Article body

À la mémoire de ma mère, Éveline Dusablon (1920-2014)

Introduction[1]

La récente Cambridge Declaration on Conciousness[2], de juillet 2012, qui affirme que les animaux sont dotés de conscience et de la capacité de comportements intentionnels, relance à nouveau la question : qu’est-ce que l’espèce humaine possède de spécifique ? Dans une entrevue qu’il accorda jadis à Didier Éribon, Claude Lévi-Strauss affirmait :

Malgré les nuages d’encre projetés par la tradition judéo-chrétienne pour la masquer, aucune situation ne paraît plus tragique, plus offensante pour le coeur et l’esprit, que celle d’une humanité qui coexiste avec d’autres espèces vivantes sur une terre dont elles partagent la jouissance, et avec lesquelles elle ne peut communiquer.

Lévi-Strauss et Éribon 1988 : 193

Du point de vue des sociétés amérindiennes dont il sera question ici, cette communication, qui existait au début des temps, n’a jamais été totalement rompue depuis. Lévi-Strauss rappelait justement à son interlocuteur qu’un mythe amérindien est « une histoire du temps où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts. Cette définition me semble très profonde » (ibid.).

Les Kaingang du Brésil méridional expriment cette conception en affirmant qu’au début des temps les animaux parlaient comme les humains. Ils conçoivent cette communication dans le cadre d’une hiérarchie des êtres à laquelle l’être humain appartient à part entière. Cette cosmologie s’oppose à la conception occidentale dominante de la condition humaine qui, comme l’a souligné Marshall Sahlins (2008), a été longtemps conçue en termes de chaîne monarchique des êtres au sommet de laquelle trônait l’humain. Cet article explore la conception kaingang de la condition animale en s’attardant plus particulièrement au concept des entités-maîtres, lié à une conception largement répandue dans les Amériques (Fausto 2008 ; Chaumeil 2010). Ce dernier souligne que l’appropriation individuelle (et par conséquent collective) du gibier, des plantes, etc., par l’intermédiaire des entités-maîtres en Amazonie correspond à deux modèles distincts. Dans le modèle échangiste, on retrouve le motif de l’animal qui se donne au chasseur ou du maître de l’espèce qui cède aux chasseurs une partie de son cheptel ; le tout à certaines conditions, comme celle du respect de la dépouille au moment de sa consommation ou de sa disposition. Au contraire, le modèle des esprits-maîtres « conçus comme des “autres” et non comme des partenaires d’emblée ouverts à l’échange » (Chaumeil 2010 : 4) implique une prédation obligatoirement suivie de la décontamination de la prise. Ces deux modèles n’expriment pas une relation dyadique entre le chasseur et l’animal, mais une relation triadique entre le chasseur, une entité-maître et l’animal. Les humains doivent transiger, négocier, échanger, ruser, etc., avec les entités-maîtres sous peine d’enfreindre des règles conçues comme intemporelles selon lesquelles, comme l’expriment les Kaingang, le chasseur ou le cueilleur dépend de l’entité-maître à laquelle il doit s’adresser pour ce qui est de sa propre puissance d’agir, présente et future.

Les Kaingang du Brésil méridional[3]

Les Kaingang sont membres de la vaste famille culturelle et linguistique Gé du Brésil. Leur population est d’environ 37 000 personnes, qui vivent en majorité dans des réserves administrées par le gouvernement fédéral brésilien dans les quatre États du Brésil méridional (São Paulo, Paraná, Santa Catarina et Rio Grande do Sul). Les Kaingang se définissent activement par rapport à la société nationale brésilienne et tentent de maintenir un fragile équilibre entre leur identité amérindienne et leur réelle volonté de participation aux dynamiques régionales et nationales. L’organisation sociale traditionnelle kaingang se caractérisait par l’existence de moitiés, nommées kamé et kairu, entretenant entre elles une relation complémentaire et asymétrique. La moitié kamé est considérée comme première parce qu’ayant, par exemple, plus de « force » que kairu. L’appartenance à la moitié est patrilinéaire et est inscrite dans le nom attribué à l’enfant lors de sa naissance. Le dualisme kaingang s’exprime dans plusieurs autres aspects de la vie rituelle et sociale, notamment au sein des nomenclatures animales, où plusieurs animaux sont conçus comme appartenant à l’une ou l’autre moitié, ainsi que dans des nomenclatures astronomiques, qui associent la moitié kamé au soleil et la moitié kairu à la lune (Crépeau 1997, 2012).

Le premier contact direct des Kaingang avec le christianisme remonte au début du XVIIe siècle. Lors de mon arrivée sur le terrain[4] au début des années 1990, les Kaingang affirmaient que leur religion et la religion catholique en étaient venues à ne former qu’une seule et même religion. On assiste actuellement à une importante progression de diverses églises évangéliques. Les catholiques forment désormais un groupe minoritaire qui tente de s’ajuster à l’influence croissante des crentes (le terme usuel pour désigner les évangéliques). La motivation première de la conversion semble être l’impact négatif de la consommation d’alcool du point de vue des convertis. Le contrôle de cette dernière est lié à l’établissement de normes de comportement qui visent également à lutter contre la violence conjugale et familiale et à établir le bien-être économique des familles. Les pasteurs protestants demandent parfois à leurs fidèles d’abandonner les croyances et les rites traditionnels (Almeida 2004). Mais malgré cet environnement en apparence hostile, plusieurs convertis revendiquent une identité autochtone pleine et entière qui se retrouverait, par exemple, dans les chants en langue kaingang entonnés lors des cultes pentecôtistes, l’usage des plantes médicinales, les récits portant sur les animaux ou le respect des entités-maîtres.

L’économie kaingang a beaucoup changé au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Le maïs, la fève, le soja et le riz sont les principaux cultigènes produits pour le marché et, secondairement, pour la consommation locale. Le travail salarié constitue un complément important de revenu pour plusieurs personnes oeuvrant dans les grandes propriétés terriennes, les usines et le secteur des services de la région. De plus, les personnes âgées de la réserve bénéficient de la pension de vieillesse accordée aux petits producteurs agricoles par le gouvernement fédéral. Même modestes, toutes ces sources de revenu font en sorte que les Kaingang participent à l’économie régionale en tant que petits producteurs agricoles, salariés et consommateurs. Il n’est pas rare de les croiser dans les supermarchés de la région. Dans un passé récent, ce tableau économique était fort différent. À cette époque, les Kaingang pratiquaient une économie mixte basée sur l’agriculture sur brûlis, la chasse, la pêche et la cueillette dans un milieu forestier entrecoupé de savanes. Cette région de hauts plateaux au climat tempéré était dominée par l’Araucaria angustifolia (le pinheiro en portugais), une espèce de pin produisant en abondance un fruit consommé par les Kaingang, qui se réunissaient dans les pinèdes où convergeaient également plusieurs espèces d’oiseaux et de mammifères comestibles.

Les récits d’animaux

Consécutivement à la déforestation massive de leur territoire au XXe siècle (Santos 1981), les Kaingang de la Terra Indígena Xapecó au Brésil ne pratiquent que très rarement la chasse ; et encore, elle se limite, la plupart du temps, à de petites espèces de rongeurs ou d’oiseaux. Malgré cette situation, les animaux constituent toujours un important sujet de discussion et occupent une place centrale dans les récits. Dans plusieurs récits étiologiques, les animaux apparaissent à l’origine du savoir technique et rituel. Ainsi, à la suite de la grande inondation, Pic-bois ayant volé le feu, le tatou, le hérisson, le singe kãjer et le caïman furent les premiers organisateurs et officiants du Kiki, un rite de deuxièmes funérailles considéré, encore de nos jours par plusieurs, comme le plus important rite traditionnel kaingang. Ce sont de ces animaux que les Kaingang disent avoir appris les chants et les danses du rituel. Le pic-bois et le caïman sont associés à la moitié kamé tandis que le tatou, le hérisson et le singe kãjer sont kairu (Crépeau 2008, 2010).

Une autre catégorie de récits relate les affrontements rocambolesques de divers animaux qui, confrontés à la puissance du jaguar qui menace de les tuer, réussissent à s’échapper par la ruse et le mensonge, mais aussi (parfois) la chance. Voici un extrait d’un long récit où le singe kãjer et la grenouille pépo échappent aux projets mortifères que leur réserve le jaguar mĩg en lui jouant de bien vilains tours :

Le jaguar tente d’attraper le singe qui réussit à se réfugier dans un trou dans le sol. Apercevant alors grenouille, jaguar lui dit : « Surveille le singe pendant que je vais chercher une bêche pour creuser et l’attraper. Il faut que je le mange ». Grenouille répond : « D’accord, je vais le surveiller, aie confiance en moi ». Jaguar s’en va et grenouille reste près du trou. « Comment vais-je m’en sortir », se demande le singe. « Je le tromperai », décide-t-il. Singe prend un morceau de terre et se met à le mastiquer. Grenouille s’approche de l’entrée du trou et demande : « Oh, singe que manges-tu ? » « Je mange une sucrerie », répond le singe. « Ah ! Alors donne-moi un morceau », dit grenouille. « Ouvre bien les yeux dans ma direction et je t’en donnerai », répond le singe. Il jette alors de la poussière de terre dans les yeux de grenouille et pendant que grenouille se frotte le visage, il sort du trou et s’enfuit. De retour, et ne trouvant pas le singe dans le trou, jaguar accuse grenouille de l’avoir trompé et décide de la tuer. « J’irai te jeter dans l’eau ou préfères-tu mourir dans le feu ? », dit jaguar. « Non, ne me jette pas dans l’eau car je mourrai immédiatement », dit grenouille. « Ah ! Alors je vais te jeter dans l’eau », dit jaguar, pensant que grenouille survivrait au feu en mangeant les braises. Jaguar amène grenouille à la rivière où il choisit une zone profonde et y lance grenouille. De dos, tout en nageant, grenouille dit à jaguar : « C’est ce que je voulais ! La braise m’aurait tué, l’eau non, car je viens de l’eau ! » Cette ruse de grenouille rendit jaguar furieux.

Narration de Vicente Fokâe Fernandez, T.I. Xapecó, 1998[5]

La confrontation entre la force et l’intelligence des protagonistes constitue la trame principale de ce type de récits, qui amusent beaucoup l’auditoire. Ils se moquent de la force brute du jaguar en insistant sur sa naïveté et sa stupidité en regard des ruses et astuces de ses proies, qui réussissent à échapper à la fatale destinée que leur réserve le plus puissant des prédateurs sud-américains. Les récits jouent sur le grand respect et la peur de la puissance prédatrice du jaguar. Mais bien que ce dernier soit considéré par les Kaingang de façon unanime comme l’animal le plus puissant, le narrateur du récit ci-dessus affirme d’entrée de jeu à son auditoire que « le jaguar est un animal naïf » et en conclusion que « le pauvre jaguar n’a pas su bien se défendre ».

Les animaux auxiliaires des chamanes

Le jaguar était un puissant auxiliaire des kujã ou chamanes. Les récits chamaniques constituent un autre important contexte où les animaux jouent un rôle de premier plan. Ces derniers sont qualifiés de jagr, c’est-à-dire d’auxiliaires ou guides des chamanes. Les Kaingang distinguent deux types de jagr : 1) des animaux qui étaient les auxiliaires des chamanes traditionnels. Les guides les plus fréquemment mentionnés sont le jaguar, l’ocelot, le faucon, l’aigle, le perroquet, le colibri et l’abeille ; 2) des saints appartenant au panthéon du catholicisme populaire régional tels que Nossa Senhora Aparecida (la sainte patronne du Brésil), Menino Jesus (l’enfant Jésus), Divino Espírito Santo (l’Esprit saint), São João Maria (une importante figure du catholicisme populaire), et plusieurs autres. Comme nous le verrons plus loin, certains chamanes contemporains revendiquent les deux types de guides.

C’est dans la forêt dite vierge (mato virgem, en portugais) que l’aspirant chamane recherchait volontairement le contact avec un animal jagr. L’aspirant chamane devait couper la longue enveloppe de la fleur du palmier tãnh avant sa floraison, qui a généralement lieu en décembre. Il la taillait afin de former un ou plusieurs récipients dans lesquels il versait de l’eau et une partie de la fleur pilée. Il laissait le tout sur place et y revenait quelques jours plus tard afin de constater si un animal s’y était abreuvé. Si c’était le cas, il s’agissait immanquablement de la manifestation d’un animal-auxiliaire que l’aspirant chamane pouvait choisir de faire sien en buvant une gorgée de cette eau et en s’en aspergeant la tête et le corps. Il devait ensuite s’étendre au sol et attendre que l’animal se manifeste. Ce dernier se manifestait la plupart du temps au cours de la nuit en compagnie d’autres animaux. Ces derniers sont réputés « opérer » l’apprenti en insérant, dans chacune de ses aisselles et dans sa poitrine, le petit fruit rond d’une liane nommée mĩg-noit káa, rosario do tigre en portugais (littéralement : le chapelet du jaguar). Cette opération confirmait l’établissement du lien d’alliance entre le chamane et son jagr. Les rapports entretenus par le chamane avec son animal-auxiliaire étaient conçus et vécus comme une relation matrimoniale marquée par la vive jalousie de l’auxiliaire. Un chamane ne pouvait révéler l’identité de son animal jagr sous peine de le perdre ou de subir sa vengeance. De plus, le chamane devait éviter de tuer les animaux appartenant à l’espèce de son jagr. En retour, l’auxiliaire, notamment le jaguar et l’ocelot, était réputé donner au chamane un accès privilégié au gibier – décrit comme venant littéralement à lui en forêt – et il l’assistait dans le traitement de ses patients en lui indiquant, par exemple, les plantes à utiliser, leur préparation, la posologie et la durée de la diète à respecter. Mentionnons également le témoignage recueilli en 2005 auprès d’une chamane affirmant avoir été opérée par ses animaux auxiliaires (l’ocelot, le renard et le puma) qui lui ont transfusé le sang pur, car exempt de péché, de São João Maria, son principal auxiliaire. Le sang de ce saint était vu par cette chamane comme étant la source de son pouvoir. Ce récit, fort particulier et pour l’instant unique dans mon corpus, est intéressant en ce qu’il réitère le motif des animaux insérant dans le corps du chamane les substances associées à son pouvoir (Crépeau 2007).

Les entités tóg

À l’instar de nombreuses sociétés amérindiennes (Fausto 2008 ; Chaumeil 2010), les Kaingang emploient le concept d’entité-maître lorsqu’il est question des animaux ou des végétaux. Désigné par l’usage du suffixe tóg[6], l’entité-maître, dit dono (maître ou propriétaire) ou cacique (chef) en portugais, est une entité qui désigne de façon générique une espèce ou un domaine, par exemple la forêt. Toutes les entités de la nature possèdent un maître. Une personne possédant une entité-maître comme guide ou auxiliaire peut également employer les termes jagr, guia (guide) ou cacique de l’animal pour la désigner. L’entité-maître est réputée régir les membres d’une espèce ou ceux appartenant à un domaine spécifique. Plus précisément, le suffixe tóg désigne l’entité à laquelle un individu doit s’adresser avant toute interaction avec un animal qu’il traque ou une plante médicinale qu’il désire cueillir. Cette conception concerne l’appropriation du gibier et des plantes et découle du fait qu’aucun animal ou végétal de la forêt n’est conçu en termes strictement utilitaires, c’est-à-dire comme pouvant faire l’objet d’un prélèvement ou d’une appropriation purement technique et stratégique. La mise à mort d’un animal, l’abattage d’un arbre ou la cueillette d’une plante médicinale impliquent une relation avec une entité tóg qui rend possible et légitime l’acte de prédation et d’appropriation.

Cette conception a été très tôt décrite dans la littérature portant sur les Kaingang. Dans un texte daté de 1913 au sujet des Kaingang du Paraná, Curt Nimuendajú (1993) écrivait :

Les jaguars ont leur maître migtán (mĩ = jaguar, g = conjonction, tán = maître) dans la forêt. C’est une de ces entités invisibles et immortelles que seuls les chanteurs rituels et les rêveurs peuvent voir et visiter dans leurs rêves. Ils disent qu’il est blanc et beau et qu’il apparaît parfois sous forme humaine et également parfois comme jaguar. Sa fille migtanfí (mĩ = jaguar, g = conjonction, tán = maître, = féminin) est cependant encore plus belle que lui. Dans leur demeure invisible et inaccessible, au fond de la forêt, migtán et sa fille regroupent leurs animaux et le lieu est toujours rempli de jaguars, pumas, ocelots, singes, pécaris et autres vaillants animaux qui leur obéissent, pendant que sur l’arête du toit de la maison se trouvent les oiseaux de proie, l’épervier blanc kaky, le puissant aigle orné humbygn et bien d’autres. Migtán et sa fille les recueillent comme s’il s’agissait de leurs animaux d’élevage. Les animaux faibles et peureux, le tapir, le cerf, le cabiai, le paca, etc., ont aussi leur maître, qui a l’habitude de demeurer près des étangs et qui se nomme oiôro-tán (oiôro = tapir, tán = maître). Comme il est très laid et noir, il est également nommé ndedko-kégn (nded = chose, korégn = laide). Il marque ses tapirs par une coupure aux oreilles et, par respect pour lui, il ne faut pas dormir ou faire du bruit près des étangs, ni en boire l’eau, parce que s’il favorise les bons chasseurs, il peut également punir en leur donnant de la fièvre ceux qui détruisent ou effraient sans nécessité son troupeau.

Nimuendajú 1993 : 73[7]

Herbert Baldus (1955), dans le cadre d’une communication au 30e Congrès des Américanistes à Cambridge en 1952, s’intéressa à des informations publiées par divers auteurs, dont Horta Barboza (1913) et Henry (1941), qui indiquent que les chasseurs ne pouvaient pas consommer leurs prises animales et devaient obligatoirement les partager. En s’appuyant sur des entrevues réalisées en janvier 1952 auprès de Kaingang du Rio Grande do Sul, Baldus mentionne l’importance de l’obligation de s’adresser à l’animal, plus précisément à « l’espèce », pour faire en sorte que les membres de cette dernière continuent à se donner au chasseur (Baldus 1955 : 196).

Ces précieuses informations rejoignent en partie les conceptions contemporaines que j’ai recueillies sur le terrain. La notion de maîtres des entités de la nature, animaux, végétaux, entités aquatiques, etc., est largement répandue chez les aînés Kaingang qui, par exemple, ont mentionné kasortóg, le maître des chiens (saint Roch, qui est toujours représenté avec un chien à ses côtés), mĩgtóg, le maître du jaguar, pótóg, le maître des pierres, nēntóg, le maître de la forêt. On peut ajouter à cette brève liste tatóg le maître de la foudre et de la pluie. De façon générale, le tóg d’une entité animale est considéré comme possédant une très grande puissance et certaines caractéristiques permettant de le distinguer du commun des membres de son espèce. Ainsi, Nimuendajú mentionne que le mĩgtóg, le maître jaguar, est décrit comme étant blanc et beau. Le maître des vautours, jãtãtóg, est dépeint comme étant de très grande taille. Il possède un long cou et la pointe de ses ailes est blanche. Le maître des fourmiliers, kakrēkintóg, est très puissant et il ferait fuir jusqu’au jaguar, qui aurait peur de lui. Le colibri kókojtóg n’a pas peur du jaguar, qui ne peut l’attraper car il est beaucoup trop léger. Le kakátóg, l’aigle orné (Spizaetus ornatus) mentionné ci-dessus par Nimuendajú, est un puissant auxiliaire des chamanes. Le kãjertóg, maître des singes, est décrit comme ayant la tête blanche. Bref, les entités-maîtres possèdent des caractéristiques particulières, notamment la blancheur de leurs plumes ou de leur pelage, et, soulignée de façon unanime par les Kaingang, une très grande puissance.

Le titre de cet article comporte une citation qui est tirée des propos de Jorge Kagnãg Garcia, un chamane âgé de 85 ans, propos recueillis par l’anthropologue brésilien Rogério Rosa (2005) dans l’État du Rio Grande do Sul au Brésil. Bien que, comme nous le verrons, la phrase « Les animaux obéissent aussi à la religion » exprime la façon dont les Kaingang d’obédience catholique conçoivent actuellement la place des animaux, je pense qu’elle est révélatrice d’une conception plus fondamentale de la relation des humains au monde animal. On pourrait résumer cette dernière en disant qu’elle est pensée et agie comme s’inscrivant dans une hiérarchie de puissances et, plus précisément, de mise en commun des forces ou des puissances tant humaines que non-humaines. Ainsi, Jorge Kagnãg Garcia de la Terra Indígena Nonoai confia à Rosa qu’un chamane qui possède comme auxiliaire le jaguar est le plus puissant des chamanes. Mais il s’empressait d’ajouter que, selon lui, les animaux doivent obéir à la religion et, plus précisément, que les animaux sont commandés par les douze apôtres de Dieu :

Selon moi, tous les animaux sont commandés par la religion : saint Antoine, saint Pierre, saint Jean… Les douze apôtres, comme ils disent. Les animaux aussi sont dirigés par eux, car sans eux le monde n’existerait pas. Les animaux aussi obéissent à la religion. Si l’animal est un cacique, il doit posséder un savoir. On ne peut donc laisser en arrière ce qui commande le monde, il faut croire aux saints, apôtres de Dieu.

Rosa 2005 : 98

Sans ces derniers, le monde n’existerait pas et c’est pourquoi « les animaux aussi obéissent à la religion » (ibid. : 99). Kagnãg parle du jaguar en utilisant les expressions jagrtigre (l’auxiliaire jaguar) et cacique das onças[8] (le chef des jaguars), ce qui revient à dire que l’auxiliaire jaguar, le jagr du chamane, est également maître, cacique ou dono (comme le disent en portugais les Kaingang), de l’espèce en question. Dans un entretien réalisé en 2012 par Rosa (2014), Kagnãg mentionne qu’un chamane « s’allie au chamane des animaux »[9]. Ce dernier semble être l’équivalent du cacique ou maître de l’animal puisque Kagnãg emploie les deux expressions indifféremment : cacique dos animais (le chef des animaux) et kujà dos animais (l’auxiliaire des animaux)[10]. Comme nous le verrons, il s’agit d’une information fort importante pour comprendre la conception des animaux dans la logique du chamanisme kaingang : l’animal auxiliaire du chamane est également le maître de l’animal en question.

Lors de ce même entretien, Kagnãg traduisit Dieu par kanhkãtóg, c’est-à-dire maître (tóg) du ciel (kanhkã). Il explique que ce faisant, il se réfère à ce qui organise, commande, gouverne le monde, y compris l’énergie de la terre, tóg étant selon lui une force, un esprit, que possède toute entité[11]. Les propos de Kagnãg recoupent les enseignements de Matilde Koito de la Terra Indígena Xapecó, selon lesquels toutes les entités animales et végétales possèdent un maître (Crépeau 2012). Bien qu’elle se soit convertie au pentecôtisme, Matilde poursuit toujours, à l’âge de 60 ans, ses activités de guérisseuse et compte transmettre son savoir à son petit-fils :

Quand je fais un exposé, je me présente comme pajé[12]. Nous, les pentecôtistes, nous ne sommes pas contre la culture traditionnelle, parce que c’est une culture qu’il faut préserver pour la transmettre à nos enfants et petits-enfants.

M. Koito, entrevue, T.I. Xapecó, décembre 2013[13]

M. Koito explique que lorsqu’elle cueille des plantes médicinales en forêt, elle doit demander mentalement la permission aux tóg :

Chaque fois que je pénètre dans la forêt, je demande l’autorisation parce que chaque forêt possède un tóg. Si je ne demande pas la permission, je ne trouve pas les plantes médicinales que je cherche. Avant de cueillir les plantes, il faut demander l’autorisation en pensées en kaingang : Inh jo vãnhtóg ranh ke[14], à défaut de quoi la forêt qui est très forte et irascible, aspire l’énergie de la personne qui devient très faible et a envie de dormir[15].

M. Koito, entrevue, T.I. Xapecó, 2011

Bien que chaque arbre et chaque plante possèdent un maître, Matilde dit s’adresser au maître des plantes et des remèdes, vãnhkatatóg. Le maté (Ilex paraguariensis) possède un maître, nommé Kógũnhtóg ou Maria da erva en portugais, qui est décrit comme étant une jolie femme très jalouse (Crépeau 1997). De même, le pin (Araucaria angustifolia) possède un maître, nommé Fágtóg, qui est très jaloux de son arbre. C’est ce qui expliquerait que, parfois, quelqu’un qui monte dans un pin pour y cueillir les pignons en tombe et se tue.

M. Koito ajoute que l’entité-maître peut se comparer au cacique ou chef politique de la réserve qu’elle habite[16] :

Par exemple, quelqu’un qui, comme toi, vient de l’extérieur pour parler avec nous doit demander l’autorisation au cacique. Il en va de même avec le maître de la forêt : il faut lui demander la permission, l’autorisation. Par exemple, pour couper un arbre, il faut lui demander l’autorisation. Comme nous ne vivons plus en forêt de nos jours, nous ne le voyons plus et n’entendons plus le bruit qu’il fait en se déplaçant en forêt. Anciennement, les chamanes le voyaient.

M. Koito, entrevue, T.I. Xapecó, 2011

M. Koito affirme que, pour les pentecôtistes, l’Esprit saint remplace les animaux auxiliaires (jagr) des kujã ou chamanes et joue un rôle similaire à celui des auxiliaires : « L’Esprit saint nous informe comme un jagr » (ibid.). Il est intéressant de noter que, lors de nos conversations, elle a utilisé comme des synonymes les termes tóg et jagr pour désigner les maîtres des entités. Cet usage rejoint les propos de Jorge Kagnãg Garcia cités ci-dessus voulant que l’animal auxiliaire du chamane soit aussi le maître de l’animal en question. En effet, Kagnãg utilise comme des équivalents les termes jagr (animal auxiliaire) et cacique (maître de l’animal en question). De plus, à l’instar de Kagnãg (qui traduit Dieu par kanhkãtóg, « maître du ciel »), Matilde Koito, d’un point de vue pentecôtiste, associe la figure divine au concept de tóg en traduisant Dieu par Jógnkar et en précisant qu’elle le conçoit comme le maître des maîtres (ou dono dos donos en portugais). C’est à dessein qu’elle n’utilise pas le terme usuel kaingang pour désigner Dieu, Top, car son usage est associé dans son esprit à l’important culte des images saintes chez les Kaingang d’obédience catholique que rejettent les pentecôtistes : « Ma mère utilisait le terme Top pour désigner les images saintes » (ibid.)[17]. Les termes kanhkãtóg et Jógnkar rendent explicite le caractère holiste d’une entité ou d’un principe englobant la totalité des entités-maîtres. En effet, l’étymologie de Jógnkar indique que le suffixe kar signifie « tout ou totalité » alors que le préfixe Ióg, Jóg ou Jógn peut être rendu par « père », ce qui donnerait littéralement : le père de tous[18]. Cette conception d’un maître des maîtres n’est pas propre aux seuls Kaingang, comme le montreront les quelques contextes ethnographiques évoqués brièvement à la prochaine section.

Les entités-maîtres en contextes Mbya-Guarani, Yagua, Arakmbut, Uitoto et Andoke

Proches voisins des Kaingang, les Mbya-Guarani du sud du Brésil désignent les entités maîtres par le terme . Selon Tempass, signifierait également « âme », alors que l’âme est aussi le nom de l’individu (Tempass 2012 : 139)[19]. Les noms découlent d’un véritable acte de création puisqu’ils furent donnés par les frères jumeaux mythiques (ibid.). Pour les Mbya, il existe une multitude de . Par exemple, le dieu Tupã est considéré comme le de la pluie (p. 149)[20]. Un pied de maïs apparaît comme une parcelle de la divinité qui en est le maître. Tempass exprime la complexité de ce type de conception en indiquant que le d’une plante change en fonction de sa croissance ou de sa consommation. La plante ou la partie consommée acquiert un nouveau . En effet, tout ce qui se transforme en nourriture acquiert ou développe un nouveau puisque le changement de nom implique un changement d’âme (p. 167). Le peut punir en cas de récolte excessive en rendant extrêmement difficile la future collecte de cette plante (pp. 170-171). Le même raisonnement s’applique en ce qui concerne la chasse : la non-consommation d’une prise ou la souffrance inutile de l’animal lors de sa mise à mort peuvent provoquer la « vengeance » du de l’animal (p. 173, 192). Tempass (p. 203) précise que les des espèces animales sont hiérarchiquement supérieurs à ceux des plantes en ce qu’ils demandent plus de précautions et de respect. « C’est cette multitude de maîtres qui cimente l’interdépendance des êtres de tous les domaines du cosmos mbya-guarani » (p. 173).

Contrairement à ce qu’avancent Hélène Clastres et Viveiros de Castro au sujet des Tupi-Guarani, Tempass affirme que les Mbyá-Guarani ne se situeraient pas « entre » le domaine des dieux et le domaine de la nature : « les Mbyá-Guarani sont un “ensemble”, ou un “entrelacement” avec les autres êtres cosmologiques » (p. 202). En d’autres termes, le concept de maître exprime l’interdépendance entre les êtres des différents domaines du cosmos auquel participent pleinement les humains. Dans cette hiérarchie, le domaine des dieux – leur « demeure », comme le disent les Mbya – forme la totalité englobant le domaine de la société humaine et le domaine de la nature. Ainsi que l’exprime Tempass (p. 201) : « les dieux sont tout », et leur pouvoir et leur force vitale s’étendent aux espèces dont ils sont les maîtres (p. 148). Le leader de tous les autres dieux et divinités est Ñanderú Tenondeguá qui est désigné en portugais comme « notre père éternel » (p. 146)[21]. Ñanderú est la divinité la plus puissante qui contrôle tout, puisque tout est oeuvre de celui-ci. Il n’est donc pas surprenant qu’il soit considéré par les Mbya comme le maître de tous les , le maître des maîtres[22].

Chez les Yagua de l’Amazonie péruvienne, les entités-maîtres sont désignées par l’usage du suffixe hamwo. Par exemple, tohamwo désigne les maîtres de la forêt et des animaux, alors que kiwá-hamwo désigne la mère du poisson :

Les animaux de la forêt sont perçus comme étant la propriété, le « cheptel » suhase des maîtres tohamwo : ils sont parqués dans des « enclos » souterrains ou dans des collines qui sont les résidences des maîtres. Ces derniers peuvent « vendre » (tarió) leurs animaux aux humains, notamment aux chamanes qui les négocient contre des fléchettes magiques […] L’apprentissage chamanique consiste pour l’essentiel à apprivoiser (útianu) – par des jeûnes et des chants (plus exactement des registres acoustiques) –, le plus grand nombre possible d’esprits-maîtres (incluant les « mères » des animaux, des végétaux et des phénomènes « naturels » comme la pluie, le tonnerre ou le vent) pour les transformer en esprits auxiliaires, c’est-à-dire les placer sous le contrôle de leur nouveau « maître », le chamane.

Chaumeil 2010 : 7-8

Les maîtres tohamwo occupent une position intermédiaire entre les ancêtres fondateurs et les humains dans le panthéon yagua et peuvent exercer des représailles envers les humains en devenant cannibales en cas de chasse excessive (Chaumeil 1993 : 424). Les entités-maîtres transformées en esprits auxiliaires par les chamanes dotent ces derniers de pouvoirs spécifiques, notamment la puissance et la rapidité d’intervention essentielles au succès des cures chamaniques (Chaumeil 2010 : 10-11). Les chamanes servent d’intermédiaire entre les maîtres des animaux, l’esprit de la chasse et les chasseurs en libérant l’accès au gibier à ces derniers en échange de tabac. Chaumeil souligne l’importance de l’enchaînement d’intermédiaires et de négociations dans la gestion symbolique du gibier. De façon mimétique, les chamanes occupent dans ces tractations la position du patron métis qui joue un rôle d’intermédiaire dans l’acquisition de biens manufacturés par les Yagua.

De façon plus générale, le concept de hamwo désigne le flux d’énergie nécessaire à l’équilibre dynamique du monde comme à toute forme de vie (Chaumeil 1989 : 19). Le hamwo est conçu comme un principe qui est « l’essence, l’énergie ou le principe vital (âme) des êtres et des choses du monde » (Chaumeil 2010 : 7). Toute matière, qu’elle soit minérale, végétale, animale ou humaine, est animée par le hamwo (Chaumeil 1995 : 59). Selon les Yagua, le hamwo se propage par l’intermédiaire du soleil, qui charge le monde de l’énergie vitale indispensable au développement de la vie. D’abord absorbée par la terre et communiquée aux plantes qui l’aspirent, cette énergie est ensuite assimilée par les espèces animales et les humains (Chaumeil 1989 : 18-19). La répartition du hamwo varie selon les entités : « généralisée et indifférenciée dans le minéral, différenciée par espèce dans le végétal et la faune inférieure, individualisée (avec l’apparition d’“âmes”) dans la faune supérieure et l’homme » (Chaumeil et Chaumeil 1992 : 26). Les espèces très puissantes possèdent plus de hamwo que les autres espèces (Chaumeil 1995 : 60).

Les Arakmbut d’Amazonie péruvienne conçoivent ces questions d’une façon qui se rapproche de la conception des Yagua :

Tout ce qui vit dans le monde est animé par de l’âme-matière qui imprègne la vie à différentes intensités. L’être humain et les gros animaux possèdent plus d’âme-matière qui permet l’émergence de la conscience sous la forme d’« âme » animée (nokiren). Les pierres et les arbres possèdent moins d’âme-matière, alors que les petites créatures se situent entre les deux. La spiritualité et la religion arakmbut consistent en une tentative d’influencer et de contrôler l’âme-matière.

Gray 1997 : 102[23]

La cosmologie des Arakmbut se rapproche également de celle des Mbya-Guarani, notamment en ce qui concerne les rapports entre le corps, l’âme et le nom. Le corps (waso) donne la forme à l’individu alors que l’âme (nokiren) donne l’énergie au premier (Gray 1996 : 115). Cette énergie invisible est attachée au corps par le nom (wandik) de la personne (p. 117). Ce dernier possède comme principale fonction d’unifier le waso et le nokiren (p. 146).

Les animaux, particulièrement les gros mammifères comme le tapir et le cerf, sont plus proches des humains sur le plan cosmologique que les objets inanimés parce qu’ils possèdent beaucoup de nokiren. Cette proximité entre humains et animaux est explicite dans les mythes et a d’importantes implications en ce qui concerne la chasse du fait que les animaux ont eu ou possèdent toujours certaines caractéristiques humaines (Gray 1997 : 39-43). En cas de non-respect, de mauvais traitements ou de sur-prédation, les animaux peuvent se venger en provoquant la mort des responsables. Certains chasseurs entretiennent en rêve une relation privilégiée avec certaines espèces de gibier à travers les esprits ndakyorokeri. Ces derniers informent le chasseur au sujet de l’endroit où se trouvent les animaux et indiquent le nombre qu’il peut capturer (ibid. : 52). Ils tiennent cette information des esprits wachipai ou « mères ou ohpu[24] des animaux » :

Le wachipai surveille de près ses espèces associées, il prend soin qu’elles ne soient pas sur-chassées, et transmet de l’information à et des esprits des espèces […] Les esprits femelles [ndakyorokeri] connaissent cette information et la transmettent aux chasseurs dans leur rêve.

Gray 1997 : 54

Ainsi, le fait d’agir comme chasseur dépend des liens entretenus par ce dernier avec le monde des esprits et celui des espèces animales. Le monde des esprits est source de potentialité en regard du monde visible[25] où s’effectuent les activités de prédation.

Chez les Uitoto et les Andoke de l’Amazonie colombienne, les maîtres des animaux s’inscrivent dans une cosmologie où le Père Créateur, Moo Buinaina (Padre Creador en espagnol), créa le monde et la « Loi de l’origine » qui s’applique au sein du territoire. Le pouvoir ou la force de l’individu et de la société vient du territoire, qui est l’origine et la source de vie. Ce pouvoir est la manifestation même du Créateur qui, au moment de la création, nomma le territoire et désigna les maîtres des lieux et des espèces avec lesquels les humains doivent transiger, notamment sous forme de « paiements » de coca et de tabac, avant toute forme d’extraction (Andrade 2014 : 169). Le non-respect de la « loi de l’origine » entraîne des conséquences telles que la maladie ou la mort de la personne ou de ses proches : « Pour que cela ne se produise pas, il faut faire les paiements. [L’extraction] est alors permise, le tout est réglé et comme légalisé du point de vue de la culture » (H.A. Aduche, cité in Andrade 2014 : 169-170). Bref, le territoire est source de pouvoir pour les humains qui en possèdent l’usufruit par l’entremise des maîtres des lieux et des espèces. Dans cette cosmologie, le Créateur est une entité distante qui n’intervient plus directement dans ce monde-ci. Son fils Añíraima est celui qui matérialisa et enseigna l’usage du monde aux humains. Le territoire est donc la source directe de la totalité des pouvoirs des humains, source à laquelle ces derniers ont accès par l’entremise des maîtres qui contrôlent l’usage des animaux, plantes, etc., selon l’entente originelle établie avec le Père Créateur (Andrade 2014). Ce dernier est conçu comme une force cosmique largement impersonnelle (contrairement à la figure incarnée de son fils) dont l’enseignement se manifeste à travers la mise en application de la « Loi de l’origine » au sein du territoire du groupe. Cette loi est conçue comme intemporelle et étroitement liée aux entités-maîtres du territoire, comme l’indique ci-dessous un membre de la société andoke :

La « loi de l’origine » est la loi, la parole du Créateur. Ce n’est pas une parole inventée par une personne humaine. Ce sont les paroles du Créateur lui-même, et cela se nomme loi, parole de vie, parole de commandement, parole de défense, parole de joie, parole de prévention, parole d’éducation. […] Le Créateur a dit : « Cette loi qui possède un commencement n’a pas de fin ! » Ce qui possède un commencement et une fin est ce que la chair humaine réalise pour elle-même. Alors que ce qui possède un début mais n’a pas de fin, ne peut être changé ! « Quand quelqu’un voudra changer ma parole, il n’aura pas d’appui parce que ce ne sera déjà plus la mienne », a dit le Créateur. C’est pour cela que nous les Andoke, nous ne pouvons pas gouverner à l’extérieur de notre territoire où sont absents le maître de la vie et le maître du territoire.

E. R. Aduche, cité in Andrade 2014 : 89

Cette figure uitoto et andoke du Père Créateur, Moo Buinaina, se rapproche de celle de Tirawa, décrite par le chef Pawnee Letakots-Lesa à Natalie Curtis en 1907 aux États-Unis. De celui qu’ils désignent comme le Législateur, les Pawnees affirmaient que : « De Tirawa lui-même nous savons seulement qu’il a fait toutes les choses, qu’il est partout et en toute chose, et qu’il est tout-puissant » (ibid. : 94). Les Pawnees exprimaient clairement le fait que les animaux occupent une position d’intermédiaires entre Tirawa et les humains :

Au commencement de toutes choses, la sagesse et la connaissance étaient avec les animaux, car Tirawa, celui qui est ci-dessus, ne parlait pas directement à l’homme. Il a envoyé certains animaux pour dire à l’homme qu’il se montrait à travers les bêtes, et à travers elles, ainsi que les étoiles, le soleil et la lune, l’homme devait apprendre. Tirawa a parlé à l’homme à travers ses oeuvres pour que les Pawnee comprennent le ciel, les bêtes et les plantes. Toutes les choses parlent de Tirawa.

Curtis 1907 [1968] : 96

Conclusion

À une époque ancienne, les animaux parlaient comme nous, énoncent les narrateurs Kaingang en préambule de leurs récits. Ces derniers se présentent sous trois types principaux : 1) récits étiologiques dans lesquels certains animaux et plantes sont présentés comme étant à l’origine du savoir technique et rituel : l’acquisition du feu, de l’eau, des chants et danses rituels, des cultigènes tels que le maïs et la fève, etc. ; 2) récits des aventures rocambolesques de divers animaux confrontant leur force et intelligence respective au cours d’affrontements aux multiples rebondissements comiques ; 3) récits impliquant les animaux-auxiliaires ou jagr des chamanes. Ces derniers s’allient à un animal et en acquièrent la force et la puissance à des fins thérapeutiques et cynégétiques.

Dans ces trois contextes, les narrateurs kaingang se réfèrent à des animaux prototypiques et non au commun des individus de l’espèce, référence que rend explicite l’usage du suffixe tóg. Le contenu propositionnel de ces récits se réfère donc non pas à un individu quelconque de l’espèce mais à l’entité-maître de cette dernière. Ainsi le jagr ocelot et le jagr jaguar d’un chamane sont désignés par mĩgsĩtóg ou mĩgtóg, c’est-à-dire respectivement maître de l’ocelot et maître du jaguar. Bref, les narrateurs et les chamanes se réfèrent à des animaux qui se caractérisent par leur capacité à communiquer par la parole entre eux et avec les humains, une très grande puissance, force et/ou intelligence, ainsi qu’une physicalité qui va de certains traits particuliers de leur plumage ou de leur fourrure à la capacité de prendre à l’occasion apparence humaine[26].

Bien que les récits kaingang utilisent des procédés et des motifs narratifs animistes et/ou perspectivistes (Descola 2005, 2011 ; Viveiros de Castro 2009), ils situent, de façon plus fondamentale à mon sens, les liaisons animales dans un espace-temps bien particulier, qu’on pourrait décrire à la suite de Oakdale (2005 : 88) comme étant « un domaine intemporel qui est légèrement extérieur à la réalité vécue ». De plus, la relation des humains au monde animal et végétal via l’intermédiaire des entités-maîtres est pensée et agie comme s’inscrivant dans une hiérarchie de puissances et, plus précisément, de confrontation et/ou de mise en commun des forces ou des puissances tant humaines que non-humaines[27].

Des divers contextes ethnographiques esquissés ci-dessus se dégage une structure relationnelle de type hiérarchique entre les humains, les animaux, les entités-maîtres et une figure, une puissance ou une force cosmologique primordiale : maître des maîtres ou dieu (kanhkãtóg, Jógnkar, Ñanderú Tenondeguá, Moo Buinaina, Tirawa) et principe vital de type hamwo ou nokiren. Par l’intermédiaire des diverses entités-maîtres, l’individu peut prélever de façon efficace et légitime le gibier ou les plantes en vertu d’une relation d’échange (Nadasdy 2007) qui découle, comme l’expriment les Uitoto et les Andoke, de la « Loi de l’origine », elle-même découlant de la puissance primordiale de Moo Buinaina, le Père Créateur. Or, comme l’écrivait Peirce :

Donner consiste en ceci que A fait de C le possesseur de B selon la Loi. Avant qu’il puisse être question d’un don quel qu’il soit, il faut qu’il y ait d’une façon ou d’une autre une loi – quand bien même ce ne serait que la loi du plus fort.

Peirce, cité in Descombes 1996 : 239-240

En d’autres termes, l’acte du chasseur ou du cueilleur doit « se conformer à une manière de faire instituée en dehors de lui » (Descombes 1996 : 307). Kojève souligna l’importance, dans le rapport juridique, de l’existence d’un tiers :

Pour qu’il y ait Société, il ne suffit pas qu’il y ait interaction entre deux êtres. Il faut – et il suffit – qu’il y ait encore une « intervention » d’un tiers, peu importe qu’il soit par cette « intervention » médiateur, arbitre, but, cause, etc.

Kojève 1981 : 75

Kojève concevait ce tiers comme devant être impartial ou désintéressé et, pour ce faire, il devrait idéalement être radicalement extérieur au contexte. Contrairement à l’humain et à l’animal-gibier, la figure de l’entité-maître, conçue comme libérant l’animal pour le chasseur tout en protégeant l’espèce d’une potentielle surexploitation, possède une extériorité qui lui est conférée par sa position intermédiaire dans la chaîne hiérarchique des êtres entre l’animal, l’humain et la figure du maître des maîtres. Cette dernière apparaît comme une entité abstraite, distante, lointaine, invisible ne s’adressant pas directement aux humains[28], bref se comportant comme un principe vital[29]. En contraste, l’entité-maître, lorsqu’entrevue[30], se caractérise par une physicalité spécifique qui permet de la distinguer du commun des membres de l’espèce. Contrairement à l’humain, à l’animal et à la plante qui occupent « une place et une seule dans l’étendue » (Vernant 1986 : 52), l’entité-maître possède une certaine ubiquité décrite comme étant dégagée des contraintes propres aux humains et aux animaux. Par contre, contrairement à la figure du maître des maîtres, elle ne jouit pas d’une « ubiquité absolue » et ne possède pas « la toute-puissance » (ibid. : 53).

De par leur identité et position spécifiques, les entités-maîtres introduisent dans la chaîne des êtres un niveau méta-relationnel qui se surimpose à celui des relations interindividuelles des humains au sujet des animaux ou des végétaux. L’acte de prédation ou d’appropriation se rapporte ainsi à un terme mental qui permet de créer les conditions de la complémentarité des rôles sociaux. On pourrait dire, en d’autres termes, que l’entité-maître cause une plus ou moins forte inflexion de l’action individuelle en la transformant au moment même de l’acte en lien social.