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Introduction

Les transformations politiques, économiques et sociales survenues dans les pays de l’Europe de l’Est après la chute du communisme ont donné naissance à une nouvelle problématique de recherche en sciences sociales et ont renouvelé l’intérêt du milieu scientifique pour ce qu’on appelle « la transition démocratique ». Toute une réflexion a été développée autour de la problématique générale du changement social, du processus de démocratisation et de la définition du postcommunisme et de la transition.

Une bonne partie de cette littérature « transitologique » conçoit la transition comme un passage d’un modèle économique et social socialiste vers un modèle économique et social libéral (transition vers la démocratie et vers l’économie de marché). Beaucoup d’anthropologues remettent en question cette interprétation de la transition. Les critiques formulées concernent l’ambiguïté du concept de transition et la vision unilinéaire, voire évolutionniste de ce modèle.

Certains auteurs (Hann 1994) affirment qu’on doit regarder avec suspicion ce concept parce qu’il est trop général et ambigu pour appréhender les transformations postcommunistes. La logique du développement des sociétés suppose une transformation permanente et un passage d’une époque historique à l’autre, donc chaque période peut être considérée comme une transition (1994 : 231). Katherine Verdery (1997) observe que les concepts d’État et de démocratie libérale, propres à la société occidentale, ne peuvent être pris comme acquis pour analyser les sociétés postcommunistes parce que les réalités sociales sont trop complexes et diversifiées pour appliquer un schéma unique (1997 : 715).

Les changements postsocialistes ne suivent pas une voie unique et prédictible vers le capitalisme, mais témoignent des variations significatives dues à l’héritage social et culturel propre à chaque pays en transition. Les transformations que connaissent ces sociétés résultent d’abord de la recombinaison des ressources institutionnelles et organisationnelles et des pratiques héritées, sous des formes éclatées et dispersées, des anciens régimes (Dobry 2000 : 581). Dans ce contexte, une juste compréhension des transformations postcommunistes devrait prendre en considération les choix des acteurs, leurs stratégies et leurs pratiques dans la construction de ces nouvelles réalités sociales (Michel 1994 ; Hann 2002 ; Verdery 2003).

Le travail[1] que je présente s’inscrit dans cette voie qui met l’accent sur l’interaction entre les modèles sociaux et les pratiques des acteurs sociaux. Il vise à jeter un nouvel éclairage sur les changements dans les campagnes roumaines depuis la décollectivisation, processus qui a entraîné une véritable réforme agraire par la double mutation des droits de propriété et des rapports sociaux. Je cherche, avant tout, à interroger le rôle joué par les pratiques successorales dans le processus de reprivatisation des propriétés foncières et les recompositions opérées à cet effet dans le modèle social de reproduction familiale[2].

Ainsi, l’analyse part de l’idée que les relations de propriété et les pratiques successorales se développent en suivant des principes et des pratiques sociales héritées à la fois du passé précollectiviste et de l’époque socialiste.

La reconstitution du droit à la propriété privée a figuré parmi les priorités des gouvernements postcommunistes des années 1990. Le monde rural a été parmi les secteurs sociaux les plus touchés par les politiques de privatisation. Les réformes engagées dans ce secteur sont désignées dans la littérature scientifique sous le nom de décollectivisation, vue comme une mutation des rapports sociaux affectant à l’intérieur du système tous les facteurs de production (terre, capital, travail) qui interviennent dans le fonctionnement des exploitations agricoles (Maurel 1994). Ce processus renvoie à une idée de retour à l’avant-collectivisation, à l’ancien ordre social fondé sur l’appropriation privée du sol et des moyens de le cultiver. Dans l’ensemble des pays de l’Europe de l’Est, la restauration de la propriété privée de la terre a constitué un élément central de la transition postcommuniste.

En Roumanie, le monde rural a été le premier à avoir subi les effets de la transition, caractérisés par un bouleversement rapide des structures foncières. Ce pays, encore très agraire[3], a subi de plein fouet le processus de décollectivisation et de la reconstitution de la propriété foncière privée, car 90 % de la terre a été collectivisée dans les années 1950[4]. À la suite de ce processus, les paysans ont été dépossédés de leurs propriétés : 10 millions d’hectares de terrains agricoles sont devenus propriété des coopératives agricoles de production (CAP). La collectivisation a entraîné des transformations sociales importantes dans tous les secteurs sociaux : l’exode rural, l’accroissement démographique urbain, les migrations journalières et hebdomadaires entre ville et campagne. Elle a remodelé l’espace géographique par l’introduction d’une agriculture mécanisée et de grande surface et a engendré un mode particulier d’articulation sociale entre ville et village.

La dynamique de ce processus s’est réalisée dans un cadre social et géographique spécifique. Les Roumains disposent de deux unités importantes d’organisation sociale : la gospodaria et le village. La gospodaria comprend le groupe domestique, la cour avec la maison et les dépendances et un lopin jardiné. Elle représente l’élément essentiel autour duquel s’organisent toutes les activités du monde rural roumain. Le village inclut plusieurs éléments : un groupe de personnes installées dans un seul habitat et disposant des propriétés intravilan (situées au noyau du finage villageois et qui appartient à la gospodaria) et d’un territoire extravilan (situé à l’extérieur du finage villageois constitué des terres arables, prairies et pâturages). Pendant le communisme, les terres extravilan ont été collectivisées alors qu’une partie des terres intravilan est restée dans le patrimoine familial. Après la chute du communisme, les terres extravilan et une partie des terres intravilan ont été restituées aux anciens propriétaires, ce qui a ravivé la question de l’héritage de la propriété foncière, mise à mal pendant la collectivisation. Dans ce contexte, l’alliance et la parenté ont pris une importance nouvelle : la société roumaine a été, dans sa quasi-totalité, affectée par les politiques de restitution des terres.

Dans la littérature sur la décollectivisation en Roumanie[5], la question des pratiques d’héritage et de succession a été à peine prise en considération. La plupart des recherches ont porté sur le modèle social de la décollectivisation, sur la mise en application de la législation postcollectiviste et sur les comportements économiques des acteurs sociaux. Cependant, les lois qui ont réglementé le processus de décollectivisation ont placé l’héritage de la propriété foncière au centre de la réforme agricole. Les lois 18/1991 et 1/2000[6] ont pris en compte les structures foncières des années 1950. Or, la plupart des sujets juridiques de ces lois, les anciens propriétaires, étaient décédés, ce qui a transféré les responsabilités vers les héritiers légitimes. De cette façon, l’application en pratique de la loi a créé un double effet juridique : la rétrocession des terres et la transmission de ces terres ont été gérées simultanément.

Cet aspect du changement est fondamental dans mon analyse. La collectivisation a gommé la terre du patrimoine familial. Elle n’a toutefois pas réussi à annuler les pratiques de transmission qui se sont repliées sur le seul patrimoine resté en propriété privée : la maison, les dépendances, le lopin jardiné. À l’époque de la restitution, on cherche à comprendre les mécanismes par lesquels les acteurs sociaux se réapproprient l’héritage de la propriété foncière. Cette réappropriation affecte‑t‑elle les pratiques successorales à l’égard des autres objets du patrimoine familial? Dans quelle mesure? S’agit-il des pratiques sociales nouvelles ou bien des pratiques successorales coutumières reprises et transformées? Comment le droit étatique influence-t-il et module-t-il les stratégies successorales?

Le terrain principal de ma recherche, le village de Cerghid, a été choisi en fonction de plusieurs variables. Cette communauté, située à proximité de deux villes importantes Tirgu-Mures et Tirnaveni, a été entièrement collectivisée[7] et a connu un important exode rural pendant le communisme. Dans ce sens, elle peut être représentative du rapport entre le milieu rural et le milieu urbain, par le bais des maisonnées et des parentèles qui ont gardé un ancrage dans le milieu rural et pour l’étude d’une catégorie sociale hybride apparue après 1989 qui est constituée des propriétaires qui habitent la ville mais qui travaillent les terres restituées à la campagne.

La méthodologie de recherche a combiné les entrevues semi-dirigées, l’étude des archives familiales et départementales (testaments, documents de propriété, registres fonciers, cadastres) et la reconstitution des généalogies portant sur trois générations en indiquant aussi la circulation des terres (vente, don, achat, partage) au sein de chaque lignée. Les entrevues ont été réalisées auprès des 25 familles sélectionnées en fonction de trois variables : les catégories de maisonnées, les catégories de propriétaires fonciers et le cycle de développement du groupe domestique, tout en le croisant avec l’usage et l’occupation de la terre. J’ai également réalisé des entretiens avec les autorités locales et les membres de la mairie engagés dans le processus de restitution des terres (4 personnes concernées).

L’analyse place les transformations subies par les pratiques successorales dans le temps, selon un découpage temporel qui distingue trois périodes (avant, pendant et après la collectivisation) en examinant à la fois la norme juridique et les pratiques coutumières de succession et d’héritage. Ainsi, pour comprendre les pratiques de transmission aujourd’hui, il faut d’abord connaître les principes de transmission dans le monde traditionnel d’avant la collectivisation (la période d’entre-deux-guerres), suivre les transformations de ces principes pendant la collectivisation (1945-1989) et examiner leur fonctionnement dans la transition postcommuniste (1989-2005).

Transmission du patrimoine avant la collectivisation : dotation d’établissement et ultimogéniture masculine

Le modèle général de transmission du patrimoine, valable pour la société roumaine d’avant la collectivisation et reconstitué à partir de quelques travaux monographiques[8] nous indique quelques traits importants : le privilège du dernier-né qui devait rester dans la maison des parents, la résidence patrilocale ou néolocale, l’endogamie géographique, la dotation d’établissement[9]. Ces traits généraux ne peuvent pas couvrir, bien entendu, la diversité des pratiques locales et certaines différences régionales.

Pour ce qui est du village de Cerghid, l’ancien modèle de transmission ne s’éloigne pas beaucoup des prescriptions du code civil (1864) qui prévoit un partage égalitaire des biens entre tous les descendants du même degré sans distinction de sexe, reconnaît le droit de léguer les biens par testament et le droit à une réserve successorale pour les descendants de tous les degrés, les ascendants de premier degré et l’époux ou épouse qui survit.

Ainsi, tous les villageois interviewés ont évoqué l’importance de la dotation d’établissement, de la transmission bilatérale des biens (voie patrilinéaire et voie matrilinéaire) et de l’absence des documents écrits réglant cette transmission. De même, ils ont mis en évidence les différences entre les principes de transmission du patrimoine foncier et les principes de transmission de la gospodaria. On appliquait des règles égalitaires pour la terre et des règles inégalitaires pour la maison, disent‑ils.

Les stratégies successorales devenaient effectives lors du mariage de l’un des enfants. Cet évènement mettait en exercice la pratique coutumière de dotation d’établissement, pour les fils, et de la dot, pour les filles. Il s’agissait, en réalité, d’un partage de l’avoir familial fait du vivant des parents. Le caractère obligatoire de la dotation d’établissement éloigne cette pratique du code civil qui lui confère un caractère de « libéralité » et de « bénévolat ». Le manque de documents juridiques officiels constitutifs de ce partage (forme authentique de dotation, testaments, etc.) accentue son aspect coutumier. C’est pourquoi les parents, toujours considérés comme propriétaires de ces biens partagés, gardaient une réserve successorale appelée partea sufletului (la part de l’âme). Selon certains témoignages, ce partage initial fait du vivant des parents était, en règle générale, respecté après la mort de l’un des parents, quand on pouvait procéder à la succession juridique légale. Toutefois, les héritiers mal dotés pouvaient attaquer ce partage coutumier en réclamant leur droit devant la loi. Cette situation arrivait rarement puisque cela supposait des procédures juridiques coûteuses et compliquées :

Le chef de la famille disposait de son avoir. Il ignorait la loi et agissait selon sa propre loi. Pour appliquer la loi de l’État, les descendants mécontents devaient faire appel à la justice. Qui avait le courage d’attaquer la décision des parents? C’était plus simple de se contenter avec ce qu’on avait reçu ou de renégocier, au besoin. En fin de compte, tout le monde finissait par bien s’entendre.

Cornel Hanga[10] 64 ans

Celui qui héritait des biens était l’enfant qui restait dans la maison paternelle, et c’était, le plus souvent, le dernier-né. En échange, il devait soutenir les parents pendant leur vieillesse et faire dire les messes, ainsi que distribuer les aumônes rituelles après leur mort. Pour récompenser ces obligations, après la mort des parents, la part de l’âme revenait, elle aussi, au dernier-né. Dans ce cas, la pratique de dotation d’établissement est intimement liée à l’institution de l’ultimogéniture masculine. La dotation d’établissement préservait l’intégralité de la gospodaria tout en essayant d’aider les fils aînés et les filles à s’établir ailleurs.

Pourquoi le système traditionnel de perpétuation valorisait-il davantage le dernier-né que l’aîné, comme c’est la norme dans plusieurs modèles à héritage inégalitaire? Les analystes de cette pratique coutumière (Costa-Foru 1936 ; Cuisenier 1994) ont essayé deux explications. Premièrement, il s’agirait d’une raison symbolique : l’unicité du dernier-né peut déterminer une valorisation « inverse » des rangs de naissance. La deuxième raison serait purement pratique : le dernier-né sert les parents sur une durée plus longue que les aînés, il est en conséquence mieux placé pour recevoir « la part de l’âme ».

La dotation d’établissement met en valeur la succession plutôt que l’héritage. La transmission des statuts sociaux, faite du vivant des parents, diminue les enjeux de l’héritage qui ne garde son importance que pour le dernier-né. Celui-ci est successeur avant d’être héritier. Ainsi, on place au centre des préoccupations la perpétuation de la gospodaria ou la constitution d’une nouvelle. Même si les membres de la gospodaria restent en indivision après cette distribution provisoire, la terre, les outils, les animaux reçus leur donnent la possibilité de se rebâtir une nouvelle gospodaria.

Formes juridiques et coutumes successorales pendant la collectivisation

La collectivisation des terres et tous les changements qu’elle entraîne au village affectent profondément le modèle de transmission présenté ci-dessus. La disparition de la terre du patrimoine familial augmente les pressions sur la gospodaria, le seul élément à travers lequel les rapports de propriété se reproduisent. Ces changements touchent les éléments de base du modèle : la dotation d’établissement, l’ultimogéniture masculine et les alliances matrimoniales. La transformation de ces pratiques successorales survient dans un cadre juridique stable, sans modifications importantes, des règles du droit.

Analysons les transformations de chacune de ces pratiques coutumières. L’accès à un emploi en ville et le départ de certains membres de la gospodaria rendent caduque la pratique de dotation d’établissement. La collectivisation des terres et l’économie socialiste changent les priorités et les stratégies des familles. Dépourvue de la terre qui constituait sa base économique, la gospodaria éclate comme structure unitaire et ses ressources s’appauvrissent. Elle est désormais composée d’une partie stable qui reste ou travaille au village et d’une partie mobile qui s’installe en ville mais qui passe les fins de semaine au village. Les échanges entre ces deux parties se multiplient à travers les rouages de l’économie secondaire. Cette structure est appelée par Vintila Mihǎilescu (1996) « maisnie[11]mixte diffuse ».

En l’absence de la terre, des outils et des animaux, les familles trouvent des stratégies pour remplacer la pratique coutumière de dotation d’établissement. Autrefois destinée à assurer la naissance d’une nouvelle gospodaria, celle-ci s’est transformée en une obligation parentale d’organiser le banquet de noces. Ce banquet, auquel sont invités non seulement des parents proches mais aussi des parents éloignés, des amis et des voisins, est le principal outil financier de l’institution des noces : c’est lors du banquet qu’on accumule de l’argent.

La transformation de la pratique de dotation d’établissement entraîne à son tour la transformation de l’institution de l’ultimogéniture masculine. On voit se développer une formule d’héritage plus égalitaire. La position du dernier-né, héritier de sa part légitime et héritier de la « part de l’âme », perd sa valeur économique. Les enjeux de la reproduction de la gospodaria se jouent sur d’autres facteurs. Les familles n’ont plus à gérer un modèle à plusieurs héritiers puisque les solutions s’offrent facilement : un emploi en ville, un appartement offert par l’État communiste. Sous la pression des autorités, certains héritiers renoncent à leur partie de terre avant même la fin du processus de collectivisation. Comme la vie au village n’offre pas de perspectives encourageantes, les vieilles maisons ne sont plus si attrayantes. Quel héritier continuerait une gospodaria dépourvue de terre, d’animaux et d’outils, garnie d’une vieille maison désuète? La succession perd de son enjeu.

Ainsi, dans la famille Marcu, un modèle à deux frères et une soeur, la collectivisation change les règles coutumières. C’est l’aîné qui reste dans la maison parentale. Le dernier-né n’aime pas le travail agricole et part en ville, la soeur est installée dans la maison de son mari, le père est mort et la mère est remariée dans une autre gospodaria. Dans cette situation, la terre intravilan et la maison parentale reviennent à l’aîné qui doit entretenir en échange une tante, la soeur du père.

On observe que l’institution de l’ultimogéniture masculine tend à être remplacée par le partage plus ou moins égalitaire de la maison, de la cour et du jardin. On constate aussi que l’autorité paternelle, si forte dans la société traditionnelle, diminue pour céder la place à l’autonomie financière des membres du groupe domestique. Cette autonomie nouvelle et l’accès à l’éducation et à l’information renforcent la légitimité du droit civil. Les descendants sont de plus en plus conscients de l’égalité de leurs droits conférée par le droit positif. Ils prennent également conscience des modalités juridiques qui permettent de rendre cette égalité effective. Toutefois, l’une des fonctions de l’ancienne institution de l’ultimogéniture masculine survit à tous ces changements : on valorise l’enfant qui prend soin des parents et on organise les messes et les aumônes rituelles après leur mort, et dorénavant, peu importe que celui-ci soit aîné ou cadet, fils ou fille. Ainsi, dans la famille Saru, les parents trouvent un moyen légal de récompenser l’effort de Paul, fils cadet qui reste dans la maison parentale et prend soin des vieux parents. Pour s’assurer que les autres descendants ne réclameraient pas une partie de la maison, la mère décide de faire de son vivant un acte de donation par lequel elle lègue la maison, le jardin et la cour à son fils et à sa bru (chacun a droit à la moitié de ces biens immeubles). Par une logique paradoxale, la coutume affirme sa légitimité avec des moyens juridiques offerts par le droit civil (la donation).

Pratiques successorales de la décollectivisation : conflits familiaux et solidarités de subsistance

La décollectivisation dévoile les mécanismes sociaux par lesquels la restitution des terres réinsère la propriété foncière dans le patrimoine familial. Fait-elle renaître les pratiques coutumières de dotation d’établissement et de l’ultimogéniture masculine? Quelles conséquences s’ensuivent pour la reproduction familiale dans son ensemble?

La loi 18/1991 a conféré à l’héritage un enjeu social de premier ordre. Tout d’un coup, les descendants des propriétaires légitimes se sont vus héritiers des biens fonciers. Les modalités de partage mettent en oeuvre des stratégies diverses qui vont des ententes rapidement conclues à des conflits qui font éclater les réseaux de la parenté collatérale. Toutes ces situations expriment en fin de compte la tension entre le droit civil et les pratiques coutumières, les différences de perceptions et d’interprétations à l’égard de la « légitimité » de ces normes juridiques. Pour les uns, les comportements sont dictés par la légitimité de la pratique coutumière, alors que pour les autres, la légitimité est représentée par les prescriptions du droit civil. Maria Nemes (80 ans) résume bien la perspective des villageois à l’égard de la « légitimité » du partage :

Je pense que la loi qui prévoit un partage égal pour n’importe quelle situation n’est pas juste. Il faut que les frères s’entendent entre eux et reconnaissent les mérites de celui qui est resté au village, qui a pris soin des parents et qui a enduré toutes les difficultés pendant 30 ans de collectivisme.

On voit donc clairement qu’aux yeux des villageois, les pratiques coutumières ont plus de légitimité que le droit civil. Alexandra Gal (66 ans) fait une nette confusion entre les règles instituées par le droit civil et celles que dicte la coutume. Selon elle, la loi, c’est la coutume :

Je ne connais pas la loi maintenant, mais je sais qu’avant la collectivisation il y avait la loi suivante : l’enfant qui prenait soin de ses parents jusqu’à leur mort héritait de la maison, la loi donnait la maison à cet enfant-là, c’était comme telle, la loi. De nos jours, les frères demandent des parties égales même s’ils n’ont pas pris soin de leurs parents. Cette loi n’est pas juste, elle doit reconnaître les mérites de l’enfant qui est resté auprès des parents.

Mais cette confusion entre loi et coutume entre en conflit avec la vision de certains héritiers installés en ville qui veulent tout simplement obtenir le droit de propriété conféré par le droit civil (les lois 18/1991 et 1/2000). En effet, c’est la norme juridique qui favorise la reprise de certaines pratiques coutumières. Ainsi, l’assurance de la succession de la gospodaria jouit d’une légitimation coutumière aux yeux des villageois qui veulent que la « part de l’âme » soit transférée sur la propriété extravilan. Par contre, elle n’a aucune signification pour certains héritiers citadins qui réclament leur droit conféré par la loi. Les conflits regardent non seulement la terre extravilan mais aussi la terre intravilan. De cette façon, la décollectivisation réactualise l’ancien conflit entre les pratiques coutumières et le droit formel.

Cette tension entre la légitimité de la coutume et la légitimité du droit civil est bien incarnée dans le cas de Cristian Matei (71 ans). À l’époque de la collectivisation, ses trois frères et deux soeurs ont quitté la maison parentale pour s’installer en ville. C’est Cristian qui a pris soin des parents et qui a assumé toutes les dépenses liées aux cérémonies d’enterrement. Les frères venaient très rarement pour visiter les parents. Avant de mourir, la mère a laissé un testament qui léguait la maison, la cour et le jardin à Cristian. Une mesure « très sage », considère-t-il puisque sinon, ses frères auraient revendiqué une partie de la maison et du jardin intravilan. Toutefois, lors de la restitution des terres, les conflits éclatent entre Cristian et ses frères citadins. Les frères demandent que toutes les parcelles de terres soient réparties d’une manière absolument égale, par tirage au sort. Comme les parents de Cristian avaient 6 ha 30 ares éparpillés en 8 parcelles, la partie qui revient à chaque descendant est d’environ 1 hectare. Cristian est fort mécontent puisqu’il s’attendait à ce que les frères lui laissent une parcelle de terre de meilleure qualité, plus proche de vatra satului[12] et un peu plus grande que les autres :

La loi dit que le partage soit fait frateste[13], mais nous nous attendions que les frères nous laissent quelques ares de plus et dans une bonne partie du hotar[14]. C’est nous qui avons travaillé comme des malades dans la CAP[15], c’est nous qui vivons ici avec des pensions de retraite symboliques. Les autres frères sont très bien situés, ils sont riches, mais non, ils veulent qu’on partage la terre d’une manière égale même s’ils ne viennent pas la travailler et toutes leurs terres sont données en fermage.

Finalement, la règle coutumière gagnera aux dépens du droit civil. Dan Popescu, président de la commission de restitution, convainc une des soeurs de Cristian Matei de l’injustice de leur partage et, finalement, les frères consentent à ce que Cristian ait le droit à une parcelle mieux située et à 10 ares de plus. Dès lors, le mari de sa soeur cadette rompt les relations avec Cristian. En conséquence, ces parents par alliance finissent par se détester mutuellement.

Comment la famille postcollectiviste gère-t-elle ces tensions? La réponse peut être trouvée dans la capacité des acteurs de « jouer » sur le vaste terrain culturel délimité entre les règles coutumières et le droit civil. Aurel Pintea (51 ans), un citadin qui travaille les terres restituées à la campagne, n’a pas reçu une partie égale de la maison parentale après la mort de sa mère. C’est sa soeur qui a pris soin de leur mère malade (paralysée pendant 6 mois) et qui a organisé la cérémonie d’enterrement. Par la suite, la maison parentale a été vendue et Aurel a obtenu 1/3 de l’argent de la vente alors que sa soeur en a reçu les 2/3. Les terres, par contre, ont été partagées d’une manière égale. Aurel trouve cette situation normale :

C’est normal, celui qui prend soin des parents doit recevoir plus que celui qui n’a rien fait pour eux. Je veux vous dire une chose sur la loi. La loi qui compte n’est pas la loi officielle, ce sont les gens qui doivent s’entendre entre eux. Qu’est-ce que le législateur connaît de la situation particulière de chaque famille? Dans la pratique, les choses sont différentes. Il faut être réaliste.

Certes, la rétrocession des terres ne réactive pas dans la même forme ni la dotation d’établissement ni l’ultimogéniture masculine : le contexte économique et social postcommuniste est différent du cadre pré-collectiviste. La différence entre aînés et dernier-né, entre fille et garçon ne compte plus et la compétition entre frères se déroule à armes égales pour rentrer dans la propriété des terres. Ce processus met toutefois en évidence que certains éléments de ces pratiques coutumières qui ont perduré pendant la collectivisation sont réinvestis de légitimité après la chute du communisme. La réserve successorale de la « part de l’âme », qui articulait le lien entre la dotation d’établissement et l’ultimogéniture masculine, joue un rôle extrêmement important dans les pratiques successorales. Assurer la succession de la gospodaria et prendre soin des parents sont des responsabilités qui doivent être récompensées par un partage coutumier légèrement inégalitaire. On a vu cette tendance lors de la restitution des terres, elle réapparaît également dans les projets successoraux. Dans l’échantillon étudié, 90 % des familles ont évoqué leur intention de laisser une partie plus grande à celui des enfants qui prend soin des parents. Comme la dotation d’établissement a perdu son enjeu d’autrefois, la part de l’âme ne concerne plus la terre extravilan mais une partie de la maison et de la terre intravilan. Ainsi, elle rend compte d’un changement de valeurs. L’enfant qui reste dans la maison paternelle doit recevoir la part de l’âme, fixée en fonction du nombre des descendants. Les villageois se lancent dans des calculs compliqués pour établir le montant de cette part. En règle générale, la logique est la suivante : il faut partager en parts égales la maison, la cour et le jardin à tous les membres de la gospodaria : enfants et parents. Par exemple, la famille Popovici, qui a une fille et un garçon, envisage de partager la gospodaria en quatre parties ; l’enfant qui va prendre soin des parents recevra en plus les parts des parents, fixés à deux quarts du patrimoine :

Celui qui prendra soin de nous recevra davantage. Dans ce cas, la maison sera partagée en quatre parties : ¼ reviendra à celui qui ne s’intéresse pas à nous et ¾ à celui qui prend soin de nous. Si aucun de nos enfants ne veut prendre soin de nous, on vendra la maison et on ira dans une maison de retraite.

Daniela Popovici, 64 ans

Une analyse globale des projets successoraux révèle trois tendances : le partage égalitaire de la terre et inégalitaire de la maison, l’importance de la perpétuation de la gospodaria, l’absence de documents juridiques faits du vivant des parents. L’importance des projets successoraux est proportionnelle à l’âge des villageois interviewés : plus on avance en âge, mieux ces pratiques sont dessinées. Par exemple, Dumitru Uciu (40 ans), ne pense pas encore à un partage projectif, la perspective de la succession lui semble bien lointaine :

Nous, on n’a pas pensé comment partager notre avoir puisque nous sommes encore jeunes et la construction de la maison n’est pas encore achevée. De toute façon, le partage doit être égal, nous sommes conscients de tous les sacrifices qu’on a faits pour construire cette maison, les enfants doivent bénéficier d’une manière égale des fruits de notre travail.

Mais quand je lui demande de quelle façon lui et ses frères installés en ville doivent partager l’avoir familial de ses parents dont la mère est encore vivante, la perspective change :

Ceux qui prennent soin des parents doivent avoir une part plus grande que les autres. Ce sont les frères qui doivent s’entendre entre eux. Légalement, nous ne pouvons pas démontrer que nous avons pris soin de ma mère et que nous avons investi dans cette gospodaria. C’est normal que nous ayons une partie plus grande que les autres. On peut toujours contourner la loi d’une manière légale, c’est la plus simple des procédures.

On constate que la logique égalitaire, bien que forte, ne peut pas l’emporter sur la logique coutumière de la « part de l’âme ». Comme dans les cas analysés plus haut, la légitimité de la coutume entre en contradiction avec la légitimité de la loi. Dumitru pense « contourner la loi d’une manière légale » qui veut dire trouver une façon légale pour respecter la règle coutumière de la « part de l’âme ». D’ailleurs, il y a quelques villageois qui envisagent de prendre en compte les marges de manoeuvre laissées par les prescriptions du droit civil. Gabriel Bindea (56 ans) par exemple, est au courant de tous les artifices juridiques auxquels il peut avoir recours en vue d’un partage inégalitaire. Même s’il est héritier unique, il s’est déjà renseigné auprès des notaires sur la meilleure façon de contourner la loi :

Je suis allé chez un notaire et c’est lui qui m’a montré comment faire pour contourner la loi. Pour sortir de l’indivision par exemple, il faut faire un contrat de vente-achat intra-tabulaire entre les parties concernées : cela coûte moins cher qu’un partage juridique normal.

Il est cependant à noter que pour accéder à ces artifices juridiques, il faut disposer d’argent et d’information. Aller chez un notaire, se renseigner, payer des frais, ce sont des choses inaccessibles pour la plupart des villageois. Voilà pourquoi la plupart des héritiers légitimes sont encore propriétaires en indivision des terres restituées. La loi de restitution a renforcé la pratique coutumière d’indivision juridique qui caractérisait la société d’avant la collectivisation. On peut se demander pour quelles raisons les villageois ne sont pas intéressés à régler ce problème d’indivision qui peut créer des situations très compliquées pour leurs enfants. La plupart d’entre eux affirment que c’est le coût exorbitant des procédures juridiques notariales qui les empêche de procéder et que la valeur très basse de la terre[16]extravilan ne justifie pas un tel souci. Ainsi, la valeur marchande de la terre conditionne les stratégies successorales. On peut supposer que ce problème juridique éclatera lorsque la terre gagnera de la valeur sur le marché.

Cette méfiance des paysans à l’égard des documents écrits est aussi à noter dans les stratégies successorales projectives. Tous les villageois âgés ont déjà des scénarios tout prêts en vue de la transmission du patrimoine à leurs enfants. On a vu que c’est toujours la règle coutumière de la « part de l’âme » qui guide la logique de la transmission. En même temps, la plupart des villageois n’envisagent pas de rédiger un document écrit (donation ou testament) pour faire valoir cette règle coutumière. Les villageois expliquent cette absence de documents écrits de deux façons. D’une part, ils disent que cette procédure n’est pas sûre, parce que les enfants dotés peuvent oublier leur devoir envers les parents et les envoyer à une maison de retraite (c’est la plus grande peur des villageois). Deuxièmement, ils rappellent que le partage légal se fait d’habitude après la mort des parents. Or, toute procédure engagée du vivant des parents reste nébuleuse puisqu’on ne sait pas qui au juste va rester dans la maison des parents.

Dans une culture profondément orale, la pression du droit civil n’arrive pas à uniformiser les comportements. Les documents juridiques légaux faits du vivant des parents sont difficilement acceptés dans la communauté. Sur un échantillon de 25 familles, on ne trouve que quatre cas de documents juridiques (deux testaments et deux donations) faits du vivant des parents pendant la collectivisation, et deux documents au temps de la décollectivisation (un testament et une donation). Certains villageois trouvent plutôt d’autres façons de faire respecter leur décision après leur mort. Ioan Aldea a deux fils et il veut partager d’une manière égale son avoir. Sa préoccupation n’est pas la préparation à la vieillesse mais plutôt la perpétuation de la gospodaria. Ioan a déjà jeté un sort contre les enfants s’ils ne respectent pas sa volonté :

Lors de mon dernier anniversaire, j’ai organisé un grand rassemblement familial. J’ai dit à mes fils qu’il est très important de perpétuer cette gospodaria. Après ma mort, il faut que l’un d’entre eux vienne et s’installe ici. Je leur ai dit qu’il n’est pas question de vendre cette gospodaria. Mon père a acheté cette terre avant la Deuxième Guerre et maintenant, quoi, la vendre à quelques Tsiganes? Pour m’assurer que tout sera fait selon ma volonté, j’ai maudit d’avance mes enfants. Je suis plus rassuré maintenant. Mes enfants savent que la malédiction faite par les parents s’accomplit toujours. Ils vont donc respecter ma volonté.

La malédiction, c’est un moyen extrême de pression pour assurer la continuité de la gospodaria. La perpétuation de la maison est un impératif si fortement ressenti qu’il ne laisse aucune marge de manoeuvre aux enfants. Leur destin est tracé d’avance : c’est la gospodaria qui l’emporte sur le choix individuel.

Outre la survie de la part de l’âme, un autre élément de l’institution de l’ultimogéniture masculine semble avoir survécu : l’assurance de l’accomplissement des cérémonies d’enterrement[17]. Si, dans le système d’avant la collectivisation, c’était la part de l’âme qui était le garant de l’accomplissement du service funéraire, l’insécurité de la succession a aujourd’hui changé les données. L’assurance contre les maux de la vieillesse (la part de l’âme) et l’épargne en vue de l’enterrement sont maintenant deux pratiques dissociées. Tous les villageois âgés, sans distinction, accordent une importance capitale à la dernière pratique. J’ai demandé aux informateurs les raisons d’une telle évolution de cette pratique. Deux arguments ont été avancés : premièrement, les dépenses liées à l’enterrement sont maintenant plus grandes qu’autrefois et, deuxièmement, l’argent ainsi accumulé est une garantie que les cérémonies religieuses se passeront comme il faut, conformément à la tradition du village :

Maintenant, tout le monde pense épargner de l’argent pour l’enterrement. Autrefois, les dépenses d’enterrement n’étaient pas si grandes que maintenant. La gospodaria pouvait assurer tous les produits nécessaires. De nos jours, mourir, c’est un luxe : la nourriture, le cercueil, le pope, tout coûte cher. Il est très important d’organiser les cérémonies comme tout le monde le fait, pour que les autres villageois ne rient pas de nous. Voilà, nous avons mis de côté 15 litres d’eau de vie qui attendent au grenier notre mort. On n’achète plus de jus, plus de boisson, plus de chocolat : on économise pour l’enterrement.

Maria Cornea, 63 ans

Toutes les stratégies sont subordonnées au projet d’enterrement. On dirait que le seul but des villageois âgés est de se préparer pour les funérailles :

On doit épargner en vue de l’enterrement. Nous avons réussi à épargner 3000 lei mais l’été dernier nous avons dépensé 1500 lei pour rénover la maison. Autrefois, les gens ne faisaient pas cela mais maintenant, cela coûte cher de mourir. Les gens bien font l’épargne pour que les enfants ne soient pas obligés de payer de leurs poches l’enterrement de leurs parents.

Raul Zapa, 75 ans

On comprend que la préparation de la mort est une responsabilité morale qui ne concerne ni les enfants ni les autres membres de la parenté. La pratique de l’ultimogéniture masculine était extrêmement importante dans l’ancien système, elle constituait une garantie que le dernier-né accomplira les devoirs profanes et religieux envers les parents. La gospodaria a perdu de nos jours cette assurance de succession d’autrefois. La partie citadine de la gospodaria ne peut pas offrir une garantie fiable. Dans les conditions d’un partage plus égalitaire, on ne sait pas vraiment lequel des enfants viendra habiter la maison parentale, on ne sait pas non plus qui s’occupera des vieux parents et de leur enterrement. Pour mettre les choses en ordre, cette nouvelle pratique remplit dans une certaine mesure les fonctions de l’ultimogéniture masculine d’autrefois. L’argent mis de côté constitue maintenant une garantie matérielle de l’accomplissement du service religieux des cérémonies d’enterrement.

On peut se demander également pourquoi les villageois n’envisagent pas d’appliquer la règle coutumière de la part de l’âme aux terres restituées. En effet, leurs témoignages révèlent une logique coutumière inégalitaire concernant le partage de la maison et de la terre intravilan et une logique parfaitement égalitaire concernant la transmission des terres extravilan. S’agit-il d’un héritage du collectivisme qui a fait se replier les coutumes sur la gospodaria? Est-ce un changement de valeurs? La situation compliquée et incertaine des terres extravilan (absence de documents de propriété, l’indivision juridique de tous les héritiers) et la nouveauté de la restitution des terres peuvent expliquer en partie ce genre de comportement projectif. La dévaluation des terres extravilan a fait de la gospodaria l’objet le plus valorisé du patrimoine. L’expérience collectiviste et les bouleversements de la transition ont érodé la valeur de la terre extravilan dans le contexte de la gospodaria alors que la maison est demeurée son élément de base. C’est par l’intermédiaire de cette partie du patrimoine, lieu identitaire et généalogique, que le groupe familial peut encore se reproduire.

Conclusion

L’analyse diachronique des pratiques de transmission dans le village de Cerghid a décelé les principes qui gouvernent la reproduction familiale par succession et héritage et l’évolution de ces principes à travers les changements sociopolitiques des 60 dernières années. Le modèle de transmission conserve quelques principes qui sont révélateurs non seulement du dispositif social qui légitime les biens transmis mais aussi des valeurs culturelles qui sous-tendent le système de perpétuation. La survivance de la pratique coutumière de la part de l’âme à travers les trois périodes en discussion place la gospodaria au centre des stratégies de reproduction. Elle fait de la gospodaria la mesure de toutes les choses, ce qui exprime l’importance de la famille comme lieu de production et de perpétuation des valeurs culturelles.

Les résultats de cette recherche remettent en question certains postulats simplificateurs sous-tendus par une partie de la littérature scientifique consacrée aux changements postsocialistes qui véhicule l’idée d’une transition unilinéaire et prédictible du socialisme au capitalisme. Ainsi, les expressions contemporaines des pratiques successorales sont le résultat d’une mutation des traditions juridiques cristallisées dans la période d’avant la collectivisation. La détérioration du modèle socialiste, accompagnée de l’apparition de certains éléments disparates du modèle libéral, se produit en sursauts, avec des retours en arrière et des anticipations timides du futur. « C’est une période entre deux mondes : le monde communiste est tombé et le monde capitaliste n’est pas encore né », nous dit un de nos informateurs. En effet, les comportements juridiques analysés dans cet article révèlent le visage d’une « transition » contradictoire et pluridimensionnelle qui englobe passé et présent, coutume et loi, oral et écrit, et qui amène une diversification sans précédent des pratiques de reproduction sociale.

Cette recherche montre également que les pratiques successorales ont directement influencé le processus de restitution des terres en Roumanie. Le retour à la pratique coutumière d’indivision foncière entraîne des stratégies diverses de partage qui vont du renforcement des solidarités familiales à de nombreux conflits et tensions. La tension entre la légitimité du droit civil et la légitimité des règles coutumières est la source principale des conflits entre les parents collatéraux. Cette différence de perception entre les héritiers citadins et les héritiers qui sont restés au village à l’égard de la légitimité d’accès à la terre est un aspect qui a considérablement ralenti la rétrocession des terres. Dans certains cas, l’héritage et le partage de ces biens fonciers ont créé plus de problèmes juridiques que la récupération des terres proprement dite. Cette situation a ravivé certains litiges non réglés, certaines transmissions inachevées d’avant la collectivisation qui se sont trouvées confrontées à une réalité sociale nouvelle : un nouveau rapport entre ville et campagne, une différenciation des statuts sociaux des héritiers, une évolution des conceptions juridiques.

Il est difficile d’estimer aujourd’hui dans quelle mesure la mutation produite dans les pratiques coutumières dans le village de Cerghid peut être généralisée sur l’ensemble de la Roumanie. On ne dispose pas de monographies sur les pratiques successorales ni pour la période collectiviste ni pour la période postcommuniste afin de procéder à une comparaison. Mais les entrevues réalisées avec les personnes qui ne sont pas originaires du village (15 des 50 villageois interviewés se sont installés à Cerghid pendant la collectivisation) convergent dans le même sens. D’un autre côté, on sait que la gospodaria mixte diffuse est une structure sociale qui se développe dans la grande majorité des villages situés à proximité des centres urbains. Les transformations qui ont eu cours au village de Cerghid peuvent donc rendre compte de phénomènes sociaux qui se sont produits dans ce type de communautés rurales roumaines, entièrement collectivisées et soumises à une forte influence urbaine sous le socialisme.

L’intégration de la Roumanie à l’Union européenne soulève de nouveaux points d’interrogation sur l’avenir du monde rural roumain. De nombreux analystes craignent la disparition de la gospodaria et de certaines pratiques traditionnelles de culture et d’élevage, essentielles dans une agriculture de subsistance. Certes, cette intégration soumettra les communautés rurales à une autre dure épreuve. La gospodaria et certaines valeurs paysannes ont réussi à survivre malgré l’épisode collectiviste et une instable transition postcommuniste. Les communautés survivront-elles de la même façon aux normes agricoles européennes? Quels seront les effets de ces changements sur la gospodaria mixte diffuse et les pratiques de succession et d’héritage?

L’étude des impacts économiques et sociaux de l’intégration des anciens pays socialistes à l’Union européenne commence à préoccuper de plus en plus la communauté scientifique (Mink 2004) et la thèse de la fin du postcommunisme, comme « fin d’une parenthèse » se répand dans les instances du monde de la recherche. Dans ce contexte de changements sociaux inédits, les pays ex-communistes continuent de représenter un terrain anthropologique riche et passionnant.