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Si l’olfaction interroge la pensée occidentale au moins depuis Aristote, son statut, et en particulier la qualité de ses propriétés épistémiques, sont constamment discutés et débattus, le point de vue des savants et philosophes oscillant entre deux positions radicalement opposées. Pour les premiers, parmi lesquels Aristote ou Freud, le sens de l’odorat est relégué à une position subalterne dans la hiérarchie des moyens de connaissance, considéré comme frustre, peu susceptible d’apprentissage et, surtout, assujetti au pouvoir des affects (Classen et al. 1994 ; Le Guérer 2002a ; Cobi et Dulau 2004). Qualifié de primitif et d’animal, il conduirait surtout à une connaissance affectée, attachée aux fonctions biologiques, dont témoignerait son rôle dans l’appétence alimentaire ou l’appariement sexué. Pour les seconds, il est au contraire capable d’opérations cognitives complexes, affects et raisons se combinant notamment pour forger une esthétique propre à cette modalité (Le Guérer 2002b ; Diaconu 2003, 2006). Sans surprise, cette tension a trouvé écho au sein des travaux des pères fondateurs de l’anthropologie au tournant des XIXe et XXe siècles, ceux-ci étant alors concernés par les problématiques de la perception et, plus largement, par la diversité culturelle des activités de l’esprit et du corps (voir, par exemple, les recherches sur les sens de la Société d’Anthropologie de Paris[1] ; Dias 2004). La forme que prirent les débats en la matière repose en grande partie sur un dialogue, à l’époque fréquent, quoique non dénué de tensions, entre sociologues et anthropologues, d’une part, et psychologues, d’autre part. Exemple fameux, l’Essai sur la sociologie des sens de Georg Simmel (1981 [1912]) non seulement illustre parfaitement la complexité du traitement de ces questions dans cette perspective, mais exemplifie également comment les sciences sociales ont alors entrepris de se positionner au regard du statut épistémique de l’odorat, en proposant de poser le problème de façon originale. Cette conception, encore en vigueur aujourd’hui en sciences sociales et en psychologie cognitive, pose un certain nombre de problèmes.

En substance, le propos de Simmel réside dans une hypothèse forte. Pour le sociologue allemand, l’odorat est « le sens désagrégeant ou anti-social par excellence » (Simmel 1981 : 237) et il s’agit de le montrer à partir de deux arguments.

Le premier attribue la source de ce caractère particulier aux propriétés spécifiques de la phénoménologie de l’odorat,

[E]t cela non seulement parce qu’il est la cause de beaucoup plus de répulsions que d’attractions, et parce que ses décisions ont quelque chose de radical et d’irrévocable qui ne se laisse que difficilement dominer par les instances des autres sens et de l’esprit, mais justement parce que la réunion d’un grand nombre d’individus ne lui fournit jamais aucune attraction.

Simmel 1981 : 237

Le second argument relève d’une théorie psychologique de l’apprentissage, généralisée par d’autres à l’ensemble des modalités sensorielles (voir à nouveau Dias 2004) : « À mesure que la civilisation s’affine, l’acuité de la perception des sens s’émousse, tandis que leur capacité de jouir et de souffrir s’accentue, chose dont on n’a pas assez considéré l’importance » (Simmel 1981 : 236).

Le propos de Simmel est naturellement plus complexe que ce que nous montrons ici, notre but n’étant pas d’engager une lecture serrée et critique de l’auteur lui-même. À partir du cas particulier de l’olfaction, nous souhaitons plutôt mettre en lumière de quelle façon ces arguments dessinent les contours d’une théorie générale de l’enculturation des sens organisée en deux axes, selon que l’on veuille comprendre comment les sens affectent la société ou de quelle façon chaque société oriente en son sein l’expression des sens. Dans le premier cas, l’hypothèse formulée est que l’usage privilégié d’une modalité sensorielle par les membres d’un groupe organisé conduirait à l’émergence de formes relationnelles spécifiques voire, comme dans le cas de l’olfaction, aboutirait à en réduire la qualité et le nombre. Dans le second, chaque société privilégierait le développement de certaines composantes spécifiques de l’activité perceptive selon qu’elles relèvent de l’affectif ou du cognitif, chacune semblant exclure l’autre. Selon nous, cette opposition conceptuelle et théorique entre le développement des affects ou celui de la cognition est central pour comprendre les travaux sur les liens entre culture et olfaction.

Il ne nous semble pas utile de revenir ici sur les limites d’une opposition entre affects et cognition, tant la littérature est riche en la matière. On montrera plutôt qu’elle prend une forme particulière dans le cadre d’une théorie générale de l’apprentissage des sens. L’hypothèse en vigueur est que le développement de compétences dans un domaine d’activités quelconque (activités aussi hétéroclites que la taille de la pierre, la dégustation de vins ou le pilotage d’un avion) s’accompagne de la formation d’une acuité sensorielle, sélective, au service de l’efficacité symbolique et technique de l’action, en raison d’un entraînement perceptif propre à l’apprentissage de cette activité. Discutée dans la recherche en ethnoscience (Boster et Jonhson 1989 ; Baileson et al. 2002 ; Medin et al. 2006), elle trouve également écho au sein des travaux en psychologie cognitive des perceptions, où la qualification de l’expertise sensorielle (vis-à-vis de produits alimentaires par exemple) est analysée dans des termes identiques (Chollet et Valentin 2000 ; Valentin et al. 2003 ; Chollet et al. 2005). Si les données expérimentales discriminant les compétences des novices et des experts apparaissent probantes (à l’aune des critères de l’expérimentaliste), ce qui semble moins clair, ce sont les facteurs explicatifs de cette association entre activité et acuité sensorielle, et leur lien avec les « facteurs culturels », tels qu’ils sont nommés dans ces recherches. Dans le cadre de notre recherche de thèse conduite en France et en Belgique francophone sur la transmission familiale des savoirs et savoir-faire olfactifs domestiques[2] (Wathelet 2009), nous avons identifié deux modèles qui, en sciences sociales et en psychologie cognitive, sont mobilisés plus ou moins explicitement à cette fin.

Le premier de ces modèles a été clairement formulé dans le cadre de l’anthropologie cognitive de la vision. Il mobilise une hypothèse écologique qui attribue aux qualités sensorielles d’un lieu, extérieur à la personne, l’origine des compétences perceptives des individus. Autrement dit, « si les groupes humains diffèrent quant à leurs tendance à produire certaines inférences visuelles, c’est parce que leur environnement visuel est différent » (Segal et al. 1966 : 78, notre traduction). Transféré au domaine des odeurs, cet argument – que nous proposons d’appeler modèle de l’imprégnation d’après le mécanisme psycho-physiologique mobilisé pour expliquer cet impact de l’environnement – suppose que les affects olfactifs s’alignent sur la valence positive ou négative des normes sociales. Celles-ci se manifesteraient sous la forme de contraintes éducatives sur les préférences de ce qui peut être présent ou non dans l’espace. Dans ce modèle, les compétences perceptives sont directement corrélées à la densité sensorielle (i.e. de stimuli) d’un environnement physique (à l’exemple d’un marché ou d’une maison, qui sont des construits odorants bien documentés). En parallèle à ces activités sociales se dérouleraient des événements biographiques singuliers, associés à des espaces odorants intimes, qui échapperaient ainsi au fait culturel du partage tout en complexifiant l’expérience sensorielle de chacun (pour une discussion approfondie de ce modèle, voir Wathelet à paraître).

La composante écologique de la perception – dans ces travaux : les odorants et leur disposition dans l’espace – est ici le principal facteur explicatif des différences de compétences olfactives observées entre cultures.

L’environnement olfactif diffère d’une culture à l’autre, mais en quoi influe-t-il sur notre façon de percevoir, d’apprécier et de se représenter les odeurs mémorisées ? Selon certaines théories de psychologie, plus on serait exposé à un stimulus, plus on l’apprécierait. Dès lors, on s’interroge : si dans une culture particulière, on apprécie plus telle ou telle odeur, est-ce parce qu’on y est davantage confronté ?

Chréa et Valentin 2007 : 42

Malgré l’identification du facteur d’« importance » des informations sensorielles (Chréa et Valentin 2007 : 43) – un concept particulièrement polysémique qui fait l’objet de discussions âpres en ethnoscience (Wathelet 2009 : 142-149) – l’hypothèse d’une influence directe de la densité odorante d’un environnement odorant dans lequel les individus sont immergés est mise en avant prioritairement dans les travaux de ces auteurs, à notre connaissance parmi les plus avancés en la matière[3]. Seule l’hygiène est intégrée en tant que facteur culturel non écologique, opérant à la manière d’un filtre dans le jugement des odeurs et, par extension, contribuant à organiser les environnements odorants, au gré des injonctions à désodoriser tout ou partie de ceux-ci. Or, cette réduction des cultures olfactives aux qualités odorantes, ordonnées selon un modèle normé qui s’imposerait à tous, est insatisfaisante, car elle nie tout ce qui se produit dans l’acte même de percevoir. Plus largement, elle ne permet pas de rendre compte des formes d’activités qui médiatisent la relation olfactive entre les humains et leur environnement. Si ce lien écologique permet d’expliquer quelques tendances lourdes observées au sein des cultures olfactives, seules en mesure d’être appréciées dans le contexte des dispositifs de la psychologie expérimentale tels que conduits à ce jour, il n’explique pas les processus de formation des compétences et préférences olfactives à l’oeuvre au quotidien.

Le second modèle, complémentaire, donne la priorité aux composantes sociales normatives en tant que facteurs d’élimination d’un certain nombre d’expériences sensorielles. Cette mécanique est à l’oeuvre dans le cadre d’une théorie influente dans le domaine de l’anthropologie des odeurs, selon laquelle les sociétés européennes et nord-américaines seraient odoriphobes (Howes 1986), c’est-à-dire marquées par l’impératif de désodorisation (Corbin 1986), particulièrement à l’oeuvre dans le domaine des effluves corporelles (Guerrand 1987 ; Laporte 2003). Ces odeurs particulières, pour reprendre l’argument développé par Pascal Lardellier (2003), y serait rejetées pour plusieurs raisons d’ordre moral dont, avant tout, une double négation du fait culturel porté par l’expérience olfactive, celui – sémiologique – de l’animalité donnée à sentir (on en revient aux éléments énoncés en introduction) et celui – phénoménologique – du corps révélé. À l’instar de ce que l’on observerait dans les domaines de la cosmétique (où un appauvrissement de la complexité des formes odorantes aurait cours) ou des pratiques culinaires[4] – pourtant tous deux grands pourvoyeurs d’odeurs jugées positives et inscrites dans des processus de valorisation, mais aussi de stigmatisations identitaires (Aubaile-Sallenave 2000 ; Musset et Fabre-Vassas 1999) – il y aurait un appauvrissement de l’environnement odorant qui expliquerait la cécité perceptive de nos contemporains. La signification morale des messages olfactifs des fluides corporels l’emporterait alors sur d’autres possibilités de traitements cognitifs et esthétiques tels qu’ils seraient pratiqués hors des sociétés (post-) industrielles (Rey-Hulman et Boccara 1998) ou sous la forme d’anomalies comportementales, à l’instar de la coprophilie enfantine qui, « mal refoulée », conduisait selon Freud (1976) à la névrose et aux pathologies sexuelles. Cette lecture des phénomènes sous-jacents à la formation d’une culture olfactive s’attache aux catégories collectives de la morale, qui prendrait ici la forme de comportement de transformation de l’environnement odorant. Selon nous, cette proposition, quoique complexifiant la relation entre les cultures, les individus et le monde, reste problématique en ce qu’elle induit l’existence d’un lien univoque entre une morale et des normes collectives et le partage d’une sensibilité olfactive partagée par la plupart des membres de ces sociétés. Or, dès que l’on quitte les espaces de communication interpersonnels propres à la vie publique, l’évidence de ce lien devient problématique. C’est notamment ce dont témoigne le travail historique d’Alain Corbin (1986), qui, en distinguant aux XVIIIe et XIXe siècles les représentations relatives aux odeurs de la cité, et celles renvoyant aux pratiques domestiques et aux sphères de l’intime, a montré la coexistence à une même époque de régimes de perception distincts contribuant à des formes d’exercice des compétences olfactives très différentes.

Ces arguments écologiques et moraux que nous venons de résumer prennent appui sur une conception phénoménologique de l’expérience olfactive, a priori universelle, qui traverse les travaux sur la nature-culture de l’olfaction, au-delà des barrières disciplinaires. Si l’hypothèse d’une phénoménologie spécifique à chaque sens est au coeur des travaux cités plus haut, elle est aujourd’hui renouvelée par les recherches en neurosciences. On retiendra notamment que les odeurs peuvent être qualifiés de « singulières » (leur signification n’est que très imparfaitement partageable) et « affectives » (l’information olfactive est affective avant d’être cognitive), en raison des spécificités neurophysiologiques propres au système olfactif (Holley 1999 ; Candau 2004) ; des particularités phénoménologiques qui seraient à ce point prégnantes et universelles qu’elles constitueraient pour Dan Sperber (1974) les causes d’une impossibilité sémiologique de l’odorat : il n’y aurait de représentation olfactive qu’évocatrice et affective, prisonnière d’une expérience singulière ancrée dans un contexte.

Loin de les contredire a priori, ces éléments sont mobilisés pour renforcer la valeur des hypothèses écologiques et normatives. D’une part, la primauté accordée au traitement hédonique expliquerait la force de la norme comme moteur de socialisation olfactive, la classification des événements olfactifs en « odeurs agréables » et « odeurs désagréables » se couplant à celle des « odeurs normales » et « anormales » (au sens normatif dans ces travaux) et suscitant une appropriation ou un dégoût spontané. Ensuite, des travaux montrent que ce filtre hédonique organise en mémoire, de manière exceptionnellement durable au regard des autres modalités sensorielles, la trace des premières expériences olfactives de l’enfance (Chu et Downes 2000) dont la dimension affective serait prévalente (Herz 2006).

Par conséquent, et pour synthétiser les éléments de ce très rapide tour d’horizon des travaux en psychologie et anthropologie des sens, le développement de compétences olfactives chez l’être humain serait de ce fait articulé autour d’un impératif de contrôle de la frontière entre « bonnes » et « mauvaises odeurs ». Ces catégories d’odeurs désignent en fait des odeurs plaisantes et déplaisantes auxquelles viendrait s’ajouter une signification dont la valeur, tantôt normée, tantôt idiosyncrasique et échappant de ce fait au domaine du culturel, est alignée sur la qualité affective de l’odeur[5]. Les travaux en cours dans ce domaine cherchent à évaluer la part de donné et d’acquis dans la formation des significations. Certains odorants auraient ainsi tendance à être appréciés négativement en raison de l’avantage adaptatif qu’ils procureraient en tant que signal d’un danger ou en prévention d’une intoxication alimentaire (Shepherd 2004). D’autres travaux montrent au contraire le rôle de l’apprentissage dans la formation d’une valence hédonique, et ce dès le stade foetal, l’écologie odorante intra-utérine étant filtrée par la consommation alimentaire de la mère (Schaal et al. 2000). Ces mécanismes de nature différente, mais répondant aux quelques processus d’apprentissage que nous venons de décrire, expliqueraient que la classification des événements olfactifs quotidiens en bonnes et mauvaises odeurs se figerait progressivement dans des structures de préférence en partie identiques à celles des parents, en particulier dans les domaines culinaires, de l’hygiène, et notamment, voire prioritairement, au rythme des rites séculiers et religieux qui traversent l’existence à l’échelle des jours, des semaines, et de la vie (Schaal 2004a). Les premières expériences olfactives étant organisées selon les normes et goûts des parents, elles posséderaient une force décisive qui expliquerait que :

Tout au long de notre vie nous réalisons l’acquisition de la signification affective des odeurs à travers des expériences, mais les premières expériences jouent un rôle de pivot. C’est pourquoi l’enfance, une période remplie de premières expériences, est une base d’apprentissage déterminante pour l’apprentissage des odeurs.

Herz 2006 : 195[6]

Selon nous, discuter l’évidence et la puissance explicative de ce schéma bipolaire entre bonnes et mauvaises odeurs dont font usage la psychologie cognitive et l’anthropologie pour organiser les travaux consacrés à l’explication des facteurs contribuant à la dimension culturelle des perceptions olfactives, qu’elles soient « expertes » ou « profanes » – cependant plus fines que ce que laisse entendre notre présentation –, est un moyen de formuler des propositions nouvelles pour comprendre la valeur épistémique et affective de l’olfaction. Les données ethnographiques produites dans le cadre de notre thèse illustrent sous la forme de trois questionnements consécutifs les limites de ce mode de conceptualisation bipolaire de l’expérience olfactive dont nous venons de dresser les grandes lignes.

Être affecté, juger

Selon nous, la principale limite de ces approches concerne l’absence de prise en compte des possibles médiations cognitives intervenant dans l’acte même de percevoir. Cette question a fait l’objet de plusieurs travaux en sociologie pragmatique, qui ont identifié la dimension réflexive des perceptions. Représentatifs de ce courant, les travaux de Geneviève Teil (Teil 2004 ; Hennion et Teil 2004) montrent très clairement comment, dans le cas de la dégustation du vin et des différentes pratiques afférentes (achat, sélection, offre, etc.), les jugements opérés sur les vins relèvent de dispositifs réflexifs, c’est-à-dire d’une prise de conscience de l’activité de perception. Il est vrai que la dégustation du vin, en France et en Espagne notamment, où se déroule l’enquête de Geneviève Teil, est particulièrement normée, et qu’il est socialement admis que l’on réfléchisse et verbalise ses sensations au sein de cadres clairement délimités et mis en scène lors de l’expérience. Nos données montrent cependant que les odeurs per se – et pas seulement leur usage comme dans le cas de la sociologie pragmatique – qui interviennent à l’occasion des actes culinaires, cosmétiques, d’entretien domestique voire, tout simplement, de manière ponctuelle tout au long des situations de vie, font elles aussi l’objet d’une problématisation réflexive langagière, plus ou moins complexe selon les cas, qui est constituante de l’odeur elle-même. Le domaine des odorants cosmétiques, en particulier, implique de nombreuses discussions sur le statut des qualités affectives des odeurs, du type : « j’aime bien l’odeur mais c’est le parfum de ma mère donc pas pour moi ! » (Internet, femme, 23 ans, Haute-Garonne). À ce titre, nous proposons de parler de jugement perceptif pour rendre manifeste la densité cognitive de la perception, qu’elle soit olfactive ou autre.

Constitutive des perceptions quotidiennes et extra-quotidiennes, cette médiation des perceptions par l’interprétation est rarement considérée au sein des travaux en psychologie cognitive ou en anthropologie cités plus haut. Les préférences olfactives sont, au contraire, considérées comme des dispositions non conscientes. L’étude des jugements perceptifs emprunte une tout autre direction, et nous invite à repenser les relations entre culture et odeurs qui sont au coeur de la littérature : plus spécifiquement, le primat de l’opposition entre bonnes et mauvaises odeurs, et la réduction des cultures olfactives aux structures écologiques et normatives d’une société. Dans la partie suivante, nous discutons de deux catégories d’odeurs que la prise en compte du jugement en tant qu’acte cognitif situé permet d’étudier : les mauvaises odeurs corporelles, ainsi que ce que nous avons appelé les odeurs oxymorons, c’est-à-dire tout à la fois bonnes et mauvaises. Ces jugements ont pour cadre le domaine de l’entre-deux des relations sociales, celui de l’intimité, phénomène partagé (Giddens 2004), dont la nature est à la fois d’être singulière (du point de vue de l’expérience), relationnelle (elle relie entre eux des individus proche selon un mode qui leur est propre) et collective (de par les formes de communication et d’attachement qui sont rendues possibles au sein d’une société donnée). Dans le cadre de cet article nous nous intéressons à la notion d’attachement et aux formes d’affectifs olfactifs qui négocient les aspects collectifs des cultures olfactives.

Jeux de mauvaises odeurs qui n’en sont pas vraiment

Les mauvaises odeurs du corps, mais aussi cosmétiques (qui sont une extension du corps odorant), loin d’être des impensés cognitifs comme le veut le modèle qui oppose affect et cognition, font en réalité l’objet de traitements cognitifs complexes (nomination, catégorisation, mémorisation, etc.) en même temps qu’elles sont le fait d’un intérêt partagé, au moins entre individus apparentés ou socialement proches. Au sein des couples, les odeurs corporelles s’inscrivent par exemple dans un contexte ludique où des odorants sont sciemment produits et manipulés : « Et qui aime sentir ses propres pets ? Sous la couette par exemple, qui la soulève pour sentir l’odeur de son pet ? Moi je le fais, j’avoue » (Internet, femme, 23 ans, Gironde). Il n’est pas rare que l’intimité olfactive du couple aboutisse à des formes radicales de négociation des règles d’hygiène, notamment dans le cas du ludisme de gaz : « Péter au lit... au début, je le faisais pas... puis quand lui s’est lâché, ben au bout d’un moment, j’en ai eu marre, et j’ai fait la même chose... Il aime pas ça mais il avait qu’à pas commencer ! » (Internet, femme, 23 ans, Rhône) ; « J’avoue moi aussi je participe souvent et avec mon mari on se tape des fous-rires le soir, on secoue la couette » (Internet, femme, 31 ans, Doubs) ; ou encore : « Nous on fait des concours du pet le plus fort, du plus long, du plus puant, du plus gras ! Car il y a plusieurs sortes de pets ! » (Internet, femme, Marseille). Ces exemples montrent qu’une connaissance olfactive ordinaire des matières fécales est possible[7] et qu’elle s’accompagne d’un savoir-faire taxonomique chez ceux, nombreux dans nos données, qui pratiquent ce ludisme olfactif.

D’autres, au contraire, refusent et stigmatisent ces pratiques. Si nous ne disposons pas de suffisamment de données pour décrire en détail les « membres » de deux groupes – entre ceux qui ne tolèrent pas les odeurs de gaz, et ceux qui s’en accommodent, voire les développent – nous observons toutefois quelques traits communs dans le passage du premier au second qui est rapporté dans les discours. Tout d’abord, il ne repose pas sur une absence progressive d’hygiène, mais marque au contraire un déplacement temporaire de ses frontières : « Oui, on le fait, et comme je dis, le début de l’intimité dans un couple, c’est quand on chie la porte ouverte... » (Internet, femme, 25 ans, Marne). Il semble bien que dans le domaine des odeurs du corps, la formation de l’intimité s’accompagne du choix de normes propres, en partie distinctes des modèles normatifs déployés pour organiser l’échange au sein de situations de communication entre individus dont le degré d’intimité est faible ou moyen. Le discours de nos informateurs souligne à cet égard la place plus importante accordée au sein de l’intime aux émanations du corps, surtout lorsqu’elles sont jugées être le fait de « forces » mal ou faiblement maîtrisées. Cela apparaît clairement dans le propos des femmes enceintes : « [toujours à propos de gaz] Oui... et lui [son compagnon] non plus ne se prive pas... Ce sont des choses qui arrivent et comme j’ai les intestins très fragiles j’évite de me faire mal en les retenant à la maison... » (Internet, femme, 31 ans, Rhône) ; « Moi je pouvais plus me retenir avec la péridurale... pas moyen ! » (Internet, femme, 25 ans, vit en Irlande). Selon ces propos, les suites de l’accouchement, en effet, s’accompagnent parfois de l’augmentation du nombre de gaz. Ceux-ci participent à la transformation de l’écologie odorante domestique à la suite de l’arrivée du nourrisson : « Tu fais aussi des concours de pets avec Rémy ? Parce que lui aussi doit en faire des forts et puants ? Telle mère tel fils, non ? » (Internet, femme, 25 ans, Seine-et-Marne).

En ce sens, l’intime est l’espace d’une naturalité du corps contrôlée, pensée à l’aune des rapports de genre :

Lui, il le fait bien devant moi, alors pourquoi pas moi ? Au début je ne le faisais pas par respect, mais j’ai vu que lui ne se gênait pas alors qu’il savait que j’avais horreur de ça... Il m’a même pété sur la tête quand je dormais alors tu vois, aujourd’hui moi non plus je ne me gêne plus... À présent c’est lui qui s’énerve... hi hi hi ! À chacun son tour ! Comme ça il comprendra l’effet que ça fait !

Internet, femme, 29 ans, Haut-Rhin

D’une manière générale, pour nos informatrices, c’est à l’homme que revient le titre d’expert en production de flatulences : « Par contre, pour lui c’est la guerre, lui qui ne s’en prive pas et ça me dégoûte ! » (Internet, femme, 26 ans, Alpes-Maritimes). Et si cette compétence n’est pas exclusive, elle est définie en tant que propriété masculine, ainsi que l’explique « Nadia qui intoxique son homme dès qu’elle peut (parce que c’est pas souvent alors que lui...) » (Internet, femme, 25 ans, vit en Irlande).

Dans ce contexte, l’hygiène est une ressource pour organiser les préférences et non l’expression exacte d’un système de goûts imposé par une norme sociale incorporée avec plus ou moins de succès. L’articulation entre l’intime et le public – ici les représentations relatives à la « nature olfactive » des hommes – est au coeur de la production, connaissance et maîtrise des odeurs du corps. L’intimité du couple repose sur une fondation de normes propres, négociées sur le modèle d’une naturalité contrôlée qui lui donne une primauté locale au sein du contexte familial, alors même qu’elle est pensée à l’aune de l’universalité, c’est-à-dire comme une conception valant pour tous en tout lieu. Ce qui est bon pour soi doit être bon pour autrui. Le hiatus entre cette croyance et la réalité des processus de construction des sensibilités est un moteur puissant de la formation, de la transformation et du partage des sensibilités olfactives : il forge les jugements catégoriels sur autrui et contribue à la pérennisation d’une niche olfactive de l’intime dotée de qualités olfactives négociées dans le couple et érigées comme un cadre odorant jugé « normal » pour les enfants[8]. La mauvaise odeur est un puissant outil cognitif pour penser sa relation à autrui significatif.

Odeurs mal affectées

La maîtrise des normes, savoirs et affects olfactifs attachés à des sphères sociales distinctes est un enjeu difficilement négocié au moment de l’adolescence. Les premières relations sexuelles comme les changements physiologiques inhérents à cette période de la vie contribuent à ce que les odeurs du corps et de son extension odorante (déodorants, parfums, produits cosmétiques) soient perçues d’une nouvelle manière. Les conseils d’autrui occupent une place importante dans la communication, à l’instar du type de questionnement suivant : « Et vous, quels sont les parfums de vos amours, quels senteurs ont vos baisers, quels goûts ont vos étreintes ? » (Internet, homme). De nouvelles expériences enrichissent le jugement, en même temps qu’elles mettent à l’épreuve l’autorité parentale en matière d’odeurs : « Ma mère elle m’a dit que les règles ça sentait mauvais. Elle m’a dit : “les règles, ça sent mauvais”. J’étais inquiète… Moi, j’ai écouté à l’époque » (Virginie, 28 ans, Lyon). Et notre informatrice de poursuivre en exposant avec quelle soulagement elle a constaté que cette odeur, au contraire, lui plaisait. De même, l’exploration du corps de ses premiers partenaires s’est également accompagnée d’une valorisation en rupture avec le silence olfactif prôné par la mère. « Moi j’ai parlé souvent de ça avec, euh, les hommes qu’il y a eu dans ma vie, au moment même de l’acte, mettre des mots sur ce qu’on sent, et questionner l’autre sur qu’est-ce qu’il sent ». À nouveau, sur les forums et dans nos entretiens, c’est sous cette forme ludique que les odeurs du corps, axillaires ou de gaz, sont appropriées, explorées et partagées.

Nos données montrent ainsi que, sous une forme discrète et intime, des odorants supports de mauvaises odeurs sont sciemment diffusés et pérennisés dans l’espace domestique. La mise en récit de ces odeurs contribue à leur accorder un statut particulier au sein de la famille.

Ma mère travaillait au rayon parfumerie d’un grand magasin parisien. Donc, on avait tout le temps, à la maison, des échantillons de parfums. On les prenait. Il n’y a pas un parfum précis, on prenait ce qu’il y avait. Donc des parfums de marque, chères, etc. qui puaient aussi ! En fait, oui, il y en avait beaucoup qui puaient en fait, mais euh (rire), c’était de « chez machins », de « chez truc », nous on était d’un milieu modeste, donc on était contentes de pouvoir s’en mettre. Et aujourd’hui, ça c’est la source d’odeurs à la maison.

Sylvie, 48 ans, Drôme

L’entretien que nous avons eu avec la fille de Sylvie a montré que ces odeurs sont attachées à l’histoire familiale des relations entre classes sociales, celles des familles qui se sont alliées à l’occasion de deux mariages successifs. Pour sa fille, ces odeurs sont bonnes, elles définissent par excellence le parfum : elles ont marqué son entrée dans l’univers des cosmétiques. Si aujourd’hui elle ne choisirait pas ces gammes olfactives pour son propre usage, elle « aime bien les sentir de temps en temps » et ces odeurs servent encore de référence pour définir « la vraie odeur du parfum ».

Aussi, l’opposition catégorique entre bonne et mauvaise odeur n’est pas suffisante pour expliquer les dynamiques de transmission des préférences et compétences olfactives. Dans notre étude, nous avons distingué quatre formes olfactives qui, du point de vue de leur qualité affective, se distinguent de l’opposition entre bonnes et mauvaises odeurs.

La première est l’ensemble des odeurs qui ne sont jugées ni bonnes, ni mauvaises, et dont le caractère affectif constitue une qualité négligeable du jugement. Ces odeurs se remarquent et ne sont pas traitées en termes affectifs. Ce sont ensuite les odeurs qui, bien qu’elles soient considérées comme mauvaises, suscitent un jugement affectif positif. Il y a dissonance catégorielle entre les plans cognitif et affectif. L’articulation entre affects et cognition dans le jugement se donne à lire à la conscience de celui qui juge comme la hiérarchisation de deux qualités distinctes. Le décalage perçu entre composantes affective et cognitive du jugement peut s’avérer spectaculaire dans le domaine de l’hygiène, lorsque les goûts ne répondent pas aux valeurs normatives identifiées :

Moi, ça me dérangeait pas, parce que c’était mon chien, je l’aimais, et puis après tu es habitué à vivre dedans […] Maintenant, un chien, ça pue. Quand tu caresses un chien, il te laisse cette odeur sur la main ! Quand c’est ton chien, bon, je pense que tu as une relation affective ou quoi, mais quand c’est un chien qui passe, là, ça pue, c’est certain. L’affectif joue !

Maud, 24 ans, Nice

Comme le montre cet extrait, le développement d’un lien d’attachement entre êtres, même lorsque ceux-ci ne sont pas humains, conditionne la valeur affective de l’odeur, et contribue à une rupture avec le modèle normatif partagé lorsqu’un attachement particulier, entre deux êtres uniques, est à l’oeuvre :

- [Anaïs, 28 ans, Cannes] Même, des fois, je les aime, les mauvaises odeurs à elle.

- [Nous] Ah oui, la chienne ?

- [Anaïs] Ah oui, même son haleine, tout ce qui touche à elle, c’est bizarre. Je ne sais pas si ça a un lien avec l’affectif : parce que si c’est un autre chien qui me baillerait à la figure, ce ne serait pas supportable.

Ici, c’est la relation avec l’être considéré, et la valeur affective du lien, qui priment dans le jugement. Nous avons identifié une troisième catégorie, celle des odeurs instables, en ce que le jugement est suspendu, oscillant entre les deux axes affectifs :

Quand tu as fait des trucs dans ta caisse [avec une fille], c’est puissant, l’odeur est là, quoi ! Sur cet aspect, là ce n’est pas évident d’émettre un jugement de valeur. Ce n’est pas évident. Je ne dirais pas que c’est super, mais ce n’est pas désagréable. Mais je te promets que ça me booste, moi. Ça stimule, ça te laisse dans l’atmosphère, ça te laisse dans le rythme, ça te motive. Mais ce n’est pas pour autant négatif. Je te promets, que ça te laisse con, quand tu réalises ça.

Hakim, 27 ans, vit à Nice, né en Algérie

Enfin, nous proposons de considérer les odeurs composées de deux sous-formes au-moins, opposées en termes de valence affective. Modalités stabilisées de la catégorie précédente de formes olfactives, elles sont plus rares dans notre corpus car associées à une compétence cognitive de discrimination très fine des nuances des formes olfactives. Nous appelons odeurs oxymorons les événements olfactifs relevant de ces deux dernières catégories. Outil de description ethnographique qui permet de multiplier les dimensions du réel au regard des catégories expérimentales, ce concept permet d’apporter un éclairage neuf sur la question de la dynamique de transformation des affects olfactifs.

L’« odeur du doudou » est peut-être la catégorie la plus représentative de ce que nous appelons les odeurs oxymorons. Elle contribue de manière déterminante à l’attachement entre la mère et l’enfant. L’éthologue Benoist Schaal parle à ce propos d’une « prothèse olfactive identitaire » (Schaal 2004b : 37). À l’instar des vêtements et accessoires du corps amoureux, les doudous relèvent de ces textiles pour lesquels la contagion de l’odeur du corps se pose en termes d’enjeux positifs :

Ai-je dénaturé le doudou en le lavant ? Il ne l’a que dans son lit mais il le mâchonne sans arrêt. Alors ce matin je l’ai lavé. J’ai fait quelque chose de mal ? Parce que là c’est l’heure de la sieste, « môssieur » est crevé mais hurle à la mort (et doudou est en train de sécher). C’est grave docteur ?

Internet, femme, 27 ans, Ille-et-Vilaine

En effet, l’efficacité affective du doudou repose sur la capture des odeurs du corps du bébé – et en particulier de ses mauvaises odeurs : « Le doudou sent la bave et le vomi ! » (Internet, femme, 31 ans) – et, inversement, la capture de l’odorant support du corps de la mère : « Bon je vais encore tenter un dodo avec une autre peluche et un pyjama avec mon odeur » (Internet, femme, 27 ans, Ille-et-Vilaine). Du point de vue de la mère, la qualité affective, paradoxale au sens que nous venons de décrire en définissant l’odeur oxymoron, trouve son expression la plus manifeste dans cette formule : « Le doudou de ma fille, ça pue tellement bon ! » (Internet, femme, 31 ans). Au-delà du cas particulier du doudou, et selon un principe équivalent, les odeurs oxymorons émergent dans d’autres situations constitutives d’une sensibilité familiale. Nous en avons identifié trois.

La première concerne les odeurs attachées à une singularité biographique et qui sont jugées positivement en dépit de leur caractère déplaisant. Par exemple, Fanny nous a parlé d’un savon noir qu’elle apprécie depuis un séjour au Maroc. Et pourtant :

Le plus marrant, c’est que c’est une odeur assez désagréable. Tu demandes à Nicolas [son compagnon], il te dira que ça pue, et en plus c’est un savon qui se délite un peu, ça fait des petits morceaux marron-vert, c’est vraiment dégueulasse dans le lavabo, et en plus ça sent pas très, très bon ! Oui, ça ne sent pas très bon !

Fanny, 26 ans, Nice

La situation telle qu’elle est décrite montre que ce conflit affectif interne ne pose pas de problème à notre informatrice : cette préférence olfactive est donc susceptible de perdurer dès lors que Fanny a identifié sa singularité et son origine, à condition toutefois que la valeur attachée à son usage reste constante.

Une deuxième catégorie concerne les odeurs de son propre corps :

Je vais vous paraître peut-être gore, mais chacun a son odeur typique… Quand tu vas aux toilettes, tu fais des besoins, et quand tu y es, que tu sens ton odeur, ben, bizarrement, ton odeur tu la connais, et à la limite, ça ne te déplaît pas. Objectivement, faut pas être totalement hypocrite, tu sais que ça pue ! Mais, tu t’y fais, c’est ça qui est bizarre ! Comme c’est la tienne…, tu prends ta charge de responsabilité, quoi ! Tu l’assumes [rires]. Alors que si c’est pour assumer celle d’un autre…

Hakim, 27 ans, vit à Nice, né en Algérie

Comme dans les cas précédents, cette ambiguïté dans le jugement permet d’assurer un rapport heureux à soi-même tout en s’inscrivant dans le flux des relations interpersonnelles avec autrui.

Enfin, une troisième catégorie concerne les odeurs corporelles des intimes qui caractérisent un attachement relationnel spécifique (enfant, partenaire, etc.) qui se surimpose sur des formes de communications catégorielles (d’un représentant de telle ou telle catégorie sociale) et qui, comme dans l’exemple du doudou, peuvent parfois être médiées par un objet à condition qu’il soit porteur d’une relation d’attachement unique.

En guise de conclusion

Au-delà des systèmes de représentations symboliques singuliers, nous avons montré que des formes de partage existent dans les formes de l’attachement olfactif. En discutant de l’importance des mauvaises odeurs et des odeurs oxymorons, en particulier dans le registre du corps, notre propos était d’identifier les limites d’un modèle de l’apprentissage culturel des préférences olfactives tel qu’il est aujourd’hui défendu dans les disciplines discutant des intrications entre culture et olfaction – la psychologie cognitive et l’anthropologie des sens – et qui conduit à soutenir que les membres des sociétés post-industrielles répondent « d’une nouvelle sensibilité qui a fait de chacun de nous des “êtres intolérants à tout ce qui vient rompre le silence olfactif de notre environnement” (Corbin 1986 : ii), au niveau sensoriel ainsi qu’au niveau du discours » (Howes 1986 : 39). Une autre perspective s’offre au chercheur dès lors que l’on oriente la focale sur l’intimité et l’entre soi des relations sociales. À cet égard, les odeurs du corps mentionnées montrent une large diversité de modalités de catégorisation, articulant affects et cognition, et se jouant des oppositions entre « bon » et « mauvais ». Loin de constituer des impensés cognitifs, elles sont des objets bons à penser appréhendés de manière distincte selon le mode d’attachement entre individus porteurs de ces odorants. Cet axe d’analyse offre une alternative aux travaux cités en première partie de l’article. Il nous a permis d’identifier des modalités d’élaboration et de partage de compétences perceptives qui s’accompagnent du développement de préférences olfactives propres à soi, complexes, articulant de manière originale le régime du « normal » et de « l’anormal », et en partie partagées au sein d’un petit groupe de pairs. Cas limite dans la perspective d’une lecture hédonique de la vie sensorielle, l’exemple des bonnes mauvaises odeurs apparaît ici comme un ensemble de catégories et de pratiques olfactives qui remet en question le modèle d’une culture olfactive opposant les qualités affectives et cognitives ; un modèle où les mauvaises odeurs sont exclues et contribuent à un silence olfactif du quotidien. In fine, ces données ethnographiques montrent la possibilité de saisir, à l’échelle de l’activité, la complexité des opérations de jugements olfactifs – reposant sur l’articulation de représentations et de régimes d’attachement qui, dans une même séquence d’activité mentale, sont mobilisés conjointement pour faire face à l’action.

Ainsi, les données remettent également en cause l’hypothèse d’une « imprégnation de l’environnement » qui ne permet pas de penser ce niveau de médiation entre le monde odorant et l’individu percevant. Loin d’être antisociales par excellence, les odeurs sont des représentations enchâssées dans des relations complexes entre individus, pris dans des activités quotidiennes et relationnelles. Pour oeuvrer dans cette direction, une conception praxéologique de la cognition nous apparaît, dès lors, comme une voie fructueuse pour poursuivre, enrichir et développer le projet de l’anthropologie des sens.