnes ont indiqué que les nourrissons décédés dans les débuts des camps avaient été enterrés dans des tombes non identifiées. Ces petits morts ne devaient pas être oubliés ; leur sépulture ne pouvait être désacralisée[12].

Dans leur vie de tous les jours et lors de mes rencontres avec eux, de nombreux enfants de harkis ont réagi à la provocation par une colère qui semblait excessive.

Un jeune harki, arrêté pour conduite en état d’ébriété, refuse de se soumettre à l’alcootest et s’enferme dans son automobile. Quand les policiers finissent par l’extirper de son véhicule, il se débat, criant qu’ils n’ont pas de respect pour les harkis et poursuit – ou du moins tente de poursuivre – en expliquant comment son grand-père, qui pourrissait dans un ancien village forestier où il avait été enfermé, s’était sacrifié pour la France.

Cette rage est davantage qu’une projection. C’est également, je dirais, le résultat des récits tout faits que les harkis racontent encore et encore – récits qui ont perdu toute résonance par rapport à leur contexte immédiat et ne peuvent donc servir d’exutoire aux émotions que ces derniers éprouvent. Ces récits ne constituent pas seulement des souvenirs personnels de leur expérience, mais ils sont aussi des témoignages auxquels ils ont recours, quand ils le peuvent, quand ils revendiquent reconnaissance, compensation et excuses des Français. Bien qu’ils expriment leur indignation, ils ne semblent pas parvenir à contenir les accès de colère désespérée qui éclatent de temps en temps.

Quant à l’autre type de transformation de la colère – qui est reconduite sous forme de rancoeur, de désir de vengeance et de ressentiment – j’ai souvent constaté de l’amertume, un comportement vindicatif voilé et du ressentiment, si on peut parler de ressentiment au sens où Scheler l’entend, centré sur cette double blessure que j’ai évoquée plus tôt, et déterminé par elle. Cette blessure conditionne tellement leur colère personnelle et leur indignation sociale que le ressentiment plus général, profondément ancré, décrit par Scheler demeure intact. C’est comme si la blessure contenait en elle-même colère, rancoeur et douleur et renforçait ainsi sa primauté dans l’économie émotionnelle des harkis.

Mabrouk, le fils d’un harki, avait sept ou huit ans quand a commencé le massacre, après l’indépendance algérienne. Aujourd’hui âgé de cinquante et quelques années, cet auxiliaire médical semble considérablement plus âgé. Pendant qu’il évoque ses souvenirs, sa voix douce laisse percer de temps en temps de l’angoisse et du désespoir, lorsqu’il se remémore des moments douloureux du passé. L’expression « c’était horrible » ponctue son récit. Comme tant d’autres, il commence par raconter l’histoire de son père – un harki – abandonné par les Français, puis décrit le massacre dont il a été témoin. Si quelqu’un réussissait à échapper à l’Armée de libération nationale (ALN), aile militarisée du FLN, explique-t-il, et retournait dans son village, il risquait d’être agressé par les villageois eux-mêmes. Il se rappelle l’exécution d’un harki sur la place du village :

D’abord, ils l’ont fait travailler – travailler la terre – et les gens sont venus et lui ont jeté des pierres. Ils lui ont craché dessus. C’était horrible. Ils lui ont coupé la tête avec une faux. Ils ont dit qu’ils le décapitaient pour l’exemple. Mais c’était seulement parce que les gens l’avaient chassé. C’était incroyable… Il était sergent, donc il fallait le tuer. Il n’y a eu aucun procès – aucun jugement. Les gens avaient juste à dire : « oh, lui, là, il a fait de vilaines choses ». Puis ils le coupaient en morceaux. Ils faisaient des incisions – des boutonnières, ils appelaient ça – sous la peau de ceux qu’ils attaquaient et les remplissaient de sel… Ils nous faisaient quitter l’école pour regarder et leur tourner autour en criant « vive l’Algérie ». Parfois, ils attaquaient même les enfants harkis. Ils jetaient les têtes [des décapités] dans les poubelles.

Mabrouk, fils de harki

Mabrouk évoque ensuite la terreur qu’il a ressentie lorsque sa famille, une nuit, a fui vers une garnison française. Au matin, à l’arrivée, d’autres mères et d’autres enfants attendaient, terrifiés, en sanglots, devant la grille. Une fois leur identité établie, lui et sa famille ont été envoyés à la base militaire de Zeralda pour y attendre d’être transportés en France :

Ils nous ont envoyés [à Zeralda] dans des camions de marchandises ou avec la Croix rouge. Nous étions cachés entre les boîtes parce que l’armée algérienne pouvait nous arrêter et fouiller les camions. Ils avaient tous les pouvoirs. Les Français devaient coopérer[13]. C’était horrible. C’était dur. Pendant que mon père – c’était un sergent lancier – était à la garnison, ma mère, ma soeur et moi on vivait à Zeralda. Mon père ne pouvait pas quitter la garnison pour venir nous voir parce que c’était devenu trop dangereux après le 19 mars.

Mabrouk, fils de harki

Après plusieurs mois, Mabrouk et sa famille ont finalement pu partir :

Quand on est arrivés en France, des camions nous attendaient. Nous étions surpris. Nous ne pensions pas que la France était comme ça. Puis, ils nous ont entassés dans les camions comme des patates. Quand nous sommes arrivés au camp, on nous a emmenés dans un hangar. Il y avait un maximum de 15 mètres carrés pour deux ou trois familles. Un soldat est arrivé et nous a apporté quelques couvertures et des cigarettes. Ils nous ont donné du gruau. Je m’en rappelle très bien.

Mabrouk, fils de harki

Quoique son récit soit moins imagé que bien d’autres, Mabrouk décrit les conditions « horribles » du camp. Il souligne le fait que l’administration du camp avait divisé les familles, en envoyant leurs membres dans différents camps ou villages forestiers :

On a vu la séparation des familles. Qu’est-ce qu’on pouvait faire? On ne pouvait pas partir. Il y avait du fil barbelé et des gardes. C’était horrible. Finalement, on (enfin, mon père) a décidé de s’échapper pour retourner en Algérie. Ça devait forcément être mieux que ça. Oh, on a fui dans la nuit. On pensait qu’on arriverait à rentrer en Algérie d’une façon ou d’une autre, mais on a fini dans un camp dans la banlieue de Perpignan[14].

Mabrouk, fils de harki

Après un long et douloureux silence, Mabrouk conclut par ces mots :

Ce que je ne comprends toujours pas après 42 ans, c’est pourquoi l’État français n’a pas reconnu ce que nous avons fait pour la France et ne nous a pas donné de compensation ni de travail pour nos enfants, par exemple. Ceux qui étaient nos ennemis [les travailleurs immigrants algériens] sont maintenant mieux traités que nous. Avoir rejoint l’armée française est un handicap. Être harki est un handicap.

Mabrouk, fils de harki

La figure de blessure la plus courante chez les harkis est l’abandon. Dans leurs récits, cet abandon se compose de quatre phases, dont la combinaison produit un noeud émotionnel et expérientiel inextricable contre lequel il semble n’y avoir aucun remède. Chaque phase entraîne des séquelles qui, à leur tour, alimentent leur cause. D’abord, l’armée française a démobilisé les harkis et les a renvoyés dans leurs villages sans leur offrir de protection. Ensuite, il a fallu des dizaines de milliers d’assassinats pour que le gouvernement français consente à les « rapatrier ». Puis les harkis ont été enfermés pendant des périodes allant de quelques semaines à plus de seize ans dans des camps, des villages ou des ghettos urbains (cités) insalubres et déshumanisés où ils ont été traités comme des « citoyens de seconde zone » malgré leur nationalité française. Enfin, le gouvernement français a tardé à reconnaître les sacrifices que les harkis ont faits pour la France (reconnaissance qui n’a eu lieu que récemment) et ne s’est pas encore excusée, ni n’a offert de dédommagement approprié pour les mauvais traitements et les pertes matérielles que les harkis considèrent avoir subis.

L’abandon cristallise la rage que les harkis éprouvent à l’endroit des Français qui les ont, à toutes fins pratiques, abandonnés. Il atténue également le sentiment de trahison qui le sous-tend. Les harkis ont fait confiance aux Français, et ces derniers ont trahi cette confiance comme eux-mêmes ont trahi (ou ont été accusés de trahir) cette confiance fragile mais tenace qui semble constituer l’un des fondements d’une collectivité, d’une nation et de sa lutte pour l’indépendance (il faut se rappeler que certains harkis ont trahi la France en appuyant secrètement le FLN). Leur trahison alléguée a servi de prétexte et d’excuse à la violence qui a été dirigée contre eux. Les harkis eux-mêmes n’ont pas été et ne sont toujours pas insensibles à la force de telles accusations. Ce serait cependant une erreur que d’interpréter le fait qu’ils insistent sur la trahison et l’abandon dont ils se sentent victimes comme une simple projection du sentiment d’avoir eux-mêmes trahi volontairement ou involontairement leurs compatriotes. En plus de la réalité de leur abandon par les Français, les harkis vivent et ont vécu dans un environnement où les accusations, le mensonge et les doutes pernicieux jetés sur la pureté de leurs intentions premières étaient légion.

Aujourd’hui, beaucoup d’enfants de harkis, bien qu’ils ne constituent pas une majorité, en particulier ceux et celles qui ont vécu dans des camps, sont actifs politiquement. Ils appartiennent à quelque 80 groupes de pression dont les revendications sont parfois congruentes, parfois contradictoires. Ces groupes reflètent la diversité de la population harki. Les harkis et leurs enfants participent, à des degrés divers, à des manifestations, des rencontres culturelles, des événements commémoratifs et des colloques universitaires[15]. Au cours des dernières années, ils ont commencé à publier des histoires de vie, des souvenirs de famille, des romans et des récits qui témoignent de l’attachement de leurs auteurs à la France en dépit des mauvais traitements qu’ils en ont subis. Déployant une finesse politique et une habileté extraordinaire à manipuler la bureaucratie française, les dirigeants des groupes les plus importants ne manquent aucune occasion de revendiquer ce qu’ils considèrent comme des droits – qu’ils obtiennent parfois. Ils s’assurent de revendiquer réparation pour toute injure à la communauté harki ou à ses membres, en particulier à la génération des parents qui ne peut se défendre elle-même (Crapanzano 2006). Souvent, le travail de ces groupes semble disproportionné par rapport aux objectifs qu’ils se donnent, si l’on considère ces objectifs en termes pratiques ou pécuniaires, même si les gains administratifs doivent également être considérés comme des victoires symboliques. Néanmoins, les pressions politiques que ces groupes exercent depuis des années ont abouti à des résultats non négligeables, sinon jamais tout à fait satisfaisants – du point de vue harki du moins[16].

Peu de harkis ont profité de la Loi du 21 décembre 1961, qui offrait pour la première fois aux citoyens français rapatriés de l’aide et des indemnités compensatoires. Conçue à l’intention des quelque un million de pieds noirs qui avaient fui vers la France durant la première moitié de 1962, cette loi est restée inconnue de la majorité des harkis. Depuis, le gouvernement français a offert à ces derniers des indemnités de logement, des possibilités de formation et d’emploi, ainsi qu’une indemnisation partielle pour la perte de leurs biens, mais ces mesures ont été limitées et appliquées parcimonieusement et irrégulièrement. Elles ont souvent résulté de revendications, de grèves de la faim, d’actions ou de menaces d’actions juridiques ou d’études interminables par des commissions ad hoc, que les harkis considèrent comme des tactiques pour retarder le processus. La reconnaissance des sacrifices qu’ils ont consentis pour la France a été lente à venir. Ce n’est que sous le gouvernement Chirac qu’ils ont obtenu leur première reconnaissance officielle. En 2001, le 25 septembre a en effet été déclaré Journée nationale d’hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives et, en 2003, les harkis et d’autres soldats nord-africains ont finalement été inclus dans la cérémonie annuelle du 5 décembre qui commémore ceux qui se sont sacrifiés pour la France. Récemment, les harkis qui sont encore vivants et leurs épouses ont reçu des indemnités importantes et « finales ». Bien sûr, soulignent-ils non sans raison, le gouvernement français a attendu, pour faire des économies, que presque toute cette génération soit disparue. Les enfants des harkis, même ceux qui ont été élevés dans des camps, n’ont rien reçu et font aujourd’hui pression pour être indemnisés à leur tour. C’est en effet ce schéma qui consiste à accorder d’une main et à reprendre de l’autre qui a caractérisé la politique française depuis l’arrivée des harkis dans la métropole.

L’incapacité du gouvernement français à répondre de manière adéquate et définitive aux besoins des harkis pérennise et aggrave à la fois leurs blessures, leur sentiment d’injustice et leur identité impassible. Elle est à l’origine d’une frustration toujours exacerbée et d’un cynisme parfois dévastateur. Leur enfermement prolongé a abouti à renforcer leur identité de harkis[17]. Il a abouti à centrer leur attention précisément sur les erreurs que les Français souhaiteraient ignorer, voire expurger de leur mémoire. Cette incarcération a ainsi donné aux harkis un sentiment de puissance, en tant que collectivité, certes, mais également une prise, même illusoire, sur les Français. Au travers de leurs revendications, des grèves de la faim, des pressions juridiques ou administratives, les harkis ne font pas que revendiquer leurs droits, mais veulent forcer les Français à se rappeler la façon indéniablement cruelle dont ils ont été traités. Leurs récits, le récit de la population harki, leurs témoignages, sont présents de manière à la fois implicite et explicite dans les revendications qu’ils adressent aux Français. Mais comme ces derniers ne se sentent pas particulièrement concernés par le traitement réservé aux harkis, leurs revendications, leurs récits n’ont pas l’effet escompté. Ressassés sans fin, ils perdent en efficacité, leur résonance s’amenuise, tout comme leur capacité à libérer les harkis de leurs blessures. Par contrecoup, cet échec renforce le sentiment d’indignation et la colère sous-jacente. Il semble qu’aucun des gains obtenus par l’action politique ne puisse apaiser la population harki : ils minimisent les offenses et alimentent leur colère.

N’y a-t-il pas d’issue? Je ne saurais dire. Ceux et celles qui ont ostensiblement abandonné leur identité harki en s’intégrant à un segment ou à un autre de la société française ont sans doute réussi à s’extirper de ce cercle sans fin. Mais de ceux-là, que je ne connais pas, je ne peux parler. Parmi les nombreux enfants des harkis que j’ai rencontrés, Slimane fait exception. Il compte parmi les plus actifs politiquement. Il est reconnu dans toute la France pour ses nombreuses grèves de la faim et pour la force de ses arguments. Il est prudent, astucieux, enflammé, parfois calme, remarquablement placide, et ironique. Tandis qu’il énumère ses revendications, il semble prendre un certain plaisir à être plus malin que les Français. Je n’ai rencontré personne qui connaisse mieux que lui la bureaucratie française. Bien qu’il soit trop réaliste pour imaginer que les harkis puissent obtenir un jour entière satisfaction, il a néanmoins consacré sa vie à leur cause et a gagné de nombreuses victoires. Slimane me rappelle ces personnalités – l’avocat français Jacques Vergès, par exemple – qui, par leur astuce, défient la rationalité hégémonique des États bureaucratiques, exposant ainsi les artifices et les présomptions de ces derniers. En bon petit malin, Slimane reconnaît toutefois qu’il ne peut se jouer des autres sans se tromper lui-même. Il semble conscient de la comédie humaine, de son caractère sérieux, cruel, absurde, et des joies tordues qu’elle procure. Apparemment, cette reconnaissance lui permet d’exprimer une indignation quasiment libre de toute colère.

Pour ce qui est des autres activistes – dont l’action politique a un effet libérateur plus ou moins prononcé, selon notamment la profondeur des blessures, les circonstances dans lesquelles ils vivent (employés, mariés, sans emploi, célibataires) et l’intensité de leur engagement envers la cause harki –, leur colère se résorbera-t-elle avec leurs victoires politiques? S’effacera-t-elle avec le temps? Ou finira-t-elle par réclamer vengeance? Ce qui semble certain, c’est que l’indignation des harkis et de leurs enfants, indignation issue de cette colère et qui a épousé différentes configurations sociales au fil du temps, n’a pas nécessairement résorbé cette dernière.

Article inédit en français, traduit par Catherine Broué et Sonia Engberts