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La voix demeure cet objet humain insaisissable qui coule dans la fluidité du lien social. Dans Éclats de voix…, David Le Breton interroge le « paradoxe » (p. 11) de la voix au-delà de la sémiologie des mots et du langage. Il s’agit d’une méditation sur la « tessiture de la voix » (ibid.), sa formulation et ses singularités. Après avoir questionné le statut anthropologique du corps (Le Breton 1990), du visage (Le Breton 2003), des émotions (Le Breton 2004), des sens (Le Breton 2006), et de la douleur (Le Breton 2010), l’auteur livre dans cet ouvrage ses digressions sur la voix comme une émanation corporelle aussi intime et singularisée que le visage mais qui, comme lui, ne cesse de se dérober.

En donnant corps au langage, la voix est « toujours en relation » (p. 35). L’auteur aborde dans un premier temps la dimension identitaire et sociale de la voix. Celle-ci constitue une assise fondamentale du lien social. Chaque individu possède sa propre « panoplie » de voix pour faire face aux diverses situations et aux différentes personnes qu’il doit affronter. Le timbre de la voix, son rythme, son intensité et sa hauteur varient selon le registre affectif ou le contexte social. « L’affectivité de la voix » (p. 67) tient en ce qu’elle constitue un « registre sonore » (ibid.) des émotions. Qu’elle les révèle ou qu’elle les dissimule, la voix demeure « un mi-dire » (p. 68). Comme la langue, elle est ancrée dans un registre moral et affectif (p. 70) et porteuse « d’interdits spécifiques » (p. 71). Tout comme le corps, la voix obéit à une codification sexuée selon les cultures. Chez les Dogons, par exemple, des limites symboliques sont posées autour de la bouche des filles afin de prévenir « le mésusage de la parole » (p. 93) chez elles.

La voix de l’autre est apaisante, elle constitue une « enveloppe protectrice » (p. 95), notamment la première voix, celle de la mère que l’enfant conserve en lui comme « un bouclier du sens à opposer aux circonstances défavorables » (p. 99). L’émergence de la voix n’est jamais un acquis définitif et nécessite un échange régulier avec les autres. Cependant, ces interactions exposent la voix, dans des contextes défavorables, au risque de s’éclater, de se briser ou pire, de s’anéantir dans le gouffre du mutisme. Dans « Bris de voix » (p. 119), l’auteur aborde les différentes défaillances de la parole comme le cri, le bégaiement ou le silence. Expression de l’horreur, le cri est conçu comme la faillite du langage, « l’effondrement du symbolique » (p. 120), et « la dislocation de la voix » (ibid.). Fermeture à l’autre, le silence peut traduire, tout comme le cri, l’effondrement d’un monde, par exemple après un trauma. Mais il peut aussi marquer le « refus de concéder à l’autre un partage de voix qui légitimerait son entreprise ou son comportement » (p. 131). Dans ce sens, le silence constitue une forme de résistance efficace. Après une expérience douloureuse, le silence renvoie à l’impossibilité de dire sa souffrance et à la difficulté de la partager. La voix y est donc mise à mal et la « parole a été atteinte au coeur même de sa raison d’être : la relation à l’autre » (p. 137). Être privé de voix pour des raisons physiologiques, comme dans les cas de laryngectomie, constitue aussi une épreuve. Les personnes opérées se doivent de reformuler leur relation au monde en épousant une voix « qui n’est plus la leur » (p. 151) au prix de l’étonnement ou de l’angoisse qu’elle suscite parfois chez les autres.

Dans un autre chapitre, l’auteur aborde la question de la surdité en soulignant son caractère culturel. Par l’usage de la langue des signes, la personne sourde « fait de tout son corps un langage » (p. 163). Ainsi, le statut du sourd dépend de celui du corps, et notamment de la gestualité dans la communication (p. 156-157). Si la surdité constitue souvent un handicap dans les sociétés occidentales, cette stigmatisation est inhérente au refoulement du corps propre à ces cultures. Dans d’autres sociétés, comme en Afrique subsaharienne, l’enfant sourd est moins exclu du lien social du fait qu’il est immergé dès la naissance dans une communication charnelle qui se déploie dans des contacts corporels fréquents. Des contacts qui font l’objet d’évitement dans les sociétés occidentales. La personne sourde possède néanmoins un statut ambivalent. Son « silence » est tantôt redouté, tantôt magnifié, et inspire la confiance et le respect d’autrui.

La voix est souvent pensée comme l’outil premier du langage. Pourtant, il existe d’innombrables situations où celle-ci prime sur le sens des mots. C’est ce que démontre l’auteur dans la partie « Désirs de voix » (p. 175). La voix possède une dimension érotique : « l’entendre est comme un prélude à l’étreinte des corps » (p. 175-176). Au-delà de cette dimension, la jouissance pure de la voix détachée de toute corporéité constitue une expérience de plaisir renouvelé pour les amateurs d’opéra ou de chants lyriques. Lors du chant, la voix transcende le langage en produisant des émotions chez ceux qui l’écoutent. Dans ce contexte, la voix possède une « dimension expressive pure d’un état d’esprit individuel ou collectif » (p. 196). L’art de chanter implique de rentrer pleinement dans sa voix afin d’exprimer au mieux son affectivité. En travaillant sa voix, le chanteur travaille sur sa personne toute entière. Il retrouve littéralement « sa voie » (p. 203). D’autres exemples démontrent que la tessiture de la voix et sa qualité sont autant d’éléments formant un langage à part entière qui n’est pas celui des mots. L’accent et l’énonciation des voix suffisent parfois à catégoriser ou stigmatiser des personnes selon leur appartenance culturelle ou sociale. Ainsi, l’imaginaire raciste ou la haine des classes se nourrissent également de « la dépréciation de la langue ou de la voix de l’autre » (p. 203). En revanche, chez le démagogue le don oratoire constitue plutôt un avantage et un moyen d’influence considérable.

Dans toute voix coexistent alors des données personnelles et culturelles. Une voix qui se tait signe la mort d’une personne tout comme la disparition d’une langue annonce l’extinction d’un groupe culturel. La voix repose sur un souffle et constitue « l’incarnation même de la fragilité » (p. 219). Nombreuses sont les personnes en deuil qui témoignent de la douleur de ne plus entendre la voix de l’autre. Ainsi, « la mort, ce n’est pas seulement un visage qui disparaît, c’est une voix qui se tait et l’étendue palpable d’un silence » (p. 219).

Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteur rappelle la puissance symbolique de la voix, notamment dans les sociétés portées sur l’oralité où elle assure la transmission culturelle. Cette puissance est parfois redoutable. Quand elle en dit trop, la voix menace le lien social. « Elle traduit en toute transparence les débordements du corps » (p. 246) et se trouve toujours « à la merci d’un mot malheureux, d’un silence » (ibid.). Cela fait de la voix, « ce mince filet de sens mêlé de souffle » (p. 217), selon la belle expression de l’auteur, un objet ambivalent. Les dernières notes du livre esquissent les arts de la voix et leurs déclinaisons dans les prestations théâtrales, les contes, la radio, le cinéma ou les conférences.