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Manduhai Buyandelger, professeure associée d’anthropologie au Massachusetts Institute of Technology, présente une ethnographie ambitieuse qui dépeint quatre années de recherche de terrain dans le nord-est de la Mongolie auprès des Bouriates. Ses recherches se concentrent sur leurs pratiques chamaniques et sur les rapports de pouvoir entre la mémoire et le genre. Plus précisément, l’ouvrage explore les relations entre les diverses « technologies » politiques et genrées de l’effacement de l’identité bouriate et de sa reconstruction contemporaine subséquente, que ce soit en ville ou en milieu rural. Considérant d’emblée le chamanisme comme une catégorie fluide de pratiques de possession et de médiumnité, l’auteure s’intéresse aux mécanismes internes qui caractérisent la récente prolifération des savoirs et des pratiques chamaniques en réponse à l’anxiété causée par un passé oublié.

En effet, sa recherche se situe dans une Mongolie postsocialiste en crise, aux prises avec les nouvelles conditions du marché néolibéral auxquelles le pays n’était pas préparé, tant sur le plan économique que gouvernemental. Les différentes couches d’histoire entourant le contexte socioéconomique dans lequel vivent les Bouriates ont entrainé la perte de la mémoire des ancêtres et du souvenir des pratiques ancestrales (p. 62). Pour cette raison, l’ouvrage de Buyandelger tient aussi habilement de l’histoire, essentielle à une compréhension éclairée des nouveaux rapports de pouvoir mis en place par le chamanisme des Bouriates. De fait, l’auteure innove en soulignant adroitement le dynamisme et la porosité des limites entre mémoire et histoire, connaissance et expérience, catégories ni totalement mobiles, ni totalement statiques.

En sept chapitres, l’ouvrage fait état des différentes négociations auxquelles s’adonnent clients et chamanes, en tant qu’agents premiers de la reconstruction de leur histoire et de leur identité culturelle. Il fait aussi état des contradictions engendrées par le mélange de pratiques anciennes et nouvelles et d’épistémologies divergentes et dysfonctionnelles. D’un côté, les clients sceptiques consultent les chamanes pour régler les malheurs et les mauvaises conditions de vie causées, entre autres, par les esprits d’origine, ceux des ancêtres, qui se vengeraient parce qu’oubliés pendant la période socialiste. D’un autre côté, les chamanes, hommes et femmes (de manière très inéquitable), persuadent et consolident la communauté ou, inversement, aggravent son anxiété, en déployant une panoplie de connaissances, de compétences pratiques et de performances garantissant leur autorité (p. 101). De même, le passé oublié des Bouriates laisse place à une vive créativité de la part des chamanes, mais augmente aussi le sentiment d’incertitude par rapport au présent. Pour cette raison, les clients, ne pouvant plus faire confiance à leur propre mémoire, recherchent activement le meilleur chamane (rarement la meilleure) et la meilleure opinion, afin de tester la validité et de s’assurer de l’authenticité des informations qui leur sont transmises. Ce phénomène a pour effet de situer la prégnance sur la vie des Bouriates de la pauvreté, de la maladie, de la guerre, de la mort dans le tragique de leur passé ancestral, incluant ainsi le capitalisme comme élément déclencheur dans une histoire de nature métaphysique (et non l’inverse). En tant que peuple nomade, les Bouriates entrent en relation avec le néolibéralisme de manière très flexible, leur chamanisme servant d’outil interprétatif qui leur permet d’intégrer à leur propre histoire, encore et toujours marginalisée, une plus grande histoire de domination, afin d’attribuer du sens à cette dernière.

Ainsi trouvent-ils leur place dans le monde moderne et produisent-ils, au lieu de retombées économiques, une identité culturelle et une histoire alternative médiatisées tant par l’individu que par le collectif. Celles-ci nourrissent à leur tour les chamanes qui fondent leurs pratiques sur cette liberté doublée d’incertitude (p. 206). Toutefois, en raison de la violente suppression du passé engendrée par le néolibéralisme, les généalogies et les histoires ancestrales demeurent fragmentaires. Or, cet effort perpétuel pour les recréer stimule davantage la créativité des chamanes qui entrent en compétition, ou aggrave l’anxiété des clients qui ne savent plus qui ou comment croire. En ce sens, les histoires des femmes chamanes que rapporte Buyandelger montrent parfaitement comment le chamanisme permet de survivre au système patriarcal et néolibéral.

Buyandelger offre aux lecteurs experts et moins experts une histoire brillamment chargée d’émotion qui montre la complexité des liens unissant le chercheur, son objet et les communautés qu’il voit évoluer. De même, le cadre théorique employé dans les chapitres répond presque naturellement à l’exposition en introduction, ce qui compense largement pour l’absence de conclusion. Fait étonnant, certains auteurs importants n’ont pas été inclus en référence (Hamayon, Vuillemenot, Saladin d’Anglure, par exemple), ce qui n’enlève toutefois rien à cette étude touffue et stimulante, solide et complète.