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La première partie de l’ouvrage correspond à un essai d’anthropologie politique sur la nature de la chefferie chez les Dìì – d’où l’intérêt porté à cet ouvrage par un Luc de Heusch – alors que la seconde s’intéresse plus particulièrement à l’histoire mouvementée d’un peuple aujourd’hui fortement scolarisé[1]. L’ouvrage est le fruit de recherches étalées sur une période de 14 ans, dont 27 mois de terrain.

Répartis en sept groupes dialectaux, les quelque 50 000 Dìì sont établis dans le nord de la province de l’Adamaoua (Ngaoundéré) et le sud de la province du Nord (Garoua). Chacune de leurs nombreuses petites chefferies était traditionnellement souveraine, comprenant un lignage princier, des lignages autochtones (dont le premier est celui des circonciseurs) et des forgerons, ces derniers formant avec leurs épouses potières une caste endogame. Ces communautés vénéraient leurs ancêtres et préservaient les crânes de leurs chefs décédés, deux cultes aujourd’hui délaissés. Il en va autrement des rites de circoncision et de pseudo-excision[2], de ceux axés sur la guérison, impliquant une transe, des personnes, surtout des femmes, atteintes d’un mal assez commun, sans parler de la crainte des sorciers qui demeure bien vivace. Les cérémonies entourant la circoncision masculine – une pratique cautionnée par deux références bien connues des Dìì : la Bible et le Coran – ont perdu une bonne part de leur puissance rituelle et de leur lustre. Mais la circoncision leur apparaît désormais comme un marqueur identitaire essentiel. En outre, elle reste partie prenante de l’institution cheffale : à la fin comme au début d’un règne, le sang doit couler. Au moins un garçon est circoncis au décès d’un chef et son successeur est aussitôt re-circoncis. Seuls les chefs sont réputés parfaitement masculins parce que deux fois circoncis. Dans un village, les circoncisions de fin de règne ont été remises à l’honneur en 2002 à la suite d’un incident tragique qu’on a aussitôt attribué à l’omission de cette pratique[3].

Mais c’est un tout autre aspect de l’institution cheffale dìì qui retient l’attention de l’auteur. La particularité la plus remarquable de leurs chefferies est, en effet, de reposer sur le don. Les mythes racontent que les gens ont choisi comme tout premier chef un individu exceptionnellement prodigue, tantôt un étranger qui les avait gavés de viande de chasse, tantôt un homme du cru qui avait fait festoyer ses pairs avec les fruits abondants de son surtravail agricole. D’autant qu’il leur fut interdit de faire autre chose que de s’occuper des affaires communautaires, donc de travailler, les chefs eurent droit à des prestations : travail collectif, dons en nature, etc., grâce auxquels ils purent s’affirmer comme grands re-distributeurs, notamment par le truchement de festins publics analogues au don mythique. Toutefois ces prestations – des contre-dons, selon le schéma maussien – n’équilibrèrent jamais l’offrande primordiale, elle qui institua la hiérarchie politique en créant une dette indélébile. La chefferie resta donc aux mains des descendants des premiers titulaires. On doit aussi retenir du cas des Dìì que la monarchie peut émerger dans des communautés d’à peine deux ou trois cents personnes.

Certaines communautés ethniques culturellement proches des Dìì n’ont pas de chefs permanents, le leadership politique transitant ici d’un homme prodigue (big man) à un autre. D’autres populations de la région détiennent toutefois des chefferies. L’auteur compare la monarchie dìì dans ses divers aspects (masques, rituels, etc.) avec ces dernières. Il en conclut que « les Dìì n’ont pas seulement emprunté aux chefferies voisines mais […] chacune a fait de l’autre un créditeur pour fabriquer de la différence » (p. 196). Muller a donc retrouvé dans cette portion du Cameroun un terrain aussi propice à la mise au jour de groupes de transformation (approche comparative structurale) que le plateau de Jos (Nigeria), le pays de diverses communautés pareillement engagées dans la « fabrication » de différences culturelles, à commencer par les Rukuba, ethnie abondamment étudiée par l’auteur dans les années 1970 et 1980.

L’espace manque pour rendre justice à l’autre volet, fort passionnant, de l’ouvrage : la reconstruction des deux derniers siècles de l’histoire du peuple dìì. On y voit, en particulier, les Dìì, souvent quadrilingues, s’interroger actuellement sur leur identité et leur avenir, eux qui ont été colonisés trois fois depuis le début du XIXe siècle : Peuls, Allemands, puis Français, et qui ont été soumis, à partir surtout des années 1930, au zèle des missionnaires catholiques et protestants, venus du sud, qu’à celui des propagandistes de l’islam, venus du nord. Durant les années 1960, sous l’ex-président Ahidjo (1960-1982), un musulman convaincu, ils ont applaudi à l’abolition des corvées pour les populations « païennes » du Nord-Cameroun, un reliquat du colonialisme peul, tout en étant confrontés à une offensive gouvernementale d’islamisation forcée.