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À une époque hyper médiatisée faite de victimes anonymes mais que l’on voit et de paix imposées par les armes, la caméra n’est jamais bien loin de la misère humaine, ce qui a amené la recherche à explorer la relation entre l’Humanitaire[1] et les médias. Ignatieff (1998) et Lavoinne (2002) rappellent que les médias participent de la conscience de faire partie de la même humanité, d’un refus de la souffrance d’autrui, propre aux sociétés modernes. L’idée que se font d’une situation humanitaire les publics qui n’en ont pas l’expérience directe est principalement un produit de l’impact créé par des représentations médiatisées, soit ces relations de correspondance établies entre une crise (et ses acteurs) et des concepts, images, cadres de narrativité. La familiarité de certaines photographies en vient à structurer le sentiment du présent et du passé immédiat. Si elles hantent, en revanche elles ne révèlent pas le contexte, à l’opposé des récits (Sontag 2003). Mais le récit du journaliste est lui-même délimité par des cadres interprétatifs, ces constructions mentales « culturellement déterminées, choisies ou imposées comme instruments de signification médiatique de la réalité », selon la définition proposée par Coman (2004 : 120). L’événement humanitaire est en soi un construit et non un contexte donné.

Fécond en interprétations journalistiques, le reportage de la guerre qui a touché la Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995 a donné la pleine mesure de la capacité des médias à produire un enjeu humanitaire, voire à opérer un changement de sens : après avoir été qualifiée de guerre politique, la crise est devenue une catastrophe humaine. Tout d’abord, la médiatisation du conflit bosnien a été à l’origine de nombreux malentendus ; les journalistes, les intellectuels et les hommes politiques n’ayant pas compris toutes les dynamiques du conflit (Bougarel 1996). Les journalistes ont largement contribué à révéler le caractère prémédité de l’agression serbe qui a suivi la déclaration d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine[2]. Blaine Harden, du Washington Post, a mis à jour en 1992 l’intention arrêtée de Milosevic d’intégrer par la force une grande partie de la Bosnie au sein d’une Grande Serbie[3]. Roy Gutman, de Newsday et Ed Vuillamy, du Guardian, dès 1992[4], puis Jean Hatzfeld de Libération et Yves Heller du Monde, ont été les premiers journalistes à dévoiler le caractère génocidaire de la guerre dirigée principalement contre les Croates et les Bosniaques[5].

La découverte des camps de concentration sous contrôle serbe en Bosnie-Herzégovine (en 1992) a été un point tournant dans ce conflit qui a dès lors cessé d’être sujet à interprétations multiples : les journalistes français et anglais avaient eu tendance jusque-là à définir le conflit en termes de guerre civile d’autodétermination, à l’instar des dirigeants de leur pays, partenaires de longue date des Serbes. Les représentations politiques axées sur les relations interétatiques ont laissé place à celles axées sur les conséquences humanitaires du conflit alors que, progressivement, était mise à jour l’existence de 408 camps de concentration sous contrôle serbe[6]. Un événement en particulier a fait l’objet d’une couverture journalistique abondante : le 11 juillet 1995, l’armée de la République serbe de Bosnie-Herzégovine commandée par le général Ratko Mladic a investi Srebrenica, en Bosnie orientale, malgré le « protectorat » des casques bleus des Nations-Unies, et exécuté sommairement entre 7000 et 8000 Bosniaques. Les images de ces femmes et enfants en larmes, séparés de leurs époux et pères, ont alors fait le tour du monde, suscitant l’indignation.

C’est dans un souci d’explorer le phénomène de la médiatisation des crises humanitaires que j’ai passé quatre mois à Sarajevo et à Srebrenica pour une première phase de terrain doctoral. Plutôt que d’étudier les représentations du conflit et des acteurs locaux construites par les journalistes lors de la crise de Bosnie-Herzégovine, j’ai pour objectif de questionner les impacts locaux qu’ont les représentations médiatisées après la crise. Je cherche à comprendre de quelle manière le construit médiatisé dans le passé influence aujourd’hui les identités (individuelles et collectives). Je m’intéresse en particulier à la manière dont les journalistes locaux et les habitants de Srebrenica intègrent l’événement médiatique passé. De même, j’allègue que les journalistes influencent les dynamiques locales à travers le regard postévénementiel[7] qu’ils posent aujourd’hui sur la commune. Concevant les journalistes comme des médiateurs, j’analyse à travers leurs interactions et leur rapport à Srebrenica les défis identitaires auxquels fait face la Bosnie d’après-guerre.

De la production à l’interaction

L’interdépendance entre le phénomène humanitaire et les médias a fait l’objet d’une recherche abondante, axée sur la représentation médiatique des Autres en situation de crise humanitaire ou sur les cadres interprétatifs qui guident la construction de ces représentations[8]. La compassion serait au coeur des représentations : on parlerait de l’Autre pour en souligner les drames, le caractère endémique des crises, non leurs causes et leur généalogie. Minear, Scott et Weiss (1996) constatent que les médias se concentrent sur des sujets d’intérêt pour les pays occidentaux, valorisant ceux qui menacent leurs idéaux. Hours (1998) associe la compassion suscitée par l’écoute télévisuelle à une variante du « devoir de civilisation », les médias faisant se rencontrer un public occidental convaincu de la supériorité de sa morale et des victimes dépourvues d’identités. Carruthers (2003) constate que les médias accordent peu d’intérêt aux causes structurelles des inégalités nord-sud. Le Tiers monde est perçu comme incapable de s’aider lui-même sans l’Occident, ajoutent Kleinman et Kleinman (1997) et Hammock et Charny (1996).

L’étude de la production des représentations, si elle a le mérite de souligner les déséquilibres dans le traitement de l’actualité, ne rend pas toute sa complexité à leur réception chez un auditoire diversifié qui n’intègre pas les significations de manière homogène[9]. Alors que certains débats autour de la médiatisation de crises persistent à départager les mondes occidentaux et les Autres, Appadurai (1996) rappelle que les publics ne sont pas territorialisés : la médiation électronique crée des communautés affectives, fait voyager les idées, redéfinit l’organisation de l’espace-temps dans la vie sociale, contribuant à l’émergence d’une nouvelle configuration culturelle qui échappe au local. Il faut tenir compte du décloisonnement des publics, des médias et également des informateurs qui alimentent les journalistes : la formation d’une communauté autour d’un drame humanitaire fait se rencontrer des acteurs locaux et des sujets mobiles, appelés à partager une mémoire, à interagir.

Présente en camp de réfugiés au Burundi, Malkki (1995, 1997) a constaté que son site d’observation était suspect en regard de la tradition du terrain malinowskien, du fait que les relations et expériences développées n’étaient ni familiales, ni communales, ni représentatives d’une région culturelle. Elle insiste sur l’impératif d’observer une distance envers les catégorisations classiques (familles, nations, groupes ethniques, institutions) pour étudier les « communautés accidentelles de mémoire », soit ces expériences de transition micro-historiques basées sur une anomalie. Conviant l’anthropologie à l’étude des communautés de mémoire formées autour d’un événement, elle croit qu’une analyse des pratiques journalistiques contribuerait à redéfinir le terrain anthropologique, en tant que pratique qui pourrait d’une manière plus sophistiquée s’intéresser à des phénomènes transitoires, issus d’anomalies. Ces travaux sont une invitation à étudier les interactions entre les journalistes, les publics et les locaux qui font ou ont fait l’objet de reportages. Cela implique une étude des effets à long terme des représentations médiatiques sur les locaux touchés par un événement. Les représentations ne sont pas seulement captées par les publics à distance : les locaux touchés par un drame qui fait l’objet de reportages ont accès aux représentations et y réagissent, y compris après leur diffusion.

Srebrenica : et après ?

J’entends partager quelques expériences de terrain vécues autour d’une localité, Srebrenica, qui doit composer aujourd’hui avec une population réduite, majoritairement serbe, dix ans après le drame humain qui l’a frappée. À travers le suivi de deux photojournalistes, l’un local, l’autre étranger, je réfléchis au rôle des médias sur la construction des identités locales. Je m’intéresse ensuite à la relation inverse, soit la manière dont Srebrenica est intégrée dans la pratique journalistique bosnienne. L’intérêt d’étudier le journalisme est double : d’une part, une société se regarde dans ses médias ; d’autre part, les journalistes pratiquent leur métier en incorporant les préoccupations de leur environnement social.

Le reporter qui n’avait pas d’espace

Le long d’une route de campagne, sur le chemin entre Srebrenica et Tuzla, des anthropologues de la Commission internationale pour les personnes disparues creusent sans relâche, pour déterrer les restes de victimes présumées du massacre de 1995 qui reposent dans une fosse commune. De temps à autre, des familles à la recherche d’un des leurs visitent les lieux, en quête d’un soulier, d’une carte d’identité, d’un tissu, bref d’un indice qui permettrait enfin de donner les réponses. Emir[10], caméra à la main, passe ses journées à observer les exhumations, discutant de temps en temps avec ces anthropologues qu’il connaît très bien. Photoreporter pour une grande agence de presse américaine, originaire de Tuzla, il couvre les exhumations depuis maintenant dix ans. « Un métier comme un autre, dit-il en haussant les épaules. Je n’ai pas d’état d’âme, je vais chercher ce que mon agence me demande ».

Il couvre ce charnier-ci depuis 48 heures, à raison de six heures par jour. Il tirera trois clichés de sa journée entière pour les envoyer à l’agence. Un plan général. Un plan rapproché. Un gros plan d’un passeport jauni ou d’un soulier. Grosso modo : un contexte, un personnage de l’histoire (l’anthropologue) et un sentiment, le détail qui choquera, qui révélera une humanité derrière le tas d’os.

Je sélectionne moi-même les photos, mais je sais déjà en fait ce qu’ils choisiront. Souviens-toi des photos qui ont circulé dans les médias américains après le 11 septembre 2001. As-tu vu une seule image d’une victime blanche ? Quand tu vois des soldats américains morts au combat, y a-t-il des visages blancs ?

Il hoche la tête et retourne à sa caméra. Srebrenica est devenue une marotte. Les charniers composent la majeure partie de son travail, quand ce ne sont pas les commémorations du massacre, chaque 11 juillet. Pendant les cérémonies et les enterrements, il se promène toute la journée, parle aux gens, dans leur langue maternelle. Le tout se déroule à Potocari, à 10 km de Srebrenica, où des centaines de pierres tombales reposent à côté de l’ancien campement des Nations-Unies, à l’endroit précis où 2 000 réfugiés se sont vu refuser le secours de l’unité de paix. Ce ne sont là qu’une fraction des quelques milliers de corps qui restent à retrouver puis identifier.

« Je déteste couvrir ces funérailles, car ça me prend toute la journée pour trouver le cliché parfait. Je n’aime pas m’y promener avec ma caméra. Des fois, des gens viennent d’eux-mêmes s’offrir en entrevue, ils se précipitent vers moi, car ils veulent tellement parler. » Le cliché parfait, c’est le cliché édicté par l’agence. Point final. Les témoignages, les ambiances, les odeurs, les larmes dans les yeux, le ressenti, tout ça, il le garde pour lui. Il n’a pas d’espace pour autre chose que LE cliché.

Soudain, Emir est à l’affût. L’anthropologue responsable de l’exhumation a enfin une information pour lui. « Nous prévoyons retrouver une centaine de corps dans ces fosses ». Il l’a, sa nouvelle. Il est 15 heures. Il saute dans sa voiture et retourne chez lui pour envoyer ses clichés et un court texte informatif. À 17 heures, les photos entreprennent leur voyage autour du globe. Diffusées par l’agence sur le fil de presse, elles sont reprises par les grands quotidiens américains, canadiens, européens, maghrébins, dans les 48 heures, en cascade. Rien qu’en ligne, je les retrouve dans une quinzaine de médias.

Le reporter qui n’avait pas de temps

Will fait du reportage à l’international depuis des années, comme pigiste. Il a couvert bien des conflits, de la Palestine à l’Afghanistan en passant par l’Angola. Il est à Srebrenica pour se faire plaisir : présent à Sarajevo pendant la guerre, puis à Srebrenica peu de temps après le massacre, il était resté sur sa faim. « J’étais débutant, je ne prenais que peu de risques. Je sentais que je pouvais aller plus loin ». Cette fois, il revient avec les moyens de ses ambitions explique-t-il, puisqu’il a reçu une importante subvention pour produire un livre. Il est de retour à Srebrenica (et ailleurs en Bosnie-Herzégovine) pour trois semaines. Il a un plan en tête. Il sait ce qu’il veut. À l’opposé d’Émir, il n’a pas de temps, mais il aura de l’espace.

Je le suis comme une ombre, alors qu’il parcourt les collines de Srebrenica à la recherche d’un homme. Il est stressé, regarde sa montre, multiplie les appels téléphoniques pour trouver un interprète. « Oui, pour quelques heures au moins. Combien de temps ? Je ne sais pas, ça dépendra si ça va bien ». Il aura son interprète, il peut commencer. L’homme recherché est son projet du jour. Un homme qui aurait été témoin du massacre, depuis les vertes collines.

Il m’a raconté son histoire hier, son visage est le plus expressif de tous mes témoins. Je veux le retrouver pour le prendre en photo. Je veux qu’il me raconte son histoire de nouveau pour que je puisse capturer cette expression du visage qu’il avait.

Il élabore une mise en scène dont je fais partie, puisque je serai le prétexte pour demander un autre récit. Nous allons chercher l’interprète en voiture, Dragana, une jeune étudiante qui ne dispose d’aucune formation mais qui a la chance de parler un excellent anglais. Slobodan, un de ses amis, insiste pour l’accompagner. Mais même à quatre, nous ne retrouvons pas l’homme au visage expressif. Il n’est pas là, dit le voisin. Will se rabat alors sur cet homme. Lui demande de raconter ce qu’il a vu.

« En 1995, les Serbes sont arrivés, ils ont tué des milliers d’hommes ». Le journaliste s’énerve. L’homme ne parle pas de ce qu’il a vu, il raconte l’histoire telle qu’elle a été établie par les médias et les tribunaux. Un récit sans risque, qui dévoile des faits établis, prouvés, acceptés par tous. Peut-être donne-t-il au journaliste ce qu’il interprète comme étant désirable. Mais il y quelque chose d’autre. Le témoin jette des regards un peu inquiets en direction de l’ami de l’interprète. Il ne parlera pas, ne dira rien, même si le journaliste, d’un ton égal, assène des questions très précises, des questions que la jeune interprète rend visiblement avec pudeur. De son côté, le journaliste est protégé par sa méconnaissance de la langue. Peut-être aussi par son ignorance. Ces jeunes sont serbes. Ils sont de la ville. L’homme se sent-il à l’aise de parler devant eux ? Il y a un espace parallèle qui s’ouvre. Le journaliste n’en fait pas partie.

Le journaliste est déçu, il a perdu sa journée. Il lui manque cette image. Alors il repart sur une autre mission : il cherche des photos de ruines du massacre. Le passé, encore le passé. Dragana doit partir, c’est son ami Slobodan qui la remplacera. Docile, il suit. Le photoreporter s’enferme dans sa bulle, multiplie les clichés. Tous trois, nous nous retrouvons au dernier étage d’un hôtel détruit, qui a vue prenante sur le reste de la ville. Slobodan se tourne vers moi, commence à parler :

« Cette ville est détruite, ma vie est détruite. Je suis Serbe, j’ai une étiquette sur le front ». Je le regarde, gênée. « Non. Tout n’est pas détruit, il te reste l’avenir ». Le journaliste me prend à part. « Je suis content que tu sois-là pour l’occuper. Quand je travaille, les interprètes parlent tout le temps, ils me dérangent ». Je le vois qui s’éloigne à la découverte d’autres images. Je regarde le jeune. Il est là, le reportage. Il est dans les prunelles de cet homme-enfant de 29 ans condamné à revivre le passé.

Les médias, les locaux, une hantise

En plus de partager la même profession de photojournaliste, Amir et Will ont autre chose en commun : pour des raisons différentes liées à leurs statut, origine, obligations professionnelles, ils ne peuvent offrir à leurs publics qu’un regard partiel sur Srebrenica. L’autre point commun, c’est que le produit de leur oeuvre fera le tour du monde, car ils travaillent pour un public à distance.

Srebrenica existe, mais pas toujours. Cette ville est entrée dans la catégorie des lieux de hantise. C’est le lot du postdrame humanitaire : intraitables, les médias dédiés à l’actuel ne consacrent que peu d’espace à tout ce qui n’est que mémoire et rappel. Le journaliste dispose donc d’une marge de manoeuvre très étroite pour traiter de son sujet. Il en vient à intégrer un certain sens de ce qui est « essentiel », fermant parfois les yeux sur la réalité au détriment de l’effet attendu.

Cette représentation de la ville axée sur le passé influe sur la dynamique locale. Les locaux reçoivent régulièrement la visite des journalistes ; ils sont conscients des attentes de ces derniers, ils ont leurs appréhensions, ils doivent aussi se positionner vis-à-vis de leurs voisins lorsqu’ils parlent aux médias. Le journaliste part, le voisin reste. Les lobbies de femmes bosniaques rescapées, les réfugiées de retour, certaines âgées et disposées à s’épancher sur la sphère publique pour raviver la mémoire d’un mari tué, ces Bosniaques côtoient les Serbes majoritaires qui ont hérité d’une république serbe née du nettoyage ethnique. Peu de journalistes passent plus d’un jour à Srebrenica. Ceux qui viennent le 11 juillet, lors de la commémoration des morts bosniaques, quittent la ville en majorité avant le 12 juillet, jour de la commémoration des victimes serbes des villages avoisinants, assassinées de la main de Naser Oric, criminel de guerre bosniaque qui a voulu venger les siens[11]. Combien savent à quel point cette date est un pavé dans la mare des relations interethniques ? Pour les Bosniaques, ce choix d’une commémoration au lendemain de la date du massacre principal du 11 juillet est une provocation. Pour les Serbes, un cri de désespoir : « Il n’y a pas d’approche comptable qui vaille ! Nos morts, même moins nombreux, nous font mal ! » Aux journalistes, cet appel : « Restez pour nous aussi ». Les médias font partie intégrante de la dynamique de la délicate réconciliation par les représentations qu’ils offrent. Étrangement absents en temps de paix relative, forcément partiels, ils continuent pourtant de générer un effet parfois inattendu. Leur relative absence est une présence forte.

La présence de l’anthropologue dans des microlocalités comme Srebrenica permet de débusquer également les routines journalistiques qui façonnent les relations entre les locaux, les médias et le reste du monde, pour qui le média est une fenêtre. La dépendance des journalistes face aux interprètes est une dimension négligée par la recherche, de même que les rituels de réseautage des journalistes, surtout étrangers. Les journalistes évoluent dans une culture professionnelle d’échanges d’informations continuels si bien qu’à Srebrenica, les journalistes de passage en viennent invariablement à s’adresser aux mêmes sources. Le besoin de traduction amène souvent les journalistes à cogner à la porte de la maison des jeunes de Srebrenica, rare organisation pouvant compter sur le bilinguisme des membres. Ces jeunes, par la suite, ont leur propre réseau de contacts, ils ont l’habitude de faire le relais entre l’étranger et la communauté. Au coeur de ces relations fréquentes entre les jeunes et les journalistes, se tissent des trames, des récits, qui parcourront la planète, mais également des processus identitaires nettement plus subtils : le journaliste, par son choix d’approche, d’angle, de sujet, renvoie un miroir à ses sources sommées d’emprunter des chemins du passé. S’il est vrai que le journaliste rapporte Srebrenica à ses publics, l’inverse est aussi vrai : il apporte aux locaux une mine de renseignements sur ce qu’un média ou un public attend d’eux et participe ainsi de la construction des identités locales.

Au fil des entretiens avec les habitués de la maison des jeunes, j’ai pu constater à quel point les jeunes non seulement se soucient des images de la ville véhiculées par les médias, mais de plus, prennent pour acquis qu’un étranger de passage les a intégrées. Ces images, celles du massacre de 1995, sont invariablement celles les exactions perpétrées par des soldats ou paramilitaires serbes et les pleurs des victimes bosniaques. J’ai ressenti une certaine méfiance à mon égard, et un besoin constant de remettre les pendules à l’heure. « Nous avons souffert, nous aussi. Les médias n’en parlent pas ». « Va visiter le cimetière serbe de la commune de Bratunac à côté d’ici. Il y a des centaines de tombes ». Slobodan, interprète et source occasionnelle pour les journalistes, a tenu à réagir en proposant un contre-discours. Sans emploi, il a décidé de tourner son propre documentaire, auquel participeront de jeunes Serbes, mais également des Bosniaques qui ont réintégré leur village. « Les journalistes ne montrent pas la vraie vie au quotidien à Srebrenica, c’est ce que j’entreprends de montrer. »

Le temps de l’innocence

Srebrenica serait-elle figée dans son passé meurtrier ? Dans quelle mesure les médias ont-ils modelé des idées préconçues chez les étrangers de passage ? De Senarclens (1999) et Legros et Libert (2000) constatent que les médias dénaturent les événements en les sortant de leur contexte historique : les événements qui précèdent une crise ne sont pas montrés. Le drame de Srebrenica a effectivement été rapporté par les médias dès le 11 juillet 1995, soit à partir des premiers jours du massacre. Par contre, les mouvements de population qui ont mené à la formation de l’enclave, les escarmouches interethniques dans la région, lesquelles ont facilité les complicités dans le massacre, ces étapes préalables au drame qui se sont déroulées dès 1991 ont été peu ou pas médiatisées. La courte durée de vie de la nouvelle ne coïncide pas avec la durée réelle d’une crise, pour des raisons de nécessité fonctionnelle. L’attention médiatique se concentre sur l’actualité du jour, comme si le journal à faire devait supplanter le précédent, sans solution de continuité (Spitéri 2004 : 122). Guillebaud (1999) parlera d’un « temps médiatique », autogéré et raccourci, qui obéit à sa propre logique et qui violente la raison. Obligé à sauter d’un sujet à l’autre au fil des jours, à se saisir d’un thème méconnu, le journaliste s’oblige constamment à quérir des informations souvent décontextualisées, pour produire des textes non moins parcellaires, nourrissant cette culture mosaïque évoquée par Edgar Morin (1962).

Les images saisies à Srebrenica en 1995, en plus d’être réductrices, ont-elles encore un sens aujourd’hui ? Sontag (2003 : 94) souligne le rôle des images en circulation sur la façon dont on regarde le passé. Pour elle, il n’y a pas de mémoire collective, tout au plus une instruction collective. La mémoire est individuelle, non reproductible et meurt avec l’individu. Ce que les sociétés montrent comme souvenirs sont des fictions. Les images sans texte présentées sur écran cathodique, qui nourrissent les imaginaires, ont un fort potentiel de fabrication de l’Histoire, voire de distorsion. L’exemple du 11 septembre 2001 que cite Sontag (2003 : 37-40) mène à réfléchir sur Srebrenica : les photos des tours en feu n’ont pas (encore) besoin de légende, mais un jour viendra où elles en auront besoin et où les interprétations présentes deviendront obligatoires ; l’interprétation change avec le temps et le contexte. La couverture journalistique des événements commémoratifs est par ailleurs impressionnante. Huyssen (2000 : 28) en parle comme d’une obsession culturelle de la mémoire, rappelant que « the very structures of public memory make it quite understandable that our secular culture today, obsessed with memory as it is, is also somehow in the grips of a fear, even a terror, of forgetting ». Paradoxalement, cette culture contemporaine de la mémoire est aussi associée à une certaine amnésie, souvent imputable aux médias, à la peur de l’oubli, à l’atrophie des traditions ; les changements dans l’expérience de la temporalité et des perceptions du temps seraient le moteur de ce besoin de réappropriation d’une mémoire publique.

La courte vie de la nouvelle peut laisser une empreinte durable. Srebrenica a été révélée au monde à partir d’un court segment de son histoire et doit désormais composer avec cette « notoriété ». La guerre en Bosnie a peut-être été considérée comme un « dossier classé », du point de vue du journalisme international, mais à chaque commémoration du 11 juillet, de nombreux journalistes issus de mondes diversifiés envahissent la commune en vue de produire ces articles « commémoratifs » suivant l’invariable trame « la vie après… ». Les locaux, qui font l’objet de reportages préformatés, intègrent ces représentations dans leur propre conception de l’histoire, que ce soit pour s’y opposer ou pour les nourrir. Eva Hoffman (2002) invite la recherche à questionner les processus de subjectivation des enfants des acteurs (victimes ou auteurs) des violences de masse, enfants sensibles aux récits des parents. S’agissant de Srebrenica, dans quelle mesure les reporters du passé affectent-ils les récits des vivants ? Quelles discussions suscitent-ils au sein des familles locales ? Quel sens les images du passé et celles, actuelles mais inspirées du passé, ont-elles pour les locaux ?

À l’opposé, la guerre en Bosnie et son épisode Srebrenica ont également transformé les journalistes. Au sein des médias locaux, la guerre a laissé une empreinte qui détermine encore aujourd’hui les humeurs de la profession journalistique. La guerre a vu naître des journalismes nouveau genre : reportage des exhumations, reportage du crime de guerre ; elle a profondément bouleversé le rapport de confiance entre les journalistes et le public ; elle a obligé le journalisme à remettre en question ses préceptes, techniques, hérauts ; elle a donné naissance à une frange de la profession devenue boulimique de formation, de réflexion éthique, de remises en questions. Une réflexion éthique qui n’est ni naïve ni anodine, en regard des références constantes aux différends interethniques qui perdurent au-delà du conflit, jusque dans les quotidiens les plus lus au pays. Ce que le marché et la production journalistique ont mis de côté, le journaliste ne peut l’oublier. Les reporters de guerre, la plupart retirés, ont produit nombre de témoignages : Martin Bell (anglais), Ed Vulliamy (américain), Kemal Kurspahic (bosnien)[12], Roy Gutman (américain), entre autres. Moins connue est cette intégration du conflit dans les pratiques des journalistes locaux actuels, même nouveaux dans le métier. Des journalistes qui, au fil des jours, abordent des sujets de la vie courante avec, en tête, ce même souci de reconnaître des métastases de guerre et d’éviter les erreurs journalistiques de guerre. En Bosnie-Herzégovine, la pratique journalistique d’aujourd’hui est différente, jusque dans la forme et le fond, de celle d’ailleurs : la guerre n’est jamais loin dans la tête du reporter, non plus que la paix et sa communauté des « coopérants étrangers », comme si la guerre passée devenait à son tour un « cadre interprétatif »[13].

Quel impact l’événement humanitaire a-t-il sur les pratiques et savoirs des journalistes restés sur place après son temps médiatique ? Que reste-t-il de la communauté médiatique après la crise ? Quel regard les journalistes locaux portent-ils sur l’événement passé, comment leur pratique actuelle l’intègre-t-elle ? Enfin, de quelle manière les interactions entre les reporters et les acteurs du mouvement humanitaire, venus pendant la guerre puis pour implanter la paix, perdurent-elles dans le temps ? Ces questions m’ont amenée à suivre de près les travaux de reporters engagés dans des initiatives de réflexion sur la pratique mises sur pied après le conflit.

Paix et gestes : des reporters engagés

Les travaux d’anthropologues tels que Pandolfi (2002), axés sur l’Humanitaire et la politique, nous amènent à constater que le contexte de crise humanitaire regorge de spécificités, par rapport aux autres contextes de reportage, en ce qu’elle met en jeu une panoplie d’acteurs, tels que les militaires, les ONG, les diplomates, les juristes, les organisations intergouvernementales, les autorités locales et les journalistes. La prégnance du politique en situation humanitaire pose des difficultés accrues au journaliste sommé de se positionner comme professionnel. Si les reporters incorporés dans les unités militaires en temps de « missions de paix » ont ces dernières années attiré l’attention de la recherche[14], il est tout aussi pertinent de s’attarder à ceux qui s’impliquent dans des actions de règlement des conflits par le biais d’ONG internationales puisque désormais, les médias ont fait leur entrée dans le concert des mesures de rétablissement de la paix[15].

En Bosnie-Herzégovine, l’actuel protectorat international décrété depuis les Accords de Dayton représente un défi pour le journaliste local : les organisations internationales participent du pouvoir politique et financent des initiatives visant à éduquer les journalistes locaux, par souci de prévenir la propagande, facteur d’exacerbation de la guerre passée. Le développement des médias en Bosnie-Herzégovine a été financé par des organisations internationales telles que le Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est, le Conseil de l’Europe et la Fondation Soros (américaine)[16]. Les organisations journalistiques post-Dayton, dix ans après leur mise sur pied, font face à une démission progressive des donateurs, lesquels se retirent d’une Bosnie pacifiée pour se diriger vers d’autres lieux de conflits, selon un modèle basé sur l’urgentisme. Les défis des organisations de coopération en journalisme sont aujourd’hui énormes : celles-ci doivent assurer leur pérennité financière tout en maintenant leur programmation. À Sarajevo, le Media Center, qui prodigue de la formation continue, de même que le Media Plan, école d’élite pour futurs journalistes, affrontent les mêmes difficultés financières.

Pour fin de stabilité politique, des pouvoirs significatifs ont de plus été attribués à un Haut représentant civil pour la Bosnie-Herzégovine[17] qui a pour mandat d’imposer des lois et d’intervenir dans toute sphère de l’économie ou de la politique dans le pays (incluant la sphère médiatique) afin d’assurer l’implantation de l’accord de paix. Or, le journalisme est une profession dont la crédibilité est basée sur sa capacité à se poser en contre-pouvoir devant le politique. L’ethnographie en milieux journalistiques permet de mesurer la perception de l’occupation des « internationaux » et d’en observer les effets parfois contradictoires : d’un côté l’acceptation des fonds en provenance des donateurs, d’un autre côté la volonté infléchissable d’une gestion locale et indépendante, condition de crédibilité essentielle mais non automatique vis-à-vis des pairs et du public.

En fréquentant ces centres de formation, j’ai été frappée de constater à quel point le conflit, et en particulier le drame de Srebrenica, a été le moteur d’une remise en question de la pratique journalistique. Cette dernière a cependant ses effets pervers : la prise de conscience n’est jamais très éloignée de la chasse aux sorcières. L’accord de Dayton a légitimé une partition du pays sur une base ethnique, en instaurant une fédération croato-musulmane et une république serbe[18]. Dans une société aussi divisée, le journaliste est rapidement hanté par son identité ethnique dès qu’il pose un regard sur sa société et son métier. J’exposerai brièvement un exemple dans la section qui suit.

Quelles identités après Srebrenica ?

Alexander est un des journalistes serbes les plus connus dans les Balkans. Il a fait de l’enquête d’après-guerre sa spécialité : il dénonce l’impunité dont jouissent les nombreux criminels de guerre – souvent serbes – toujours en liberté. Perçu comme un « traître », il a subi des représailles, témoin cette bombe qui a démoli la façade de sa maison à Belgrade (Serbie). Cela ne l’empêche pas de se déplacer régulièrement à Sarajevo pour participer à des séminaires sur le journalisme d’après-guerre.

Je pensais qu’avec le temps, ça changerait, mais je m’inquiète des malentendus colportés dans les journaux. Dix ans après la guerre, le cerveau oublie des choses qu’il ne devrait pas oublier… c’est incroyable, cette distance, cette incompréhension qui s’accentue. En Serbie, il y a une polémique, à savoir si Srebrenica a eu lieu ou pas, c’est une perversion totale que je ne comprends pas !

Un confrère, journaliste de Banja Luka, capitale de la République serbe de Bosnie, renchérit : « Le 11 juillet dernier, lors de la commémoration de Srebrenica, aucun média de Banja Luka n’a respecté le jour de deuil ; il y avait de la musique joyeuse et des faits divers partout dans les médias ».

Ils sont une douzaine de journalistes bosniaques, croates, serbes, réunis pour quelques jours au Mediacenter autour d’un thème : Le crime de guerre. Srebrenica hante les échanges. La reporter Nina, rescapée bosniaque du siège de Sarajevo, rappelle que les crimes de Srebrenica ont reçu l’aval de certains médias : « Des journalistes incitaient à nettoyer Srebrenica des cafards. Il faut se pencher sur la responsabilité criminelle des médias et en tirer des leçons ». Alexander refuse de confondre les responsabilités morale et criminelle : « Au Rwanda, les journalistes sont jugés par le tribunal pénal international, car ils ont participé directement aux délits. Ce n’est pas le cas ici. Il faut distinguer la participation directe de la participation indirecte ». Sa vis-à-vis bosniaque tique. Si ces journalistes ont à coeur la paix et la vérité, tous ne portent pas les mêmes stigmates. Si bien que la discussion s’envenime lorsqu’un autre journaliste serbe, qui se consacre à la recherche des criminels de guerre serbes et qui a été emprisonné sous le régime Milosevic, exhorte les journalistes croates et bosniaques à fouiller dans leur propre cour ethnique.

Mustapha, l’un des rares rescapés masculins de Srebrenica, s’emporte :

Je suis parmi les seuls qui ont survécu au massacre de Srebrenica et qui sont assez éduqués pour faire du reportage. Il y en a qui me voient comme une victime et qui croient que je n’ai pas la légitimité pour parler, car je parle des crimes contre les miens dans mes articles. Mais les « miens » ne sont pas des « Bosniaques », plutôt les gens de Srebrenica ! Il y a une élite académique bosniaque qui a fait de Srebrenica la source d’un mauvais souvenir et je vous assure que je suis prêt à les dénoncer aussi ! Cette année, pour la commémoration du 11 juillet, on a décrété qu’il n’y aurait plus que de la prière. Seulement de la prière, plus de faits ! Ça va faire quoi, un jour ? Je ne veux pas retourner à Srebrenica pour prier mais pour apprendre des choses ! Je veux un musée, mais il n’y a plus que des mythes !

Le journaliste local, qu’il soit bosniaque ou serbe, porte le fardeau de son ethnie à la moindre référence au drame passé. Dans une société encore paralysée par les divisions ethniques et une réconciliation difficile, la recherche d’objectivité est une hérésie. C’est pourtant ce que commande le métier : en effet, le journalisme repose sur des principes idéologiques tels que la « liberté d’expression » et la « sauvegarde de la démocratie ». Bourdieu (1996) affirme que cette profession est paradoxale, déchirée entre le sensationnalisme commandé par une industrie en recherche d’audience et un idéal[19]. Le journalisme de référence serait inscrit dans le positivisme : dans la lignée de l’opposition toute occidentale entre l’intériorité et l’extériorité, il repose sur la « vérité », l’« objectivité », sur la quête du « fait », sur la collecte des données, sur des règles de narrativité reposant sur l’induction-déduction[20]. Cette forte dimension idéologique de la profession en fait un objet d’étude fort révélateur des processus de subjectivation : les reporters bosniens en constante interaction avec leur environnement ne peuvent s’affranchir du regard du public et des sources, un regard sans cesse filtré par la loupe du passé. La recherche d’une certaine neutralité professionnelle les oblige à poser leurs limites, voire à définir leur identité. C’est ce qui a amené une journaliste comme Nina à assumer, voire afficher sa partialité, au risque de jeter de l’huile sur le feu. « Je suis Bosniaque avant tout. Je fais du reportage du crime de guerre comme Bosniaque ».

Cette question de l’identité du journaliste est très révélatrice des grands dilemmes sociopolitiques qui caractérisent actuellement une Bosnie-Herzégovine divisée. Malkki (1995, 1997), Pandolfi (2002) et Agier (2002) disent du réfugié qu’il représente une figure de proue de la modernité avancée, faite d’exils et d’identités fragmentées ; le journaliste génère lui aussi son effet miroir puisque, comme témoin privilégié de son époque, il incorpore des enjeux sociaux à travers ses dilemmes professionnels. C’est pourquoi la quête d’objectivité des journalistes a intéressé plusieurs chercheurs : Liebes (1992), Katz (1992) et Pedelty (1995), les premiers, ont constaté un abandon des normes et valeurs journalistiques telles que la neutralité, la recherche des faits et l’objectivité, au profit de la loyauté patriotique, durant les guerres. L’objectivité serait limitée par la culture dans laquelle le journaliste opère (Carey 1989, 1990 ; Roeh 1994) et par le fait que les journalistes sont membres d’une « professionnal interpretative community », soit un contexte d’interactions spécifiques entre journalistes (Zelizer 1993). Pour Zandberg et Neiger (2005 : 131), le journaliste serait déchiré entre ses communautés d’appartenance professionnelle et nationale[21].

Alors que les conflits déstructurés, à la fois intraétatiques et internationalisés, prolifèrent depuis la fin de la Guerre froide (Lafrance 2005), le reporter ne peut plus se positionner selon les cadres traditionnels patriotiques basés sur l’État-nation. Le cas de la Bosnie-Herzégovine démontre à quel point la lecture même d’un conflit déstructuré se complexifie et à quel point les dilemmes identitaires peuvent perdurer au-delà des conflits. Nina se présente comme une journaliste bosniaque (et non bosnienne) en fonction de son ethnicité et non de sa citoyenneté : elle se dit professionnelle parce que apte à assumer son impartialité. Mustapha, lui-même Bosniaque, allègue que son impartialité prend racine dans un sentiment d’appartenance à une communauté humaine avant tout[22]. Du reste, le besoin de débattre de cette question identitaire témoigne du malaise profond qui caractérise la profession en Bosnie-Herzégovine.

À l’autre bout du spectre, de jeunes Serbes de Srebrenica, qui sont les héritiers des stéréotypes véhiculés par les médias, insistent également sur leur identité ethnique, parfois par orgueil, parfois par souci de se victimiser. Finalement, plus de dix ans après une guerre fratricide, les catégorisations ethniques, forcément réductrices, monopolisent les références identitaires. C’est pourquoi j’insisterais sur l’importance d’étudier le postévénement et la manière dont les représentations offertes par les médias évoluent et sont reçues, puis intégrées, par les locaux touchés par l’événement. Ce positionnement des locaux face aux représentations présentes et passées donne la mesure de la partition ethnique qui anime la Bosnie-Herzégovine aujourd’hui. De même, le rapport qu’entretient le journalisme avec l’objectivité (comme idéal de la profession) fait du journaliste un baromètre permettant de saisir le pouls d’une société restée marquée par une crise majeure. Une incursion plus prononcée de l’anthropologie dans ces microlocalités médiatisées est bienvenue. Hertzfeld (2001) rappelle que les médias sont anthropologiquement importants aujourd’hui parce qu’ils reflètent les préoccupations croissantes d’une discipline en redéfinition : ils incarnent les actions de différents sujets plutôt qu’une culture homogène et ils suscitent des questionnements sur la dynamique des acteurs sociaux et la manière dont ils intègrent le média dans leur vie.

Signe des temps, un petit journal local a vu le jour à Srebrenica il y a trois ans. Par souci de rejoindre tant les communautés serbe que bosniaque, le contenu et la forme répondent à des standards d’égalité. Il est à moitié rédigé en alphabet latin (pour les Bosniaques) et à moitié en alphabet cyrillique (pour les Serbes). Les sujets, les sources et le traitement des informations ne doivent favoriser aucun des peuples. L’espace accordé aux commémorations des morts bosniaques du 11 juillet est rigoureusement le même que celui réservé aux commémorations des morts serbes le 12 juillet. « Il ne sera jamais question de politique dans ce journal », expliquent les coéditeurs, l’un serbe, l’autre bosniaque. « Ce ne serait pas possible ».