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[P]our moi [le métissage] représente la couleur de l’amour et de la tolérance entre les peuples[1].

Introduction

Cette note[2] présente les résultats d’une recherche sur l’identité des métis belges nés d’un parent belge (originaire de la Wallonie ou de la Flandre) et d’un parent originaire d’une des anciennes colonies de la Belgique (République Démocratique du Congo et Rwanda/Burundi), et de métis belges dont au moins l’un des parents présente déjà un métissage de cette même ascendance. Elle s’appuie sur une analyse qualitative menée à partir de la transcription de quinze entretiens semi-dirigés qui ont été réalisés début 2013 avec des métis vivant en Belgique, plus précisément à Bruxelles et Gand. Mon premier contact avec les métis a eu lieu lors d’un rassemblement autour de la question métisse organisé au Théâtre Varia, à Bruxelles, à l’issue d’un spectacle artistique conçu par une femme d’origine belgo-rwandaise.

L’échantillon est constitué de six métis belgo-congolais et de trois métis belgo-rwandais, ainsi que de six métis issus de la même ascendance mais métissés à un plus faible degré biologique, c’est-à-dire de personnes dont au moins un des parents est déjà métissé[3] – soit au total dix femmes et cinq hommes. Seuls quatre interlocuteurs, âgés de 30 à 45 ans, sont nés en Europe (trois en Belgique et une en Suisse) ; trois métis, âgés de 31 à 36 ans, sont nés dans la République démocratique du Congo ; et huit, âgés de 54 à 65 ans, sont nés sur le sol de l’ancien territoire colonial belge (six originaires du Congo belge et deux originaires du protectorat sur le Ruanda-Urundi). Ces derniers font partie de la génération des « métis de la colonisation ». En établissant un parallèle entre la diaspora rwandaise et les métis belgo-rwandais, nous pouvons assumer que ces métis, d’une manière générale, entretiennent un rapport différent à leur pays natal et à sa diaspora[4] que les métis belgo-congolais, notamment en termes de référent ethnique. Cette différence n’est toutefois pas ressortie de manière évidente lors des entretiens[5]. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons approfondir les divergences dans la construction identitaire entre les personnes d’ascendance belgo-congolaise ou belgo-rwandaise.

Afin de préserver l’anonymat des interlocuteurs, les extraits d’entrevues sont désignés par un code alphanumérique (M1 à M15) qui fait référence à l’ordre chronologique des entrevues. La littérature sur le sujet, qui a fait l’objet d’un rapport de recherche (Hennes 2012), ne comporte que peu de récits relatifs à la construction identitaire actuelle des métis, mais s’intéresse surtout aux conditions juridiques à l’époque coloniale. C’est pourquoi j’ai tenté de comprendre, au fil de cette recherche, les tendances identitaires des métis belgo-congolais vivant en Belgique dans un contexte postcolonial, c’est-à-dire depuis les années 1960, des tendances qui sont notamment tributaires de l’environnement socio-familial des métis ainsi que de leur construction « non-identitaire » dans la société belge, liée à une occultation sociale de l’identité des métis par la communauté africaine et européenne. Nous verrons plus loin que cette identification problématique amène les métis à développer une capacité d’adaptation et d’intégration sociale remarquable.

La question de l’appartenance – ou non – des métis interrogés à une catégorie sociale plus large, c’est-à-dire une « communauté métisse », sera ensuite soulevée, ainsi que deux rôles principaux auxquels ils s’astreignent, à savoir la transmission d’un double héritage et un certain devoir d’intermédiation. Par la suite seront évoquées les conditions du vécu métis dans une société marquée par les séquelles de son passé colonial, ainsi que le positionnement de la société belge par rapport à la diversité ethnique. On terminera par une réflexion sur la capacité d’intégration des métis dans le contexte de la globalisation.

Avant de procéder à la présentation des résultats essentiels issus de cette recherche, le contexte colonial particulier dans lequel la « question métisse » est apparue nécessite d’être clarifié. Au temps de la colonisation belge (1908-1960), l’autorité coloniale au Congo belge – territoire auquel fut attaché le protectorat sur le Ruanda-Urundi en 1925 – imposait une forte ségrégation raciale qui opposait les expatriés blancs à la communauté noire, dépourvue de tout pouvoir politique décisionnel. Cette ségrégation incluait le droit de cuissage (le viol légalisé des jeunes femmes), hérité de la période féodale, et la domesticité sexuelle des maîtresses autochtones, tout en prohibant les mariages « interraciaux ». Un système de colour bar sociétal tendait à la ségrégation raciale et condamnait les individus issus des unions mixtes à un statut de paria, tant dans les communautés blanches que noires. Objet de préjugés et hanté par la mixophobie, le métis fait face à une double exclusion à l’époque coloniale (Jeurissen 2003, 2010). La plupart de ces enfants nés dans les colonies, appelés « mulâtres » ou « métis de la colonisation », étaient abandonnés par leurs pères[6] et séparés de la famille maternelle pour être encadrés par les missionnaires. Nombre de ces « métis de la colonisation » ont tôt ou tard été insérés et intégrés dans la société belge, auprès de leurs familles paternelles ou dans des familles d’accueils blanches, afin d’être éduqués à l’européenne (Pholien 1947). Les métis contemporains – d’ascendance belgo-congolaise ou belgo-rwandaise – sont souvent issus d’un parent africain déjà installé depuis un certain temps en Belgique, ou bien d’un parent déjà métissé. D’une manière générale, le nom de « mulâtre » a aujourd’hui fait place à celui de « métis », un terme plus neutre qui souligne le mélange (à des degrés divers) de deux éléments.

Tendances identitaires

Tenter de comprendre ou de représenter l’identité d’un individu ou d’un groupe n’est pas une chose aisée et univoque. Selon le dictionnaire Larousse, l’identité désigne le « caractère permanent et fondamental de quelqu’un, d’un groupe » ; or, l’identité métisse défie cette définition conventionnelle. Afin de rendre compte du caractère non figé de l’identité des métis en question, j’ai décidé d’employer la notion de « tendance » pour me référer au processus évolutif de leur construction identitaire.

Ces tendances identitaires sont tributaires de différents facteurs, et fluctuent également en fonction de variables externes tels que l’âge : à l’enfance, les métis interrogés vivent leur métissage sans avoir conscience des considérations respectives des communautés africaine et européenne : les enfants métis « ne voient pas de couleur », déclare une métisse cinquantenaire ayant grandi à Boma (M7), à leurs yeux il n’y a « pas de différentes races ou de milieux socio-économiques », comme l’explique un réalisateur de documentaire métis de 36 ans (M14). Une métisse de 37 ans rajoute que « quand on est petit, on n’a pas cette notion de différence, il n’y a pas cette notion de couleur » (M10). En grandissant, ces enfants seront progressivement confrontés au regard de la société et au jugement de l’Autre, ce qui mène généralement à une désillusion identitaire et à une difficulté de trouver un équilibre entre leurs deux origines ; pour qualifier ce phénomène, le psychanalyste Erik Erikson emploie le terme de « crise[7] identitaire ». Les adolescents métis tentent alors de redéfinir leurs liens sociaux et se réclament souvent d’une seule des deux communautés auxquelles ils appartiennent et essayent d’adapter leur comportement, leur apparence physique et leur cercle d’amis afin d’être accepté par le groupe. À ce sujet, une institutrice maternelle d’origine belgo-congolaise affirme : « Quand j’étais jeune, j’essayais de ressembler au plus à un Blanc, puis j’ai eu ma période où j’essayais de tout faire comme les Noirs » (M6). Vers la fin de l’adolescence, les métis commencent à prendre conscience de leur métissage et à l’accepter davantage. Ce changement identitaire est, selon certains interlocuteurs, souvent déclenché par une période-clé de réflexion et de recherche personnelle sur leur origine et sur le métissage, favorisant ainsi l’assimilation culturelle, et par la rencontre et l’échange avec d’autres métis. Un autre facteur qui intervient dans ce processus, et qui facilite d’une manière générale l’acceptation du métis, est la valorisation progressive du métissage et des mélanges culturels (Turgeon 2003). Ainsi, j’ai pu constater que les métis passent à travers différentes étapes de construction des statuts identitaires identifiés par Marcia (2012)[8] : leur identité ne peut donc être figée dans une définition immuable, car elle ne cesse de se transformer et de s’adapter aux influences extérieures et se constitue, au fil du temps, par des bricolages complexes tributaires des conditions situationnelles.

Les métis ayant passé les premières années de leur vie en milieu africain développeront, de manière générale, un attachement émotionnel plus marqué envers leur pays natal lorsqu’ils rentrent en Belgique[9]. Parallèlement, la tendance identitaire varie en fonction de l’entourage social et de la constitution familiale, et plus précisément du lien matrimonial : le métis dont la mère est noire aura tendance à s’identifier à ses origines africaines – ainsi, un comédien belgo-congolais de 39 ans, né à Bruxelles, rappelle qu’il ne faut « pas oublier que beaucoup de sociétés africaines […] sont matriarcales » (M3) ; en d’autres mots, explique une interlocutrice belgo-congolaise « le lien avec la maman est viscéral » (M10) . Pour certains, cette tendance à s’identifier à la culture de la mère est renforcée par la volonté ou le devoir de la protéger car elle occupe souvent une position sociale inférieure dans la société belge. D’autres métis soutiennent toutefois que dans une société occidentale, le père constitue le pilier familial : « C’est lui qui définit le trajet, comment t’es perçu dans la société, c’est lui qui place votre statut » (M3). Sans pouvoir conclure sur une prédominance claire de la tendance identitaire, ces réflexions indiquent que la situation familiale particulière ainsi que l’histoire personnelle sont à prendre en considération individuellement afin de comprendre les orientations identitaires et culturelles de chaque métis.

Nous pouvons toutefois constater que les métis qui présentent un plus faible degré de métissage biologique, c’est-à-dire lorsque les parents sont déjà métis, ont généralement une intégration plus facile dans la vie sociale belge car leur construction identitaire est soutenue par leur parents qui constituent le référent de base, tandis que les « métis-mulâtres », issus de parents d’origines différentes, ont souvent manqué de ce référent identitaire pendant leur jeunesse et finissent par choisir de s’associer davantage à l’une de leurs origines au détriment de l’autre. Le déni identitaire d’une part de leur ascendance semble faciliter leur intégration dans l’autre communauté culturelle.

Le sentiment d’être plus belge ou plus africain peut d’ailleurs varier parmi les métis d’une même famille, car il dépend également des fréquentations de la vie : « [I]ls ne seront pas pareils, même s’ils ont eu la même mère et le même père, car ils ont évolué dans des milieux [sportifs, culturels] différents. L’un qui se prend pour un Blanc et l’autre pour un Nègre » (M11), explique un employé belgo-congolais qui a lui-même été éduqué dans une école belge au Congo, puis chez ses grands-parents belges. Une autre métisse suggère également que la situation de vie définit leur vision des choses, mais souligne toutefois une différence déterminante : « Un métis qui a été élevé par sa famille blanche souvent idéalise son côté noir, c’est un idéalisme romantique » (M10). En fin de compte, il paraît évident que l’éducation des métis joue un rôle prépondérant dans leurs futurs choix et tendances identitaires.

Identification problématique et construction non-identitaire

Nous voyons également que les métis sont confrontés à certains obstacles qui freinent leur épanouissement identitaire, entre autres un manque de représentativité dans les médias et la publicité (où les références aux métis sont rares, posant des problèmes d’identification surtout pour les plus jeunes métis), ou une représentation stéréotypée incarnant la réconciliation parfaite entre deux cultures et deux couleurs de peau, tel que le remarquent également Garcia Canclini (1995) et Maisin (2011). La culture dominante associe implicitement les métis à un « entre-deux » difficilement compréhensible et définissable, qui occupe une position intermédiaire et ambiguë (Jeurissen 2010) : « Justement, c’est ça notre plus grand malheur. Chaque fois, on veut nous mettre dans des cases […] mais c’est comme à l’époque coloniale, notre case n’existe pas ! » (M10), explique une jeune métisse qui réalise un documentaire dans lequel elle tente de déconstruire l’image associée au métis.

Les interlocuteurs soulignent également que leur identité est surtout définie par le regard et le jugement de l’Autre. L’incompréhension du métis par les communautés européenne et africaine donne lieu à des stéréotypes véhiculés par les médias et l’éducation familiale et institutionnelle. Certains métis interrogés affirment qu’ils éprouvent des difficultés à trouver leur place dans la société car ils sont constamment pris pour ce qu’ils ne sont pas ; en d’autres mots, ils sont considérés blancs par la communauté noire, noirs par la communauté blanche, et associés aux préjugés respectifs liés à chacune de ces communautés. À cette mésinterprétation de l’identité s’ajoute un autre obstacle : la pensée occidentale dominante procède à une organisation binaire et dualiste de l’espace mental, différenciant la nature et la culture, l’émotion et la raison, l’objectivité et la subjectivité ainsi que le blanc et le noir, des termes qui, a priori, ne doivent pas se mélanger ni se concilier parfaitement (Laplantine et Nouss 1997, 2001). Un médecin belgo-congolais de 61 ans ayant entrepris des recherches sur le métissage pour son propre intérêt, explique :

La plupart des gens ont l’habitude de penser dans un système binaire : blanc-noir. T’es blanc ou t’es noir. Maintenant tu viens avec un métis, tu perturbes complètement l’équation. Donc le monde à construire, le monde de demain, il faudrait presque déjà le construire sur un système ternaire. Non pas deux inconnues, mais trois. Dans un système avec trois inconnues, on a notre place. Parce que là en tant que métis, on existe. Dans un système binaire on n’a absolument jamais la place. C’est un problème de conception.

M9

Dans cette optique, la figure du métis est difficilement acceptable ; c’est la raison pour laquelle la société « cloisonne », consciemment ou non, les métis dans l’une de ses communautés d’appartenance, tout en projetant les stéréotypes liés à celle-ci. La pensée dominante belge les associe indistinctement aux Africains, et ce manque de représentativité des métis résulte en leur occultation sociale.

Le métissage belge est très particulier, et c’est pour ça que je disais la particularité du métis belgo-congolais, c’est la non existence, c’est la gestion du fait de ne pas exister. Non seulement on est exclu, mais on n’existe pas. Tout le jeu est là en fait. […] L’exclusion, le manque d’affection, la non reconnaissance, la non existence. Et il faut être solide. Donc ce n’est pas un parcours facile.

M9

Pour cette raison, les métis ne disposent d’aucun réseau communautaire partagé. Ils n’ont pas de lieux de fréquentation ou de socialisation particuliers, peu d’évènements culturels ou artistiques communs, et n’entretiennent, en général, que peu de liens avec d’autres métis belges. Selon quelques interlocuteurs, la création d’une communauté métisse serait même une utopie, car de trop nombreuses antinomies et différences morcellent cette population en un ensemble non homogène et rendent très difficile l’élaboration d’une identité distinctive et d’un but commun. Un jeune comédien métis, très engagé dans la question métisse à Bruxelles et dans la RDC, s’exprime à ce sujet :

Rien que le fait d’avoir un père et une mère blanche ou inversement change le rapport. Que tu aies vécu ici ou vécu là-bas, ça change le rapport. Et donc c’est ça qui fait la difficulté de l’homogénéisation de la communauté métissée. On a toujours quelque chose de différent entre nous, et on n’a pas encore trouvé quelque chose – peut-être que c’est encore à trouver – qui nous rassemble tous.

M3

Malgré l’absence d’éléments unificateurs – que ce soit au niveau identitaire ou institutionnel – la majorité des métis interrogés éprouvent une attirance envers les autres métis, surtout lorsqu’ils partagent un vécu et des souvenirs similaires. Lors d’un échange interactif, ils font l’expérience d’une compréhension mutuelle : ils n’ont pas besoin de s’expliquer ou de composer leur personnage comme ils le font lorsqu’ils interagissent avec les deux autres communautés. Différents interlocuteurs me confient qu’ils ont « tous besoin de se retrouver, parce que l’une est un repère pour l’autre » (M2, poète, 65 ans), qu’ils ont alors l’impression de « partager la même chose » (M11, employé, 60 ans) et de « moins jouer un rôle » (M7, assistante, 51 ans). Il ne faut toutefois pas considérer le métis dans ce contexte comme faisant partie d’un ensemble plus large qualifié par certains de communauté ou de catégorie sociale de métis. Certains précisent que les fréquentations entre métis ne devraient surtout pas être considérées comme la formation d’une troisième catégorie sociale ou comme une exclusion des autres communautés : « C’est vrai, il faut des communautés, mais je trouve qu’il faut être universel et pas non plus être entre nous ; […] moi je veux rester un électron libre », explique M2, écrivaine d’ascendance franco-congolaise et belgo-congolaise.

Ce positionnement pourrait être interprété, du moins au niveau des « métis de la colonisation », comme une séquelle des pratiques coloniales du Congo belge où la ségrégation raciale entraînait le rejet du métis des communautés blanche et noire, l’isolement de la communauté métisse et la formation de familles endogènes (Thérèse R.S. 1935 ; Jeurissen 2003, 2010 ; Kakiesse 2008). Aujourd’hui, les métis ont acquis la possibilité et la capacité de s’orienter vers la tendance identitaire de leur choix et évitent consciemment de donner l’impression de créer un troisième groupe. Mon interprétation des entrevues révèle toutefois qu’en dépit de l’absence d’une communauté métisse en Belgique, certains interlocuteurs ont développé une tendance à rechercher des partenaires métis. Selon eux, c’est uniquement au sein d’une telle relation qu’ils peuvent vivre pleinement leur double héritage, sans devoir constamment adapter ou justifier leur comportement.

La force de l’adaptation

En réponse à l’occultation sociale et territoriale de leur existence, les métis ont développé une capacité d’adaptation remarquable tant à la communauté européenne qu’à la communauté africaine, qui se caractérise par la maîtrise des normes et des codes socioculturels des communautés respectives. Selon certains interlocuteurs, cette adaptation est nécessaire, car elle permet d’éviter le rejet complet des deux communautés et renforce le sentiment d’appartenance. Les propos d’une métisse belgo-congolaise de 51 ans, qui a passé les dix-huit premières années de sa vie au Congo, en évoluant dans deux mondes différents (école belge et famille africaine), illustrent bien ce besoin d’adaptation : « En fait, on n’appartient à rien. On n’est pas accepté dans le monde noir […] tandis qu’en Europe, je fais partie d’eux sans faire partie d’eux, c’est comme quelque chose qu’ils ne peuvent pas renier. Donc qu’est-ce qu’on fait ? On essaye de s’adapter du mieux qu’on est, pour ne pas être rejeté totalement » (M7).

La maîtrise des codes de la culture européenne et africaine s’acquiert pendant l’enfance et l’adolescence. Les métis apprennent à façonner leur comportement afin de répondre aux exigences morales et culturelles de leurs parents belges et africains, un comportement qui peut être utilisé par la suite dans un groupe ou l’autre si nécessaire. Une jeune interlocutrice, diplômée en communication et information, souligne que « cette capacité d’adaptation m’oblige à vite comprendre le système de fonctionnement dans lequel je suis » (M10), tandis qu’une autre métisse, plus âgée, explique : « Tout le monde doit se recomposer. Mais le problème du métis, surtout de couleur, c’est qu’il doit le faire constamment, presqu’à chaque situation » (M7). Les interlocuteurs, aussi bien issus de la génération des « métis de la colonisation » que de celle des métis nés depuis l’indépendance, m’ont fait part du caractère « transfrontalier » de cette adaptabilité : l’analyse et la compréhension des systèmes de fonctionnement social ainsi que l’adaptation de leur comportement de manière stratégique, disent-ils, faciliteraient l’intégration dans n’importe quelle communauté au monde. Ce constat issu des entretiens rejoint l’idée exprimée par Penninx (2006), selon laquelle l’identité – subjective et malléable selon les contextes – est créée par l’individu dans le but de répondre aux normes de son groupe d’appartenance.

Transmission d’une double ascendance

Presque tous les métis interrogés accordent une importance primordiale à leur pays d’origine ou à celui de leurs parents et intègrent différents éléments africains dans leur quotidien. Leur double ascendance s’exprime par un mélange culturel réunissant des habitudes occidentales et africaines au niveau alimentaire, vestimentaire, musical et décoratif : « être métis, c’est faire une symbiose […], un mélange, comme une belle mayonnaise » (M2), explique une métisse d’un air amusé. La transmission culturelle ayant été interrompue chez les métis qui ont reçu une éducation européenne et non africaine, beaucoup ressentent le besoin d’entreprendre des recherches personnelles afin de combler des lacunes liées à la connaissance générale de leur histoire généalogique. De même, malgré la prépondérance d’une éducation européenne chez les métis interrogés, ils accordent de l’importance aux valeurs africaines et à leur transmission aux générations suivantes. La maîtrise et la transmission des langues du Congo et du Rwanda (le swahili et le kikongo) occupent également une place primordiale, car pour beaucoup d’interlocuteurs, la langue maternelle marque un lien identitaire fort avec leur pays d’origine en dépit de la distance géographique. Généralement, ils expliquent qu’ils ne rentrent que rarement dans leur pays natal, bien que cette visite reste indispensable pour certains, notamment ceux qui ont passé leur jeunesse en Afrique, comme cette métisse de 65 ans qui affirme que c’est « indispensable pour [son] équilibre » (M2). D’autres éprouvent occasionnellement le besoin de se rendre à Matonge, un quartier bruxellois qui tire son appellation d’un quartier à Kinshasa et qui constitue, pour beaucoup de Belges, le référent de l’imaginaire africain. Un gestionnaire de dossiers belgo-congolais, né en 1959 au Congo belge et ayant effectué sa scolarité aussi bien en Afrique qu’en Europe, précise que « c’est une manière aussi de me ressourcer, de m’imprégner de l’ambiance, de la langue, de l’humour » (M12).

Dans le discours de mes interlocuteurs, le métissage est lié à un sentiment de double responsabilité : d’un côté, ils s’astreignent à transmettre des savoirs et des comportements culturels africains à leurs enfants (même si cette génération est née en Belgique), et de l’autre, ils assument un rôle de médiateur ou de conciliateur entre les deux communautés, qu’ils considèrent comme un devoir humanitaire. Pour eux, le métissage est « un privilège et une responsabilité terrible » (M1, assistante sociale, 59 ans), c’est « créer un pont entre les deux communautés et apaiser les choses » (M14, réalisateur de documentaire, 36 ans), mais aussi « vivre la cosmopolitisation, prendre des responsabilités dans la place où on vit et en même temps être ouvert pour des autres places » (M8, ingénieure, 55 ans).

L’époque coloniale, et après ?

Au temps de l’ancien Congo belge (1908-1960), les métis souffraient des stigmates liés à leur origine, issue d’unions illicites entre un colon belge et une femme africaine. Par la création de la notion de race, l’anthropologie coloniale a défini le statut identitaire du peuple colonisé, et donc aussi celui des métis – un statut qui n’était guère favorable au développement de leur identité propre. Aujourd’hui, plus de 50 ans après la décolonisation, beaucoup de ces « métis de la colonisation » vivent en Belgique, où le postcolonialisme, ayant entraîné des déplacements de populations d’anciennes colonies vers les métropoles, pourrait avoir mené à un certain enfermement identitaire de la société, dans le sens où l’apparition de minorités ethnoculturelles et raciales dans l’espace public (belge) est susceptible de provoquer un repli de l’identité « blanche », en laissant en suspens des identités ambigües (Amselle 2003). L’analyse de l’ensemble des discours métis recueillis laisse apparaître que l’identité nationale belge ne reconnaît toujours pas l’histoire belge d’outre-mer. En effet, les stéréotypes ancrés dans les moeurs conduisent encore trop souvent à des restrictions néfastes qui, tout comme à l’époque coloniale, entraînent une exclusion sociale (Demart 2008 ; Jeurissen 2010 ; Maisin 2011). Les exemples les plus fréquents mentionnés par mes interlocuteurs concernent les problèmes rencontrés lors de la recherche d’un logement et/ou d’un emploi[10], ainsi que les préjugés raciaux auxquels ils ont dû faire face pendant leur adolescence. Un jeune interlocuteur, né à Bruxelles mais s’engageant régulièrement dans des projets socioculturels en RDC, remarque d’ailleurs une différence culturelle au niveau de l’expression du racisme :

Le racisme envers le métis est aussi très différent entre ces différents pays. En Afrique, ils peuvent être vraiment très durs, violemment, physiquement. On peut te jeter des pierres au visage […]. [I]ci, personne ne va jeter des pierres. C’est différent… C’est plus pervers ici, c’est beaucoup plus pervers ici. Tout le monde va te faire un grand sourire ici et au final, c’est dans ta vie au quotidien que tu vas avoir des bâtons dans les roues.

M3

Contrairement aux Noirs, ces métis font alors l’objet d’un double préjugé émanant aussi bien de la communauté européenne que de la communauté africaine. Néanmoins, force est de constater que l’acceptation et l’intégration sociales des métis sont maintenant facilitées par des changements sociaux, et notamment par l’augmentation des mariages mixtes et du nombre d’enfants métis, ainsi que par une meilleure circulation de l’information et par des flux migratoires et médiatiques croissants. Une enquête du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme réalisée en 2009 indique que la majorité des Belges interrogés considèrent la présence de diverses cultures comme une richesse pour leur société, une diversité qui est toutefois difficile à accepter, car un tiers de l’échantillon se montre réticent par rapport à l’idée que leur enfant épouse une personne issue d’une minorité (Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme 2009).

Plusieurs interlocuteurs appartenant à des tranches d’âge et à des statuts sociaux différents mentionnent que leur métissage et celui de leurs enfants est perçu comme un « phénomène de mode » (M12, M13) ou comme un « effet de mode » (M3, M5, M14). Le réalisateur du documentaire Colour Bar (Gunst 2011) explique qu’il a « entendu dire que les tout jeunes métis, déjà c’est plutôt des quarterons ou bien des métis mais de parents déjà métis, il y en a beaucoup qui [lui] ont parlé d’un certain effet de mode, qui vivent leur métissage autrement, ils ressemblent aux célébrités ».

Aujourd’hui, le métissage – surtout culturel – est un phénomène omniprésent et universel : « il y a tellement de métis qu’on [ne sait] plus qui sera métis et qui non, à des degrés divers, il y a toujours des mélanges quelque part », explique un interlocuteur sexagénaire (M11). Ce phénomène est valorisé par la mondialisation (Turgeon 2003) ; dans une perspective esthétique, le métis est beau et il incarne, en quelque sorte, le produit exotique de la rencontre de sociétés, mais également le produit d’une histoire nationale qui, souvent, n’est pas encore reconnue, comme c’est le cas pour la Belgique, par exemple. L’éloge de la « beauté du métis » développée par Taguieff (2009) exprime une célébration du mélange de « races » ou de cultures originellement « pures », et constitue ainsi une rémanence d’une ancienne fascination pour l’homogène[11].

Le métissage belgo-congolais en perspective

Malgré la diversité apparente des métis rencontrés – aussi bien sur les plans générationnel et professionnel qu’au niveau des statuts sociaux –, un élément presque unificateur s’est dégagé au fil de la recherche : leur engagement très actif dans la question métisse. Certains métis interrogés éprouvent le besoin de s’exprimer par une voie créative ou littéraire[12], tandis que d’autres s’engagent dans des projets liés au métissage, aussi bien en Belgique qu’au Congo et au Rwanda, par exemple la création d’un centre culturel afro-européen à Bruxelles, un projet au Rwanda pour soutenir l’attribution d’une nationalité aux enfants métis non reconnus, des projets artistiques au Congo, la réalisation de documentaires, la publication de recueils de poèmes et l’organisation d’expositions et de projets éducatifs avec des enfants métis. Même ceux qui ne sont pas concrètement engagés expriment leur volonté d’agir ; ainsi, une métisse cinquantenaire belgo-rwandaise, qui a beaucoup souffert durant son enfance au Rwanda, mais qui a aujourd’hui trouvé sa place dans la société belge, rapporte : « moi j’aimerais bien faire quelque chose pour moi, aider les métis qui ont besoin, les aider à être bien dans leur peau, ou les retrouver, les racines » (M15). Ces divers investissements traduisent une volonté claire mais peu dirigée, commune mais non coordonnée, de parler et de faire parler du métissage, ainsi que le besoin de dire, d’écrire et de représenter le métissage pour sensibiliser l’ensemble de la population à cette réalité et susciter sa compréhension.

D’après certains interlocuteurs, le métissage s’associe d’ailleurs automatiquement à une projection de l’humanité dans l’avenir : « Le métis c’est le monde, c’est une pré-configuration physique de ce qui se passe aujourd’hui, la globalisation » (M10, 37 ans) ; « les premiers mondialisés, c’est nous » (M9, 61 ans), rapportent différents interlocuteurs, en mettant en avant leur capacité d’adaptation au milieu ambiant et leur compréhension efficace du système de fonctionnement socio-environnemental. Certains auteurs défendent en effet l’idée selon laquelle le mélange culturel et la diversité humaine mèneraient la population mondiale à un métissage si profond que toute forme de racisme deviendrait caduque (Turgeon 2003 ; Jeurissen 2010). Les études postcoloniales fournissent un apport considérable dans ce domaine (Rémy 2011), non seulement dans la mesure où elles constituent une « pensée de l’enchevêtrement et de la concaténation » (Mbembe 2006 : 119), mais également parce que les auteurs de ce courant tentent de « déconstruire une épistémologie occidentale hégémonique et dévalorisante » (Pouchepadass 2007 : 176). Homi Bhabha s’appuie par exemple sur le concept d’hybridité dans le but de déconstruire toutes les oppositions binaires qui se trouvent au coeur de l’imaginaire colonial, en soulignant les identités prises dans des mouvements incessants d’interpénétration. En supposant que la globalisation soit une « hybridation », elle induirait automatiquement un mécanisme antiraciste faisant disparaître les entités ethno-raciales et autorisant l’hétérogénéité. Lorsque l’homme contemporain, métis ou non métis, se dote d’une identité fluctuante et malléable, les oppositions binaires marquant notre espace mental postcolonial se disolvent implicitement (Taguieff 2009).

Cette rhétorique de l’éloge du mélange culturel et des identités malléables doit toutefois être abordée avec prudence, car la globalisation entraîne dans son sillage la dissolution des spécificités nationales et des formes sociales ; par la diffusion d’une hybridité culturelle à l’échelle du globe s’installe – logiquement et paradoxalement – une homogénéité culturelle, qui entraîne l’abolition de la diversité culturelle (Taguieff 2009).

À l’heure actuelle, la société est loin de s’être défaite des dichotomies héritées du temps colonial, car la pensée dominante procède encore à une organisation binaire de notre espace mental : « aussi longtemps que l’un nous voit comme Noir et l’autre nous voit comme Blanc, on ne sera jamais des métis » (M7), me confie une métisse en rigolant, tandis qu’une autre explique que « quand les sociétés du monde [auront] accepté […] notre demande légitime de nous reconnaître dans notre qualité de métis, ça sera un grand pas pour l’humanité et pour nous » (M2).

Parallèlement, il convient de penser les effets culturels de la globalisation comme une dialectique entre homogénéisation et hétérogénéisation (Mattelart 2008) ; or, selon Laplantine, « le métissage contredit précisément cette polarité homogène/hétérogène. Il s’offre comme une troisième voie entre la fusion totalisante de l’homogène et la fragmentation différentialiste de l’hétérogène. Le métissage est une composition dont les composantes gardent leur intégrité » (Laplantine et Nouss 1997 : 4). Cette hypothèse rejoint en effet le discours de certains métis rencontrés, notamment celui de ce comédien : « Je ne suis pas un mélange, je suis et l’un et l’autre et une entité intermédiaire, c’est les trois » (M3). L’opinion publique belge serait-elle alors prête à accorder l’intégrité des deux composantes culturelles aux métis ?

Conclusion

Les années passées depuis la fin de la colonisation ont quelque peu atténué les blessures et stigmates de l’époque précédente en cédant la place à la construction d’une nouvelle identité des métis belges. Ce processus n’en reste pas moins semé d’embûches. Contrairement aux discours médiatiques et idéologiques qui se veulent multiculturels, la gestion de leur double origine, tributaire de l’éducation et de la constitution familiale individuelles, est actuellement loin d’être un processus facile et socialement valorisé pour les métis. L’analyse des témoignages recueillis révèle en effet que le vécu des métis est souvent marqué par des souffrances et des déstabilisations liées à leur statut d’« entre-deux ». C’est particulièrement le cas durant l’adolescence, qui marque le passage entre l’enfance – phase pendant laquelle, selon les interlocuteurs, le métissage est vécu comme une absence de questionnements identitaires –, et l’âge adulte – lorsque la plupart des métis ont frayé leur chemin identitaire (cf. l’identité aboutie, selon Marcia 1980). L’identité métisse qui se développe depuis les années 1960 dans la société belge postcoloniale est complexe et malléable, et elle permet aux métis de mettre au jour différentes forces du métissage, tels que la maîtrise de deux systèmes de pensée qui paraissent, a priori, inconciliables. Leur mode de vie, construit autour de la non-existence symbolique dans la société belge, nécessite et génère en même temps une capacité d’adaptation et d’intégration. Une certaine souplesse mentale devient alors nécessaire pour soutenir le jeu identitaire constant entre les deux cultures qui s’affrontent en eux et qui les contraignent quotidiennement à des recompositions de leur système de pensée et d’action en fonction de diverses situations d’interaction.

Les métis en Belgique font aujourd’hui encore face à divers obstacles qui freinent leur développement identitaire, notamment le manque de représentativité au niveau médiatique et public, mais aussi la persistance des idées préconçues par le spectre colonial – ce qui mène, entre autres, à une existence des métis à travers les préjugés et les représentations des autres. Un moyen par lequel ces métis tentent de concrétiser – et souvent aussi de divulguer – leurs sentiments et réflexions est l’expression artistique. Enfin, la réalisation des entrevues a révélé que la majorité des métis, issus d’horizons et de milieux sociaux divers, expriment une volonté de parler et surtout de faire parler du métissage à travers leur engagement actif dans la question métisse.

La société belge, qui subit encore les séquelles de son récent passé colonial, a désormais une double vocation : s’orienter vers une société interculturelle, plutôt qu’uniquement multiculturelle, et reconnaître l’existence de tous les métis en leur offrant une place et une parole dans la société contemporaine. Il est donc crucial d’étudier les dynamiques sociales qui pourraient contribuer à l’épanouissement identico-culturel des métis en Belgique, ce qui oblige à poser la question de savoir par quelles politiques de promotion et d’assimilation les métis concernés pourraient – et surtout voudraient – se manifester sur la scène médiatique et politique belge. Une assistante belgo-congolaise, 51 ans, me confie à la fin de notre entretien que « L’histoire du monde se bat en nous » (M7) ; il me semble que cette affirmation souligne bien le poids symbolique immense que certains métis sentent reposer sur eux, et souligne également l’importance du devoir humanitaire et de médiation auquel ils s’astreignent.