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Cet été, les médias du Québec ont relayé dans leurs tribunes une tragédie : une fillette de neuf ans n’est pas rentrée chez elle un soir de juillet et depuis, pas une journée sans qu’un article ou un reportage ne relate la triste disparition. Le père de la jeune fille est rapidement devenu le porte-parole de la famille affligée tandis que la mère a décidé de ne parler aux médias que deux semaines après la disparition de sa fille. Les réactions n’ont pas manqué de fuser : « Vous [ne] trouvez pas que son père a l’air louche… Qu’il n’a pas l’air vraiment touché… », a demandé CarolineQC sur un blogue. Et Sunjess de lui répondre : « J’en parlais justement avec ma mère hier et on a pensé a la même chose ! […] J’trouve ça bizz aussi. On parle de la perte de son enfant quand même. Mais bon. Peut-être qu’il est tellement sous le choc que les émotions [ne] sortent pas (Doctissimo, 11 août 2007). » Un chroniqueur québécois en vogue s’insurgeait :

[prénom de la fillette][1] est disparue depuis deux semaines. Sa mère a parlé hier. Paraît que bien des gens se demandaient où elle était, depuis deux semaines. Paraît que bien des gens trouvent ça bizarre que [nom de la mère] ne soit pas « sortie » avant. […] Mais qu’est-ce que ça peut bien vous foutre ? Vous voulez qu’elle vous flatte le pathos en venant pleurer publiquement ? Ça va changer quoi ? On aurait dit qu’une partie du public avait hâte de voir la mère lancer ce triste appel qu’elle a finalement lancé, hier. Voilà, j’espère que tout le monde est content, la mère de [de la fillette] a finalement lancé son cri du coeur…

Lagacé 2007

Le message de la maman éplorée a été diffusé massivement dans les médias québécois. Un de ceux-ci titraient : « L’appel de la mère de [nom de la fillette] entendu » (La Presse, 15 août 2007) et l’article spécifiait : « Le vibrant cri du coeur lancé lundi par la mère de [prénom de la fillette], [nom de la mère], a trouvé écho auprès des Québécois. La Sûreté du Québec a reçu une pluie d’appels tout de suite après la diffusion de son témoignage à la télévision (ibid.) ». Pourtant, la mère a simplement répété ce que le père avait déjà dit : « Je suis convaincue que quelqu’un, quelque part, sait quelque chose. Ça peut leur sembler une petite information, mais on a besoin de cette information-là […] ». Mais la maman le disait en pleurant. Les centaines de nouveaux renseignements récoltés par la sortie médiatique de celle-ci auraient amené la Sûreté du Québec à demander au papa de cesser ses apparitions publiques pour un certain temps et de garder un « profil bas » (La Presse, 16 août 2007).

La gestion et la médiatisation de cet événement soulèvent une série de questions : Pourquoi le désespoir de la mère de l’enfant disparu a-t-il généré autant de réponses du public, même après les appels répétés du père qui, bien que dévasté, estimait qu’il devait « garder le contrôle de [ses] émotions » pour retrouver sa fille vivante ? Quels éléments, à la suite de l’apparition médiatique de la maman vulnérabilisée, ont favorisé cet élan de compassion de la population ? Comment cette catastrophe familiale et privée est-elle devenue une crise d’intérêt public ? Tel que le souligne Guillaume Erner (2006 : 10, 86), « [l]a souffrance ne s’est jamais tenue aussi peu tranquille. Nos ancêtres la voulaient sage et muette ; la voici bavarde et imaginative […] [et] le fait divers semble être devenu la forme narrative privilégiée pour mettre en forme le monde ».

Plusieurs auteurs se sont penchés dernièrement sur l’avènement de la victime comme figure contemporaine révélatrice de notre époque. Si Guillaume Erner postule dans La Société des victimes (2006) qu’une alliance s’est formée entre les médias, les politiques, les ONG et certains intellectuels pour développer un « consensus compassionnel » autour des victimes et que cette alliance objective façonne ce qu’il appelle « la société des victimes », Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière arguent avec leur ouvrage Le temps des victimes (2007) que la médiatisation des catastrophes provoque la formation de « l’unanimité compassionnelle » comme expression ultime du lien social. En signant L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime (2007), Didier Fassin et Richard Reichtman s’intéressent à la construction historique et sociale de la victime, mais les auteurs s’attardent également à démontrer comment le traumatisme comme catégorie morale et non plus psychologique devient « une ressource sociale ambiguë ».

Ces ouvrages fournissent autant de pistes à explorer sur l’avènement de la victime grâce aux multiples points de vue qu’apporte la pluralité des champs disciplinaires de leurs auteurs (Eliacheff est psychanalyste ; Erner est sociologue ; Fassin est anthropologue, sociologue et médecin ; Reichtman est psychiatre et anthropologue ; Soulez Larivière est avocat). Ces ouvrages sont également denses et, par manque d’espace, nous explorerons ici plus particulièrement les facteurs qui ont contribué à l’émergence de « la victime comme héros contemporain » (Eliacheff et Soulez Larivière 2007) tout en éclairant quelques mécanismes qui mènent à l’instrumentalisation de cette nouvelle « catégorie sociale » (Erner 2006). Toutefois, et c’est la toile de fond de cet essai, ces thèses nous semblent liées entre elles par une dénonciation, ou au moins une mise en garde quant aux effets de la globalisation d’une idée propre au « néolibéralisme conservateur » : le soi comme entrepreneur de sa vie.

Genèse de l’avènement de la victime

Faisant suite à son ouvrage choc sur la concurrence des victimes paru en 1997, Jean-Michel Chaumont s’interrogeait en 2000 sur les raisons et les causes qui ont conduit à la valorisation remarquable du statut de victime au cours des dernières décennies. Chaumont avançait alors quelques hypothèses partielles pour expliquer l’attrait du statut de victime : l’émergence de la victimologie, les revendications des mouvements féministes et l’utilisation de la victime comme outil de combat des conservateurs pour enrayer la petite criminalité. Explications partielles, car il avait « tendance à croire que ces phénomènes localisés sont portés par des transformations sociales plus globales » (Chaumont 2000 : 182).

Deux transformations sociales expliqueraient le passage du doute qui pesait sur les victimes à la reconnaissance récente de leur statut grâce à leurs traumatismes. D’une part, l’alliance et les convergences de revendications entre les spécialistes de la psychologie et de la psychiatrie et les mouvements sociaux (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 ; Fassin et Rechtman 2007) et, d’autre part, un changement de structure de société (Eliacheff et Soulez Larivière ; Erner 2006) au sein de laquelle « de façon plus diffuse et globale, la notion de traumatisme, désignant une réalité irrécusable associée à un sentiment d’empathie, a envahi l’espace moral des sociétés contemporaines » (Fassin et Rechtman 2007 : 16-17).

Le rôle de la psychiatrie dans l’avènement de la victime

Si la figure de la victime est omniprésente de nos jours dans nos imaginaires, médias et politiques (Erner 2006 : 9), ce phénomène s’est amorcé récemment. Depuis le début des années 1970, la psychiatrie américaine, sous la houlette de l’Association américaine de psychiatrie (APA), cherchait à se réorganiser pour rendre ses diagnostics reproductibles d’un clinicien à l’autre, donc scientifiques. L’organisation souhaitait aussi renverser l’opinion publique selon laquelle elle était un instrument de contrôle social qui classait tous les indésirables de la société dans une même catégorie. La troisième version du DMS-III,[2] publiée en 1980 à grand renfort de publicité par l’APA, crée une rupture : elle propose une démarche purement descriptive dans le but de débarrasser la psychiatrie des hypothèses classiques non prouvées scientifiquement et d’exclure la subjectivité du psychiatre. Ce n’est plus une « clinique du sujet » s’appuyant sur les thèses précédentes psychiatriques et psychanalytiques qui prime, mais une approche « athéorique » fournissant une nouvelle nomenclature de troubles et de problèmes établis par des experts américains. Avec ce questionnaire à choix multiple, il suffit de cocher les signes apparents pour diagnostiquer les maladies (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 36-39 ; Fassin et Rechtman 2007 : 130-135). Le DMS-III est ainsi devenu la nouvelle référence en psychiatrie moderne, malgré les critiques,[3] car « les nouvelles dénominations, les nouvelles hypothèses et la nouvelle idéologie véhiculée entrent en résonnance avec les besoins et attentes des usagers » (Fassin et Rechtman 2007 : 132).

Dans cette classification, le Post-Vietnam Syndrom, une réinvention de la névrose de guerre par un psychiatrie américain qui a permis aux anciens combattants et aux psychiatres de lutter contre l’administration des Vétérans pour obtenir réparation, s’est fondu dans le Post-Traumatic Sress Disorder (PTSD)[4]. Cette nouvelle catégorie de maladie a éliminé le terme de névrose ainsi que :

près d’un siècle de suspicion à l’égard des victimes. Les signes cliniques sont toujours ceux de l’ancienne névrose traumatique, mais ce qui change fondamentalement, c’est le statut de l’événement traumatique, qui devient l’agent étiologique nécessaire et suffisant. L’abandon du paradigme névrotique signe la fin de la recherche de l’affect traumatique de la traque de la vérité, de la fraude et de la simulation. Le consensus qui se forme […] sur les troubles post-traumatiques cible exclusivement l’événement comme facteur étiologique unique et répond, en cela, aux attentes des défenseurs des victimes. […] Plus besoin d’investiguer les profondeurs de l’âme, de chercher des facteurs favorisants dans la personnalité ou l’histoire du sujet ; l’événement est dorénavant le seul responsable de la pathologie. [L]e traumatisme apparaît ainsi comme le seul attribut d’une rencontre injuste entre un homme ordinaire et un événement hors du commun.

Fassin et Rechtman 2007 : 134-135, je souligne

Avant cette formulation de stress posttraumatique, le patient devait se justifier, « faire l’aveu de soi » (Fassin et Rechtman 2007 : 93-118). Maintenant, si la victime présumée affirme avoir vécu un événement et qu’elle présente des signes cliniques de stress posttraumatique, elle est alors considérée comme une « authentique victime ». Ainsi, toute personne qui souffre peut revendiquer un statut de victime et être considérée comme telle, car « la souffrance est une injustice et ne pas souffrir devient un droit » (Eliacheff et Rechtman 2007 : 45).

Si le DMS-III n’a pas produit la « révolution cognitive » promise, force est d’admettre que l’outil a généré une « révolution sociale » de la psychiatrie. La reconnaissance du statut de victime est certainement l’une de ses illustrations les plus probantes (Fassin et Rechtman 2007 : 132) et celle-ci passe par la création et la solidification d’une catégorie sociale, celle de victimes, « qui rassemble des individus bien différents les uns des autres pour les doter d’une signification et d’une fonction comparable au sein de la société » (Simmel 2005, paraphrasé par Erner 2006 : 18). Ce qui rapproche une personne contaminée par le virus du sida lors d’une transfusion sanguine, un salarié aux prises avec du harcèlement moral par son patron ou un descendant d’esclave ou de déportés, c’est la douleur, la souffrance (ibid. : 19). La souffrance, ou notre relation à la souffrance, s’est radicalement transformée dans les dernières décennies. La sacralisation de la souffrance, et par extension, la sacralisation de la victime, est le reflet du refus de la banalité de la souffrance et du mal dans nos sociétés. Ce rapport à la souffrance est entretenu par la deuxième transformation sociale qui a régi l’avènement de la victime : l’ascension de la compassion comme confirmation de l’individualisme intimement lié à l’exercice de la démocratie moderne (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 ; Erner 2006).

L’influence de la compassion dans l’avènement des victimes

La démocratie n’est pas seulement une nouvelle forme de politique, elle installe un nouveau rapport entre les êtres humains, rapport fondé sur l’égalité. Alexis de Toqueville, un des grands penseurs de la modernité démocratique, soulignait combien « ce nouveau régime a installé parmi les hommes “une sorte d’égalité imaginaire, en dépit de l’inégalité réelle de leurs conditions” » (cité par Erner 2006 : 21). Notre société est la plus égalitaire qui ait jamais existé, mais les inégalités s’accroissent sans cesse. « Tel est le sentiment universel et permanent qu’engendre la démocratie : nous nous regardons comme des semblables, alors qu’objectivement, nous sommes loin d’être égaux » (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 12).

Des communautés préindustrielles aux sociétés modernes s’est opérée une transformation en profondeur des relations de solidarité. Selon Émile Durkheim, la société moderne délaisse la solidarité mécanique – forme d’existence qui avant la période industrielle s’organise autour de communautés délimitées par la famille ou le clan – au profit de la solidarité organique où les êtres humains ont dorénavant besoin des autres pour produire et consommer. L’individualisme s’accompagne donc, et cela peut sembler paradoxal, d’un besoin réciproque de plus en plus fort.

L’individualisme, pour Durkheim, n’est pas l’égoïsme mais le sentiment de la valeur sacrée de la personne humaine associée à l’égalité des individus […] [et] repose d’abord sur la stricte reconnaissance de l’individu. […] L’individualisme n’est donc pas un obstacle au lien social ; c’est sa réalisation imparfaite qui peut en être un. Si les individus vivent dans une société juste, où la solidarité est effective, la société ne les contraint pas à l’obéissance. Elle doit les attirer à rejoindre ses rangs, par les avantages qu’elle procure à ses membres. Pour les républicains du XIXe siècle, la société est d’abord attirante parce qu’elle garantit l’égalité des chances des individus. C’est pourquoi elle ignore les clans et les castes. Une société d’individus ne reconnaît que la citoyenneté abstraite et ignore tous les groupes et les communautés.

Erner 2006 : 194

L’égalité dans les démocraties a pu se développer en séparant l’Église de l’État. Dans les sociétés d’Ancien Régime, le monarque représentait Dieu s’il était le père de la nation, tous devaient lui obéir et chacun avait une place conférée par sa naissance. Les démocraties ont démantelé ce fonctionnement et désormais, la pyramide n’a plus de sommet.

[U]n nouveau lien social, horizontal et non plus vertical, se créait, fondé sur ces principes de liberté et d’égalité, rejoint un peu plus tard par un troisième : la fraternité… Seulement, on n’est plus frères parce qu’on est les enfants du même père (Dieu représenté par le roi), mais parce qu’on a conscience d’appartenir à une même humanité et d’être des semblables.

Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 19

Pour les républicains, l’État ne s’oppose pas à l’épanouissement des individus. Au contraire. L’État leur permet de se réaliser et de s’affranchir des « solidarités traditionnelles ». « La solidarité se retrouve donc au coeur de la conception de la chose publique » (Erner 2006 : 194). Ainsi, oubli de soi (ou dévouement) et indifférence à l’humanité en général caractériseraient les sociétés traditionnelles, alors que dans les sociétés démocratiques le sentiment de soi (ou l’impossibilité de s’oublier) et le sentiment de l’humanité la définiraient (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 21).

L’individualisme et la compassion ne sont donc pas contradictoires dans nos sociétés démocratiques (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 21). Si l’individu contemporain demande à être reconnu, c’est par la compassion que cette reconnaissance s’effectue, car « pour une partie des hommes politiques, pour les médias, pour quelques intellectuels et organisations non gouvernementales (ONG), la victime constitue plus une solution qu’un problème. C’est une façon de faire de l’audience, de remporter une élection, ou bien d’influencer les débats en cours » (Erner 2006 : 85). Les ONG se nourrissent donc du business de la compassion et proposent une action compassionnelle pour avancer des solutions quand certains intellectuels seraient tentés par la politique compassionnelle et les politiciens, par la morale compassionnelle (ibid. : 125). Ce « consensus compassionnel » est construit sur les faits divers, points de vue singuliers forgés par des témoins subjectifs où chacun offre « le récit d’une souffrance [qui] sollicite notre capacité à compatir [mais qui] ne contribue pas à nous faire comprendre le monde […] » (ibid. : 89). Dans un tel système, il appartient donc à chacun de tirer profit du traitement des émotions par les faits divers : les victimes autant que les professionnels les entourant.

Ainsi, le lien social hérité et subi mais qui protégeait les êtres humains en échange de leur obéissance a fait place à un lien décrété par les États-nations comme égal et librement consenti. « Mais ramener à son consentement tout le monde social et disposer des libertés d’opinions, de choix, de conscience entraîne de nouvelles servitudes : c’est à chacun et à lui seul qu’incombe la tâche de trouver un sens à son existence » (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 21). En ce sens, un des paradoxes des sociétés démocratiques est de constituer une catégorie sociale homogène de victimes qui, dans les faits, est hétérogène, car les victimes ne poursuivent pas les mêmes buts (Erner 2006 : 19) et ne donnent pas le même sens à leur existence. Une concurrence articule donc les relations dans cette nouvelle catégorie sociale entre les victimes, dont plusieurs sont accompagnées d’organismes désirant « leur bien » et qui, souvent, tirent les ficelles dans cette lutte sur la place publique pour la reconnaissance. Comment les luttes pour la reconnaissance se définissent-elles ? Et dans quel contexte s’organise cette justice médiatisée des victimes et de leurs accompagnateurs ? La prochaine section s’attardera à ces questions.

La reconnaissance comme moteur de la société des victimes

Les victimes entretiennent un rapport particulier avec la société dans laquelle elles vivent : « celle-ci a des devoirs vis-à-vis d’eux, tandis qu’ils estiment avoir des droits sur elle » (Erner 2006 : 19). Le traumatisme est ainsi beaucoup plus qu’une souffrance que l’on soigne. C’est « aussi une ressource grâce à laquelle on peut faire valoir un droit » (Fassin et Rechtman 2007 : 23). Avec ce rapport, s’installe entre les victimes une concurrence (Chaumont 1997) qui consiste à mesurer la reconnaissance dont bénéficient les autres souffrants et de la comparer à celle récoltée. Les problèmes surviennent évidemment quand il y un décalage entre les attentes et les résultats.

Le besoin insatiable de reconnaissance des sociétés démocratiques

En 1967, Elie Wiesel témoignait qu’il n’y avait pas de honte à avoir été une victime, que ce statut doit inspirer de la gloire et non de la honte. L’universalisation de la mémoire de la Shoah a conduit d’autres groupes dans les années 1980 à vouloir que leurs souffrances soient reconnues (Erner 2006 : 48-49)[5]. Selon Hegel, cette lutte pour la reconnaissance est le moteur central de la modernité. La lutte pour la reconnaissance explique la division des êtres humains en deux classes, les maîtres et les esclaves, s’opposant dans une relation inégale et insatisfaisante. Les dominés sont mécontents de leur sort. Les dominants aussi, car les seules personnes qui peuvent leur accorder la reconnaissance à laquelle ils aspirent sont par définition inférieurs. Cette situation paradoxale mène donc à une contradiction se devant d’être radicalement transformée. Ce paradoxe, toujours selon Hegel, justifie la multiplication des revendications démocratiques et les révolutions (ibid. : 52).

L’instauration de la démocratie n’affaiblit toutefois pas la lutte pour la reconnaissance. Dans un régime inégalitaire, comme l’était l’aristocratie, les êtres humains admettent qu’une classe domine l’autre. Cette inégalité n’est toutefois pas tolérée dans les sociétés démocratiques, car les individus demandent la même dignité et des droits similaires :

Dans une société égalitaire où le désir de reconnaissance est réputé légitime, celui-ci est condamné à se développer. À mesure que la démocratie se réalise, de nouveaux désirs vont naître chez l’homme, lequel aspire à voir satisfaire ses différents besoins, culturels et identitaires. Dès lors, par nature, ce mouvement est condamné à s’approfondir, à demander toujours plus de reconnaissance. […] Dans les pays occidentaux, où la démocratie est une vieille connaissance, la tolérance des citoyens à l’égard de l’absence de reconnaissance s’amenuise au fil des ans. C’est pourquoi le nombre d’individus qui se vivent comme des victimes peut s’accroître alors même que leurs conditions d’existence s’améliorent.

Erner 2006 : 52, 53

Cette citation montre que la frustration progresse malgré l’amélioration des conditions de vie. Les victimes, maintenant multiples au sein des sociétés démocratiques, connaissent toutes le désir de voir leur souffrance reconnue, objectif favorisant les comparaisons entre les groupes de victimes. La rivalité mimétique qui peut s’installer entre des groupes opposés dérive de la lutte pour la reconnaissance. Qu’un traumatisme soit considéré comme plus grave qu’un autre inflige aux porteurs de ce dernier une blessure narcissique. La non-reconnaissance, ce qu’Axel Honneth (2006, 2004) et son contemporain Emmanuel Renault (2004a et b) appellent le déni de reconnaissance, est alors vécu comme une souffrance supplémentaire, souffrance qui devient parfois aussi insoutenable que le traumatisme originel (Erner 2006 : 54).

L’instrumentalisation de la souffrance par des entrepreneurs de mémoire

La concurrence victimaire « donne lieu à de nombreuses instrumentalisations, perpétrées par une nouvelle catégorie d’individus : les entrepreneurs de mémoire. Profitant encore du caractère peu structuré des groupes de victimes, ceux-ci tentent de bénéficier d’une emprise sur ces individus, pour assouvir des ambitions politiques ou personnelles » (Erner 2006 : 20). Qu’ils soient politiciens, activistes ou professionnels de la santé, ces entrepreneurs de mémoire, qui pourraient aussi, dans certains cas, être appelés des marchandeurs de mémoire, nous y reviendrons en conclusion, ont comme mission d’aider les victimes à « se réparer » au plan physique, psychologique, politique, culturel, social ou légal en demandant une reconnaissance des souffrances dont elles sont affligées. L’humanitaire et la justice sont depuis les années 1970 des terrains fertiles pour observer comment les victimes et les entrepreneurs de mémoire luttent pour la reconnaissance.

La condition de victime, nous l’avons vu, est accordée dès qu’une personne a vécu un événement traumatique ; plus besoin de raconter cet épisode. Or, pour acquérir une légitimité sociale, et surtout la conserver, il est toujours indispensable d’obtenir la caution médicale et psychiatrique (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 44). Les organismes tels que Médecins sans Frontière (MSF) ont bâti leurs opérations sur cette caution : guérir, certes, mais aussi témoigner publiquement des souffrances au nom des victimes pour dénoncer les abus commis à leur égard (Redfield 2006)[6]. Fondé en 1971 par Bernard Kouchner et d’autres French doctors, l’organisme cherche à débarrasser l’intervention humanitaire de son image poussiéreuse et de sa réputation de voyeur sans morale, comme pouvaient l’être les organisation caritatives religieuses qui accompagnaient les colonisateurs et les bureaucrates lors de leurs visites des camps nazis sans rien dévoiler des atrocités. Avec la guerre du Biafra à la fin des années 1960, le « médecin sans frontières » devient une icône :

[ce] nouvel humanitaire veut à la fois soigner le corps des pauvres et la conscience des riches ; il agit en médecin mais prévoit en rédacteur en chef. Voilà pourquoi il désire rompre avec le secret médical en vigueur jusque là dans les actions humanitaires. Pour lui, le secret équivaut au silence et tout silence est complice : pour sa protection la victime a besoin de bruit et de tapage.

Erner 2006 : 43-44.

Les futurs French doctors ont grandi dans les années 1950 au sein d’un monde binaire : l’URSS contre les USA, la droite contre la gauche. Ils créeront un troisième parti, celui de la victime, « la seule cause qu’ils connaissent » (ibid. : 44) et ils en seront les porte-parole de facto en vertu d’un impératif moral que nous pourrions qualifier de déguisement paternaliste destiné à sauver les âmes des « sauveurs ».

Par exemple, le droit d’ingérence international apporte sa part de questionnements quant à savoir si le respect d’un principe juste, ou encore inspiré de bons sentiments, peut néanmoins aboutir à une situation injuste. Cette nouvelle règle de droit international a été adoptée pour aider les victimes au-delà des frontières nationales. Son fondement réside dans l’idée qu’il existe des principes plus forts que les lois nationales. L’application d’un droit universel sans un État universel nécessite une répartition des rôles entre l’ONU et les nations qui la composent. Cette répartition et son application peuvent devenir problématiques. Cette justice de tâtonnement est aussi arbitraire. Cette situation fait dire à la philosophe Chantal Delsol que la justice internationale est injuste, qu’elle est un simulacre de la justice :

[Le] « droit d’intervention humanitaire » apparaît comme une manière, pour un pays ou une coalition, de déguiser ses intérêts ou ses intentions derrière l’alibi des victimes. Ce droit ne vise que les ennemis que l’on peut ou veut atteindre. Il relève plus d’une politique que du droit.

Delsol 2004, paraphrasée par Erner 2006 : 184-185

Par ailleurs, ce type de justice est partiel et son universalisation mérite une attention particulière. Pourrait-on considérer les poursuites au nom des droits de l’homme contre une cinquantaine de chefs d’État élus démocratiquement par leur peuple comme une forme de néocolonialisme refusant à ces peuples de régler eux-mêmes cette problématique (Erner 2006 : 185) ?

La justice a aussi été investie par les victimes au cours des trois dernières décennies. La situation peut se résumer ainsi :

Avec la disparition des croyances et des idéologies institutionnalisées qui donnaient du sens aux manifestations du destin, du sort, du simple hasard, les cérémonies victimaires n’ont plus de temples que les palais de justice où officient d’autres prêtres, les juges.

Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 156

C’est le rôle fondamental de la justice d’assurer au sein des sociétés la coexistence des victimes, de leurs bourreaux et des autres citoyens. La fonction juridique soutient l’accomplissement d’un but politique : le maintien du lien social (Erner 2006 : 200 ; Soulez Larivière 2007 : 131-146). Avec l’ascension des victimes, le politique est de plus en plus évacué au profit du juridique. Cette situation compromet la fonction originelle de la justice ; placer la victime au centre de la procédure pénale saborde les principes fondateurs de la justice au sein des sociétés démocratiques (Erner 2006 : 200). Il y a un danger quand « les victimes sont tellement actives qu’elles finissent par occuper toute la salle d’audience et toute la salle pénale » (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 195). Les victimes ont subi des dommages et c’est à la justice de déterminer qui en est l’auteur et non pas à elles (Erner 2006 : 200-201 ; Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 196). Laisser à la victime le soin d’accuser représente une régression symbolique (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 196) et c’est une erreur souvent commise (Erner 2006 : 200). « [L]a justice n’a pas pour fonction de punir en lieu et place du corps social. […] L’acte criminel contrevient aux valeurs qui fondent la société et c’est cela, et non le tort causé à la victime, qui justifie le procès » (ibid. : 201). Le système judiciaire prévalent dans les sociétés démocratiques ne tient donc pas compte des souffrances individuelles, mais des souffrances sociales : « il ne vise donc pas à satisfaire une demande fût-elle d’une victime, mais à maintenir une cohésion sociale que le crime vient mettre à mal » (ibid.). Se pourrait-il que le politique confie sciemment au juridique la responsabilité de canaliser la haine et la violence des victimes qui sans autre exutoire attaqueraient le pouvoir politique ?

Moins les victimes seront les acteurs du procès pénal, pense-t-on, plus elles iront chercher ailleurs, plus haut, toujours plus haut, le grand responsable de leurs souffrances. Alors, après tout, autant lâcher le maximum de lest […] pour éviter les dommage collatéraux du crime et de l’infraction volontaire.

Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 195

Comme une nation en guerre, le politique chercherait à minimiser les dommages collatéraux afin de conserver un maximum d’efficacité. Le régime de véridiction où la souffrance est incontestée et dans lequel vivent les sociétés contemporaines appelle une indemnisation (Fassin et Rechtman 2007 : 16), pas une compréhension anthropologique des aspects politiques qu’il véhicule.

Les associations de toutes sortes représentent désormais les intérêts et droits des victimes. Elles en viennent à pallier la défaillance du fonctionnement social. Psychologues, avocats, humanitaires et activistes sont aux lignes de front, avec l’inconvénient que le système social qui se déploie pendant cet accompagnement regroupe aussi d’autres victimes et peut générer un enfermement alors qu’il faudrait peut-être privilégier un recul (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 273).

Conclusion

Au moment d’écrire ces lignes, la fillette de neuf ans n’a toujours pas été retrouvée. Sans nier la souffrance de la famille affligée, est-ce que l’énorme couverture médiatique de cette histoire aurait pu profiter à d’autres personnes ou situations tout aussi douloureuses qui sont passées inaperçues dans cette « loi du tapage médiatique » (Erner 2006 : 46) ? Se pourrait-il que certaines sorties médiatiques et demandes de la famille, conseillée par un père devenu activiste depuis la mort cruelle de sa fille, aient été irréalistes ? Ce père-activiste, fondateur de l’Association des familles de personnes assassinées ou disparues (AFPAD), a affirmé en conférence de presse : « nous sommes certains que c’est un enlèvement et que le gars qui a fait ça peut se trouver n’importe où », s’exprimant, supposons-nous, en son nom mais aussi en celui de la famille. La police, au moment de cette déclaration, n’avait pas encore divulgué sa position et les résultats de ses recherches. Le fondateur de l’AFPAD mentionnait également son souhait de contacter personnellement le premier ministre du Canada pour faire intervenir l’armée canadienne dans les recherches (La Presse, 9 août 2007). La famille a aussi fait appel à un chroniqueur judiciaire effectuant depuis plusieurs années des négociations avec des criminels. Ce dernier porte sur lui un téléphone cellulaire 24 heures sur 24 et que « Jamais au grand jamais la Sûreté du Québec [n’]aura de l’information sur la personne qui va [le] contacter. Je donne ma parole à ces gens-là. L’important c’est d’avoir la petite avec nous » (Le Nouvelliste, 28 août 2007). Bien qu’animées de bonnes intentions, ces déclarations montrent comment les victimes peuvent essayer de se faire justice sans tenir compte de l’intérêt de la société ; elles peuvent ainsi renverser le système judiciaire en vigueur dont le rôle n’est pas de satisfaire des demandes de victimes, mais de maintenir une cohésion sociale que le crime affaiblit (Erner 2006 : 201).

Mais comment donner du sens à ce qui n’en a pas (Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 213) ?

Nous sommes les enfants de Jean-Jacques [Rousseau, qui a écrit ses Confessions en 1760], c’est pourquoi nous jugeons la plainte des victimes toujours recevable. […] Dire ses souffrances à n’importe qui – un micro, un proche, un thérapeute – permet de se faire du bien. Le malheur sort de l’homme par la bouche. Et aujourd’hui, ce que les individus redoutent, c’est moins la damnation dans le monde futur que la souffrance psychologique de ce monde-là.

Erner 2006 : 58

Prendre le micro, se confier pour exprimer ses souffrances afin d’être reconnu cela a une valeur marchande dans le « marché des victimes », les bonnes intentions peuvent s’y transformer en instrumentalisation de la souffrance, voire même en déshumanisation, et c’est le cas, parfois, de l’action humanitaire et des associations représentant les victimes. Dans pareil système, les « victimes » courent le risque de devenir des figurants de leur vie (Brauman 2002). Ce marché carbure à la compassion, mais la compassion, nous en avons discuté ici, n’est peut-être pas à sa place dans le champ politique :

Politiquement la pitié est une fausse valeur. Depuis cinquante ans, les belles paroles n’ont empêché aucun massacre, du Cambodge au Darfour. Qui peut encore prendre au sérieux un Occident qui psalmodie un « plus jamais » tandis que les massacres se poursuivent ? En dehors du monde industrialisé, les belles paroles résonnent comme autant de marques d’hypocrisie, voire de cynisme. […] Bientôt, la compassion cessera d’être l’opium du peuple. Un tel horizon est inéluctable : la compassion empêche les politiques de faire leur métier, lequel est dominé, comme le soulignait Max Weber, par l’éthique de la responsabilité.

Erner 2006 : 213

L’institution victimaire peut avoir jusqu’à un certain point une force politique. Mais la force politique de la victime ne peut prendre tout le pouvoir, car l’intervention politique de la victime est déséquilibrée.

La force que lui donne la puissance de l’émotion n’est plus guidée par des objectifs rationnels. Et son investissement médiatique et collectif vient ruiner le devoir qu’elle a de réparer parce que la publicité qui accompagne cette action est incompatible avec la reconstruction de son intimité.

Eliacheff et Soulez Larivière 2007 : 273

La visibilité n’est pas toujours synonyme de reconnaissance (Voirol 2005) publique ou privée.

Le traumatisme est une donnée de sens commun entre diverses victimes qui fournit une forme de reconnaissance sociale avant même d’être validée par des spécialistes (Fassin et Rechtman 2007 : 416). La concurrence qui s’installe entre les membres de cette nouvelle catégorie sociale offre une illustration des mécanismes régissant l’entrepreneuriat de soi nécessaire à ce qui est considéré comme une réussite dans une société néolibérale : une mise en marché de soi, assisté d’alliés, se soldant par la reconnaissance de sa valeur. Le marché des victimes, et de leurs mémoires, est peut-être, malgré ses conventions associées au néolibéralisme, un nouvel exemple d’espace d’exception (Agamben 2005, 1997, 1995) où la logique de l’exclusion, paradoxalement, est inversée (Ong 2006 : 22) : les victimes et les associations les représentant, en voulant faire reconnaître leurs droits, ont de plus en plus le pouvoir d’évacuer ceux des autres citoyens. Qu’arrive-t-il dans une société quand, pour paraphraser la Bible, les derniers arrivent les premiers (Erner 2006) ? Ce basculement n’est pas sans conséquences, comme nous avons tenté de l’expliquer brièvement ici. Délimiter les paramètres historiques de son articulation peut fournir un nouvel éclairage aux anthropologues soucieux de mieux comprendre les nouvelles relations de pouvoir suscitées par les victimes et les entrepreneurs-marchandeurs de mémoire luttant pour leur reconnaissance.