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L’ailleurs

Pourquoi partir ? Et que signifie partir ? Vers quel ailleurs  ?

Va-t-on jamais vers l’ailleurs ? Quelle est la part de notre imaginaire, ouverture et/ou leurre, dans la rencontre ? Et qu’en est-il lorsque l’Autre s’incarne dans une discipline ou une approche différente ? Quels sont alors les paradoxes, le risque ou la chance de la rencontre avec cette figure particulière de l’ailleurs ? Laurence Kahn (2005) a souligné l’importance pour la psychanalyse de fréquenter d’autres univers, de s’y frotter afin de se garder vivante, tel que Freud l’a abondamment fait. Mais s’agit-il alors de s’y reconnaître ou de s’y mettre en jeu ? Cette rencontre, on pourrait la penser dans la ligne des réflexions de François Julien (2004a), sinologue et philosophe, à propos de ce qui l’a poussé à travailler en Chine : « Pour moi, la Chine est essentiellement une commodité théorique qui me sert à mettre en perspective la pensée européenne en lui trouvant un point d’extériorité ; par là, à acquérir du recul dans ma pensée » (Julien 2004a : 11). Il s’agit pour lui de « retrouver, à partir du dehors chinois, une prise effective sur notre impensée » (Julien 2004a : 12). Un regard éloigné susceptible de ressusciter notre étonnement face à l’autre mais aussi face à nous-mêmes ; une redécouverte du propre à partir du différent et, par là, la possibilité de penser un universalisme second, gardé en suspens quant à son contenu et obtenu « par comparaisons et compromis, à l’aide de tâtonnements successifs » (Todorov 1989 : 105).

Cette idée d’une fécondation réciproque entre anthropologie et psychanalyse m’a amenée à revenir sur mon double parcours et sur la manière dont ces deux champs se sont progressivement entretissés pour moi, autour des idées d’altérité et de Travail de culture. Je vais l’explorer plus particulièrement à travers la manière de penser une recherche en Inde avec Gilles Bibeau et Ravi Kapur. Elle s’est élaborée à partir de travaux réalisés à Montréal, qui suggéraient la valeur protectrice d’une position de « retrait positif » pour des personnes avec un diagnostic de schizophrénie (Corin 1990). Dans cette mouvance, et en collaboration avec des cliniciens chercheurs de la Schizophrenia Research Fondation à Chennai, nous avons réalisé une série d’études concernant l’articulation culturelle de l’expérience psychotique en Inde (Corin et al. 2004). En parallèle, pour approfondir la dimension culturelle du retrait en contexte indien, nous avons côtoyé des samnyasis[1], ces renonçants qui sillonnent les routes de l’Inde depuis des temps très anciens[2] ou résident dans des ashrams. L’hypothèse n’était pas celle d’un lien direct entre ascétisme et psychose ; c’était plutôt qu’en contexte indien, la radicalité du retrait en jeu dans le renoncement offre un langage, une sorte de modèle mythique (Obeyesekere 1992) empruntable ou subvertissable par des personnes fragilisées par la psychose. Cette recherche, qui s’est étendue sur plusieurs années, s’est déroulée dans des ashrams et surtout autour de lieux de pèlerinage du nord de l’Inde. Nous y avons rencontré une cinquantaine de renonçants, que nous avons interrogés sur leur entrée dans la voie de l’ascétisme et sur la texture subjective de leur vie d’ascète.

Nous étions conscients de la double limite de notre démarche : celle de la langue puisque, alors qu’en Afrique nous possédions les langues locales, la rencontre devait cette fois passer par Ravi Kapur, notre collègue et médiateur-interprète, qui a rendu compte ailleurs de son parcours personnel à la rencontre de l’ascétisme (Kapur 2009) ; et celle des pièges de l’imaginaire lié à ce que peut mobiliser l’image exotique de ces ascètes-renonçants pour des Occidentaux. Comment nous en déprendre pour avoir accès au mouvement de ces vies et à la quête qui les anime ? Quel était ici l’apport possible de la psychanalyse et ses pièges ? Et comment le penser ? Mon objectif ici n’est pas d’analyser les récits recueillis ni de décrire ce qui s’en dégage mais de réfléchir à l’épistémologie de la rencontre : entre « nous » et « eux » mais aussi entre deux champs dont Foucault a postulé la proximité.

Rencontre

Une des images fortes qui insiste dans ma mémoire est celle d’un homme grand et mince, d’une cinquantaine d’années, aux cheveux « emmêlés » en de très longues nattes, le sourire chaleureux teinté d’une légère ironie. Nous l’avons rencontré à Gangotri, un des quatre haut lieux de pèlerinage dans l’Himalaya, dernier relais avant Gomuck, la « bouche de la vache » d’où sort le Gange. Comme il parlait anglais, nous avons engagé la conversation avec lui et il nous invita à le rencontrer là où il réside, un petit espace en contrebas protégé par une toile. Nous l’avons trouvé assis devant un présentoir sur lequel était posé un manuscrit en sanskrit, à côté d’un grand cahier dans lequel lui-même écrivait d’une écriture fine. Devant notre étonnement face à ses questions concernant les découvertes récentes en matière de génome, il précisa qu’il avait été ingénieur électronicien. Alors que nous l’interrogions sur son histoire, il se mit à parler de lui à la troisième personne, racontant l’histoire de cet homme qui, au fil de ses lectures des travaux de Platon, Aristote et Zola, tomba par hasard sur un ouvrage de Vivekananda, une des grandes figures de la spiritualité hindoue contemporaine. Alors qu’il ne s’était jamais intéressé aux rituels, ce livre le captiva au point qu’il se mit à lire d’autres ouvrages du même auteur ainsi que les Védas auxquels ils font référence. Il décida alors de partir, laissant derrière lui femme, enfants et possessions, et de poursuivre son initiation aux Védas auprès d’un maître ayant la réputation d’enseigner la pensée védique à des personnes qui cherchent « en toute liberté ». Il n’est jamais retourné chez lui, et cela s’est produit il y a une quinzaine d’années.

Il se décrit comme n’étant pas un samnyasi au sens conventionnel du terme : il n’appartient à aucun ordre, refusant les contraintes qui y sont associées, et il n’a pas de guru à proprement parler. Il est une des seules personnes à demeurer à Gangotri durant toute l’année, vivant de presque rien dans son abri de fortune alors que le lieu se trouve déserté en hiver, enseveli sous le froid et la neige.

Nous découvrirons que par son parcours, cet homme est à la fois singulier, non conventionnel et paradoxalement très conventionnel en regard du caractère profondément polychrome et pluriel du renoncement en Inde.

À la recherche d’une perspective

Avec du recul, cet intérêt pour l’ascétisme me paraît constituer un point de rencontre entre deux versants de ma trajectoire (Corin 2008) : le premier, qui s’est précisé progressivement et déplacé sur le versant anthropologique, concerne la question de l’Autre ; le second, en germe dans mon questionnement sur l’articulation culturelle de l’expérience personnelle et que la psychanalyse est venue déplacer, a trait à l’idée d’un travail de la culture agissant sur les forces pulsionnelles qui animent l’humain. Par ailleurs, ma formation et ma pratique clinique en psychanalyse m’ont confrontée à une altérité plus radicale que celle dont traite l’anthropologie, celle de l’inconscient, et au jeu complexe des forces de liaison et de déliaison qui travaillent la vie psychique, à un traitement différent de l’écoute et de la langue ; une altérité radicale à laquelle fait écho, mais sur un plan très différent, celle en jeu dans la quête ascétique.

L’Autre culturel

Sur le versant anthropologique, une première étude (Corin 1973) a interrogé la question de la filiation à travers la position symbolique du père dans une société matrilinéaire. Une question familière, celle de la figure du père, était remise en jeu à partir d’un double décentrement : un ailleurs géographique, la société yans en Afrique centrale ; et une déclinaison de la filiation en fonction d’un principe passant par les mères et leurs frères, conférant l’autorité aux oncles maternels et aux anciens du lignage de la mère. L’analyse des rituels du cycle de vie a mis en relief une double ligne de filiation : une chaîne identificatoire socialement dominante qui passe par le lignage de la mère et structure l’identité sociale, et une autre qui implique le père et ses ascendants et dessine la possibilité d’une position singulière dans le social. On peut parler ici d’une altérité interne à la culture, rituellement posée par/dans la culture même, et qui permet des espaces de respiration ou d’individuation dans la compacité de l’ordre social (Corin 1995).

Un deuxième ensemble de recherches (Corin 1995, 2008) s’est centré sur des rituels thérapeutiques impliquant une possession par des esprits. Ils font ressortir la présence agissante d’un « Autre de la culture », un esprit qui travaille le corps et l’esprit des femmes et que l’initiation vise à inscrire dans l’espace culturel. Centrées essentiellement sur les représentations, les symboles et les rituels, les analyses anthropologiques prolongent en quelque sorte le travail de liaison opéré par l’initiation en regard du caractère d’abord sauvage, énigmatique, de la possession. Toutefois, à certains moments, ce dernier refait surface et semble venir « trouer » cet aménagement culturel, témoignant de ce que les phénomènes de possession échappent aussi et essentiellement à leur liaison par la culture ; des moments où fait signe un excès de présence que le rituel ne peut contenir et qui pourtant a sa place dans l’espace rituel ou à sa bordure : paradoxe de modes culturels de liaison qui donnent à voir ce qui les excède.

Enfin, dans un troisième groupe de recherches au Québec (Corin 1990 ; Corin et al. 2008), les récits de personnes diagnostiquées schizophrènes ont évoqué en creux la présence de quelque chose qui excède les mots et les limites du langage lorsqu’il s’agit de décrire ce qui, de l’expérience, échappe au liant de la culture et est vécu sous le signe de l’effroi ou d’une confusion généralisée des repères ; une expérience subjective marquée par le sentiment d’une altérité radicale et effrayante qui affecte la perception de soi et du monde. On peut parler ici du sentiment d’une altérité interne à la personne, aliénante et que les cadres thérapeutiques dominants dans nos sociétés ne permettent pas de nommer, d’exorciser ou d’apprivoiser. Une expérience sous le signe d’un travail déstructurant du négatif qui attaque la pensée et menace les assises de l’être (Green 1995). Les récits ont aussi mis en relief le rôle protecteur d’un retrait partiel du monde social, une position que le contenu des entrevues m’a amenée à qualifier de « retrait positif » ; ainsi, un certain type de déliaison peut aussi être mobilisé pour élaborer une sorte de peau psychique et sociale, douée d’une certaine perméabilité.

L’Autre de l’inconscient

La psychanalyse m’a introduite à une autre forme, radicale, d’étrangeté, interne à la personne et qui anime et infiltre nos pensées, nos rêves, nos actes. Elle requiert un autre type d’écoute orienté vers une fracture de la cohérence apparente du discours et sa déstabilisation, ouvrant une brèche toujours partielle vers des forces qui nous habitent et nous meuvent à notre insu, l’exigence donc d’une déliaison de la parole et de l’écoute, une attention aux récurrences et aux trébuchements, à l’énergétique de la parole, une parole saisie dans sa défaillance (Imbeault 1997 ; Gantheret 1996).

L’Altérité, un premier passeur

Ainsi, le travail de l’anthropologue consiste à libérer les questions de leurs présupposés implicites et à les reformuler à partir d’une autre culture. À ce niveau, l’anthropologue travaille dans la dé- ou la re-liaison de ses observations en fonction de trames culturelles et sociales particulières. Toutefois, son travail se situe principalement au niveau de la liaison culturelle, dans un va-et-vient entre relativisme et universalisme.

La psychanalyse, quant à elle, place l’altérité de l’inconscient au coeur de sa démarche. C’est à partir de la déliaison du sens manifeste que se font jour d’autres formes de liaison qui impliquent déplacements et condensations. Alors que l’anthropologie insiste sur la nécessité de resituer un élément dans son contexte pour en saisir le sens, la psychanalyse s’attache à défaire l’enchâssement des formes de leur contexte manifeste.

Toutefois, par-delà ce qui les sépare, Michel Foucault (1966) décèle une affinité fondamentale entre anthropologie et psychanalyse. Chacune à leur manière, elles incarnent un principe d’inquiétude et révèlent la finitude des représentations à travers lesquelles les sciences humaines pensent l’humain. La psychanalyse le fait en se plaçant dans ce lieu où la conscience se trouve hantée à son insu par quelque chose qui résiste de manière essentielle à tout projet d’explicitation progressive. De son côté, un détour par d’autres cultures permet à l’ethnologie de révéler la relativité des représentations à travers lesquelles nous pensons ce qui a trait à l’humain. L’ethnologie se trouve directement concernée par les rapports de continuité et de discontinuité entre Nature et Culture comme le fera Freud, mais différemment, dans un de ses derniers ouvrages : Malaise dans la culture (Freud 1994 [1930]).

Ainsi, psychanalyse et ethnologie partagent une position épistémologique commune : préserver un trouble de pensée contre la recherche de certitudes. Cette fonction, elles me semblent aussi la jouer l’une par rapport à l’autre, au sens où le champ d’exploration de chacune peut être considéré comme pointant vers la tâche aveugle de l’autre et lui permet de remettre au travail et de radicaliser son propre questionnement, de garder vif l’ébranlement qu’ouvre nécessairement une confrontation à l’altérité, de demeurer susceptible d’être altéré par elle, par-delà les savoirs que chacune construit autour de son objet.

Le Travail de la culture, un second passeur

Dans ses travaux sur la possession au Sri Lanka, Gananath Obeyesekere (1981) s’est intéressé à l’articulation entre motivations profondes et culture publique. Il avance que les tresses emmêlées des ascètes en extase dans les lieux de pèlerinage au Sri Lanka renvoient à la fois à une expérience personnelle intense, propre à la personne possédée, et au système symbolique partagé par le groupe, ce « symbole personnel » relevant ainsi d’une double herméneutique. La notion de « Travail de culture » qu’il élabore dans ce contexte (Obeyesekere 1990) désigne le processus à travers lequel des motifs psychiques douloureux ou anormaux se trouvent inscrits dans la culture par le biais de symboles culturels à la fois sémantiquement chargés et flexibles.

Du côté de la psychanalyse, Freud (1994 [1930]) décrit ce Travail de culture, le Kulturarbeit, comme un processus d’élaboration du fond pulsionnel de l’humain qui se déroule à la fois sur le plan de l’individu et celui de l’humanité, en étayage réciproque. Ce fond pulsionnel est constitué de deux forces antagonistes : Éros qui subsume les pulsions sexuelles marquées du sceau de l’infantile et d’un inéducable, utilisant leur énergie au service de la liaison ; Thanatos, une pulsion de mort travaillant à la déliaison des processus psychiques et à un retour à l’inanimé, une part d’elle tournée vers le monde extérieur sous forme d’agression. Alors qu’Éros est une force de liaison dynamique, déplaçable, tournée vers l’objet et opérant par investissement libidinal, son plein déploiement se trouvant dans le développement de la culture, la pulsion de mort constitue pour Freud l’obstacle le plus fort au procès culturel et menace constamment de désagrégation la « société de la culture » ; elle travaille à bas bruit et ne peut être saisie en tant que telle. Paradoxalement, en visant à établir des unités toujours plus grandes et à supprimer toute différence, Éros peut aussi aller dans le sens de la pulsion de mort.

Prenant une position un peu différente de celle de Freud, Nathalie Zaltzman (1998) s’est demandé ce qui est transformable de la pulsion de mort selon des voies qui satisfassent la destruction mais sans l’opérer. À partir de son expérience clinique, elle soutient que les forces de déliaison de la pulsion de mort peuvent être utilisées pour s’arracher à l’emprise de liens mortifères, dans une fonction de libération et d’individuation.

Il faut noter que la Kultur dont parlent Freud et Zaltzman concerne un processus civilisationnel global qui contribue à la fois à l’hominisation de l’humain et à son humanisation par un gain de conscience sur ce qui le détermine (Zaltzman 2008). Charles Malamoud (2005) a rappelé le peu d’intérêt de Freud pour les particularités culturelles.

On peut cependant penser que le Kulturarbeit se module différemment selon les cultures et qu’il emprunte des lignes de frayage tracées par des modes spécifiques d’organisation symbolique, la structure de la langue, la fluidité des catégories. L’ascétisme indien présente ici un intérêt tout particulier. En effet, l’importance qu’y revêtent les processus de déliaison et de liaison, l’idée d’énergie associée au pouvoir de l’ascèse et celle de mort associée à l’initiation semblent le désigner comme directement en prise sur le fond pulsionnel de l’humain. D’autre part, son ancrage dans les textes anciens de l’Inde, les Védas et les Upanisads[3], et dans les traditions philosophiques qui y ont trouvé leur source témoigne d’un travail de pensée qui remonte à plusieurs millénaires, s’attachant à la réalité de la réalité, à la mort et à l’origine, à la finitude et à l’illimité. Le fait de considérer l’ascétisme sous l’angle du Kulturarbeit est considérablement plus fécond que son abord en termes de régression, comme Freud (1994 [1930]) l’a fait en parlant de l’expérience océanique.

À partir de ses travaux sur les Védas et de son intérêt pour la psychanalyse, Charles Malamoud (2005) se demande comment prendre appui sur l’apport freudien pour explorer les domaines à la frontière desquels Freud s’est arrêté ; comment faire preuve d’une « sensibilité psychanalytique » dont il explore les modalités et les pièges. Pour les religions de l’Inde ancienne,

[P]lutôt que d’en faire le champ d’application d’une psychanalyse conçue comme une méthode d’interprétation [il faudrait reconnaître] en eux une parole qui s’ajuste, en quelque manière, à celle qu’énonce la théorie psychanalytique.

Malamoud 2005 : 157

Il l’illustre à propos de la conception indienne des traces mnésiques actives d’existences antérieures dans la théorie indienne des samskâra[4] ; de la dette inhérente à l’existence humaine ; et de ce qui rend possible l’alliance entre les dieux et entre les humains, les rapports qui se tissent entre désir et interdit.

Le fait d’aborder l’ascétisme indien en termes de liaison et de déliaison permet de se placer au plus près du mouvement qui anime la quête ascétique et de le mettre en résonance avec ce que travaille la psychanalyse, privilégiant l’énergétique du détachement sur ses contenus représentatifs. L’énergétique est alors conçu comme le traceur d’un Travail de culture.

L’ascétisme en Inde, un Travail de culture

Un monde polychrome

La plupart des samnyasis que nous avons abordés ont répondu de bonne grâce à nos questions, sans doute parce que cela leur importait bien peu. Nous avions l’impression d’être un élément temporaire, contingent de leur parcours ; ils pouvaient nous être extrêmement présents parce que, justement, ils étaient dans une sorte d’absence à notre égard, détachés.

Ils nous ont entraînés dans un monde à la fois intensément pluriel et marqué par un dégagement progressif de tous les liens, tendu vers un horizon où les distinctions n’ont plus cours. Certains nous ont frappés par leur forte personnalité, une sorte d’énergie ou d’intensité transmise par le regard ; d’autres paraissaient joyeux et bienveillants ; d’autres encore semblaient plus impénétrables tels ces Naga sadhus, une secte de renonçants militants, vêtus de noir et souvent intoxiqués, identifiés à Siva. Et à la périphérie mouvante de ce monde se trouvait cette pléthore de personnes en habits de renonçant, mendiants plutôt que samnyasis, ces derniers étant par ailleurs obligés de mendier leur nourriture.

Ce caractère polychrome de l’ascétisme indien participe d’un monde où la multiplicité des formes et celle des divinités va de pair avec la conscience d’un illimité qui échappe radicalement aux catégories par lesquelles on cherche à le penser ou à le nommer. Les signifiants s’y multiplient et s’y déplacent au-dessus de quelques signifiés organisés dans une verticalité vertigineuse jusqu’à ce point de fuite où ils se perdent dans un illimité sans visage ; les contraires se côtoient comme les deux faces indissociables d’une même réalité, chacune à la fois pleinement contraire et en même temps, Une (Doniger 1993).

Pour de nombreux samnyasis, l’entrée dans la voie du renoncement s’est faite dans la mouvance de la rencontre d’une figure spirituelle au hasard d’une conférence ou d’un livre, particulièrement pour les samnyasis résidant dans des ashrams dédiés à l’étude des Védas. Ils en parlent en termes vibrants : « Cela vous enflamme. Après avoir lu sérieusement ces ouvrages, aucun jeune ne peut résister à quitter sa maison et à chercher le sens de la vie » ; « J’ai senti mes doigts comme dans une prise électrique – tels étaient le thrill et la secousse que j’ai éprouvés ». Parfois, le terrain semble avoir été préparé par un milieu familial qui valorise une forme ou une autre de spiritualité. Certains présentent dès leur jeune âge une inclination particulière pour la solitude ou la contemplation de la nature, un sentiment de vairâgya (détachement), un désintérêt pour les jeux des enfants de leur âge, ou encore un questionnement concernant le sens de la vie et de la souffrance. Dans d’autres cas, la rupture initiée par la rencontre semble beaucoup plus soudaine, inattendue.

Un élément de rupture est plus prégnant dans le cas des samnyasis qui ont fait le choix de passer la plus grande partie de leur vie sur les routes. Les récits évoquent des aléas externes comme la perte dramatique de parents ou un accident tragique. Les médiations entre cet événement et un parcours de renonçant sont alors multiples et complexes. La rupture peut aussi survenir du dedans, lorsque la personne prend brusquement conscience de l’inanité de la vie et décide de tout quitter pour se mettre à la recherche de la sagesse des Védas. Chaque histoire est singulière et complexe ; certaines sont troublantes.

On a vu dans le renoncement une anti-structure qui permet paradoxalement au système social de se maintenir. Il constituerait la seule possibilité de réaction aux contraintes structurelles propres à la société indienne (Gross 1992) ; ou encore la seule occasion de mobilité accessible aux intouchables (Khare 1991). Toutefois, nos entrevues indiquent que la quête ascétique est loin de se résumer à des motivations d’ordre social.

Un travail de déliaison

L’ascétisme semble avoir des racines très anciennes, pré-aryennes. L’Inde brahmanique aurait réussi à intégrer et apprivoiser sa différence radicale en le reléguant à la quatrième et dernière phase de la vie du Brahmane, ce que Dumont (1966) interprète comme une opposition sourde au renoncement. Par contre, les Upanisads reconnaissent que l’on peut s’engager dans la voie du renoncement à n’importe quel âge et aujourd’hui encore, on rencontre des personnes de tout âge parmi les samnyasis.

Louis Dumont (1966, 1985) considère l’ascétisme comme une forme d’individuation propre à une société d’orientation holiste, où la vie et le cosmos sont organisés en fonction d’une hiérarchie de valeurs et maintenus par la loi du dharma, où les relations priment sur les éléments. Dans ce contexte, l’individuation ne peut se faire qu’en opposition à la société, dans un processus de dégagement radical. Il oppose ainsi l’individu-hors-du-monde qu’est le renonçant à l’individu-dans-le-monde de la modernité. D’autres auteurs se sont élevés contre cette idée que les renonçants sont des « individus » (Degrâces-Fadh 1989) mais tous s’accordent pour souligner la force des processus de déliaison en acte dans la pratique et la philosophie du renoncement. Voie de salut, l’ascétisme participe d’une tendance générale à nier le monde, manifestation de l’ultramondanité qui imprègne l’hindouisme (Dumont 1966).

Sur le plan des pratiques, l’accès à la vérité des Védas implique un détachement des désirs, une déprise progressive de l’apparence des choses, liée à la perception. Il s’agit d’opérer une conversion de la vision, de détourner les sens du dehors pour les diriger vers le dedans. Comme le Yoga Sutra, la Katha Upanisad[5] – l’un des textes de référence de l’ascétisme indien – enjoint ainsi de se retirer des perceptions et des souvenirs, du sommeil avec rêves puis du sommeil profond sans rêves pour avoir accès à l’âtman en nous et, à travers lui, à l’Âtman universel et au Brahman. À propos de ce vers quoi tend cette remontée, un des commentateurs de ce texte, Swami Sarvananda, explique : « Lorsque l’Âtman est réalisé, on atteint un état qui transcende tous les aspects relatifs de la vie tels la peine et le plaisir, la mort et la vie, le bien et le mal, etc. » (2.12). Dans son travail sur les Upanisads du renoncement, Alyette Degrâces-Fadh (1989) évoque un processus de « décréation » au sens où il opère un renversement des valeurs spirituelles sur lesquelles l’être humain s’appuyait jusque-là : travail, famille et rites, et même l’étude des Védas. L’ascète renonce en principe à tous les aspects de la vie sociale et meurt symboliquement à son histoire personnelle. Il donne tous ses biens et perd tous droits à la propriété familiale ; il résorbe en lui ses feux sacrificiels et ne doit plus allumer de feu ; il perd son statut social.

Ainsi, le mouvement interne du renoncement se double sur la scène sociale d’une rupture des liens sociaux et des lois qui régissent l’existence-dans-le-monde. Ce type de déliaison est illustré de manière exemplaire par les paramahamsas, ces ascètes parvenus au degré le plus élevé du renoncement ; considérés comme au-dessus des distinctions habituelles, ils ne se sentent plus liés par elles. Sri Ramakrishna, que Sudhir Kakar (1991) décrit comme héritier de la tradition mystique hindoue, dont les comportements extatiques et visionnaires avoisinent ceux de la folie, est l’un des derniers paramahamsas connus. Ces derniers sont généralement de grands érudits versés dans les enseignements sanskrits mais qui se démarquent par une apparente lourdeur d’esprit ou un air d’idiotisme des comportements enfantins.

À ce stade, les ascètes retournent à leur forme de naissance, libres de liens et particulièrement des paires d’opposés tels le plaisir et la peine, dépourvus de toute possession, fortement engagés dans la voie de la réalisation de soi et par conséquent purs d’esprit.

Ghurye 1964 : 74

Lors d’un séjour dans un ashram de Rishikesh, notre attention fut attirée par un samnyasi présentant tous les traits extérieurs de la folie : le corps couvert d’un tissu sale et de terre, lançant des pierres aux gens, parlant seul. Irrité par nos questions, le guru en charge de l’ashram remarqua qu’ayant atteint un degré supérieur de sainteté, l’ascète s’était libéré de toute contrainte sociale. Un travail du négatif extrême, ultime et qui, porté par la culture, en excèderait les limites.

Une déliaison analogue opère dans le champ de la réalité ; la réversion du regard qu’implique le renoncement permet de se dégager progressivement d’une réalité hiérarchisée en fonction de degrés de subtilité :

Les objets sont supérieurs aux sens, l’esprit est supérieur aux objets, l’intellect est supérieur à l’esprit, le Grand Âtman est supérieur à l’intellect. Le Non Manifesté est supérieur au Grand Âtman et le Purusha est supérieur au Non Manifesté.

Katha Upanisad 3. 10-11

La réalité ultime est inconnaissable, illimitée, la réalité manifeste tendue au-dessus d’un indicible qui en constitue l’horizon.

La parole elle-même est conçue comme habitée par un inconnaissable qui évoque son origine, les silences sont l’emblème de cet illimité. Malamoud les conçoit comme des modalités de la parole et en décrit les diverses modulations lors du sacrifice védique : « Aux plages de silence, à l’insertion du silence dans le cours de la parole est assignée la fonction de ce reste infini qui entoure la parole configurée » (Malamoud 2005 : 106).

Le fait de placer cette force de déliaison du côté de la pulsion de mort rejoint une intuition à l’oeuvre dans la pensée indienne. Ainsi, la cérémonie de diksa, le rituel à travers lequel est conféré le statut de samnyasi, comporte l’accomplissement de ses propres cérémonies funéraires par l’aspirant, comme signe de sa mort à sa famille et à toute vie mondaine mais aussi de son renoncement aux rituels. Sa mort réelle ne donnera pas lieu aux rites complexes entourant normalement la crémation d’un défunt (Malamoud 1975). Pour ces ascètes dont le but est non une renaissance heureuse mais une pure sortie du cycle des renaissances, on dresse un mémorial qui perpétue paradoxalement la mémoire d’un individu singulier qui a laissé toute attache personnelle derrière lui.

Sur le plan des textes, la Katha Upanisad est construite comme un dialogue entre Naciketas et la mort, Yama. Comme troisième voeu que lui a octroyé Yama, Naciketas demande la révélation du secret de ce qui se passe après la mort, et l’ensemble du texte déploie la réponse de Yama. Le commentateur souligne l’importance d’une méditation sur la mort pour celui qui cherche la délivrance ; elle suscite en lui un détachement (vairâgya) pour les choses de ce monde. Certaines sectes d’ascètes, tels les Aghoris, sont plus intimement associées à la mort, aux cadavres et aux terrains de crémation (Parris 1982). Leurs pratiques transgressives sont sensées les protéger de la mort et leur permettre d’entrer dans un état cataleptique perpétuel, leur corps étant placé en posture méditative dans une boîte et enterré dans un site particulier.

Par ailleurs, la mort n’a pas ici le même sens qu’en Occident. Nirmal Verma, un auteur indien contemporain, commente : « pour une humanité où la notion d’individualité n’a aucun statut, comment pourrait-on craindre la mort solitaire ? » (Verma 2009 : 51). La mort, simple moment dans un cycle long de morts et de renaissances et que la pensée indienne situe aux deux extrémités de la vie. À sa naissance, l’être humain est en effet débiteur à l’égard de la mort qui lui réclamera nécessairement un jour le « dépôt » qu’a constitué son existence (Malamoud 2005). La mort est ainsi matrice autant que terme de la vie et il n’est pas indifférent que le Gange, dans lequel sont jetées les cendres des morts, soit essentiellement féminin en Hindi, où il est souvent qualifié de Mother Ganga. Sur le plan cosmique également, une des versions de l’origine du monde dans les textes védiques situe la mort au début : « À l’origine, il n’y avait rien. Cet univers était enveloppé de mort, de faim, car la mort est faim… » (Malamoud 2005 : 44).

Sur un horizon de liaison

Une première forme de lien associée à l’ascétisme apparaît dans le regroupement des ascètes en sectes dont on trouve déjà mention au huitième siècle. Ghurye (1964) souligne le caractère paradoxal de l’organisation sociale de personnes qui ont renoncé aux liens sociaux et aux désirs individuels. On en retrouve un véritable foisonnement tout au long de l’histoire, même si des ascètes hors dénomination continuent à privilégier la tradition ancienne d’un ascétisme solitaire. S’inscrivant principalement dans la mouvance de Siva ou celle de Visnu, les sectes colorent les pratiques qui soutiennent la quête ascétique et diffèrent par le cadre d’interprétation qu’elles favorisent dans l’enseignement des Védas. Elles se distinguent aussi par leur mode d’organisation et leurs insignes. Certaines se situent dans la tradition du monisme des premières Upanisads (Hamilton 2001), où seul existe un Absolu impersonnel, inchangeable, l’Être ou l’Un dans lequel se dissout toute distinction entre le Soi et le Brahman, la pluralité n’étant qu’apparence ; d’autres privilégient la dévotion à une figure particulière de la divinité, un dieu souvent accompagné de sa consort féminine, comme une manière de stimuler l’imagination et de mobiliser l’affectivité. C’est cette position que permit et même encouragea Sankaracarya, le grand logicien et métaphysicien partisan d’un monisme radical (Ghurye 1964). L’hindouisme classique aurait ainsi procédé à une remythologisation des dieux (Malamoud 1986). L’esprit de la bhakti (dévotion) a progressivement coloré toute une ligne de pratiques dévotionnelles, accentuant leur dimension émotionnelle. Toutefois, le fait qu’une quête d’Absolu passe par un culte anthropomorphe à des divinités n’est pas vécu comme paradoxal en Inde.

Un deuxième mode de liaison qui traverse tant les textes que nos récits concerne la relation souvent intense nouée avec un guru qui guide les premiers pas dans l’ascétisme, et auprès duquel l’aspirant peut résider parfois durant des années. L’importance du rapport à un maître est fondée dans les textes anciens qui recommandent que la transmission des Védas passe par la parole vive d’un guru ayant fait lui-même l’expérience des vérités dont il parle : « Le fait même de les entendre n’est pas accessible à tous ; beaucoup, ayant entendu, ne peuvent comprendre. Magnifique, l’enseignant » (Katha Upanisad : 2.7). Soulignant l’importance de la parole vive, Malamoud commente :

Le texte mémorisé est mieux possédé […] en outre, il est enrichi, sacralisé pour ainsi dire, quand l’élève l’a reçu de la bouche d’un maître […] surtout, céder à la tentation de l’écrit, c’est annuler le moment de l’énonciation sonore, abolir la vibration de la parole.

Malamoud 2005 : 65

Un processus de dé/re-liaison est aussi impliqué dans la concentration sur le son Om qui contient l’essence des Védas (Malamoud 2005). Il est composé de quatre parties, ou plus exactement de trois (a u m) plus une quatrième, Om, et a fait l’objet de nombreuses interprétations. À travers le Om, la parole retourne au son premier, elle est un son s’exprimant par vibration. Par ce travail sur le son, le samnyasi reconduit sa parole individuelle au Tout (Degrâces-Fadh 1989).

Les théories esthétiques indiennes classiques font écho aux spéculations mystiques du non dualisme des Védas (Montaut 2009). La notion de généralisation y revêt une importance centrale : appel à une subjectivité désindividuée et à une expérience indifférenciée dans laquelle le soi s’affranchit de l’espace et du temps et de la condition finie de l’ego.

Le mouvement de déliaison qui anime le détachement s’avère ainsi l’envers d’une liaison tout aussi radicale et dont l’horizon est un illimité dans lequel les liens et les distinctions se fondent et disparaissent : contradiction apparente entre la plénitude que vise le renoncement et les techniques de détachement et de vide qui permettent de l’atteindre ; le plein étant aussi un nom pour le vide (Malamoud 1975). Spécialiste de la littérature hindi contemporaine, Annie Montaut fait le commentaire suivant :

Dans la vision indienne, le je est à la fois le moi (aham : ego) et le soi (âtman : self) qui en est la forme élargie, élargie au point de comprendre sur le même plan la nature, les animaux, les êtres humains, les arbres et les rivières, l’histoire et la société.

Montaut 2009 : 42

Dans ce contexte, nous l’avons relevé, la mort perd de sa consistance :

Il n’y a pas dans les conceptions hindoues un point précis où mettre le doigt et dire, voilà le commencement, voilà la fin… Non, il n’y a pas de fin et personne ne meurt, tous se fondent ensemble, se dissolvent, s’unissent.

Verma 2009 : 51

Une telle force de liaison n’est pas sans évoquer Éros et sa tendance à établir des liens, à créer des unités de plus en plus vastes, à l’infini dans ce cas-ci. Faudrait-il dire qu’Éros fait alors le jeu de la pulsion de mort ? Mais ce serait sans compter avec l’importance des formes de lien que je viens d’évoquer, qui médiatisent le rapport à l’illimité, ni avec le sexuel que mobilise l’ascétisme.

La force du sexuel

La clarté intense, parfois incandescente, du regard de plusieurs des ascètes que nous avons rencontrés témoigne par ailleurs du fait que la voie vers le renoncement n’est pas pure déliaison ; elle est habitée par une énergie dont l’intensité croît avec l’avancée dans l’ascétisme et que la pensée indienne rapproche du sexuel. Gross (1992) relève que si la chasteté a toujours été un des traits centraux de l’ascétisme hindou et permet une accumulation de pouvoirs ascétiques, la littérature mythologique abonde en exemples de séduction des ascètes, invariablement par une courtisane. Les récits illustrent la force de l’énergie qu’accumulent les austérités sévères que s’impose l’ascète, jusqu’à causer des sécheresses dévastatrices. Ainsi, la chaleur destructrice ou créatrice de l’ascétisme et la chaleur du désir et de la passion peuvent être conçus comme deux pôles intégrés l’un à l’autre et médiatisés par la synthèse qu’en proposent les mythes. C’est là la base de la structure oppositionnelle de la mythologie reliée à Siva. Le tantrisme, que Dumont (1966) voit comme un rejet du renoncement ascétique et qui prône une réhabilitation de la jouissance, se présente en fait comme visant un harnachement des sens plutôt que leur suppression comme dans le renoncement, au service d’une vie plus haute. Bharati (1961) commente que l’impulsion sexuelle est le plus puissant parmi les sens et c’est précisément cette force immense qu’il s’agit, dans le tantrisme, d’employer avec soin au service des buts les plus élevés. À travers des rapports sexuels rituels, une communion s’établit avec le divin et permet l’accumulation de pouvoirs occultes.

C’est ce dont témoigne aussi la double représentation de Siva, apparemment paradoxale : l’ascète par excellence, aux tresses emmêlées et au corps couvert de cendres, se livrant à des pratiques d’austérité extrêmes ; et en même temps le dieu du phallus érigé dont l’emblème est le linga, un phallus dressé sur une vulve. On représente aussi Siva en position ithyphallique. Commentant la voie tantrique, Bharati (1961) précise que la forme érigée du linga indique un contrôle complet de la sexualité, la rétention et non l’émission, tout état de concentration yogique étant la réplique du linga. L’énergie intense produite par l’ascèse est concentrée dans le bâton du renonçant et peut conférer à celui qui la possède de formidables pouvoirs dont il pourrait user s’il n’a pas véritablement renoncé au désir (Malamoud 2005). C’est la puissance cosmique, celle de la grande déesse, la sakti, identique à la sakti de Brahman, l’énergie spirituelle du renonçant (Degrâces-Fadh 1989).

Les textes anciens abondent en illustrations de la dimension énergétique de l’ascèse. Dans une des versions de l’origine du monde, le grand dieu cosmogonique Prajâpati est pris du désir de devenir multiple. Il se travaille par l’ascèse, s’échauffe et finit par émettre les créatures en commençant par les dieux. Épuisé par cet effort, il gît vidé, disloqué, menacé par la mort et porteur de mort pour les êtres qui viennent de sortir de lui. Avec l’aide d’Agni, le Feu, il veut se reconstituer en réabsorbant ses créatures, ce que rejoue à chaque fois le sacrifice védique : il veut la multiplicité en lui, non hors de lui (Malamoud 1986). C’est aussi en accomplissant des austérités que Brahmâ, créé par Brahman l’Absolu comme sa personnification, a la vision du son Om en réponse à la question qu’il se pose :

Quelle est la syllabe unique qui me permettra de réaliser tous mes désirs, d’embrasser tous les mondes et tous les dieux, et tous les Védas et tous les sacrifices, et tous les sons, et toutes les félicités, et tous les êtres mobiles et immobiles ?

Malamoud 2005 : 68

Un autre exemple du pouvoir de l’ascèse et de son lien au sexuel met en scène la princesse Pârvatî, la consort de Siva. Le démon Târaka menaçait alors de détruire le monde et seul un fils de Siva aurait pu le vaincre. Siva se trouvait cependant absorbé dans une méditation dont rien ne devait le détourner. Pârvatî mobilisa alors la puissance magique de l’ascèse pour forcer Siva à sortir de sa concentration yogique et à lui faire l’amour. Ainsi, affrontant la nature, elle subit le sort des arbres et de la terre, se dessécha, se nourrit et se revivifia en eux, suivit leur rythme et obéit à leur principe d’existence (Malamoud 2005).

Le dégagement comme travail

C’est donc un dégagement radical que met en jeu le renoncement, ancré dans une conception particulière de la réalité et une façon inédite d’aborder les questions de finitude et d’infini. À la suite des rsi, les poètes-voyants qui eurent la vision des Védas, les grands textes de philosophie indienne ont repris et approfondi l’étude de ces thèmes à travers les âges. On peut aussi considérer l’itinérance qui impulse la trajectoire de nombreux samnyasis comme une incarnation d’un tel détachement, une mise en jeu du renoncement à même le corps. Le rapport intime à la solitude impliqué par des déplacements incessants soutient et signifie un détachement intérieur ouvrant l’accès à l’illimité dont parlent les Upanisads.

Pour comprendre la portée d’une telle déliaison, il faut la situer sur un double horizon : celui du dharma et celui de la transmigration des âmes, indissociable de la loi du karma. Le dharma est une notion à connotations multiples (Madan 1991), qui intègre des principes cosmologiques, éthiques, sociaux, légaux, sur lesquels repose l’idée d’un cosmos ordonné. Il règle tous les comportements en fonction du statut social, de l’étape de vie, des qualités innées. Chaque personne doit adopter un mode de comportement défini par sa caste, son genre, son âge, son tempérament… Pour Malamoud (1975), l’idée que le dharma assure la cohérence et la continuité du monde reprend dans un contexte postvédique l’idée de plein à laquelle renvoie le terme sanskrit rta qui signifie aussi vrai, ou « arrangement exact », l’arrangement spatial et temporel qui fait qu’il y a un cosmos.

La théorie des samskâra, qui concerne la transmigration des âmes, considère la vie comme une chaîne d’existences qui s’étend vers le passé et vers le futur (Mathur 1991). Toute action provoquant une réaction, la forme et la destinée d’une existence terrestre sont déterminées par les comportements dans des vies antérieures. La personne est ainsi habitée par une pluralité de moi dont elle n’a normalement pas conscience. Le but ultime de l’humain est de trouver la délivrance, moksa, de sortir du système : « faire que la roue cesse de recevoir les impulsions qui perpétuent et relancent son mouvement chaque fois que l’on agit » (Malamoud 2004 : 13).

On peut penser que la densité de la population indienne constitue un troisième horizon du détachement : une densité qu’accentue l’intensité des couleurs, des parfums et des sons dont Malamoud décrit la « formidable force de vie qui fait vibrer l’humanité indienne » (Malamoud 2005 : 31).

La déliaison prend ainsi un sens additionnel, celui d’un dégagement par rapport aux forces culturelles qui concourent à la cohérence du cosmos, régissent les existences et qui enchâssent la vie humaine dans des structures étroitement contrôlées. On rejoint ici l’idée du caractère antistructural du renoncement mais sous l’angle de l’énergétique et du pulsionnel. Cette tension entre les deux mouvements, de liaison et de déliaison, explique sans doute la position extrêmement ambivalente des « maîtres de maison » à l’égard des ascètes, à la fois vénérés et craints, idéalisés et tenus à distance (Madan 1990).

De l’impureté et des traces

Les textes anciens continuent à posséder une grande présence dans l’Inde contemporaine. Il n’est pas rare qu’un jeune interrompe sa carrière professionnelle durant deux ou trois ans pour les étudier et nous avons rencontré plusieurs grands intellectuels ayant choisi à la fin de leur vie de se retirer progressivement du monde. Toutefois, il faut considérer ces textes comme un horizon plus que comme un modèle et chercher à en repérer les traces mouvantes dans une Inde profondément diversifiée, changeante, paradoxale. Le risque serait autrement de ne déceler dans le chatoiement des formes mêlées de l’ascétisme qu’incarnent les renonçants qu’une forme dégradée de la sagesse ancienne. C’est d’une telle diversité dont témoigne un essai de Nirmal Verma (2009) qui décrit le grand pèlerinage du Kumbh Mela à Allahabad, un pèlerinage qui constitue un lieu fort de rencontre de millions de sadhus et de dévots sur les rives du Gange. Montaut (2009) souligne dans son introduction au texte à quel point l’auteur entretisse descriptions minutieuses et réflexions philosophiques, anecdotes et méditation ; une image saisissante d’un foisonnement d’êtres et de couleurs qui nous donne à voir et à ressentir la densité du mouvement qui anime une foule de pèlerins dans laquelle se côtoient gens ordinaires et sadhus, grands maîtres et humbles ascètes.

Dans ses travaux, Montaut souligne la contemporanéité du passé dans le présent qui caractérise l’ethos indien ; elle s’en sert comme d’un fil conducteur dans son analyse des oeuvres d’écrivains contemporains. À propos de Verma, elle montre comment les références anciennes viennent bouleverser notre sens des catégories et les divisions qu’elles tracent, déstabiliser notre rapport au temps et à l’espace (Montaut 2009). Elle considère le discours mystique et sotériologique qui caractérise la tradition indienne, par-delà sa diversité, comme le socle d’une pensée laïque indienne et d’un agnosticisme qui participe d’une vision originale du monde actuel. Dans son analyse de l’oeuvre de Krishna Baldev Vaid (Montaut 2004), elle repère ainsi des dispositifs de « négativité » qui opèrent aussi bien au niveau du style qu’à celui des contenus ; elle analyse son traitement particulier de la langue comme combinant à la fois un intertexte dévotionnel et les blessures infligées par la partition de l’Inde ; elle décèle chez Vaid une « poétique du vide ».

Perspectives

Un détour par l’ascétisme indien met en abysse les notions d’altérité et de Travail de culture dont traitent tant la psychanalyse que l’anthropologie. Il interpelle leurs modes de conceptualisation respectifs tout en esquissant des voies de passage. D’un côté, l’élaboration védique de l’idée d’un illimité pose une altérité radicale à l’horizon de la réalité et du mouvement du cosmos, terme ultime des existences humaines. Cette altérité impulse un travail de pensée et l’élaboration de dispositifs complexes permettant de l’inscrire dans des quêtes toujours singulières. D’un autre côté, le renoncement met en oeuvre une forme originale d’élaboration de notre fond pulsionnel autre que le refoulement ; il illustre un Travail de culture impliquant de manière prépondérante des forces de déliaison que la psychanalyse associe à la pulsion de mort. Il ouvre à des formes d’intrication entre Éros et Thanatos étrangères à la pensée occidentale et amène à repenser le rôle du sexuel dans le Travail de culture.

Sur le plan de l’anthropologie, ce détour par l’ascétisme indien suggère, entre autres, de reprendre le travail séminal de Lévi-Strauss (1958) sur l’efficacité symbolique, dans lequel il trace des lignes de résonance entre le travail du chamane et celui du psychanalyste, en se plaçant sous l’angle énergétique des modes de liaison et de déliaison soutenus par les systèmes symboliques disponibles.

Si l’on revient dans ce contexte à la notion de « retrait positif » évoquée plus haut en rapport à la schizophrénie, j’avais été frappée à la fois par la créativité à bas bruit dont font preuve les personnes dans leurs tentatives d’apprivoiser l’expérience psychotique, et par le caractère solitaire et fragile de celles-ci. Nos recherches dans le sud de l’Inde font ressortir l’importance du recours à des signifiants empruntés à la spiritualité hindoue dans l’expression et l’élaboration de l’expérience psychotique ainsi que la richesse des langages disponibles, les diverses manières dont en usent patients et familles. Dans ses études sur les phénomènes de possession rituelle par des esprits, Vincent Crapanzano (1977) a introduit l’idée du potentiel articulatoire du langage de la possession en regard de l’expérience personnelle. Dans la même ligne, Obeyesekere (1981) a souligné le potentiel que présentent à cet égard des sociétés qui témoignent d’une tolérance particulière à l’égard de l’imaginaire et des fantasmes. On peut penser que la richesse et la flexibilité de ces idiomes en Inde ne sont pas étrangères au fait que l’évolution de personnes schizophrènes a été documentée comme significativement meilleure dans cette société (Hopper et al. 2000).

Par ailleurs, la tradition de l’ascétisme rend disponible, au coeur de la culture, un langage consonnant avec la notion de retrait positif, que peuvent emprunter et déplacer des personnes souffrant de psychose (Corin et al. 2004). Elles le font d’une manière doublement subversive : en regard des attentes sociales de réinsertion, et en regard de l’ethos ascétique et de ses exigences. On peut parler ici d’un idiome partagé, d’un myth model (Obeyesekere 1992) qui s’élabore de manières différentes dans différentes sphères de la vie. Il me paraît soutenir la possibilité d’une réintégration culturelle symbolique, par la marge, dans la trame de la culture.

Sur le plan de la psychanalyse, Zaltzman (2008) distingue deux dimensions dans le Kulturarbeit : un travail de civilisation, par essence conservateur et orienté vers le maintien de la cohésion et de l’identité collective ; et un Travail de culture possédant une dimension transgressive et soutenant un dégagement du collectif et un gain en prise de conscience sur ce qui nous détermine. Le renoncement en contexte indien suggère une superposition inédite entre ces deux dimensions. D’une part, il s’inscrit dans un ensemble de réflexions sophistiquées qui plongent leurs racines dans un passé très ancien et s’attachent à penser ce qui anime l’existence humaine et le mouvement du cosmos, l’origine de l’existence et du monde aussi bien que leurs fins. D’autre part, ce Travail de culture n’est jamais purement intellectuel ; il soutient et oriente un mouvement de transformation intérieure qui, tout en étant inscrit au coeur de la vision du monde de l’hindouisme, revêt une dimension transgressive (Dumont 1966 ; Madan 1990). C’est aussi un travail qui s’incarne dans une multiplicité de formes et de trajectoires, comme si la tension vers un illimité était paradoxalement un véritable terreau pour le multiple, un chatoiement et une mouvance des formes et des catégories dans lesquelles nous pensons le monde.

Le fait que le Kulturarbeit puisse porter fondamentalement sur la pulsion de mort et la déliaison, en contrepoint de forces de liaison particulièrement puissantes, rejoint l’intuition de Zaltzman mais la transpose dans le champ de la culture. Par les modes de résonance et les écarts qu’il présente avec le Kulturarbeit des psychanalystes, l’ascétisme indien, saisi dans sa logique interne ainsi que l’y invite l’anthropologie, oblige à remettre au travail les notions psychanalytiques et ouvre dès lors à cet « universalisme second » dont parlait Todorov.

Une telle mise en dialogue de l’ascétisme indien et de la psychanalyse ne peut cependant oublier la mise en garde de Julien quant au caractère nécessairement partial de toute traduction. Il s’agit de remettre notre esprit au travail mais sans perdre de vue que tout passage ou traduction entre des cultures demeure nécessairement partiel :

On peut très bien travailler sans avoir soupçonné cet abîme : en faisant l’impasse sur les richesses de cet intraduisible que se révèlent réciproquement les cultures, quand elles commencent – pas à pas, localement – à se dévisager et à se retravailler.

Julien 2004b : 193

Un reste intraduisible qui relance l’exigence de poursuivre le travail de pensée…