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Introduction

Michelle commence toujours par me demander comment ça va dans mon corps. Comme ça, elle peut savoir où elle doit se concentrer. D’habitude, c’est mon dos… Quand elle me masse, elle me fait de l’aromathérapie. Il y a toujours un contact entre elle et moi et elle a une bonne énergie.

Amélie, cliente

L’analyse ethnographique du massage permet d’examiner sous un nouvel angle le capitalisme sensoriel, tel que l’explore David Howes dans son article « Hyperaesthesia » (2005). Pour Howes, l’économie expérientielle qui se développe au cours du vingtième siècle au sein des sociétés capitalistes résulte des efforts des spécialistes du marketing qui déploient des moyens techniques et scientifiques complexes. Selon les ténors du marketing que sont Philip Kotler (1973), Elizabeth Hirschman et Morris Holbrook (1982) ou encore Joseph Pine II et James Gilmore (1998), les sens deviennent ainsi des outils qu’il est possible d’utiliser pour stimuler des ventes. Howes démontre toutefois que, contrairement à ce que postulent ces chantres du capitalisme avancé, les consommateurs font plus que simplement réagir aux stimulations sensorielles d’une économie saturée : ils investissent de significations l’univers sensoriel qui prend forme autour de la marchandise, si ce n’est à travers celle-ci, et utilisent cette sensorialité pour donner sens au monde qui les entoure.

La critique de Howes (2005) s’appuie sur une discussion de l’analyse marxiste des marchandises (Marx [1867] 1993) qui, dans son acception classique, extirpe l’objet de son champ sensoriel et occulte ce dernier. Howes démontre, pour sa part, la primauté des sens dans une société fondée sur la consommation. Il fait valoir le rôle fondamental des sens et des qualités esthétiques (au sens premier du terme) des marchandises à l’heure du capitalisme avancé. Si l’analyse de Howes ouvre la voie à une plus grande reconnaissance du rôle des consommateurs, elle ne tient toutefois compte que des pratiques des grandes entreprises comme Coca Cola, Chanel et Kool-Aid ainsi que de leurs marques. Or, d’un point de vue ethnographique, il convient d’élargir ce cadre d’analyse pour tenter de mieux rendre compte des diverses pratiques d’entrepreneurs qui ne reproduisent pas uniquement une logique imposée par ces multinationales : des entrepreneurs qui tentent ni plus ni moins de tirer leur épingle du jeu, comme le dirait Michel de Certeau.

Cet article repose sur une analyse ethnographique des cabinets de massage, des salons et des spas dans le contexte montréalais. Il se distingue donc des nombreux travaux en anthropologie et en médecine qui portent sur le toucher soignant, par exemple ceux de Classen (2005), de Field (2003), de Thomas (2005) ou de Vinit (à paraître), en se concentrant sur le toucher marchandisé. Il propose un regard neuf sur les masseurs, appelés massothérapeutes, qui sont aussi des entrepreneurs dans l’économie expérientielle. Ces derniers jouent souvent un rôle important – quoique négligé – au sein du capitalisme sensoriel avancé. Le contexte de cette recherche est celui d’une industrie en croissance. L’offre de massages est diverse et elle est souvent évocatrice, ce qu’illustre clairement le « menu » du spa Givenchy, qui propose des massages à la carte, des massages sportifs ou relaxants ou encore des Ylang ylang à quatre mains. On peut désormais se faire masser dans de « nouveaux » lieux : les spas, les centres d’achats, sur les sites de certains festivals. En fait, ce développement du massage est symptomatique de la redécouverte des plaisirs sensoriels et sensuels caractéristique des sociétés modernes du vingtième siècle (Jütte 2005). Un rapport de la Fédération québécoise des massothérapeutes[1] publié en 2002 mentionne d’ailleurs que la proportion des Québécois s’étant fait masser au cours de leur vie est passée de 1,9 % en 1992 à 17 % en 1994, de 30 % en 1998 à 37 % en 2002. On constate aussi que la formation en massothérapie s’institutionnalise et que l’offre de services se normalise. De ce fait, la respectabilité du toucher demeure un enjeu de taille, ce dont témoignent les efforts de la FQM pour informer le public et le dissuader d’associer le massage à la sexualité et à l’érotisme, voire à la prostitution ou à une forme de service sexuel. Au cours de cette recherche, une enquête journalistique parue dans la presse montréalaise (voir Meunier 2005 a et b) suggérait d’ailleurs que la plupart des salons de massage apparaissant dans les petites annonces des journaux offraient aussi des services sexuels.

Cet article part de l’idée que le massage correspond à une pratique gestuelle qui possède un riche vocabulaire et qui s’alimente de métaphores culturelles, si ce n’est d’exotisme. Il s’agit toutefois et surtout d’une pratique qui ne peut se réduire à des mots. Autrement dit, le massage est pertinent, car il nous précipite au coeur du virage sensoriel (Howes 2003). Il procure en fait un terrain fertile pour l’exploration de la culture sensible.

De la parole aux gestes

De tous les types de massages, dans le contexte étudié, le massage suédois et le shiatsu sont les plus populaires. Richard, professeur de massothérapie et massothérapeute, explique que le suédois est fondé sur une étude de l’anatomie. Il ajoute que ce type de massage requiert de travailler un muscle à la fois en le massant dans le sens des fibres, d’une attache du muscle à l’autre.

La démonstration de Richard porte sur six techniques de toucher du suédois : l’effleurage, le pétrissage, la friction, la talonnade, la percussion et le drainage. L’idéal, selon lui, est de multiplier les types de toucher et d’utiliser plusieurs techniques au cours d’un massage d’une heure, car chacune a des propriétés bienfaisantes. L’effleurage est bien plus qu’une caresse. C’est un geste qui donne l’impression à la cliente[2] d’être prise en main. L’effleurage est aussi, pour elle, un moyen tacite de prendre conscience de la zone de son corps qui sera massée. Le pétrissage et la friction permettent pour leur part de travailler plus en profondeur les fibres musculaires. Il arrive que le pétrissage soit douloureux et que le corps se raidisse à cette étape, au moment où le massothérapeute découvre les zones de stress, ce qui l’oblige parfois à utiliser la percussion, un geste qui permet de dissiper sans douleur la tension contenue dans le muscle. La percussion, de même que le drainage, favorisent en fait la circulation sanguine et l’élimination des toxines des muscles à la fin du massage. Généralement, Richard termine son massage par un effleurage sur une plus grande partie du corps, pour signaler que le massage s’achève.

Le massage suédois possède des vertus thérapeutiques, offre une détente et est empreint d’une certaine sensualité. Il est vrai que la personne qui reçoit ce massage est généralement nue ou très peu vêtue, allongée sur une table. De plus, une lotion, un gel ou une huile permettent au massothérapeute d’effectuer des mouvements plus fluides, moins saccadés. Les clientes rencontrées au cours de cette recherche expliquent aussi que cette technique permet de découvrir des muscles peu sollicités ainsi que des régions du corps peu explorées. Jütte (2005) parlerait, lui, de la découverte de zones érogènes. En effet, les clientes disent prendre conscience du plaisir d’être touchées. Le shiatsu, pour sa part, est présenté comme un massage d’inspiration asiatique qui permet de rééquilibrer les énergies qui circulent dans le corps. Le shiatsu est sans doute moins sensuel que le suédois, car la cliente qui le reçoit est habillée. Allongée sur un futon ou sur un tatami, elle reçoit des pressions en des points spécifiques du corps qui sont répartis le long des méridiens. Ces pressions sont parfois exercées avec les pouces, les paumes, les coudes, voire les pieds. Richard explique que l’utilisation des coudes ou des genoux lui permet d’exercer une plus grande pression. Il sourit même, au cours d’un entretien, en ajoutant que cela plaît beaucoup : « Ça fait partie du show! C’est impressionnant et puis ça fait traditionnel ».

Si les massages suédois et shiatsu sont aujourd’hui incontournables, depuis vingt ans, les professionnels ont aussi recours à des formes complexes de massothérapie. Ils reprennent, détournent et réagencent certains des gestes du suédois en explorant toutefois d’autres registres de sensations. Le massage sous la pluie en offre un exemple. Il s’agit ici d’une douche tiède qui coule lentement sur le corps. Ce massage repose sur des gestes relativement similaires, mais il offre des sensations différentes de celles que procure le suédois, ce qui répond au désir de diversité de plusieurs clientes. D’autres techniques de massage, notamment les techniques psychocorporelles du massage californien, de l’Esalen ou du néo-reichien ont en commun de mélanger les aspects anatomiques et énergétiques. L’intégration posturale permet quant à elle de remodeler la posture de la cliente. Enfin, il existe des techniques énergétiques non orientales fondées sur la croyance en l’efficacité du toucher thérapeutique et en celle de l’imposition des mains. Nos informateurs, clientes ou professionnels membres de la FQM, nous ont décrit de nombreux autres types de massages, comme le massage thaïlandais, la réflexologie, le massage drainant, le massage aux pierres chaudes ou sous la pluie. La FQM en reconnaît dix types, mais on en dénombre jusqu’à quatre-vingts[3].

Ce foisonnement de techniques de massages, ce mélange souvent hybride d’effleurages, de talonnades, de frictions, de pétrissages, de percussions et de drainages témoigne de l’importance (et de la richesse) des gestes et des manières de toucher. Le massage suppose un savoir-faire qui s’exprime de manière sensible à travers des pratiques chargées de sens. Il apparaît surtout que si le massage donne accès à une large gamme d’expériences sensorielles et sensuelles, il devient important d’explorer plus en profondeur le rôle de ceux qui le pratiquent et qui le font évoluer : les massothérapeutes.

Des mains magiques

J’ai des clients et des clientes qui trouvent que j’ai des mains d’ange ou des mains de dieu. Ça fait toujours plaisir à entendre!

Richard, massothérapeute

Les expressions « mains d’ange », « mains divines », « mains magiques » sont fréquemment utilisées par les clientes rencontrées au cours de cette recherche. Souvent, les mains des massothérapeutes sont ainsi perçues comme si elles étaient investies de significations et de pouvoirs particuliers. Les clientes désignent les bons massothérapeutes en parlant de leurs mains. Elles décrivent ceux qui savent transmettre leur énergie comme des gens qui « ont quelque chose dans les mains ». On se représente même les femmes de certaines communautés culturelles (thaïlandaise et tunisienne) comme étant d’emblée habiles à masser. Une cliente maintient ainsi que « ces femmes ont le massage dans les mains ». On constate d’ailleurs une certaine tendance à l’orientalisme qui s’exerce par le biais du toucher.

En discutant avec les massothérapeutes, on apprend que les qualités comme la présence et la générosité, tout comme le don de soi, sont des qualités qui se retrouvent dans les mains, dans la façon de masser. Ces travailleurs revendiquent un savoir-toucher, un rapport au corps, mais aussi un rapport à l’âme, qui sont ainsi intimement liés à un discours sur la culture. Danick, par exemple, justifie son intérêt pour la massothérapie, ainsi que sa conception de celle-ci, par le fait que les Occidentaux ont, selon lui, perdu le contact tactile. Or, pour Danick, « le contact [d’]humain à humain [qui est propre à la massothérapie] est un bienfait sur les deux personnes, c’est plus que la simple communication visuelle et verbale ». Colette, quant à elle, explique l’importance du toucher en insistant sur son caractère réconfortant et maternant. Pour Colette, le toucher n’est pas sexuel. Il permet plutôt de réapprendre à aimer son corps et à rééquilibrer les manques. Elle ajoute : « Notre toucher est important et nous [les massothérapeutes] avons un certain pouvoir parce que nous faisons du bien. Notre présence et l’émotivité qui se trouve dans nos mains ont un effet ».

Si Danick et Colette représentent bien les deux cheminements professionnels que nous avons observés (le premier, plus jeune, a fait de la massothérapie sa première carrière, alors que la seconde l’a choisie plus tardivement, vers l’âge de 40 ans, après avoir occupé d’autres métiers), ils se distinguent par leur orientation et leur philosophie différentes du massage. Danick revendique une orientation biomécanique résultant de son passage à l’école Kiné-concept. Son intervention porte sur les muscles. Colette, elle, se définit davantage par une philosophie holiste. Elle rejoint en cela Soad, pour qui le toucher, « c’est des informations qu’on n’a pas forcément avec les yeux ou avec les oreilles […] ». Soad explique d’ailleurs que : « Maintenant, je touche les gens pour toucher l’âme, pour court-circuiter le mental, parce que le mental nous joue de mauvais tours… c’est un vrai tyran. Et pour moi, toucher le corps, c’est toucher directement la personne ». Soad ajoute que le corps parle beaucoup et qu’il parle un langage beaucoup plus juste que celui de la bouche. À la différence des massothérapeutes issus d’écoles de massage, la massothérapie est, pour Soad, le prolongement d’une vocation familiale : c’est une histoire de traditions et d’héritage culturel. Elle lie d’ailleurs son intérêt pour le massage à ses origines marocaines en expliquant qu’on le pratique beaucoup dans son pays. Sa méthode, Soad la présente comme une synthèse de médecine chinoise, de rencontres personnelles et d’expériences de la maladie.

En dépit de leurs philosophies différentes, ces massothérapeutes ont en commun d’offrir un massage qui n’est pas que relaxant ou stimulant. Ils offrent avant tout des soins thérapeutiques. Ils insistent sur l’importance de la relation qui se développe entre leurs clientes et eux. Pour ces professionnels, le massage n’est d’ailleurs pas qu’une récompense ou une détente. Il prend son sens et acquiert son efficacité dans la durée. Plusieurs des massothérapeutes rencontrés précisent qu’une relation d’échange doit en effet se développer entre un thérapeute et son client. Certains, comme Colette, voient même le don et la réciprocité comme les fondements de cette relation. Elle avance ainsi que, en dépit de l’échange monétaire, il y a une idée de don dans le massage : le don de soi. On note surtout que ce discours thérapeutique s’appuie sur une critique du rapport au corps (prétendument) occidental et sur la récupération d’un ensemble de gestes, de techniques et de savoir-faire souvent inspirés de l’Orient, du moins d’une image exotique, si ce n’est romantique, de l’Orient. Cette récupération culturelle d’un rapport différent aux sens fait écho, dans une certains mesure, à la hiérarchie des sens si caractéristique de la modernité (Howes 2003). Elle devient particulièrement importante lorsqu’elle s’inscrit au sein de pratiques marchandes.

Gérer un portefeuille sensoriel

Tu te sens très confortable à l’idée de toucher les autres. Tu aimes aider les autres et tu fais preuve de compassion… Tu as des habiletés pour la gestion, le marketing et le service à la clientèle?

FQM 2005

Dans une brochure sur les carrières en massothérapie publiée en 2005, la Fédération québécoise des massothérapeutes propose au grand public un questionnaire en neuf points permettant à quiconque de tester s’il possède ou non le profil pour travailler dans ce secteur. Les premières questions portent sur les prédispositions au toucher. Plusieurs questions traitent de l’importance du lien aux autres, de la santé, etc. La dernière question, elle, porte sur les compétences en gestion, en marketing et en service à la clientèle. Ce questionnaire rappelle en fait que le travail des massothérapeutes passe souvent par le marché. En pratique, les massothérapeutes sont en effet des entrepreneurs appelés à travailler de leurs mains.

Un premier groupe d’entrepreneurs, que Colette représente bien, se spécialise dans une technique de toucher. Colette a commencé à suivre ses cours de massothérapie à l’âge de 40 ans dans une école holiste. Par la suite, elle a travaillé dans des spas avant de mettre sur pied sa propre entreprise. Elle occupe un bureau au centre-ville, près de sa clientèle, mais se déplace jusque chez les clientes, y compris sur leur lieu de travail, pendant leurs heures de repas ou leurs pauses. Colette se spécialise dans le massage sur chaise. Elle déclare que « l’avantage du massage sur chaise, c’est que c’est moins intimidant et déstabilisant pour les clientes. On est assis[e] et pas allongé[e]. On est habillé[e]. C’est un bon moyen d’essayer la massothérapie quand on n’en a jamais fait. Maintenant, je suis tellement spécialisée en massage sur chaise que j’ai développé des techniques très approfondies ». Colette ne croit pas qu’il est souhaitable de développer plusieurs spécialisations. Selon elle : « Il y a des massothérapeutes qui connaissent plein de [types de massages] différents ; moi, je pense qu’il faut surtout bien maîtriser les techniques, et cela demande du temps. Moi, j’apprends encore de nouvelles choses et je ne perds pas une occasion d’apprendre. Je fais plein d’échanges de techniques avec d’autres professionnels ».

Richard et Danick personnifient un deuxième groupe d’entrepreneurs. Il s’agit de massothérapeutes qui mélangent les gestes et réinterprètent plus librement les différentes techniques pour offrir des massages hybrides. Ces entrepreneurs sont souvent enclins à diversifier leur offre de massages. Danick mentionne qu’il a débuté par une formation en suédois. Il explique qu’il a fait ses 400 heures en suédois, ses 400 heures en shiatsu et qu’il est maintenant en train de développer ses compétences dans une troisième forme de massothérapie : le yoga thaïlandais. Il ajoute : « C’est nouveau! Ça me permet d’offrir quelque chose de différent. Il y a peu de masso qui sont formés en yoga thaï ». Le massage suédois est offert par la plupart des massothérapeutes (et des spas). Généralement, ceux-ci proposent en plus le shiatsu, ainsi qu’une spécialité parmi les suivantes : la réflexologie, le massage aux pierres chaudes, le massage pour les enfants ou encore celui pour les femmes enceintes. Pour fidéliser sa clientèle, Danick croit qu’il doit faire évoluer ses massages et en offrir différents types. Il explique : « Il ne faut pas que tes manoeuvres soient redondantes. Alors au début, je fais un massage en fonction du besoin et puis ensuite, je fais évoluer le massage, je change la pression, je m’adapte aux besoins. J’ajoute de nouveaux mouvements. Je mélange les méthodes. Je fais des pressions de shiatsu dans mon suédois, par exemple. D’ailleurs, ma façon de masser évolue avec le temps et les formations auxquelles je participe ».

Un troisième groupe est incarné par Soad. Il s’agit d’entrepreneurs qui font plus que réinterpréter les types de massages : ils en inventent de nouveaux types. Soad, par exemple, a développé et breveté sa propre méthode : la méthode Dalak. Selon elle, il s’agit d’une méthode influencée par les médecines parallèles : la phytothérapie, l’argilothérapie et aussi le yoga et le Qigong (Chen 2005). La méthode Dalak repose ainsi sur la stimulation par pression, sur l’évacuation des toxines des muscles et sur la recherche de noeuds en profondeur. Soad travaille et agit sur la mémoire musculaire en libérant parfois des émotions anciennes. Par là même, elle prétend aider ses clientes à prendre conscience des postures et des mécanismes de la pensée qui génèrent des tensions et des blocages énergétiques ou physiques. La pratique de Soad se caractérise par une méthode originale, mais aussi par une gamme de produits qu’elle a elle-même développée et brevetée. En effet, cette ex-biochimiste propose des crèmes et des masques composés d’ingrédients naturels à 100 %, des produits qu’elle fabrique chez elle. Elle explique :

Ma mère a toujours fabriqué des potions magiques pour les douleurs de règles, pour les douleurs d’estomac, quand on avait mal à la gorge, des gargarismes, pour les cheveux, pour la peau. Donc, je suis née là-dedans et je suis très curieuse. Puis, j’ai continué à apprendre, à demander. J’ai rencontré des rebouteux, des herboristes. J’ai été en Jamaïque et j’ai vu des butch mama et des sorcières, entre guillemets… Le fait d’avoir étudié la biochimie, d’avoir étudié les plantes et d’avoir étudié l’eau, ça a été tout un tas de prises de conscience et puis des choses qui sont venues exciter ma curiosité.

Soad, massothérapeute

À certains égards, le cas de Soad fait écho à celui de Horst Rechelbacher, fondateur (en 1978) de l’entreprise Aveda. Fils d’herboriste, Rechelbacher s’est inspiré de la philosophie ayurvédique (Govindan 2005) pour développer des produits odorants de massage et de soins pour le corps qui sont aujourd’hui offerts dans plus de 3000 magasins et salons dans 22 pays. Aujourd’hui sous le contrôle de l’empire Estée Lauder, Aveda s’apparente aux grands groupes européens comme Clarins et Givenchy, qui évoluent traditionnellement dans le domaine des soins du corps et qui considèrent les spas comme une avenue de diversification de leurs activités et le massage, comme un tremplin. Soad précise toutefois que la mise en marché de ses produits constitue une activité rébarbative. Le volet marketing de sa pratique lui pèse énormément, au point qu’elle dira même que la mise en marché la rend malade.

Au-delà de l’exemple de Soad qui tient à se distancier du marché, les différents rapports qu’entretiennent les massothérapeutes avec les affaires et l’argent renvoient souvent à des différences générationnelles. En outre, les plus jeunes massothérapeutes qui en sont à leur première carrière sont davantage issus d’écoles de massage où ils ont, notamment, reçu une formation sur la sexualité, sur la relation d’aide ainsi que sur la gestion d’entreprise. Dans ce contexte, les écoles de massothérapie ne sont pas que des institutions destinées à discipliner les sens, comme dirait Foucault (1975), c’est-à-dire au sens où l’enseignement concourrait à normaliser le rapport au toucher. Ces institutions contribuent aussi à socialiser les acteurs au marché. Les écoles visent en effet à former des entrepreneurs qui seront prospères ou, du moins, qui survivront. Mathieu explique ainsi que :

Lors de nos premiers cours, ils [nos professeurs] nous ont appris à prendre conscience de la valeur du service que l’on offre. Cela m’a fait prendre confiance en moi! Moi, je charge 20 $ du massage et maintenant, je les accepte sans problème. Il ne faut pas se faire utiliser. Avant, quand j’étais informaticien, les gens me demandaient des conseils et moi, je répondais ou je les aidais gratuitement, mais à un moment, j’ai réalisé que certains abusaient de moi.

Mathieu, massothérapeute

Il ressort de nos observations que les massothérapeutes sont souvent des entrepreneurs ayant à leur disposition – si ce n’est entre leurs mains – des actifs qui rappellent métaphoriquement des portefeuilles sensoriels. Ils maîtrisent en effet un ensemble de gestes et de techniques plus ou moins diversifiés qui ouvrent sur une palette de sensations et de stimulations sensorielles. En fait, ces portefeuilles sensoriels sont bien plus que des connaissances pratiques. Ils sont aussi des manières de se distinguer et de se définir dans une économie expérientielle. Se pose donc ici la question de la relation entre le marché et la sensorialité ou, de manière plus générale, celle de la relation entre le marché et le sensorium, défini au sens de McLuhan (1962) comme la construction culturelle de la variété ou des combinaisons des expériences sensorielles. Le champ culturel des expériences sensorielles et sensuelles serait-il lié au marché?

Un sensorium sous tension

Même si les pratiques de ces entrepreneurs du toucher sont parfois « audacieuses » (appropriation libre de techniques, création de méthodes hybrides et d’expériences, développement de produits pour le corps, dépôts de brevets, etc.), elles s’accompagnent souvent d’une critique du commerce et de la production sérielle représentée par les spas et symbolisée par Wal Mart.

Plusieurs massothérapeutes avouent avoir travaillé dans des spas, histoire de débuter dans le métier et de se bâtir une clientèle. Certains, comme Colette, disent y avoir été exploités. D’autres, comme Soad, parlent des spas comme de lieux où s’exerce une forte pression à la rentabilité. Elle compare ainsi son expérience à celle du travail à l’usine. Danick abonde dans le même sens, déplorant le rythme effréné qu’on y trouve :

On fait un client après l’autre… À la fin du massage, on va dans la salle d’à côté pour commencer le massage suivant. Le nouveau client est déjà allongé et il nous attend, et c’est quelqu’un d’autre qui s’occupe de ranger notre salle… Ce rythme est trop rapide. On ne prend pas assez de temps avec les clients. Moi, je fais cinq à six massages par jour alors que dans les spas, c’est dix par jour.

Soad, massothérapeute

Au sein de ces spas, les massages sont d’ailleurs présentés dans des menus (ou des cartes), de manière interchangeable et parmi un ensemble d’autres soins pour le corps. Une cliente peut ainsi choisir à la carte un massage, jumeler celui-ci à une teinture, obtenir une manucure ou un soin des pieds. Pour 40 $, on lui offre 30 minutes de massage thérapeutique, 60 minutes pour 65 $, 90 minutes pour 90 $.

Certains massothérapeutes reconnaissent que des pressions s’exerçaient sur eux dans les spas, mais ajoutent que ceux-ci leur permettaient – paradoxalement – de se maintenir loin du marché! Le spa déchargerait le massothérapeute de ce qu’il n’aime pas : l’obligation de faire de la pub, de rechercher des clients, de promouvoir son travail. D’autres discernent, derrière cette popularité croissante des spas, un intérêt grandissant des clientes pour le massage et l’exploration sensorielle. Colette explique d’ailleurs que, grâce aux spas, les clientes se rendent compte à quel point il peut être agréable de se faire masser, ce qui, en retour, ne peut que bénéficier aux massothérapeutes. Néanmoins, ces derniers s’entendent généralement pour questionner la dépersonnalisation du massage dans les spas, le fait que le massage soit détaché du massothérapeute, qu’il soit décontextualisé, extrait d’une relation humaine basée sur l’échange d’énergie et réduit à une forme de plaisir et de détente. Ainsi, les clientes n’iraient pas voir un massothérapeute, elles viendraient chercher un massage. Nos informatrices abondent dans ce sens. Elles n’accordent toutefois pas pour autant au toucher-détente un statut moralement inférieur. Amélie, une cliente adepte de spas et de massothérapie, déclare ainsi :

Quand je vais dans les grands spas, le massage est très agréable. L’ambiance est relaxante. Il y a toujours quelque chose pour me mettre confortable : de la musique, une tisane, des robes de chambre très moelleuses. C’est très luxueux. Quand je vais voir Michèle [ma massothérapeute], c’est différent… Quand je suis assez stressée, elle va travailler les noeuds de tension et les douleurs dans mon dos. Elle est vraiment très efficace. Avec Michèle, ce n’est pas relaxant comme dans les spas, mais c’est après que je vois la différence. Quand je vais dans les spas, je vais essayer différents massages et même changer de massothérapeutes pour faire différent.

Amélie, cliente

Il existe néanmoins une tension entre la massothérapie et le massage offert par les spas. Cette tension prend toute sa force dans l’opposition entre la thérapie et le luxe ou entre le soin et la superficialité. Il s’agit d’une tension qui nous ramène en fait à l’opposition, en anthropologie, entre les relations marchandes et les relations familiales (Miller 1995 ; Chevalier 1998). En paraphrasant Miller (1995), nous pourrions même avancer qu’une telle tension révèle une vision morale du caractère irréconciliable de la marchandise et de l’authenticité (au sens d’une prestation basée sur l’écoute et sur l’échange) dont les massothérapeutes se font les détenteurs et les défenseurs. Dans ce contexte, l’orientation thérapeutique revendiquée par les massothérapeutes devient un refuge, une manière (pour ces derniers) d’affirmer leur différence. Ironiquement, les massothérapeutes sont eux-mêmes critiqués par plusieurs des tenants du toucher soignant pour qui toute forme de profit ne peut que miner la portée d’une relation.

Les massothérapeutes sont conscients d’être des entrepreneurs et d’avoir à répondre aux désirs changeants d’une clientèle. Ils sont conscients de devoir modifier leur offre afin de fidéliser leurs clientes, de devoir élargir leurs services et, dans certains cas, de se différencier. En fait, ils sont conscients d’avoir à répondre aux attentes sans cesse renouvelées, et probablement sans limites, de leurs clientes. Cela dit, s’il existe une tension entre les massothérapeutes et les spas, celle-ci n’est pas ressentie par les clientes, qui voient plutôt dans la diversité de l’offre un spectre plus large de sensations tactiles. Du point de vue de celles-ci, le massage à la carte ou le massage à la minute ne sont pas nécessairement irréconciliables avec une certaine quête de sens.

En dépit de la tension qui se manifeste entre la massothérapie et le massage-détente, une organisation sensorielle semble prendre forme sous l’égide du toucher pour traduire une nouvelle hiérarchie des sens. L’étendue de l’offre, le registre des significations ainsi que celui des sensations se déploient en effet à travers les actions concurrentes des professionnels du toucher. En fait, entre les actions d’entrepreneurs individuels et l’organisation culturelle des sens que décrivent McLuhan (1962) et David Howes (2003, 2005) en parlant du sensorium, c’est le marché du toucher qui s’interpose. Il s’impose ainsi à l’analyse.

Conclusion : élargir le sensorium

Cette ethnographie met en relief le rôle d’entrepreneurs entre les mains desquels les gestes et les techniques des massages deviennent des portefeuilles sensoriels. Les techniques sont tantôt affinées, tantôt réinterprétées plus librement, de manière hybride. Au bout des doigts de Danick, le massage suédois est ainsi transformé, détourné, recontextualisé, alors que la gamme de produits développés par Soad au contact de rebouteux, de sorcières et de butch mamas est gérée avec créativité et inspiration.

Doit-on voir ces massothérapeutes comme étant résignés à se plier au marché? C’est possible, surtout lorsqu’on écoute Soad qui parle de son dégoût pour la dimension marchande de son travail. Dans plusieurs cas, ces entrepreneurs participent aussi, non sans succès, à la marchandisation du massage et à l’enrichissement de la carte des sensations. La plupart sont même très lucides. Ils sont conscients d’avoir à répondre aux attentes de clientes. En fait, en paraphrasant de Certeau (1980), on pourrait même dire que, face aux grandes marques, aux grandes entreprises pour lesquelles les sens offrent un terrain encore relativement peu exploré, le marketing devient la tactique du faible : une manière créative de tirer son épingle du jeu. De par leurs recherches, ces entrepreneurs contribuent à l’enrichissement des stimulations sensorielles et sensuelles. À travers leur désir de sensibiliser leurs clientes à l’importance du toucher et leur volonté de s’attaquer à la hiérarchie tacite des sens dans la société dans laquelle ils évoluent, ils ne font pas que résister. Ils participent aussi à l’élargissement d’un sensorium. Ils contribuent à une production culturelle (Mahon 2000) dont le sensorium devient la partie visible, ou plutôt, la partie sensible.

L’ethnographie de la marchandisation du massage jette un nouvel éclairage sur la stimulation à l’ère du capitalisme avancé. Elle rappelle que le marketing sensoriel, qui réduit les sens à des stimuli et qui les instrumentalise, n’est qu’un aspect de l’économie expérientielle. La situation est plus complexe. À cet égard, les clientes de massages auxquelles ces entrepreneurs s’adressent sont représentatives – si ce n’est à l’avant-garde? – des consommateurs modernes décrits par Slater (1997). Selon lui, ces derniers sont mus par une quête romantique du soi, et leur recherche d’expériences et de sensations est insatiable. C’est d’ailleurs ici qu’on peut prendre toute la mesure de la critique de Howes (2005) à l’égard des chantres du marketing sensoriel, pour lesquels les sens deviennent, au mieux, des stimuli. En effet, ces consommateurs en quête de sens ne tirent pas que des stimulations du massage : ils y trouvent aussi des significations.

Cette ethnographie nous incite surtout à poser un regard prudent sur les travaux de Mazzio (2005). Cette auteure avance que, à la différence des autres sens, le toucher résiste à une certaine objectification, c’est-à-dire à une représentation simpliste. Non quantifiable et difficile à cerner, le toucher serait un sens si complexe et polymorphe que la représentation que l’on en donne ne pourrait qu’être réductrice. Le corps entier étant soumis au sens du toucher, Mazzio s’interroge : quel organe choisir? Tout comme Mazzio, nous croyons que la représentation du toucher ne peut que concourir à son appauvrissement. Le toucher est-il particulier et, à cet égard, différent des autres sens? Nous ne le croyons pas. À la différence de ce qu’affirme Mazzio, cependant, il s’avère que la marchandisation du toucher s’accommode plutôt bien d’une certaine objectification. Certes, on note une tension entre le toucher thérapeutique et le toucher-détente, mais le développement du massage dans les sphères de l’économie expérientielle (les salons, les spas), le développement du massage à la carte, à la minute, nous force aussi à reconnaître que le toucher n’échappe pas à une certaine réification. Le développement du massage à la carte s’observe dans le marché montréalais, à travers l’essor de salons de massage et de spas, mais l’ampleur du phénomène de marchandisation s’étend bien au-delà de ces frontières : les grandes marques locales comme Lise Watier ou Tonic, ou encore les marques globales comme Aveda, Givenchy et Clarins témoignent de l’ampleur du phénomène. Il s’agit d’un phénomène d’autant plus important qu’il soulève la question de la relation entre le sensorium et le marché. À cet égard, cette recherche ouvre la voie à une plus grande considération des aspects marchands de la culture sensible. Elle rappelle que le marketing sensoriel, caractéristique de l’économie expérientielle, doit être examiné de plus près et ce, de manière critique, par les anthropologues.

Le champ culturel des expériences sensorielles et sensuelles serait ainsi intimement, du moins partiellement, lié au marché, puisqu’il prendrait forme à travers celui-ci. S’il est essentiel de ne pas réduire ce sensorium au marché, il est difficile de l’en séparer.

Épilogue : vers une objectification du toucher?

Le Magic Massager est présenté comme « Un nouvel instrument thérapeutique révolutionnaire qui combine les avantages miraculeux de l’énergie infrarouge au confort relaxant d’un massage corporel »[4]. Cet appareil est dépeint comme léger et compact. Il offre dix vitesses, effectue des vibrations en spirale et possède un dispositif infrarouge qui procure une chaleur calmante. Il permet surtout de dissoudre les gras et de renforcer les vaisseaux sanguins. En vente à 399 $ US, cet appareil est accompagné d’une garantie d’un an.

Les produits comme le Magic Massager connaissent une popularité croissante, selon Karine, vendeuse dans un commerce montréalais spécialisé dans la vente de produits de massage. Ils s’adressent aux clientes et, dans une moindre mesure, aux massothérapeutes, mais ils visent surtout à remplacer ces derniers. Les objets techniques comme le Magic Massager sont perçus par plusieurs comme futiles, si ce n’est comme de simples marchandises investies des connotations magiques qui ne sont pas sans rappeler les mains des massothérapeutes. Ils sont aussi appréhendés par d’autres en ce qu’ils ont le pouvoir de miner une pratique comme celle des massothérapeutes. Les dirigeants du Centre Canadien de Recherche sur le Toucher (un organisme privé) sont d’ailleurs conscients de l’importance d’en freiner la prolifération. Ils travaillent à l’élaboration de campagnes de sensibilisation à l’importance du contact humain, de la valeur du toucher thérapeutique et des vertus de la main.

Il n’est pas pertinent, ici, de déterminer si oui ou non ces objets techniques remplaceront les massothérapeutes. Il est toutefois essentiel de reconnaître que le Magic Massager nous amène au-delà de la marchandisation du toucher, voire des propriétés sensorielles des marchandises. Il nous propulse au coeur même de la question de l’objectification du toucher et de l’extension des sens à travers la technologie. Si nous reprenions l’expression de Patterson (2005), nous pourrions dire que le Magic Massager ne constitue que le prélude d’une ingénierie tactile. Il s’impose comme la conversion de gestes complexes en une spirale infinie de vibrations, une forme hyperréifiée de toucher calmant, voire l’objectification d’un idéal thérapeutique. Il démontre surtout l’importance de reconnaître la place de la culture matérielle dans le développement de la culture sensible.