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Vers le paradis d’Indra se veut d’un tout autre registre que les écrits de Boulbet sur les Maa’ publié dans le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient. Il s’agit d’un récit autobiographique ; la tranche médiane d’un récit qui s’étire sur trois tomes qui composent la trilogie De Palmes et d’épines. Dans ce second volume, Boulbet narre son expérience cambodgienne de 1963, date à laquelle il quitte sa plantation de Blao dans les montagnes du Sud Vietnam en territoire maa’ à cause du conflit armé, jusqu’en 1975, où il quitte le Cambodge qui, à son tour, sombre dans l’absurdité et le péril, pour le décor de Pukhet au sud de la Thaïlande où il est décédé à l’âge de 80 ans en février dernier.

Boulbet est issu de l’essor de l’ethnologie de l’Indochine française puis de l’Asie du Sud-Est continentale avec la publication des travaux de Condominas (dont il est le disciple et qui l’initie à la recherche ethnologique), et avec J. Dournes, et P. B. Laffont. Sa connaissance exceptionnelle du milieu naturel et son approche globale d’étude du sol, des végétaux et de l’interaction de l’humain et de la forêt transparaissent tout au long de son oeuvre, de même que les références à son « terrain » initial chez l’ethnie Maa’ où l’auteur est connu sous le nom vernaculaire de Dam Böt. À partir de 1963, il est en charge de la gestion de l’espace forestier autour des sites archéologiques d’Angkor et du Phnom Kulen. C’est d’ailleurs dans ce domaine – l’espace végétal – que le commentaire de Boulbet est le plus riche.

Dans le deuxième chapitre, Boulbet décrit les relations avec les autorités du temple d’Angkor et les communautés villageoises environnantes. Au chapitre 3, il narre son retour en France après 21 ans en Indochine. Boulbet parti en militaire, devenu planteur, et enfin ethnologue, reçoit alors le soutien de G. Condominas, à qui il doit son intronisation universitaire et son initiation à l’ethnologie, et de J. Fillozat qui l’introduit à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1966. Sa thèse est acceptée en première lecture et c’est en qualité de membre de l’EFEO qu’il retourne au Cambodge (chapitre 4), où il poursuit sa tâche d’exploration et de mise en valeur des sites archéologiques angkoriens et se questionne sur les possibilités de mettre à jour des sites jusque-là demeurés inconnus, à travers les récits locaux et avec ceux qui perpétuent les savoirs ancestraux.

C’est sa lecture des récits villageois, réunissant un syncrétisme débonnaire entre les divinités-héros de l’indouisme, les personnages du Ramayana, les événements de la vie du Bouddha et les tribulations des génies locaux, qui le met sur la voie des hauts lieux régionaux de l’architecture khmère. C’est notamment à Boulbet que l’on doit la redécouverte de la Rivière au Mille lingats, haut lieu du shivaïsme. Il arrive à retracer les réseaux de chaussées, leurs convergences signalées par des édifices, ainsi que l’élaboration de la composition végétale et l’architecture des espaces végétaux. Au terme de ses recherches « géo-ethno-historico archéologiques » (chapitre 5), il établit une carte historique des sites archéologiques tout en racontant les circonstances de leur découverte, tel le Kbal spean, qu’il remet à jour, jusqu’en 1968, juste avant que « l’île de paix » sombre dans le conflit indochinois.

Le chapitre 7 évoque les derniers moments avant le drame, et notamment les tribulations de Boulbet pour qui l’univers archéologique est toujours vivant ; les ébats des jeunes déités cadrant bien avec son éden personnel remis au goût du jour ; c’est sa façon de recréer à son échelle, le paradis d’Indra… Au début du conflit (chapitre 8), il devient officiellement délégué de l’UNESCO, investi avec Groslier du rôle de défenseur des biens culturels mondiaux. Le chapitre 9 « Les sentiers sombres de l’utopie » raconte les bouleversements liés à l’émergence des Khmers Rouges. Finalement, au chapitre 10, il peint un tableau des horreurs du nouveau système qui va s’imposer en tant qu’unique référence et observe la robotisation partisane et le renfermement dans un univers idéologique absurde qui se solde par la victoire du socialisme à la khmer rouge. Bref, tout au long de l’ouvrage, il déroule le fil narratif de son séjour et des événements majeurs qui l’ont ponctué ; suites chronologiques qui prennent place au Cambodge, en France et aussi en Indonésie, d’où sortira son ouvrage Les paysans de la forêt en 1975. Le volume est accompagné de 32 pages de photos noir et blanc et d’une bibliographie des travaux de Jean Boulbet (de 31 titres).

Sans vouloir diminuer le mérite d’un personnage attachant, extrêmement charismatique, coureur des bois et pionnier de la connaissance des peuples de la forêt sud-est asiatique, il convient néanmoins de recontextualiser sa contribution : sa connaissance du terroir, de la population locale (les Cau maa dans les montagnes du Sud Vietnam ou les Khmers au Cambodge) et sa présence même sur le terrain n’est possible que grâce à la présence française au niveau économique, institutionnelle et militaire dans la région. Mais Boulbet ne semble pas se rendre compte de la position de pouvoir dont il est investi ni de l’asymétrie des relations et du dénouement de rencontres – évidemment heureuses selon l’auteur – avec la gente féminine locale.