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Introduction

L’objectif de cette contribution est d’analyser les logiques qui régissent la valorisation par un État de la diversité linguistique, et de questionner sa célébration comme source de valeur ajoutée. Je m’appuierai particulièrement sur le cas emblématique de l’État suisse, lequel, contrairement à la majorité des États modernes, qui conçoivent la différence socioculturelle comme source de fragilité et d’instabilité sociopolitique, a historiquement imaginé la diversité ethnolinguistique nationale comme facteur de stabilité politique et de prospérité économique. En effet, depuis la fondation de l’État suisse en 1848, les gouvernements helvétiques ont investi sur le plurilinguisme national, afin, d’une part, de garantir la paix sociale et économique entre les différentes communautés linguistiques reconnues comme étant officiellement suisses[1], et, d’autre part, d’attirer sur le territoire national les organismes supranationaux régissant les échanges politiques et économiques mondiaux.

Aujourd’hui, la Suisse continue à miser sur son plurilinguisme afin de maintenir et de promouvoir la position privilégiée occupée par son économie nationale dans le contexte d’un capitalisme tardif. Pourtant, cette contribution montrera que, pour pouvoir mettre à profit ce capital historique, l’État suisse doit adapter l’argument de la diversité linguistique aux marchés-cibles, ce qui aboutit à une hiérarchisation des formes de « diversité » en Suisse, c’est-à-dire que certaines langues, cultures et religions seront valorisées, tandis que d’autres seront rendues invisibles.

Afin d’expliquer le rôle de la diversité linguistique dans les politiques économiques de la Suisse contemporaine, de comprendre ce qui est considéré par l’État suisse comme diversité nationale – c’est-à-dire quelle forme de diversité est considérée comme ayant une valeur ajoutée, et à quelles conditions –, et enfin de comprendre les logiques et les intérêts qui impriment une certaine fluctuation sur la valeur attribuée à la diversité, j’analyserai les pratiques de marketing menées par l’État suisse dans le cadre des évènements faisant la promotion du marché suisse dans le monde[2][3]. En effet, en axant mon étude sur un des séminaires promotionnels organisés par l’État suisse en Allemagne (son premier partenaire économique) qui visait à attirer des entrepreneurs et des capitaux allemands sur le territoire suisse, je me centrerai particulièrement sur le rôle du plurilinguisme comme élément clé dans la stratégie marketing internationale de la Suisse et sur l’ajustement stratégique de cet argument promotionnel aux publics ciblés.

Cette analyse est particulièrement pertinente pour une compréhension des logiques gouvernant la valorisation de la diversité dans les conditions politico-économiques actuelles. D’abord parce que ces pratiques de marketing émergent au croisement d’un besoin de faire référence à une idéologie moderniste de la diversité suisse, à savoir au modèle suisse sur lequel la Suisse s’est traditionnellement appuyée dans ses pratiques politiques et économiques, et la nécessité d’adapter le discours marketing sur la diversité nationale aux besoins et attentes fluctuantes des marchés et des publics internationaux. Par ailleurs, une analyse critique de ces pratiques de marketing et des stratégies promotionnelles qui les régulent nous permettra de mettre en évidence les intérêts étatiques divergents liés à ces différentes formes de valorisation de la diversité, et de déconstruire le mythe d’une Suisse humaniste, politiquement neutre, et fondamentalement ouverte à toute forme de diversité culturelle, linguistique et religieuse. Enfin, une discussion de ces pratiques permettra de réfléchir aux conséquences de cet investissement marketing sur la Suisse multilingue, en termes de production et de reproduction de conceptions idéologiques sur l’État suisse, son économie et sa population, et particulièrement en termes de production de discours de pouvoir sur les formes de diversité qui peuvent être légitimement pensées comme appartenant à la nation suisse.

Cette contribution sera structurée de la manière suivante : l’analyse doit être située dans le contexte d’une sociolinguistique critique, qui s’intéresse à l’articulation entre langage, idéologie et politique économique, et particulièrement aux processus de valorisation des langues dans le contexte du capitalisme tardif, ce qui fera l’objet de la première partie. Dans une deuxième partie sera analysée la promotion de la Suisse comme pratique étatique visant à créer les conditions favorables à l’expansion internationale du capitalisme suisse ; y seront discutées les structures institutionnelles instaurées par l’État suisse qui permettent une mise en place efficace de ces pratiques. Enfin, l’analyse s’appuiera sur la documentation ethnographique d’un évènement promotionnel particulier, en se concentrant plus spécifiquement sur la variabilité de la valeur promotionnelle attribuée à ce capital national. En effet, si sous certaines conditions, la diversité linguistique est effectivement considérée comme un atout, permettant à la Suisse de se positionner comme un marché propice à l’expansion internationale de son capital, sous d’autres conditions cette diversité nationale est plutôt considérée comme une source de danger.

Diversité linguistique et capitalisme tardif

Dans un contexte de capitalisme tardif, caractérisé par une saturation des marchés nationaux, une expansion internationale des échanges économiques et une restructuration des économies nationales (Appadurai 1996 ; Harvey 2005), la diversité linguistique est de plus en plus considérée comme une ressource clé d’exploitation économique (Duchêne et Heller 2012). En effet, cette diversité est mise en avant comme un capital de distinction qui différencie la Suisse des autres pays, permettant aux acteurs opérant sur les marchés dérégulés d’être compétitifs dans un contexte international de compétition accrue (Heller 2010). Dans ce cadre, la diversité linguistique est mobilisée en premier lieu comme un gage d’authenticité locale, permettant de promouvoir un produit, un service ou un territoire comme étant particulièrement lié à l’histoire et l’héritage d’une communauté (Piller 2001 ; Comaroff et Comaroff 2009). La diversité linguistique est conçue en second lieu comme un instrument, permettant de gérer les réseaux économiques internationaux, entretenus par les acteurs opérant sur les marchés globaux (Duchêne 2011 ; Urciuoli et LaDousa 2013). En outre, il a été démontré que l’exploitation économique de la diversité implique son adaptation aux besoins du capitalisme (Duchêne 2012). Cette adaptation peut prendre la forme d’une flexibilisation, d’une standardisation ou d’une régulation de la matière économique représentée à travers la diversité linguistique et les individus qui la produisent (Cameron 2000 ; Roy 2003 ; Duchêne 2009).

Si ces recherches sur la valeur économique du plurilinguisme et de la diversité linguistique ont surtout mis l’accent sur la marchandisation du langage par des industries du tourisme (Heller 2003 ; Pietikäinen et Kelly Holmes 2011), de la langue (Boutet 2008), de la culture (Pujolar et Jones 2012), et du sport (Del Percio et Duchêne 2012), c’est-à-dire sur les processus de transformation du langage (et des formes d’authenticité, d’exotisme, de cosmopolitisme, etc., indexées par certaines ressources langagières) en une ressource qui peut être échangée sur des marchés contre d’autres formes de ressources monétaires, des travaux récents investiguant les processus de marketing des États et de leur territoires, économies et cultures ont aussi mis en évidence de quelle manière les gouvernements s’approprient ces stratégies d’exploitation de la diversité linguistique d’un État et de sa population dans leurs pratiques de nation branding (Kaneva 2012). En effet, afin de positionner une certaine économie comme particulièrement compétitive et ouverte au capitalisme mondial, les États mettent souvent l’accent sur la nature plurilingue de leur société dans leurs pratiques de marketing.

À la suite de ces travaux, nous avons montré dans le cadre d’autres publications comment, depuis les années 1970, l’État suisse investit systématiquement dans la diversité linguistique nationale, considérée comme source de valeur ajoutée pour son économie nationale (Duchêne 2012 ; Del Percio 2014 ; Duchêne et Del Percio 2014). Dans ce cadre, nous avons montré que si sous certaines conditions promotionnelles, l’argument de la diversité linguistique est repris en tant que tel dans les pratiques de marketing, sans spécification explicite de la valeur, fonction ou nature de cette diversité, sous d’autres conditions cet argument est adapté aux publics et marchés-cibles. Nous avons en particulier montré comment, dans ses pratiques promotionnelles, l’État suisse mobilise l’argument de la diversité comme illustration des compétences multilingues des Suisses et de leur valeur professionnelle dans une économie globalisée et linguistiquement diverse. Cela implique aussi une mise en évidence des compétences des citoyens suisses dans leur maîtrise de l’anglais. De plus, l’argument de la diversité est aussi utilisé dans le but de mettre en avant les similitudes culturelles et linguistiques qui existent entre la Suisse et les grands marchés européens (Allemagne, France et Italie) et pour mettre en avant les relations commerciales historiques entre la Suisse et ces pays. En outre, la diversité suisse est invoquée afin d’insister sur le positionnement géographique stratégique de la Suisse au centre de l’Europe, et la nature européenne de l’économie nationale. Enfin, cette diversité nationale est promue pour souligner la capacité de l’État suisse à gouverner l’hétérogénéité sociale et culturelle nationale et à la transformer en une source de richesse et de bien-être sociétal.

Cet article a pour objectif de poursuivre ces analyses sur la variabilité et l’instabilité du rôle de la diversité linguistique dans les processus de mise en marché de l’économie suisse en étudiant l’adaptabilité de cet argument au marché allemand dans une situation promotionnelle précise : les séminaires pour les investisseurs allemands.

L’analyse proposée ici s’appuie sur un projet de recherche ethnographique multisite (Marcus 1995), conduit entre 2010 et 2012, et s’intéressant aux pratiques promotionnelles de trois organisations mandatées par l’État fédéral, afin de promouvoir l’économie suisse, culturelle et touristique. Nos données incluent des observations ethnographiques d’évènements promotionnels, des entretiens semi-directifs avec les organisateurs et les participants à ces évènements, des textes institutionnels régulant les pratiques promotionnelles, telles que le matériel promotionnel (prospectus, brochures, power point). Mon analyse se focalisera sur les pratiques de décontextualisation, d’entextualisation et de recontextualisation (Silverstein et Urban 1996) de la diversité linguistique comme argument promotionnel lors des évènements promotionnels. Il s’agit là de pratiques de transformation discursive nécessaires lors de l’adaptation de cet argument aux publics visés par les pratiques de promotion. Cela implique d’accorder une attention particulière aux processus sémiotiques d’effacement idéologique (Irvine et Gal 2000) qui rendent l’argument de la diversité linguistique particulièrement attrayant et contribuent à sa transférabilité d’un contexte promotionnel à un autre. Mon analyse questionnera aussi les conditions matérielles et les technologies institutionnelles et idéologiques qui structurent ces pratiques promotionnelles (Duchêne et Del Percio 2014).

La promotion de l’économie suisse

Depuis la fin des années 1920, l’État suisse a mis en place une série de structures et de stratégies institutionnalisées visant à promouvoir la Suisse à l’étranger. Étant donnée la taille restreinte du marché intérieur, les industries ont historiquement investi dans les pratiques d’exportation de produits suisses, afin de garantir la croissance de l’économie nationale et de compenser la saturation du marché interne. En conséquence, tout au long du XXe siècle les pratiques promotionnelles de la Suisse ont été conçues comme faisant partie intégrante des politiques économiques et industrielles. Pourtant, si pendant la première moitié du XXe siècle, ces pratiques étaient menées et dirigées dans le cadre des activités consulaires de la Suisse dans les marchés-cibles, depuis les années 1970 et particulièrement depuis la fin des années 1990 nous observons une professionnalisation des structures et des pratiques de promotion (Del Percio 2014).

C’est dans le cadre de ces transformations visant à améliorer et rendre plus efficaces les efforts de promotion que l’État fédéral suisse a mandaté une organisation privée, Swisseco[4], afin de promouvoir l’économie suisse. Swisseco est une organisation de plus de cent employés basée à Zurich, en Suisse germanophone. En plus de son personnel opérant sur le territoire suisse, Swisseco emploie aussi des représentants opérant dans les marchés-cibles et en poste dans les ambassades et consulats suisses.

Le rôle étatique de Swisseco, qui est renégocié tous les quatre ans, est adapté aux exigences politico-économiques de la Suisse. Entre 2010 et 2012, quand nous avons mené notre recherche dans les structures de l’organisation, son rôle consistait à accompagner de petites et moyennes entreprises (PME) suisses dans leurs projets d’exportation. Dans ce cadre, Swisseco met son expertise en commerce international au service des PME et facilite leur accès aux marchés internationaux. Son deuxième rôle, qui fera l’objet d’une analyse plus loin, consiste à promouvoir la place de l’économie suisse dans l’économie mondiale à travers la production et la distribution de matériel promotionnel et l’organisation de séminaires promotionnels, lesquels visent à attirer les investissements d’entreprises étrangères sur le territoire suisse afin de créer de nouveaux emplois, de revitaliser les régions et les secteurs économiques en crise, d’augmenter les revenus étatiques à travers les impôts payés par ces entreprises, et enfin, d’acquérir un nouveau savoir-faire technologique et industriel qui puisse être par la suite utilisé à une échelle économique locale. Depuis les années 2010, les activités de promotion de Swisseco se concentrent principalement sur le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, qui sont considérés comme des marchés émergents. Par ailleurs, Swisseco vise les marchés nord-américains (les États-Unis et le Canada) et les grandes économies européennes (Allemagne, France, Italie, Grande-Bretagne).

Introduisons tout d’abord ce séminaire à destination des investisseurs, et discutons des divers choix de Swisseco en termes de structuration du séminaire, de régions linguistiques suisses mises en avant dans les pratiques de promotion, du choix des personnes animant les ateliers promotionnels du séminaire, et de celui de la langue utilisée pour s’adresser à ce public allemand. Puis nous exposerons comment, dans le cadre d’un séminaire pour les investisseurs organisé en Allemagne, la diversité linguistique suisse est mobilisée comme argument promotionnel ; comment le séminaire est adapté au besoin des publics allemands ; et comment et pourquoi, à un certain moment de l’évènement promotionnel, l’argument de la diversité linguistique en Suisse doit être fortement relativisé, et est même perçu comme un danger par les représentants de Swisseco. Ce faisant, nous analyserons les logiques promotionnelles régissant ces choix stratégiques.

Promouvoir la place de l’économie suisse en Allemagne

Le séminaire promotionnel sur lequel l’étude a été centrée a accueilli une centaine d’investisseurs allemands dans la grande salle située au deuxième étage de l’un des bâtiments emblématiques de la haute finance allemande.

Cet évènement promotionnel était structuré en quatre ateliers. Un premier atelier de présentation était intitulé « Wirtschaftsstandort Schweiz » (La place économique de la Suisse). L’équipe de Swisseco y mettait en évidence les forces et les qualités de l’économie suisse. Un deuxième atelier, « Wirtschaftliche Rahmenbedingungen » (Conditions générales économiques), était centré sur les règles du marché du travail suisse, en mettant de l’avant les régimes libéraux qui le régulent. Le troisième, « Rechtliche und Steuerliche Rahmenbedingungen » (Conditions-cadre juridiques et fiscales), mettait l’accent sur les avantages du régime fiscal suisse. Le dernier atelier, « Markterschliessung Schweiz » (Accès au marché suisse), traitait de la structure du marché suisse, des qualités des infrastructures et des services mis à disposition par l’État helvétique. Ces quatre ateliers s’adressaient à des entrepreneurs allemands, notamment des représentants de petites ou moyennes entreprises qui avaient l’intention d’ouvrir une filiale en Suisse afin d’échapper au système bureaucratique allemand et à son régime fiscal, qui selon eux ne leur permettent pas d’être compétitifs.

Afin de répondre à ce besoin spécifique, Swisseco décide de miser, non seulement sur l’aspect libéral du marché du travail suisse, sur les avantages du régime fiscal helvétique, et sur la compétitivité et la dimension internationale de l’économie suisse, mais aussi et surtout sur les similitudes entre la Suisse et l’Allemagne, en termes de structures économiques, d’histoire commune, d’échanges économiques, de culture commerciale et surtout de langue partagée.

En accord avec le principe de subsidiarité qui veut que Swisseco, en tant que représentant de l’État suisse, tienne compte des ressources nationales privées dans le cadre des pratiques de promotion de la Suisse et par conséquent ne fasse pas concurrence à d’autres acteurs privés actifs dans le domaine du conseil économique, ces ateliers étaient menés par des acteurs de l’économie nationale, qui mettent leur expertise au service de l’État, et espèrent que leur participation à cet évènement leur permettra d’acquérir de nouveaux clients. Par ailleurs, les processus d’implantation d’entreprises étrangères en Suisse étant dirigés par les représentants des cantons suisses qui accompagnent les entrepreneurs dans leur intégration économique sur leurs territoires locaux, certains de ces ateliers étaient également pris en charge par les représentants des cantons.

Lors du choix des conseillers économiques et des représentants cantonaux suisses censés présenter et représenter leur territoire, Swisseco a décidé de tenir compte exclusivement des représentants des régions suisses germanophones, et de s’adresser exclusivement en allemand aux investisseurs-cibles. Ce choix était en partie dû à des raisons pratiques. En effet Swisseco, en tant qu’organisation basée en Suisse germanophone, emploie principalement des personnes de langue allemande. Mais cette utilisation de l’allemand devait aussi permettre de mettre en scène et de miser sur les liens linguistiques et culturels qui existent entre la Suisse germanophone et l’Allemagne. Afin d’assurer l’attraction de capitaux allemands, ces liens sont perçus par Swisseco comme un avantage compétitif de la Suisse par rapport à d’autres marchés européens, ou aux marchés américains ou asiatiques, où souvent la langue et la culture sont perçus par les investisseurs allemands comme un obstacle, non seulement dans le processus d’implantation de l’entreprise, mais aussi pour l’accès à la main d’oeuvre et pour les relations avec les institutions étatiques. Ainsi, étant donné que l’implantation d’une entreprise à l’étranger implique souvent la mobilité de l’entrepreneur lui-même, des membres de l’équipe de direction et de leurs familles, l’argument de la langue et de la culture commune permet de promouvoir la Suisse comme un pays où les salariés mutés par leurs entreprises qui investissent en Suisse peuvent continuer à utiliser leur propre langue dans leur vie de tous les jours, ce qui est censé faciliter leur adaptation et leur intégration sociale et professionnelle dans la société suisse. Cette exploitation promotionnelle des liens linguistiques et culturels entre la Suisse et l’Allemagne implique une construction réductionniste du marché allemand comme fondamentalement monolingue et structuré par des entreprises germanophones. Ainsi, la diversité linguistique et culturelle de l’économie allemande se trouve effacée. Les entreprises transnationales ou les PME gérées par des migrants, notamment, ne sont pas prises en compte. Or, la négligence de l’hétérogénéité socioculturelle des individus agissant au sein du marché allemand n’est pas arbitraire, mais stratégique : d’une part, parce que ce type de séminaire ne s’adresse justement pas aux multinationales qui se trouvent sur le territoire allemand. En effet, ce type de public est attiré vers la Suisse par le biais d’autres instruments promotionnels ; et, d’autre part, parce que Swisseco n’a que très peu d’intérêt pour les PME dirigées par des migrants en Allemagne. En effet, si Swisseco est mandatée par l’État fédéral pour attirer le plus d’investisseurs étrangers possible sur le territoire suisse, toutes les PME étrangères ne sont pas les bienvenues. Au contraire, Swisseco se concentre surtout sur le type de PME étrangère que l’État considère comme étant « compatible » avec le tissu économique suisse et acceptable par le grand public suisse.

Les paragraphes qui suivent mettent en évidence les effets de ces choix stratégiques, et montrent comment l’argument de la diversité linguistique nationale est utilisé dans les différents moments clés de cet évènement promotionnel, et adapté aux besoins marketing.

Capitaliser sur la diversité linguistique : avantages et limites

À son arrivée dans la salle où l’évènement a lieu, chaque entrepreneur reçoit un dossier avec le programme de l’évènement, ainsi que de la documentation promotionnelle/publicitaire sur la Suisse. La première illustration de l’argument promotionnel de la diversité linguistique suisse se trouve dans le Handbuch für Investoren (Guide de l’investisseur), qui fait partie du dossier distribué par l’équipe de Swisseco aux participants. Ce texte d’une centaine de pages est l’un des principaux documents promotionnels de Swisseco, et a pour objectif de donner une vue d’ensemble approfondie des qualités du marché suisse[5]. Traduit dans les langues des huit marchés ciblés par Swisseco (anglais, allemand, français, italien, portugais, russe, chinois et japonais), le document donne des informations sur les aspects géographiques, historiques, culturels et démographiques de la Suisse. Il s’intéresse aussi de près à la structure économique de la Suisse, à sa structure politique et institutionnelle, à son rapport avec l’Union européenne, à son système éducatif, aux démarches nécessaires à la création d’une entreprise, à son régime fiscal, et à la qualité de vie en Suisse.

Dans le chapitre 1 du guide, intitulé « Schweiz im Überblick » (« La Suisse en un coup d’oeil »), qui a pour objet de présenter brièvement les points forts du marché suisse, on trouve deux paragraphes faisant référence à la diversité nationale.

1.6 Bevölkerung

Es gibt vier anerkannte Landessprachen : Deutsch (64 %), Französisch (20 %), Italienisch (7 %) und Rätoromanisch (1 %). 21 % der Bewohnerinnen und Bewohner besitzen eine ausländische Staatsangehörigkeit. Während in der Vergangenheit vor allem sozial schwächere Personen in die Schweiz einwanderten, zieht das Land vermehrt Ausländerinnen und Ausländer aus gesellschaftlich höheren Schichten, an wobei vor allem die Zuwanderung von hoch qualifizierten Arbeitskräften aus Deutschland zu erwähnen ist.

1.7 Weltoffenheit und Internationalität

Die meisten Schweizer sprechen mindestens eine Fremdsprache. Sie erlernen diese bereits in der Grundschule, wo nun vermehrt schon früh auch Englisch ins Lehrprogramm aufgenommen wird. Dank der Offenheit des Landes – auch für Zuwanderung – ist die Vielfalt der Sprachen, die tatsächlich gesprochen werden und in denen kommuniziert werden kann, groß. Im internationalen Geschäftsleben ist neben der jeweiligen Landessprache Englisch sehr präsent und wird von den Führungskräften benutzt.

1.6 Population

Il y a quatre langues nationales officielles : l’allemand (64 %), le français (20 %), l’italien (7 %) et le romanche (1 %). 21 % des habitants sont de nationalité étrangère. Si autrefois, ce sont surtout des immigrés provenant de milieux défavorisés qui arrivaient en Suisse, le pays attire aujourd’hui de plus en plus de migrants de classes sociales élevées. Dans ce cadre, on peut particulièrement mentionner l’immigration de main d’oeuvre allemande hautement qualifiée.

1.7 Ouverture sur le monde et dimension internationale

La majorité des Suisses parlent au moins une langue étrangère. Ils l’apprennent dès l’école primaire, où l’anglais est de plus en plus déjà intégré dans le cursus scolaire. Grâce à l’ouverture du pays – y compris à l’immigration étrangère – la diversité des langues, effectivement parlées et utilisées pour communiquer, est grande. À côté des langues nationales, l’anglais est très présent dans la vie économique internationale et est utilisé par les cadres.

Handbuch für Investoren, chapitre 1 : « Schweiz im Überblick »[6]

Dans ces deux extraits qui se suivent, le marché suisse est présenté comme étant fondamentalement plurilingue et multiculturel. Pourtant, contrairement, à l’idéologie moderniste de l’État-nation suisse, qui conçoit le pays comme quadrilingue, le guide Swisseco inclut dans son éloge de la diversité suisse la diversité linguistique et culturelle résultant de l’immigration. De plus, la brochure fait référence aux compétences des Suisses en langue anglaise, particulièrement celles des élites de l’économie internationale.

Cependant, afin d’éviter le risque de communiquer sur un plurilinguisme purement additif, c’est-à-dire une situation politique caractérisée par une ségrégation géographique des différentes communautés linguistiques, et afin de mettre en scène la nature vivante de ces langues, les textes promotionnels insistent sur les compétences des individus eux-mêmes, en faisant référence aux compétences plurilingues des Suisses, et par la mise en relief du fait que les différentes langues existant en Suisse sont effectivement parlées. De plus, étant donné que la diversité linguistique et culturelle est souvent associée à des formes de tensions sociales et politiques, le texte fait référence au fait qu’aujourd’hui, ce sont surtout des migrants hautement qualifiés, issus de classes sociales aisées, qui arrivent en Suisse, ce qui contraste avec l’idée de précarité et de pauvreté que l’on associe souvent à la migration en Europe. À cet égard, même si la référence à une main d’oeuvre allemande hautement qualifiée n’est pas une forme d’adaptation de la stratégie promotionnelle au public allemand, on la retrouve dans toutes les versions linguistiques du guide. Selon les organisateurs de l’évènement promotionnel, dans ce cas précis, où le public visé est allemand, cette référence à la migration allemande apparaît comme un argument supplémentaire en faveur du marché suisse. La présence d’un bassin de professionnels allemands permet en effet d’avoir un accès immédiat à une main-d’oeuvre capable de faire face aux exigences linguistiques et culturelles des entreprises allemandes arrivant sur le territoire suisse. Par ailleurs, afin d’aller à l’encontre de la représentation d’un État suisse comme étant fermé sur lui-même, le texte insiste sur l’ouverture de la Suisse à l’immigration. Cela n’est pas seulement une manière de combattre la mauvaise réputation que la Suisse semble avoir en termes de politique d’immigration, consécutivement au durcissement de sa législation relative à la régulation des flux migratoires dans les années 2000. C’est aussi une manière de s’adresser aux investisseurs potentiels et de présenter leur mobilité vers la Suisse comme bienvenue, acceptée et voulue par la société suisse elle-même.

Si les investisseurs présents à l’évènement promotionnel ont eu l’occasion de « profiter » de ces deux paragraphes, cette brochure n’a pas été éditée pour cet évènement particulier, et n’était pas forcément destinée à un tel public, mais conçue pour une communication générale. La question qui émerge est de comprendre comment l’argument de la diversité est adapté au public présent lors de l’évènement promotionnel en question. L’étude du troisième atelier, « Markterschliessung Schweiz » (Accès au marché suisse) va permettre de discuter cet aspect. Ce troisième atelier est particulièrement intéressant, car il traite, entre autres, de questions culturelles, notamment des relations entre économie et État, de la structure de l’économie nationale, des relations avec des partenaires sociaux, du mode de travail, etc. Il est de plus animé par un Allemand représentant la Chambre de commerce Allemagne-Suisse (les autres ateliers étaient dirigés par des représentants de l’économie nationale suisse, ainsi que des représentants des divers cantons suisses) qui jouit d’une bonne connaissance du marché suisse et d’une longue expérience dans le domaine de l’accompagnement des entreprises allemandes dans leur processus d’implantation en Suisse. Stratégiquement, selon les organisateurs de l’évènement, la présence d’un intervenant allemand était une manière de renforcer le choix stratégique de mise en relief des liens historiques entre les deux marchés, mais aussi de s’appuyer sur un expert qui connaît bien les difficultés rencontrées par les Allemands dans leurs activités commerciales internationales.

Recontextualiser l’argument promotionnel de la diversité linguistique

Le représentant de la Chambre de commerce Allemagne-Suisse qui anime le troisième atelier pour Swisseco introduit l’évènement en posant la question suivante : pourquoi est-il attrayant d’investir en Suisse pour un entrepreneur allemand ? Il explique que, sur la base de son expérience dans les domaines des échanges commerciaux entre la Suisse et l’Allemagne, il est en mesure d’identifier les facteurs suivants comme principalement intéressants pour des investisseurs allemands :

- Schweiz ist grundsätzlich aufgeschlossen für Importe
- Top-Qualität auf sehr hohem technischen Stand
- Hohe Akzeptanz von Made in Germany
- Geografische, sprachliche und kulturelle Nähe
- Vergleichbare Geschäftsgewohnheiten
- Vergleichbare Kaufkraft

- L’ouverture de la Suisse aux importations
- La très haute qualité des produits et un niveau technologique très élevé
- La forte acceptabilité du Made in Germany
- La proximité géographique, langagière et culturelle
- La similarité des habitudes commerciales
- Le pouvoir d’achat similaire[7]

Cette liste de points forts du marché suisse apparaît sur la diapositive préparée par les experts marketing de Swisseco et est projetée dans la salle par le représentant de l’organisation animant l’atelier. En cohérence avec la stratégie promotionnelle de Swisseco de miser sur les similitudes entre les deux marchés comme élément d’attractivité, cette liste de points forts proposée par Swisseco fait référence à ces ressemblances : elle insiste sur la valeur du Made in Germany en Suisse, sur l’habitus commercial comparable, sur la similarité du pouvoir d’achat, sur l’histoire commerciale commune, notamment sur les importations de l’Allemagne vers la Suisse. C’est dans ce contexte que nous pouvons observer l’émergence de l’argument : « Geographische, sprachliche und kulturelle Nähe » (proximité géographique, linguistique et culturelle). Contrairement à la description exhaustive de la diversité linguistique et culturelle en Suisse que l’on trouve dans le Guide de l’investisseur, Swisseco, à travers l’intervention du représentant de la chambre de commerce lors de ce troisième atelier, propose une recontextualisation de cet argument promotionnel en insistant sur un élément précis de cette diversité nationale, à savoir l’allemand, de façon à mettre en relief les similitudes linguistiques et culturelles entre les deux marchés. Cette mise en exergue de l’allemand comme langue commune, et l’exclusion des autres formes de diversité qui sont généralement associées à la Suisse, sont des choix stratégiques. Les responsables de Swisseco expliquent en effet que si un investisseur allemand vient s’installer en Suisse, il ne choisira jamais une autre région linguistique que la région germanophone puisque, selon eux, le français ou l’italien seraient pour les Allemands des obstacles insurmontables dans leur processus d’implantation. La mise en relief de la diversité nationale dans toute sa complexité pourrait donc même être considérée comme un désavantage pour ce public spécifique. Il faut donc restreindre l’argument de la diversité à la langue commune et à la proximité géographique et culturelle entre la Suisse et l’Allemagne, d’autant plus que la Suisse germanophone est considérée comme la région suisse la plus développée économiquement, et que le fait de se focaliser sur la promotion de la Suisse de langue allemande permettrait de détourner l’attention des investisseurs ciblés des tensions et inégalités qui existent entre les communautés linguistiques en Suisse.

Pourtant, toujours selon les responsables de Swisseco, la diversité de l’État suisse ne pouvant être complètement occultée du discours promotionnel, elle doit être thématisée par Swisseco afin de pouvoir anticiper les inquiétudes ou les préoccupations potentielles de la part des investisseurs allemands. C’est la raison pour laquelle, quelques minutes plus tard dans la présentation, le représentant de la chambre de commerce revient sur la question langagière avec une diapositive intitulée « Das Wort gilt in Deutsch, Französisch und Italienisch » (Le mot est valable en allemand, en français et en italien).

Die Schweiz ist viersprachig, aber nicht jeder Schweizer spricht vier Sprachen. Die Regel will, dass sich jeder dem Anderssprachigen anpasst.

Im Umgang mit dem Bund sind die drei Amtssprachen (Deutsch, Französisch, Italienisch) gleichwertig.

La Suisse est quadrilingue, mais cela ne signifie pas que tous les Suisses sont quadrilingues. La règle veut que chacun s’adapte aux langues de l’autre.

Dans la relation avec l’État fédéral, les trois langues nationales (allemand, français, italien) sont équivalentes.[8]

Si dans ce cas le plurilinguisme suisse est explicitement mentionné (bien que les langues des migrants ne soient pas mentionnées, mais au contraire explicitement exclues par le discours promotionnel faisant référence au quadrilinguisme national), cette diversité linguistique est rapidement relativisée : d’une part, par le constat que tous les Suisses ne parlent pas obligatoirement quatre langues, le plurilinguisme étant donc plutôt envisagé comme une volonté de s’adapter à l’habitus linguistique de l’interlocuteur ; d’autre part, par le constat que chacun a le droit de s’adresser dans chacune des trois langues officielles aux instances étatiques. Cette relativisation permet de mettre à nouveau en relief le fait que, malgré le plurilinguisme suisse, les investisseurs peuvent fonctionner dans leur propre langue, l’allemand. Ainsi, cette caractéristique socioculturelle de la Suisse ne doit donc pas être considérée comme un obstacle au processus d’implantation des entreprises allemandes sur le territoire suisse. Finalement, cette relativisation permet aussi d’écarter la crainte que la multiplicité des langues implique une multiplicité du système bureaucratique, ce qui – à nouveau – risquerait de rendre la Suisse peu attrayante pour l’entrepreneur allemand imaginé par Swisseco comme voulant quitter l’Allemagne justement à cause de la bureaucratisation prétendument excessive de l’appareil étatique allemand.

Cette contextualisation de l’argument de la diversité linguistique n’est pas neutre. En lien avec l’exemple précédent, cette relativisation de l’argument de la diversité implique aussi des formes d’omissions discursives. Ces omissions concernent en premier lieu les tensions existantes entre les communautés linguistiques en termes d’intercompréhension, qui ne sont pas mentionnées, et en second lieu les rapports d’inégalités économiques et politiques existant entre les communautés linguistiques en Suisse, qui sont souvent perçues comme résultant des inégalités entre les langues.

De plus, cette forme de contextualisation occulte aussi le fait que, malgré l’idée que toutes les communautés linguistiques en Suisse sont censées avoir les mêmes droits d’accès aux services offerts par l’État fédéral, on assiste à des tensions relatives à la sous-représentation des minorités linguistiques (française, italienne et romanche) dans les espaces étatiques fédéraux, et qu’en raison de cette sous-représentation, ces minorités se sentent délaissées. En outre, dans la présentation de cette diapositive, le représentant de Swisseco ne mentionne pas (ou maintient en tout cas une certaine ambigüité à ce sujet) le fait que si l’on peut s’adresser aux instances étatiques fédérales dans toutes les langues nationales, on ne peut s’adresser aux instances étatiques cantonales et communales, avec lesquelles la majorité des investisseurs entrent en contact dans le processus d’implantation et dans la vie quotidienne d’une entreprise, que dans la langue officielle du canton et non pas dans toutes les langues nationales.

Enfin, le représentant de la chambre de commerce Allemagne-Suisse omet de mentionner dans son discours promotionnel que, même si en Suisse germanophone la langue officielle est l’allemand, dans la vie de tous les jours (et avec les partenaires commerciaux, et avec les instances gouvernementales) la communication se passe en suisse allemand et que ce dialecte est souvent considéré en Suisse comme un élément de différenciation (Irvine et Gal 2000), à savoir comme ressource légitimant les inégalités sociales, politiques et économiques. Ainsi, si les entrepreneurs à qui l’on s’adresse dans ce contexte sont de langue allemande, et donc parlent une langue nationale, ce rôle du dialecte comme facteur de stigmatisation sociale est également valable pour ce public germanophone.

Cela est dû au fait que la Suisse germanophone s’est traditionnellement imaginée comme différente des pays germanophones au nord et à l’est de la Suisse. Cette différence a été historiquement justifiée par l’idéologie du dialecte suisse allemand, à savoir par la conviction que la langue maternelle des Suisses germanophones est le dialecte suisse allemand incarnant les valeurs traditionnelles et l’héritage historique de la Suisse, et non pas l’allemand standard qui est supposé être la langue des Allemands et des formes de pouvoirs et projets impérialistes que l’Allemagne représente historiquement. Par conséquent, malgré le statut de langue officielle, l’allemand standard est souvent associé à une forme d’étrangeté et fait en réalité souvent l’objet d’une stigmatisation.

Ce constat se vérifie encore plus depuis l’introduction des accords de libre circulation entre l’Union européenne et la Suisse à la fin des années 1990. En effet, l’immigration en provenance d’Allemagne a augmenté de façon exponentielle, ce qui fait que ce qui est considéré comme de l’allemand standard, ou comme le « bon » allemand, tel que l’on nomme l’allemand standard en Suisse germanophone, est de plus en plus considéré comme une caractéristique de cette nouvelle communauté de migrants hautement qualifiés, accusés par la population locale d’être l’une des causes principales de la précarisation supposée du marché du travail en Suisse.

En bref, l’insistance sur l’allemand comme langue commune facilitant l’implantation des entreprises allemandes en Suisse et surtout en Suisse germanophone fait l’impasse sur les tensions actuelles autour des migrants allemands travaillant en Suisse.

Cependant, malgré cette volonté stratégique de minimiser les aspects négatifs liés à la langue commune, les tensions rencontrées par les élites allemandes travaillant en Suisse ne pouvaient être totalement occultées dans ce contexte promotionnel. En effet le statut des Allemands en Suisse est bien connu en Allemagne. Les nouvelles sur le sort des compatriotes en Suisse ont circulé pendant plusieurs semaines dans les médias allemands. C’est la raison pour laquelle, dans la diapositive intitulée Gleiche Sprache – anderes Denken und Handeln (Mêmes langues, pensées et pratiques différentes), la valeur de l’allemand comme langue commune aux deux marchés est relativisée par l’intervenant.

Sprache ist mehr als nur Worte. Deutsche und Schweizer verstehen sich nicht automatisch, auch wenn sie die gleiche Sprache sprechen. Die Art des Beziehungsaufbaus und der Lösungssuche, die Gewichtung von Sachfragen oder die Bedeutung der Beziehungsebene unterscheiden sich wesentlich.

La langue est plus que des simples mots. Les Allemands et les Suisses ne se comprennent pas automatiquement, même s’ils parlent la même langue. La manière de construire les rapports humains et de trouver des solutions, le poids donné à des questions spécifiques ou l’importance des rapports humains divergent fortement entre l’Allemand de Suisse et celui d’Allemagne.[9]

Si la diapositive ne remet pas en question les avantages de la langue commune entre les Allemands et le marché suisse, le représentant de la chambre de commerce fait référence à ce qu’il identifie comme une différence dans l’habitus commercial et la manière de travailler afin d’expliquer les tensions existantes entre Suisses et Allemands.

Néanmoins, dans son explicitation de la diapositive, le représentant de la chambre de commerce met en valeur que ces différences deviennent visibles dans la manière qu’ont les acteurs de communiquer. Les Suisses sont selon lui conditionnés par leur dialecte, parlé de manière plus lente que l’allemand standard, sont beaucoup plus lents dans leurs procédures et leurs activités commerciales et ont besoin de plus de temps dans le processus de construction de la confiance que les Allemands, lesquels, toujours selon lui, ont un mode de fonctionnement plus rapide, et ont une manière de parler plus dynamique et directe, ce qui peut souvent aboutir à des tensions ou à certaines formes de malentendus. À travers cette explication, afin de faire preuve d’expertise sur la vision que les Allemands ont des Suisses, il fait référence aux idéologies linguistiques circulant en Allemagne à l’heure actuelle, notamment sur la différence entre le dialecte suisse allemand et l’allemand standard. Il évoque la vision du dialecte suisse comme un parler très lent et paisible, incarné par un locuteur des Alpes, flegmatique et imperturbable, référence qui a immédiatement suscité les sourires approbateurs du public présent.

Ainsi, afin d’éviter que la question de la langue commune ne soit considérée comme un facteur d’échec pour les projets d’implantation, le représentant de la chambre de commerce explique lors de sa présentation que, en tant qu’organisation mandatée par l’État fédéral afin d’assurer une implantation réussie des entreprises allemandes en Suisse, le rôle de Swisseco est, entre autres, d’accompagner les entrepreneurs allemands dans leur projet d’investissement en Suisse et de les coacher, afin qu’ils puissent prendre connaissance des pratiques commerciales suisses et, par conséquent, éviter les tensions dans les rapports avec les autorités locales ou avec d’autres partenaires économiques en Suisse, ou bien de les soutenir dans le cas où des malentendus ou tensions viendraient à émerger. Le représentant de Swisseco explique que, pour les familles et surtout pour les enfants des entrepreneurs ainsi que pour leur personnel managérial, l’organisation peut mettre en contact les familles des entrepreneurs intéressés avec les écoles allemandes présentes sur le territoire suisse, et que leurs enfants pourraient ainsi continuer à profiter d’une scolarisation allemande, fonctionnant selon le système éducatif allemand, avec d’autres enfants d’origine allemande. En bref, si la langue commune ne suffit pas à surmonter les divergences culturelles ou de modes de travail, ou si elle s’avère ce sur quoi ces divergences se cristallisent, Swisseco crée ses propres services, et les met à disposition des investisseurs comme facteurs créant les conditions pour une compensation de toute forme de tensions, conflits et obstacles pouvant empêcher l’implantation d’entreprises allemandes sur le marché suisse.

Limites promotionnelles

Ce type de relativisation du potentiel de la diversité linguistique dans les pratiques de promotion de Swisseco n’est pas spécifique à ce contexte promotionnel précis, mais peut être empiriquement observé dans d’autres situations promotionnelles où la diversité est mobilisée comme argument.

C’est également le cas dans les pratiques promotionnelles s’adressant à la France, pour lesquelles, dans la lignée des observations faites dans le cas de ce séminaire promotionnel en Allemagne, le français comme langue commune est considéré comme un facteur d’attractivité et où la présence d’autres langues nationales est plutôt perçue comme un obstacle dans le processus d’implantation.

On peut faire des constats similaires dans le contexte de pratiques promotionnelles visant des marchés comme la Chine, que les stratèges de Swisseco imaginent comme étant fermés à toute forme de différence linguistique et culturelle et considérant la différence comme source d’instabilité politique et sociale et où par conséquent, selon Swisseco, les questions de diversité linguistique et culturelle doivent être complètement occultées.

C’est également le cas lors des pratiques visant les marchés anglophones qui, toujours selon les spécialistes de Swisseco, sont incompétents en langues étrangères et sont à la recherche d’une main d’oeuvre qualifiée, de partenaires économiques et d’interlocuteurs étatiques parlant couramment l’anglais, ce qui fait que dans les pratiques promotionnelles s’adressant à ces marchés, ce sont surtout les compétences en anglais de la population suisse qui doivent être mises en valeur.

Cette relativisation de la potentialité promotionnelle de la diversité peut aussi être observée lors des pratiques de marketing s’adressant à des marchés considérés par leurs membres eux-mêmes comme particulièrement divers sur les plans linguistique et culturel. Par exemple, dans le cas de l’Inde ou de certains pays africains, considérés par les investisseurs internationaux comme ayant un fort potentiel économique, les stratèges de Swisseco considèrent que le fait de miser sur la diversité suisse n’apporterait aucune valeur ajoutée au marché suisse puisque, en comparaison avec la diversité linguistique, culturelle, raciale et religieuse qui est associée à ces marchés, la Suisse apparaît comme homogène. Miser dans ces contextes sur la diversité serait une manière de banaliser la situation ethnolinguistique du marché-cible et pourrait donc être perçu comme une offense envers les marchés ciblés.

Conclusion

L’intention de cette analyse est de discuter le potentiel marketing de la diversité linguistique et les logiques qui régissent sa valeur comme argument promotionnel permettant de commercialiser une nation à l’ère du capitalisme tardif. Cette analyse des stratégies promotionnelles du gouvernement suisse a permis de montrer que la production de savoir étatique sur la Suisse, et particulièrement l’image renvoyée par ce pays comme étant linguistiquement et culturellement divers, est fortement liée au type de marché que ce savoir est censé cibler.

Cependant, cela ne signifie pas que tout choix est légitime. Malgré les constructions divergentes et fluctuantes de la Suisse, ces discours promotionnels ne peuvent pas être en rupture avec les idéologies la concernant qui ont circulé pendant des décennies à travers le monde. En effet, les anthropologues qui étudient les processus de commercialisation de la nation ont démontré que les pratiques promotionnelles des différents acteurs en matière de marketing doivent capitaliser sur les caractéristiques avec lesquelles la nation à commercialiser est traditionnellement associée dans le monde, afin de créer les conditions d’acceptabilité par les marchés-cibles de ces discours promotionnels.

Enfin, ce nationalisme banal, qu’incarnent les discours promotionnels sur les nations, ainsi que les formes de variabilité dans la manière de communiquer sur les traits socioculturels de la nation, est souvent interprété par la critique postmoderne comme étant en discontinuité avec les formations idéologiques ayant soutenu les intérêts du capital lors de la fondation des États-nations modernes. Or, cette contribution cherche à présenter une analyse différente. D’une part, l’investissement promotionnel sur la diversité linguistique et culturelle mis en évidence ici continue de servir les intérêts politiques et économiques qui sont à la base de l’ordre politico-économique régulant la distribution inégale de richesses dans nos sociétés modernes. D’autre part, ces pratiques promotionnelles contribuent à la reproduction d’idéologies socioculturelles qui ont pendant longtemps légitimé cet ordre et qui continuent de définir les limites de ce que, dans ce cas particulier, Swisseco peut dire concernant la Suisse et sa population.

L’analyse proposée dans cet article permet aussi de dépasser le cas concret des processus de commercialisation d’une nation, et notamment de réfléchir sur la nature du concept de marché proposé par Pierre Bourdieu. En effet, on aura vu que si l’on veut comprendre les raisons pour lesquelles certaines formes de diversités linguistiques et culturelles acquièrent une valeur donnée (et non pas une autre) à un certain moment de l’histoire, on doit examiner les intérêts spécifiques représentés par les individus ou institutions qui attribuent de la valeur à ces ressources culturelles. Dans mon cas particulier, il s’agit des intérêts que représente Swisseco. Cela implique d’ancrer le processus de valorisation de la diversité dans le cadre de activités stratégiques qui cherchent à influencer la manière dont les ressources matérielles et symboliques sont réparties dans des conditions de capitalisme en transformation. Cela suppose aussi d’examiner les conditions et les logiques institutionnelles et politico-économiques qui rendent ces activités et stratégies nécessaires, et qui par conséquent structurent ces processus de valorisation. Finalement, cela entraîne une discussion des formes d’expertise et des idéologies socioculturelles qui contribuent à la légitimation et à l’autorisation de ces pratiques de capitalisation promotionnelle de la langue et la culture.

L’examen des conditions, manifestations et effets du marché linguistique – à savoir d’un système de valorisation se matérialisant à travers certaines pratiques institutionnelles régies par les logiques et les intérêts de certains acteurs – requiert une approche méthodologique qui permet de saisir le caractère processuel, dynamique et contingent du marché linguistique. Pour cela, une démarche ethnographique semble particulièrement appropriée puisque qu’elle permet de générer un savoir critique sur les différentes conditions qui régissent la variabilité des processus de valorisation et dévalorisation. Il s’agit par-là, tout d’abord, d’insister sur la manière dont la valorisation ou la dévalorisation de la langue et de la culture se manifestent et se justifient dans le hic et nunc. Et, de surcroît, cette méthode permet d’ancrer ces pratiques de valorisation et dévalorisation dans des processus de compétition pour l’accès à des ressources qui dépassent le hic et nunc et s’inscrivent dans une logique d’économie transnationale et de redistribution de capitaux liée à certaines transformations structurelles contemporaines de l’époque étudiée.

En bref, une ethnographie des processus de valorisation de ressources culturelles nous aide à dépasser une conceptualisation structuraliste du marché linguistique et à mettre en relief sa nature fluctuante et idéologique. Elle permet d’expliquer sa variabilité comme une résultante de projets politiques et économiques poursuivis à un certain moment de l’histoire par certains acteurs occupant des positions données au sein de la société.