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Je souhaite ici présenter un panorama des relations entre le droit étatique (occidental) et les droits spécifiques des peuples autochtones du continent américain, en mettant l’emphase sur le système de tutelle toujours en vigueur au Brésil.

Comme je l’affirme dans mon mémoire de maîtrise (Vitenti 2005), il existe des peuples autochtones dans la plupart des pays du continent américain. Pourtant, ceux-ci sont considérés comme des « minorités », qui possèdent des systèmes d’autorités qui leur sont propres, mais dont la dénomination et le statut juridique restent discutés. De tels systèmes d’autorités – comme les systèmes de normes et les procédures afférentes – règlementent la vie sociale de ces groupes. Par conséquent, comment traiter des droits autochtones et les définir juridiquement, alors qu’ils sont différents du système de l’État?

Système tutélaire

Nous nous proposons de clarifier les aspects pervers d’une politique de formation d’identités qui répond beaucoup plus aux questions nationales internes des pays centraux, qu’aux problématiques politiques et juridiques locales. On peut même y discerner une tentative d’avance hégémonique, qui utiliserait les différences internes des pays pour développer des solutions pratiques, opportunes pour la logique de productivité du monde « globalisé ». L’analyse basée sur cette prémisse tente de comprendre la logique à l’arrière-plan du système tutélaire au Brésil.

Pour commencer, je considère que l’ouvrage qui peut le mieux nous aider à comprendre la discussion sur la tutelle indigène au Brésil demeure le livre de l’anthropologue brésilien Antônio Carlos de Souza Lima, intitulé « Um Grande Cerco de Paz » –  Un grand cercle de paix. À partir de la documentation interne du Service de Protection des Indigènes et Localisation des Travailleurs Nationaux (SPILTN), cet auteur analyse précisément l’organisation et l’action des premiers gestes étatiques en direction des populations perçues comme autochtones et réparties sur un territoire historiquement dénommé et imaginé comme brésilien.

Créé en 1910, l’institution du SPILTN s’est transformée en Service de Protection des Indigènes en 1918 et fut supprimée en 1967. Les responsabilités et les patrimoines y ayant été associés furent transférés à la Fondation nationale des Autochtones (Fundação Nacional do Indio – FUNAI). Selon l’auteur, il serait important de faire porter les discussions sur les « différentes formes de relations entre les populations indigènes et les appareils de pouvoir datant de l’invasion européenne du continent » (Lima 1995 : 61, ma traduction). Car l’étude des actions étatiques qui ont une incidence sur les populations autochtones implique aussi une rupture avec l’histoire officielle, dominante et reproduite sans critique en différents domaines sociaux.

Le « pouvoir tutélaire » est une forme de pouvoir créé et exercé à partir de la création du « SPI », littéralement le « Service de Protection de l’Indien ». Il s’agit d’un pouvoir étatique, exercé sur les populations et les territoires, qui cherche à assurer le monopole des procédures de définition et de contrôle sur les populations autochtones. Ainsi, la formulation d’un code juridique pour les populations autochtones du Brésil et l’implantation d’un tissu administratif qui constitue un gouvernement des autochtones, sont des produits du pouvoir tutélaire. L’exercice d’un tel « pouvoir » sur les autochtones possède des caractéristiques spécifiques qui ne doivent pas être confondues avec d’autres formes de pouvoir appliquées à de telles sociétés. Le « pouvoir tutélaire » est entendu comme une forme réélaborée – dans une continuité logique et historique – de la « guerre de conquête ». Comme modèle analytique, selon la définition de l’auteur, la « conquête » est une entreprise ayant plusieurs dimensions distinctes : installation des conquérants dans les terres conquises, redéfinition des unités sociales conquises, promotion de scissions et d’alliances dans le contexte des populations conquises et objectifs économiques.

L’auteur affirme encore que les classifications élaborées par le SPI sur les autochtones sont à l’origine de leurs actions et seraient le point de départ de l’exercice du pouvoir tutélaire, en même temps que leur produit. Les « stratégies » et les « tactiques » mobilisées par le SPI pour atteindre ses objectifs ont été orientées surtout par l’idée de phases. Avec les expéditions, on cherchait à réunir des informations sur le territoire autochtone occupé par l’État, en créant un plan d’action et en élaborant une carte sociale des conflits existants et des alliances locales possibles. Parmi les phases, la pacification – fondée sur des présupposés assumés et sur le capital symbolique par rapport aux autochtones – était présentée comme l’action exemplaire du SPI. Après la pacification suivait l’attraction, terme expliquant la tactique de déplacement des populations autochtones pour les rapprocher des Postes d’attraction (Postos de Atração) et les inciter à abandonner des pratiques culturelles spécifiques. Il est à noter qu’une relation de dépendance entre les autochtones et les postes s’est instaurée avec le temps. Les mesures prises pour la destruction des formes traditionnelles d’organisation socioéconomique et politique sont à la base de l’action civilisatrice, qui avait comme objectif de transformer les autochtones en travailleurs agricoles. Enfin, la définition juridique du statut de l’indigène demeure un dispositif important de l’action étatique sur les populations autochtones.

Après ce petit résumé, il me semble important de préciser que les informations présentées sur les actions du SPI ont introduit des changements dans les populations contactées. Il s’agit de changements par rapport à la façon dont les autochtones se représentent et communiquent sans oublier leur manière de s’organiser socialement. Même si le SPI n’existe plus comme tel, la Fondation nationale des Autochtones semble continuer dans le même esprit, en conférant un statut de demi-capacité aux membres des sociétés autochtones.

Aujourd’hui, le discours dominant sur le droit des peuples autochtones affirme que depuis la réforme constitutionnelle de 1988, le système de tutelle a changé de manière significative et que l’accès aux droits spécifiques ainsi que l’exercice de l’autonomie seraient davantage possibles. Néanmoins, selon la définition juridique, la relative incapacité civile des autochtones et le régime tutélaire prévus dans l’article 6, paragraphe unique, du Code Civil, et dans l’article 7, « Estatuto do Indio » (Loi no 6.001/73), restent en vigueur. Effectivement, la Constitution de 1988 a rompu partiellement avec l’idéologie internationaliste du Code Civil et du « Estatuto do Ìndio ». Ainsi, je peux affirmer que, bien que la Constitution assure aux autochtones le droit d’avoir leurs identités culturelles et protège la diversité culturelle des communautés autochtones (articles 231 et 232 de la Constitution), le discours des juristes, du gouvernement et d’autres segments de la société reste le même. Le discours affirme que la tutelle et la relative incapacité civile doivent être comprises, non pas comme une ingérence, mais comme une protection des autochtones eux-mêmes. Ainsi, il me semble extrêmement important de discuter du rôle de l’État dans la question des droits des peuples autochtones, et de voir comment l’imposition de la tutelle peut avoir des effets négatifs sur la reconnaissance des droits spécifiques.

Monisme juridique versus pluralisme juridique

Les catégories de « coutume », « us et coutumes », « formes traditionnelles de résolution de conflits », « droit traditionnel » et « droit des autochtones » demeurent des positions théoriques qui souvent suscitent des controverses et qui peuvent mener à des jugements de valeur, entravant parfois la légitimation des systèmes normatifs non étatiques.

Hans Kelsen fut le théoricien responsable de la formulation de la « Théorie pure du droit ». Avant les réformes constitutionnelles entreprises par quelques pays d’Amérique latine, et encore aujourd’hui par quelques pays du continent américain comme le Brésil, la théorie dominante du droit prend racine dans les théories kelseniennes de l’identité de l’État de droit ou monisme juridique (Vitenti 2005). Autrement dit, les théories de Hans Kelsen postulent qu’à un État correspond un seul système juridique. Ainsi, toute norme ou tout système normatif n’étant pas produit par l’État ou par les mécanismes autorisés par celui-ci, se dénommerait « coutume », qui ne serait admise que lorsqu’il n’y a pas de loi, mais n’est toutefois jamais utilisée contre la loi. Les actes contra legem constituent un délit. Cette perspective propose le monopole étatique de la violence légitime, par lequel seul l’État et ses mécanismes de coercition ont le pouvoir d’intervenir dans la régulation de la vie sociale et dans l’usage de la force légitime pour la persécution et la répression des délits (Kelsen 1953 [1989]).

Ainsi, en considérant les théories kelseniennes, je peux affirmer que le droit reconnu comme positif et moderne, en règle générale, se caractérise par son aspect moniste, à savoir que sa doctrine juridique établit un modèle de configuration dans lequel l’État possède le monopole de la violence légitime, et que toute production juridique ne peut être légitime que dans un cadre étatique. Ainsi, le monisme juridique est l’instauration dans un État d’un seul droit ou d’un système juridique unique.

À partir de cette conceptualisation, la coexistence de plusieurs droits ou systèmes juridiques à l’intérieur d’un même territoire serait impensable. En effet, bien que tout pays soit pluriculturel, la notion même de « nation moderne » implique un puissant mécanisme d’homogénéisation. Selon Raquel Fajardo, le terme « nation » signifie « unification des peuples », c’est-à-dire domination. Toute nation résulte d’un type quelconque de colonisation, interne ou externe. Dans les pays du continent américain, l’imposition d’un système juridique unique, la protection officielle d’une seule culture, religion, langue et groupe social, donne lieu à un modèle d’exclusion par l’État. Dans ce modèle, l’institution juridico-politique ne représente pas la réalité plurielle. Elle marginalise les groupes sociaux qui ne sont pas représentés officiellement et réprime leurs expressions de diversité culturelle, linguistique, religieuse et normative. L’appareil étatique tend donc à réprimer ou à marginaliser les systèmes « alternatifs », afin que ceux-ci soient forcés de s’adapter et d’utiliser les institutions créées par l’État pour se maintenir en vie. Les systèmes « non officiels » ont survécu aux conditions d’illégalité étatique et de subordination politique en prenant des formes clandestines et marginales (Fajardo 1999).

Les catégories juridiques élaborées par le monisme juridique ayant comme base l’idée de l’État nation ne permettent pas d’envisager des systèmes normatifs différents des systèmes étatiques et qui correspondent à des cultures différentes de celles reconnues officiellement. Quand on cherche à comprendre, décrire et qualifier les systèmes normatifs non étatiques, dans la mesure où leur réalité s’impose, on utilise des catégories conceptuelles créées par la doctrine juridique occidentale.

Le « pluralisme juridique ou légal », à la différence du monisme légal, permet de parler de la coexistence de plusieurs systèmes juridiques à l’intérieur d’un même espace géopolitique.

Il faut dire que quand les auteurs latino-américains – comme Esther Sanchéz ou Xavier Albó, entre autres – parlent des systèmes autochtones en relation avec le système étatique, ils n’abordent pas la question de systèmes parallèles, mais plutôt de systèmes en constante interaction, avec des influences mutuelles. Le problème est que les systèmes autochtones sont dans une situation politique subordonnée et cela conditionne leur fonctionnement, leur valorisation et leurs possibilités de développement.

En résumé, quand je parle de droit autochtone, j’évoque plutôt un concept relationnel. Je ne cherche pas la description d’un « droit naturel » supposé antérieur à la contamination occidentale ; je cherche la définition autochtone du droit devant le droit étatique. D’autre part, je ne cherche pas à démontrer que le droit étatique et le droit autochtone sont parallèles, mais qu’ils interagissent et s’influencent mutuellement, tout en maintenant un axe culturel qui leur donne une identité. Quand on parle de droit autochtone, cela ne signifie pas que les Autochtones n’utilisent pas le droit étatique, mais plutôt qu’ils ont une stratégie d’utilisation de ce droit de façon à répondre à des besoins ou à éviter la répression.

L’universel contre le local : le parcours de la reconnaissance de droits spécifiques

Il est intéressant d’observer qu’au fil du temps, les peuples autochtones ont reconfiguré « leurs droits » en y incorporant plusieurs éléments provenant de l’intérieur de leur propre axe culturel. La catégorie « droit autochtone » n’exclut pas la coexistence de plusieurs systèmes régulateurs qui interagissent et, éventuellement, se disputent pour réglementer le même aspect de la vie sociale (Fajardo 1999).

Depuis 1920, et surtout depuis le milieu du XXe siècle, la pression des mouvements autochtones, le développement d’une pensée indigéniste intellectuelle et l’émergence de nouvelles nécessités d’incorporer les autochtones sur le marché du travail ont permis de créer des institutions nationales et internationales pour traiter « le problème autochtone » à partir d’un concept paternaliste. Dans le contexte des politiques assimilationnistes, les constitutions ont commencé à reconnaître l’existence de quelques droits spécifiques aux communautés autochtones.

Néanmoins, comme l’État de droit a priorité, on ne reconnaît pas formellement aux autorités autochtones la faculté d’appliquer leur propre système normatif de manière large. Quelques pays ont décrété l’exercice d’un droit autochtone spécifique, mais à l’intérieur de domaines très limités ou relevant des affaires culturelles. Dans tout les cas, il s’agissait de situations d’importance modérée (Fajardo 1999).

Les pays qui reconnaissent leur multiculturalisme sont des pays qui, en plus de rechercher cela, ne possèdent pas un « nous » national. Au contraire, ils possèdent un ensemble de récits de différents groupes ethniques. L’histoire de la colonisation de l’Amérique latine, par exemple, compte avec – au-delà de la colonisation établie par les Européens – l’esclavage des peuples importés d’Afrique et la main-d’oeuvre salariée de migrants européens et asiatiques. Les migrants européens, surtout, ont influé significativement sur l’idéologie des nations américaines qui sont apparues par la suite.

Et après plus de cinq siècles de colonisation et de statut subalterne, les groupes ethniques et les minorités nationales, source d’hétérogénéité dans l’État nation, émergent avec force dans la vie sociale, politique et culturelle, en plaidant pour la création de nouvelles formes d’organisation communautaire, nationales et transnationales, tout comme pour le retour d’anciens préceptes structurants de l’organisation sociale de leurs communautés. L’intention est d’animer un mouvement qui revendique la reconnaissance d’identités et de droits antérieurs à la colonisation, lesquels ont été brimés par les logiques d’organisation des États nationaux. En outre, il est important d’envisager la possibilité qu’une ou plusieurs identités juridiques et politiques puissent coexister, à travers des politiques pluriculturelles et de la différence, dans une altérité historique à long terme.