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Quiconque ayant séjourné quelques jours dans la ville de Mérida, particulièrement au centre touristique de cette capitale de l’État du Yucatán, Mexique, aura été charmé par cette musique très particulière que constitue la « trova ». Contrairement à la musique jouée par les mariachis plutôt tonitruants du centre et du nord du Mexique qui s’accompagnent d’instruments à cordes mais aussi à vent, la trova est en général le fait de trios de guitaristes qui entonnent des chansons en harmonie, plutôt douces et romantiques. Les touristes et les passants auront vite fait d’oublier les rythmes, les mélodies ou même les paroles des chansons qu’ils auront entendues. Pourtant, pour au moins une partie de la population, la trova représente l’âme même du Yucatán et des Yucatèques.

Tout au long de son ouvrage sur la « belle politique » de la trova (par opposition à la « vilaine politique » ou à la politique de la confrontation), l’anthropologue Gabriela Vargas-Cetina, originaire d’une ville de l’intérieur de l’État, examine le processus par lequel ce genre musical a pris cette place privilégiée au Yucatán. Elle constate que, selon la compréhension locale, la trova est « une façon d’être yucatèque grâce à la célébration réactualisée du passé » (p. 3). En fait, tout au long de ce livre, le propos sur la trova constitue en même temps une interrogation sur la dynamique de la modernité, sur la part de cosmopolitisme et de vernaculaire qui la constituent. Et, comme le suggère le titre de l’ouvrage, le politique se situe au coeur de cette dynamique.

L’ouvrage, d’une grande richesse et d’une belle érudition, comporte quatre chapitres d’égale importance, bien structurés et élégamment rédigés. Pour sa recherche qui s’est déroulée sur une dizaine d’années, l’auteure s’est basée sur la méthode de l’observation performative. En effet, dès le début de sa recherche, elle s’est intégrée comme guitariste à un groupe de trova. Cette méthode de même que ses rapports privilégiés – qu’elle décrit en détail et avec une certaine complaisance – avec des acteurs et actrices-clés de la vie culturelle yucatèque lui ont ouvert bien des portes. Les pistes uniques qu’elle a ainsi pu emprunter et suivre confèrent sans doute toute son originalité à l’ouvrage. Il n’était en effet pas nécessairement facile de se distinguer de cette multitude de personnes passionnées qui se sont employées, au cours des dernières décennies, à consigner l’ensemble des connaissances pertinentes sur la trova de même que sur les principaux poètes et interprètes (surtout des hommes, il faut le préciser) responsables de sa popularité et de sa pérennité. Parmi ces derniers, certains font littéralement partie de l’imaginaire collectif régional, entretenu par des statues érigées à leur effigie.

Contrairement à ce qui est en général soutenu, Vargas-Cetina montre que la trova n’est pas simplement de la musique que l’on joue au piano ou à la guitare ou que l’on chante. Il s’agit plutôt d’une musique qui n’existe pas tant en elle-même que par l’impulsion qui lui est donnée dans la vie de tous les jours par la famille et les amis. En fait, la trova est davantage un état d’esprit qu’un type spécifique de musique (p. 165). Il n’en reste pas moins que sa vitalité dépend, aujourd’hui comme autrefois, des organisations locales qui lui sont consacrées ou qui l’appuient. L’auteure s’est employée, particulièrement dans le dernier chapitre, à démêler l’écheveau complexe que forment ces nombreuses organisations et à en suivre les fils qui se déploient dans le temps et dans l’espace. Elle montre que si la trova est devenue ce qu’elle est aujourd’hui au Yucatán sur le plan de la reconnaissance publique et des appuis matériels, c’est grâce à la concertation tranquille des personnes qui font partie de ces groupes et qui, en somme, ont permis à la « belle politique » de se concrétiser et, surtout, de donner des résultats probants – au moins régionalement.

Par les concepts retenus et par la perspective multiple qui le caractérise, l’ouvrage de Vargas-Cetina s’inscrit tout à fait dans la lignée de l’anthropologie nord-américaine dans laquelle elle a d’ailleurs été formée. Cette filiation est-elle la raison pour laquelle l’ouvrage est publié en anglais plutôt qu’en espagnol ? Si tel est le cas, on pourrait y voir un paradoxe car on sent, tout au long de l’ouvrage écrit à la première personne et mobilisant sur le plan discursif tout un réseau de parents, d’amis, de contacts et de complices, que l’auteure aspire à être reconnue comme faisant partie de l’histoire qu’elle relate, qu’elle interprète et que parfois même, elle performe. Citoyenne cosmopolite, certes, elle demeure profondément yucatèque.