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L’ouvrage de Florence Brunois, Le jardin du casoar, la forêt des Kasua…, représente une contribution remarquable et originale à la fois à l’ethnographie mélanésienne et au champ encore naissant de « l’anthropologie de la nature ». Dans l’introduction, Brunois explore les préalables d’une anthropologie de la nature qui ne soit pas (plus) socio-centrée mais qui soit plutôt en mesure de rendre compte de tous les « existants » et de la manière dont les humains, dans ce cas-ci les Kasua, interagissent avec les autres non-humains. Pour ce faire, elle puise, entre autres, dans les travaux de Philippe Descola, qui signe d’ailleurs la préface de l’ouvrage, de Bruno Latour ou encore Tim Ingold. Dans cette approche que Brunois qualifie d’« ethno-éthologie », ce ne sont pas tant les Kasua qui sont au centre de cette étude, que l’ensemble du « cosmos forestier » au sein duquel ils coévoluent et cohabitent avec les autres « existants », animaux, végétaux et esprits. Sur les plans théorique et méthodologique, le défi de Brunois est double : accorder une égale importance à toutes les catégories d’existants et montrer l’être-au-monde des Kasua à sa juste valeur par une ethnographie riche et minutieuse, une « description dense », de leur savoir-être et de leur savoir-faire écologiques.

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première partie (6 chapitres), « À l’ombre de la canopée », est une monographie, non pas de la société kasua, mais du cosmos forestier tel que l’expérimentent les Kasua. Les deux premiers chapitres exposent la dynamique historico-mythique de cette région des Hautes-Terres de Nouvelle-Guinée (et de la montagne Bosavi). En mettant en dialogue savoir mythique et savoir géologique, l’auteure présente les particularités écologiques et la morphogénèse de la région. Les chapitres 3 à 6 présentent les différentes catégories d’acteurs au sein du cosmos forestier, soit respectivement les plantes, les animaux, les humains et les esprits et leur participation respective à la reproduction d’une riche biodiversité régionale. Guidée par les Kasua, Brunois endosse ici les compétences du zoologue et du botaniste, tel que l’aurait souhaité Lévi-Strauss, et offre une « description dense » de la taxonomie et des critères de classification kasua pour les centaines de plantes et d’animaux de la forêt, ainsi que pour leurs multiples usages (alimentaires certes, mais aussi techniques, médicinaux, ludiques et décoratifs). L’analyse de ces savoirs écologiques et éthologiques est ponctuée de récits mythiques – une « poésie écologique » qui aurait ravi Bateson – qui permet dès lors au lecteur d’apprécier les habitants non-humains de la forêt dans leur individualité et leurs interrelations, ainsi que la « personnalité écologique » des principaux d’entre eux.

Le chapitre 5 analyse l’organisation clanique des Kasua, les règles qui président aux alliances matrimoniales et aux cycles d’échanges, ou encore la prégnance du territoire clanique dans les processus identitaires. Le chapitre 6 présente une autre catégorie d’acteurs, soit les esprits : les Sosu, responsables de la reproduction et de la fertilité de l’environnement forestier, les Isanese, les maîtres du gibier, et les Gulu hon (les esprits des morts), chaque groupe habitant une niche écologique particulière, et auxquels il faut ajouter le couple créateur, Sito et Hapano. Au terme de cette première partie, la forêt des Kasua, loin d’apparaître comme un simple réservoir de ressources supportant un mode de subsistance, se révèle plutôt comme un milieu complexe et relationnel où se joue et se négocie tout un ensemble de relations dynamiques entre différents existants, visibles et invisibles.

Cette logique relationnelle, les liens d’interdépendance entre tous ces existants, la perméabilité des frontières ontologiques ou encore la dette des humains envers les esprits sont autant de savoir-être explorés avec sagacité dans la deuxième partie de l’ouvrage (chapitres 7 et 8), intitulée « Le jeu de l’ombre et de la lumière ». L’ambivalence ontologique entre les mondes visibles (animaux, végétaux, humains) et invisibles (les esprits et le double onirique de l’humain, le hon) fait l’objet d’une attention particulière. Dans l’épistémologie et l’ontologie des Kasua, et dans la reproduction du cosmos forestier, l’activité onirique occupe une position privilégiée, comme « une expérience de la métamorphose, et non de la projection anthropomorphique » (p. 282). Dans ce jeu de l’ombre et de la lumière, certains passages traitent des dimensions esthétiques et émotionnelles auxquelles Feld nous avait initiés avec ses travaux chez les Kaluli, voisins des Kasua.

La troisième partie (chapitres 9, 10 et 11), « Le maintien d’un équilibre délicat », analyse les savoir-faire selon les sexes, les responsabilités des uns et des autres, les processus d’apprentissage et les systèmes d’interdits, ceux notamment pour protéger le nourrisson et son double onirique. L’enfant kasua est sensibilisé très tôt à la double réalité de son univers forestier, à la fois phénoménale et spirituelle. Au chapitre 10, les activités de prélèvement (chasse, pêche, cueillette, horticulture, élevage de porcs) sont décrites avec une grande sensibilité ethnographique. Le chapitre 11 analyse les rituels initiatiques qui s’adressent aux germains des deux sexes. Enfin, la conclusion présente une synthèse admirable. Brunois a gagné son pari, soit de considérer les humains comme « un des éléments d’une chaîne trophique fondée sur l’échange, la retenue, la précaution » (p. xiv). Si dans cet ouvrage l’auteure a volontairement omis de discuter de la présence et des intérêts non-Kasua sur le territoire, particulièrement ceux des compagnies forestières, c’est qu’elle leur réserve un ouvrage ultérieur. Il ne fait aucun doute qu’il sera ethnographiquement tout aussi riche, et tout aussi inspirant et novateur que celui dont elle vient de nous faire don.