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Introduction

La question du silence, dont l’importance pour la connaissance de l’histoire sera démontrée à partir de la manière des Boni[1] de construire leur discours sur le passé, est au coeur de la démarche réflexive de cet article, mais aussi des thématiques[2] de recherche du laboratoire AIHP[3] (Université des Antilles) qui s’intéresse aux questions non encore historicisées de la mémoire collective antillo-guyanaise. Cette question s’inscrit également dans la lignée des études culturelles postcoloniales, encore embryonnaires en France.

Descendants des esclaves Marrons de la Guyane hollandaise, les Boni habitent depuis 1776 dans la région du Maroni-Lawa, sur les deux rives de ce fleuve qui fait office de frontière entre le département de la Guyane française et la République du Suriname aujourd’hui. Leur discours sur le passé s’organise en quatre temps : le katiboten (temps de l’esclavage : 1650-1776[4]) ; le loweten (marronnage : 1712-1863)[5] ; le mawdonengeten (époque de l’exploitation aurifère, forestière et marchande : 1880-1969[6]) ; et le politikiten (temps du politique et insertion dans le monde urbain : 1969-2000).

La recherche universitaire consacrée aux sociétés businenge (de l’anglais, bush-negroes) du Maroni-Tapanahoni (Pamaka, Redimusu, Boni, Djuka) et de l’intérieur du Suriname (Saamaka, Matawaï, Kwinti) a mis en évidence l’importance de la tradition orale mémorisée et transmise par les sabiman et les sabiuman (dépositaires des connaissances du groupe). Les travaux de Price (2013 : 23-33) sur les Saamaka permettent de saisir les modes de construction de la connaissance de leur passé, notamment la place de la sélection, de la manipulation et de l’interprétation des faits par les sabiman de leur passé pour lui donner du sens. Au cours de mes enquêtes ethnographiques (2002-2015), dans une étude historique des Boni, j’avais déjà relevé la multiplicité des facettes de la transmission orale et observé que l’opération de sélection et de manipulation des faits du loweten à laquelle se sont livrés les fondateurs et les transmetteurs de la tradition historique saamaka se retrouve chez les Boni, comme parmi les autres groupes socioculturels du fleuve Maroni-Lawa. Il en est de même du mawdonengeten et du politikiten. Par conséquent, lorsqu’on étudie le discours sur le passé des sabiman, il faut considérer le silence et l’oubli comme mode de construction d’un discours performatif plutôt que relevant de la méconnaissance du passé directement.

Récemment, plusieurs chercheurs en sciences humaines, en linguistique, ou spécialisés dans l’étude des littératures et des civilisations, comme Lapierre (1989), Farge (2002), Olender (2005) ou Lavou Zoungbo (2013), ont attiré l’attention sur le rôle du silence dans la construction de la connaissance du passé et des usages du passé. En revanche, le silence comme mode de construction et d’appropriation du savoir sur le passé par des sociétés businenge n’a pas reçu l’attention qu’il mérite.

Dans une société de tradition historique orale, les usages du silence ne sont pas les mêmes que dans une société dont les connaissances sont conservées et transmises par l’écriture. Le caractère performatif de la production et de la réception de la connaissance du passé donne à l’assistance un rôle particulier de coauteur des effets que produit le discours. Au moins une partie de l’assistance se souvient de la dernière production du savoir historique et peut réagir au discours qui lui est présenté. De même, plusieurs faits et personnages sont autrement connus de plusieurs membres de l’assistance. Le silence du spécialiste, ses « oublis » n’effacent pas nécessairement la connaissance sociale, mais sont des moyens de construction d’un savoir pertinent dans un lieu et un temps particuliers, par rapport à des objectifs spécifiques. Comme dans le travail de mémoire, lors de la construction d’un discours oral sur le passé, le silence représente une forme de mise en réserve plutôt qu’un effacement d’un fait ou d’un personnage. Ainsi, la place et les usages du silence diffèrent considérablement selon qu’on a affaire à une société où la connaissance du passé est essentiellement construite et transmise par écrit, à l’instar des sociétés occidentales, ou bien oralement, comme celle que j’étudie. Dans le premier cas, il y a effectivement effacement, ou volonté d’obtenir cet effet, telle l’impasse sur l’esclavage, le marronnage dans les Amériques ou dans l’Océan Indien (Gerbeau 1970), du « mythe d’une France résistancialiste » (Rousso 1990), par exemple. Dans le second cas, la dialectique entre ce qui est dit et non-dit relève du rapport entre l’historien et son auditoire, et change d’un contexte sociopolitique à un autre. Ce non-dit peut être produit par une société dominante qui impose une écriture, comme l’illustre l’article de l’historienne Myriam Cottias (2003) relatif au silence des historiens de la République à propos du passé des quatre « vieilles colonies » ou encore l’ouvrage de l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot, Silencing the Past… (1995), qui, à partir de l’exemple de la Révolution haïtienne (pp. 1-30), montre de quelle manière divers silences surgissent dans la fabrique de l’histoire académique. Les sociétés dominées peuvent résister par la transmission orale, sans qu’elle soit explicitement historique. Le cas des Camisards (Joutard 1977) au sujet de la révolte des Cévennes (1702-1704) est éloquent à ce propos.

À travers le silence, considéré comme « blancs de l’histoire » (Le Goff 1988 : 302) et comme « formes de témoignage possibles » (Olender 2005 : 266), j’ai voulu, en tant qu’historien, soutenu par mon expérience du dedans puisque je suis issu du groupe que j’étudie, interroger la manière des Boni de raconter et de construire le discours sur le passé, et soumettre à la critique, quand c’est nécessaire, la réception coutumière que j’avais du récit des sabiman ou des sabiuman. En effet, plus jeune, je recherchais, comme mes contemporains, ce qui consonnait avant tout avec les sensibilités propres à notre société. J’ai partagé cette attitude jusqu’à la fin des années 1990, donnant systématiquement raison aux sabiman, les « a taki a kaba » (ceux qui ont le dernier mot). Leur vérité nous paraissait absolue, tel un « dire performatif »[7] et codé : « papa, yu abi leti ! » (Aîné, vous avez raison !). Ce « dire performatif », très présent lors des rencontres coutumières[8] et de la gestion des crises familiales, claniques, ou encore lors de rituels religieux et funéraires, s’illustre dans l’adage suivant : « gaansama mofu abi sonde » (la parole d’un Aîné est souvent préjudiciable). Par une démarche « objective », j’ai pu non seulement replacer le discours oral de ces gardiens de la parole historique, dont l’influence au sein de la communauté reste primordiale, dans leur contexte d’occurrence, en relevant à la fois les atouts et les limites, mais aussi constater, dans leur pratique discursive, les faits historiques dissimulés. Cette démarche m’a permis de saisir la signification du silence, qui peut être multiple. Celui-ci relève d’une pratique sociale, placée au fondement de la pratique discursive des Boni, qui consiste à ne pas tout dévoiler au cours d’un discours. Dans cette société où savoir parler constitue un pouvoir recherché, la crainte du ressenti de l’autre est omniprésente. Par conséquent, on évite d’étaler ses connaissances, de peur d’être victime, selon les sabiman, de jalousie ou du mauvais sort, comme perdre l’usage de la parole, perdre la mémoire. Cette crainte engendre une censure volontaire. Cette obstruction renvoie à un dire « interdit », selon le contexte, dont la fonction serait d’éviter la violence que provoquerait son dévoilement. L’usage du silence peut traduire aussi un oubli définitif, voire un oubli-reconstruction qui ne sont que des révélateurs des « mécanismes de manipulation de la mémoire collective » (Le Goff 1988 : 109). Cette démarche m’a permis enfin de déceler les enjeux qui en découlent dans la construction de la connaissance du passé. Le présent article mettra l’accent sur les conditions préalables requises pour approcher les silences, sur des exemples précis de faits oblitérés, mais aussi sur la tension que pose une telle étude pour le chercheur, en matière d’éthique.

Considérations conceptuelle et méthodologique pour une approche des silences

Situé au coeur de l’histoire orale, cet article s’insère, d’une part, dans la perspective du courant historiographique actuel de la recherche ; d’autre part, dans la réflexion sur le rapport entre oralité et discours sur le passé (Jewsiewicki 2004). Une histoire orale qui fait donc appel aux souvenirs individuels ou collectifs des expériences vécues ou transmises (oralement ou par support écrit) aux générations successives et socialement partagés par un groupe. Cette mémoire s’avère importante dans les sociétés à tradition orale, en Afrique par exemple, comme dans les sociétés et cultures de la Guyane française ou du Suriname (Amérindiens, Businenge). L’histoire orale, en tant qu’objet d’étude, est apparue aux États-Unis au cours des années 1930. Sa place s’est développée au Canada, au Québec notamment, mais aussi en Asie (en Inde avec les Subaltern Studies), en Afrique dans le contexte de la décolonisation (1960) et au Brésil où les premiers travaux ont émergé avec Bastide (1967).

Mises à part les réflexions de Marc Bloch, le premier historien au début du XXe siècle à avoir accordé une telle attention à l’oralité qui, à travers son article sur les « fausses rumeurs de la Guerre » (Bloch 1999), lui donne un statut épistémologique ; mises à part aussi les contributions du sociologue Halbwachs (1994) sur la mémoire, l’histoire orale gagne l’Europe (Joutard 1979). Très discutée comme source historique « objective » dans le milieu universitaire français, elle a peiné à se voir intégrée dans la recherche historique universitaire qui la considérait comme aléatoire, insaisissable, changeante, manipulable. Elle s’est institutionnalisée au cours des années 1970 et 1980, tandis que dans le milieu universitaire antillo-guyanais (territoire où la pratique de l’oralité reste majeure, malgré la présence de l’écrit) son appropriation par les historiens est récente, contrairement à ce qui se passe avec les chercheurs des autres disciplines, l’anthropologie notamment. Mes investigations ont révélé – et les travaux d’autres chercheurs, surtout des anthropologues (Perrot 1993 ; Price 2013), l’ont également souligné bien avant moi – que les sources orales constituent un matériau pouvant contribuer objectivement à l’étude d’une société à tradition orale, mais aussi à tradition écrite (Joutard 1977, 1979). Ainsi, dans les approches théoriques et méthodologiques, inhérentes à la manière dont les récits peuvent être élaborés et interprétés, les travaux de Vansina (1961), de Perrot (1993) sur la tradition orale et son apport dans l’écriture du passé en Afrique de l’Ouest, de Thompson (2000) sur les conditions d’un entretien en vue d’une meilleure exploitation et sur le traitement des sources orales, marquent une rupture avec le mode d’investigation et le positionnement adoptés jadis par les historiens vis-à-vis de la mémoire. Les travaux de Bouvier sur les ethnotextes (1980, 1992), de Pelen (1988) sur la dynamique discursive de la littérature orale, de Ducrot (1972) sur la problématique du dire, de Tonkin (1992) sur le discours relatif au passé, comme relevant d’une construction sociale aussi bien dans les cultures orales d’Afrique que des pays industrialisés d’Europe et d’Amérique sont également d’une grande utilité. Les grilles d’analyse scientifiques relatives à la tradition orale élaborées par ces auteurs permettent de saisir non seulement « une autre forme d’Histoire, en marge de l’imprimé » (Joutard 1977 : 11), mais également de comprendre « le discours qu’une communauté tient sur elle-même et le rapport qu’elle établit avec son passé […] » (ibid. : 110).

Toutefois, comparativement au document écrit, comme le montre l’ethnologue Donatien Laurent, « l’oral est beaucoup moins aisé à traiter, plus fugitif, moins déchiffrable » (Laurent 2012 : 2) ; il exige du chercheur une attention particulière face au type de récit « transmis par la tradition orale […] (encore faut-il distinguer entre les divers types de récits : contes, légendes, récits de croyances…), il y a des différences capitales » (ibid. : 3). Il doit s’interroger aussi sur le « type de société » (ibid. : 4), sur les « milieux où l’oralité est encore la règle, où toute connaissance, toute culture est orale même la culture scientifique » (idem). De nombreux aspects sont à prendre également en compte, le choix précis notamment de la thématique et des informants, le type de dialogue entre l’enquêteur et son informateur, les dynamiques sociales, politiques, culturelles, voire idéologiques, afin d’éviter la dispersion. L’autre difficulté, posée par la transmission orale des faits historiques et rencontrée aussi chez les Boni, réside, comme l’écrivait Person (1962 : 462), en son manque de « chronologie ». Or, la discipline historique ne conçoit pas l’écriture de l’histoire académique sans l’apposition de date (Lévi-Strauss 1962 : 342). Il existe néanmoins des marqueurs de temporalité qui servent de datation orale, datation articulée autour de phénomènes-repères (généalogie des règnes des chefs, rythmes et cycles de la nature) que l’historien doit saisir afin de comprendre la façon dont les sabiman énoncent l’événement historique. Le croisement des sources orales et écrites représente certes un travail laborieux, mais permet d’établir une datation chiffrée écrite exacte ou approximative. Ainsi, comme il a l’habitude de le faire à propos d’une documentation écrite ou iconographique, l’historien doit effectuer à l’égard du document oral un travail équivalent à la critique textuelle, afin de débusquer les raisons des silences, des oublis, des sélections, des reconstructions ; de déceler ce qui relève de l’imaginaire, de l’invraisemblable dans les récits relatifs au passé. Dans cette démarche d’expertise, l’approche pluridisciplinaire (anthropologique, historique, sociolinguistique, linguistique, sociologique, littéraire[9], voire philosophique) et les apports méthodologiques spécifiques à chaque discipline, en matière de collecte, d’exploitation des données orales, des contextes de production et de transmission orale des récits historiques, et des mythes, restent indispensables.

Cette étude sur les silences s’appuie, d’une part, sur treize années d’investigations dans la société Boni, et d’autre part, sur ma longue expérience, en tant que descendant de ce groupe de Marrons, sur la manière de raconter le passé. Par ma double appartenance (chercheur et membre de la société que j’étudie), j’ai été en contact direct ou indirect avec les diverses méthodes d’apprentissage et de transmission qui sont de deux ordres (méthode spontanée et méthode formalisée). La prise en compte de cette expérience du dedans contribue non seulement à une meilleure compréhension, à une analyse mieux élaborée, mais aussi à une interprétation plus fine des données orales qui émanent des témoignages relatifs à l’histoire du groupe véhiculée oralement. Toutefois, mon regard distancié d’historien, par rapport à mon objet d’étude, n’est pas nécessairement synonyme d’exemplarité ni exempt de subjectivité. Malgré la suprématie de l’objectivité dans les valeurs propres à la science académique, malgré la distanciation considérée comme « condition sine qua non » de l’accès à la connaissance scientifique, le travail ne peut être exhaustif et dépourvu de partialité. Une objectivité considérée comme maximale n’est pas nécessairement l’indice de plus de connaissances. Il faut privilégier un « rapport authentique » avec l’objet de recherche, comme le montre l’analyse critique écrite par Cresswell, à propos de l’ethnologue et son terrain, en guise d’avertissement (Cresswell 1978 : 47). Ricoeur ne dit pas autre chose dans Histoire et Vérité, quant à la situation de tension dans laquelle se trouve l’historien, entre l’objectivité nécessaire de son objet et sa propre subjectivité (Ricoeur 1964 : 23-34). Cet article relève, par conséquent, d’un croisement de deux regards (du dedans et position d’extériorité) qui m’ont permis à la fois de mieux saisir la manière dont un Boni raconte le passé, d’en déceler les reconstructions, les inventions, mais aussi les oublis définitifs ou volontaires (ici les silences), ainsi que les enjeux qui sont à leur origine. Ce travail exige également que je prenne le recul nécessaire en m’armant de toutes les méthodes des sciences sociales, voire des linguistes sur les ethnotextes et des sociolinguistes sur la mémoire sociolinguistique (Bulot 2004) pour faciliter à la fois ma « neutralité » analytique et interprétative des silences, de leur « fabrique » et des enjeux qui en découlent, mais aussi de les déceler.

La source par excellence de mon étude est le récit oral des sabiuman et sabiman. Ce cadre social de la mémoire m’a interpellé pour trois raisons. Premièrement, c’est par les sabiman que passent les données historiques, généalogiques du groupe, des clans, des familles qu’ils ont hérité des générations antérieures (« na so den gaanwan taa gi ; na so mi yesi yee ; mi o taagi u wan toli mi gaan tata be gi mi di mi be de yonkuman … »)[10], mais aussi les données dont ils ont été les « témoins-spectateurs » (« j’étais là quand cela s’est passé ») ou les « témoins-acteurs ». Les sabiuman et les sabiman sont donc à la fois récepteurs, passeurs et producteurs d’histoire et de savoir-faire. Deuxièmement, cette catégorie est reconnue par la communauté villageoise comme dépositaire des savoirs des temps écoulés. Incarnant le passé des Boni, ils portent non seulement en eux le temps des Anciens (temps de la traite négrière, de l’esclavage et du marronnage), mais aussi celui des bakafiiman (c’est-à-dire des descendants des Marrons). Autrement dit, ils sont les gardiens d’un passé qui n’est pas « mort » mais qui vit en eux. Ce passé continue à vivre parmi les savoirs hérités des Anciens, « passé et présent » se confondant en eux. Si, de surcroit, un sabiman est possédé par l’esprit d’un ancêtre marron, il s’identifie, non pas en tant que descendant de Marron mais en tant que Marron parce qu’il porte en lui la trace du marronnage : « mi na tide nenge, mi na fositen nenge ! »[11]. Ainsi, sa parole fait autorité. Troisièmement, la plupart des sabiman que j’ai interrogés sont nés entre 1916 et 1940 et ne parlent ni le français ni le néerlandais, en raison de l’arrivée tardive de l’école dans leur espace de vie (début des années 1960). Par conséquent, les données écrites interfèrent peu dans leur récit ou de façon peu prégnante. Leur parcours, leur lieu de résidence (hameau, village, commune, ville), leur confession religieuse (animiste, chrétien catholique, chrétien évangélique ou relevant de la fusion des trois), leur sensibilité politique (droite, gauche, nationaliste), leur fonction (gaanman, fisikali, kapiten, basia, obiaman ou personne ordinaire)[12] m’ont intéressé dans la mesure où ils peuvent éclairer la nature de leur récit et permettre de comprendre la nature et les enjeux des silences.

Une démarche qui contribue à mieux saisir l’archéologie du savoir transmis, ses valeurs, et surtout sa ou ses significations plausibles puisqu’il peut être à plusieurs voix. D’autant plus qu’un sabiman parle avec des rébus, des adages ; mythifie parfois les faits par des messages codés dans un langage culinaire, astronomique, animalier, végétal, sexuel parfois, qu’il faudrait discerner, décoder, voire déconstruire pour suivre et comprendre l’intelligibilité des faits qu’il relate. Il emploie un vocabulaire contemporain du fait relaté qui concourt à la mise en mots et en récit, non seulement de son « identité narrative » (Ricoeur 1983 : 377 ; Jewsiewicki 2004 : 188), mais aussi de l’histoire du groupe qu’il transmet. Une attention particulière est également prêtée au lieu d’entretien ou d’observation (au village, en ville, en pirogue sur le fleuve Maroni, pendant un trajet en voiture entre Saint-Laurent et Cayenne, à l’occasion d’une partie de chasse ou de pêche, etc.), mais aussi aux circonstances durant lesquelles certains faits étaient relatés (rites funéraires, activités agricoles ou artistiques, prières à l’autel des Ancêtres, etc.), au moment de la journée (aube[13], matinée, après-midi, crépuscule, ou soirée), à l’environnement social (en public ou en privé). Autant d’éléments à prendre en compte pour réussir un entretien, et saisir, de façon « objective », les différentes manières de penser, de vivre le passé, de le raconter ou de le taire.

Cette manière d’objectiver est parfois difficile à saisir quand le récit diffère d’un clan à l’autre, d’une famille à une autre, ou d’un sabiman à un autre. Par conséquent, la méthode de l’observation directe et indirecte sur le terrain ainsi que l’observation participante et multiple ont été sollicitées. Pour accéder aux savoirs historiques, j’ai d’abord adopté la méthode de l’entretien « classique », en posant à mes interlocuteurs des questions ouvertes, en les laissant parler librement, de manière à ne pas les interrompre. En les interrompant, leur récit risquait de changer de sens. Un désagrément que j’ai eu l’occasion d’expérimenter lorsque quelqu’un arrivait à l’improviste pour solliciter de mon interlocuteur une aide ultérieure. Cependant, connaissant de par mon expérience endogène la manière dont les sabiman racontent le passé ainsi que l’importance et les enjeux du savoir historique en société boni, j’ai dû réorienter ma façon de procéder pour mieux décrypter, interpréter et expliciter les événements historiques que leur mémoire rappelle, afin de saisir les non-dits présents dans leur récit. Cette réorientation est passée par une ré-interrogation de mon interlocuteur, lors de laquelle j’ai insisté sur des éléments tirés de son témoignage, en dialoguant de manière à ce qu’il dévoile lui-même ses silences et les explique. Face à des attitudes de refus, de silence ou d’ignorance, je me suis tourné vers d’autres sabiman, de façon à les faire réagir à leur tour sur des points restés en suspens.

Cette méthodologie d’approche révèle que le processus de transmission et d’acquisition des informations se produit à travers le dialogue entre différents membres du groupe, mais aussi avec les membres des autres groupes djuka, saamaka, créoles, amérindiens wayana, européens de passage, avec lesquels les Boni ont été en contact et par lesquels des données historiques ont également transité. Ainsi, un sabiman peut ne pas me raconter de façon authentique un fait historique, mais il en a certainement parlé à ses proches ou à ses amis. Cette démarche permet d’obtenir des discours divers sur le sujet, des regards multiples, de les croiser par la suite, ensemble d’abord, puis avec les sources écrites (récits de voyage, correspondance entre autorités coutumières et autorités coloniales, iconographie), quand elles existent, en vue de saisir les silences. La mise en évidence d’un silence, autrement dit d’une « fausse mémoire historique » ou d’une mémoire reconstituée, n’est possible que par le croisement des sources. En effet, c’est par le biais d’une confrontation entre les divers récits des sabiman et des sabiuman ou avec les sources (écrites, iconographiques, voire archéologiques ou d’autres approches (sociologiques, littéraires…) que l’existence de silences, voire d’oublis (Augé 2001 : 7-119) ou de reconstructions, peut être révélée. À l’inverse, la révélation des silences dans les sources écrites peut se faire par la confrontation avec les sources orales. D’autres moyens peuvent être sollicités pour décrypter les silences. Par exemple, il est intéressant, dans la mesure du possible, de proposer au sabiman un déplacement vers un lieu de mémoire. De même, les conflits familiaux, les querelles entre clans ou entre descendants de Marrons des différents groupes représentent des circonstances qui attestent de ce qu’affirmait Balandier : « […] j’ai vérifié que les sociétés ne dévoilent pas leur entière vérité dans les temps de routine, mais dans les temps de crise […] » (Balandier 1977 : 201).

Raconter le passé : entre dires autorisés, imposés et récits dissimulés

L’approche de l’histoire, par le biais du témoignage des sabiman et des sabiuman, par la littérature orale, permet de saisir la manière dont elle est racontée et transmise, de discerner ce qui est réellement porté à la connaissance du public et ce qui est dissimulé. Parmi les savoirs transmis, on retrouve des domaines communs à toutes les civilisations : celui des savoirs écologiques, de l’héritage langagier, culturel, cultuel et historique. Bien que le témoignage des sabiman constitue une source pour accéder aux données du passé, leur récit ne livre pas tout. Quand, par exemple, ils évoquent la biographie des personnages de l’histoire boni, ils n’en révèlent pas forcément toutes les facettes : ils ont tendance à privilégier les aspects positifs de leur vie, à magnifier leur rôle, préférant passer sous silence les aspects négatifs qui entacheraient leur célébrité. Cette pratique discursive ne diffère pas de ce qu’on observe dans d’autres sociétés d’Amérique, d’Europe ou d’Afrique, notamment dans le discours politique mémoriel. À titre d’exemple, la dénomination d’une rue, l’érection d’un monument commémoratif, les avis d’obsèques diffusés dans les médias illustrent cette idée d’individus perçus comme modèles par des générations d’hommes qui estiment partager les mêmes valeurs. Cependant, ces mêmes individus, érigés en exemples, peuvent ne pas être acceptés par toutes les générations. Le sabiman censure des faits historiques appartenant au loweten, comme les atrocités commises à l’égard des troupes coloniales hollandaises, alors que les horreurs endurées sont mises en évidence. Il en est de même de la situation esclavagiste des ancêtres esclaves devenus Marrons boni. Sont également passés sous silence les lieux de décès ou de sépulture des guerriers marrons, des gaanman, les relations nuptiales tissées entre Marrons boni et djuka au cours des années 1780, les détails de la guerre qui les a opposés, le déplacement des otages boni en pays djuka pendant la guerre de 1793, les querelles entre les différents clans boni. Sont exclus du discours des faits relatifs à l’époque postmarronne : les assassinats d’orpailleurs créoles commis par les Boni entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, les vols de marchandises perpétrés par les Boni lors de la période du canotage, les relations intimes et cachées entre femmes boni et hommes créoles ou entre femmes créoles et hommes boni (alors taboues) entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle, les décès liés aux pratiques maléfiques, les empoisonnements, la nature des luttes intestines familiales ou claniques, comme par exemple la rivalité entre les Jacobinenge (village de Cottica) et les Kawinanenge (Papaïchton) pour le titre de gaanman du groupe en 1967. Ces silences révélés par l’historien constituent par conséquent de véritables témoignages, capables d’éclairer l’histoire des relations sociales et politiques des Boni.

Cette pratique de l’obstruction s’effectue non seulement vis-à-vis des Boni eux-mêmes, mais aussi et surtout à l’égard des dooseisama (étrangers), en particulier les Wetiman (Blancs). Les Boni ont longtemps estimé que le loweten ne devait pas être connu des Blancs à cause de leur implication dans la mise en servitude des Africains. Dans leur récit, et même si la recherche historique tend à nuancer, on note que les chefferies africaines ne sont pas considérées comme responsables de cette page d’histoire, l’Afrique apparaissant au contraire mythifiée. Cette mythification sert de fondement au récit identitaire. Selon les sabiman, raconter le loweten aux Wetiman aurait signifié dévoiler aux descendants de leurs ennemis d’hier les stratégies de fuite et de résistance adoptées par leurs ancêtres Marrons. Une attitude que l’anthropologue Thoden van Velzen (Thoden van Vlezen et van Wetering 2004 : 263-276) a aussi observée chez les Djuka. Ils préfèrent donner leur version du loweten en changeant les acteurs, les lieux et le temps pour brouiller les pistes. Ainsi, comme le montre Paul Ricoeur :

On peut toujours raconter autrement, en supprimant, en déplaçant les accents d’importance, en refigurant différemment les protagonistes de l’action en même temps que les contours de l’action.

Ricoeur 2000 : 579-580

L’obstruction de la parole s’explique aussi par la crainte, jusqu’aux années 1960, voire 1970, d’un retour à l’esclavage, malgré le fait qu’il ait été aboli en Guyane française en 1848 et au Suriname en 1863. Cette inquiétude était observée dans le rituel de l’invulnérabilité (rite du manenge-obia)[14], mais également dans l’attitude que les Boni adoptaient, par exemple, lorsque les autorités françaises ou hollandaises venaient les recenser entre 1940 et 1970. La plupart des parents envoyaient leurs enfants se cacher en forêt, afin d’empêcher les autorités d’en connaître le nombre exact. Perçus par les sabiman comme une histoire sacrée, les récits relatifs au loweten légués par les Anciens ne doivent faire l’objet ni de modification, ni de dénaturation. Ils s’accompagnent ainsi, contrairement à l’époque postmarronne, d’appréhension. Avant de discourir sur ce temps révolu qui exige le respect, certains sabiman font une prière en versant du rhum au début ou à la fin de leur récit. Ce geste garantit l’authenticité d’un récit, mais montre que l’histoire du loweten doit être approchée avec précaution. Le fait de ponctuer un récit de silences (ici l’absence de voix) ou de baisser le ton à un moment du récit relève, selon les sabiman, d’une stratégie d’éviction de la colère qui pourrait émaner d’un Ancêtre marron furieux d’entendre parler de lui. En effet, celui qui oserait parler des lowenenge, en évoquant leur histoire, surtout les violences commises et les trahisons, s’attirerait la colère des mânes et apparaîtrait comme celui qui réveille les kunu (malédictions) de jadis, apaisés, voire oubliés avec le temps. En 2007, par exemple, lorsque j’ai décidé d’organiser une visite des anciennes plantations de la région de la Cotticarivier, d’où la plupart des ancêtres des Marrons boni étaient originaires, des sabiman et des obiaman m’en ont dissuadé. Pourquoi aller fouiller un passé qui a fait couler tant de sang ?

Tension entre éthique et recherche

Le traitement de l’histoire Boni par les silences pose un questionnement éthique. Il présente par conséquent une difficulté d’ordre méthodologique pour l’historien qui tente d’accéder à une information dissimulée, définitivement absente ou reconstituée. Celui-ci peut être confronté au problème de l’instauration d’un contre-discours recevable par la communauté scientifique historienne dans sa démarche pour illustrer l’hypothèse avancée, mais qui peut être perçue comme irrecevable par certains sabiman ou jeunes adultes, uniquement sensibilisés à la version transmise par leurs aînés. Ainsi, l’exigence de scientificité telle que l’approche historienne la conçoit, consistant à procéder comme dans les sciences exactes par hypothèse, expérimentation, déduction et vérification, en se voulant porteuse d’une vérité absolue, peut ne pas s’accorder avec la manière des sabiman de travailler la mémoire historique, de penser et transmettre le passé du groupe. Les membres du groupe ont foi en la parole historique du loweten par exemple, délivrée par les sabiman. Leur parole est perçue comme sacrée et non mensongère, car elle est non seulement héritée des Anciens, censée garantir la bonne conduite du groupe, mais parce qu’il y avait, jusqu’à récemment, une relation étroite entre religion et loweten. Pour le chercheur issu du dedans que je suis, et non porte-parole du groupe, la situation est un peu inconfortable : m’atteler à une étude scientifique, selon les méthodes d’investigation historienne, qui m’incite à « trahir » la parole des Aînés quand les arguments prouvent qu’elle est faussée, à transgresser les interdits historiques en provoquant du ressentiment à mon égard ainsi qu’envers ma famille, et, en même temps, me faire accepter par eux.

Dans cette société, il est rare de voir quelqu’un contester la parole d’un sabiman. En cas d’écart de langage, il dira qu’il a « salé ta parole ». Ainsi, dévoiler une histoire ultra-sensible au sein de cette société peut être vécu comme un affront envers les sabiman, mais aussi envers les lois coutumières qu’ils incarnent et que je suis moi-même censé respecter. De plus, s’ériger en savant ou froisser un sabiman en public ne sont pas des attitudes tolérées. L’humilité et le respect des Aînés sont des codes de conduite recommandés. Étant souvent dépositaires d’un savoir rituel ou thérapeutique, ils peuvent, en représailles, ne pas venir en aide à celui qui aurait dérogé à ce code, en cas de problème. Comment apporter, par exemple, une lecture différente concernant les rapports entre maîtres et esclaves quand le récit des sabiman n’a transmis que l’aspect violent du système esclavagiste hollandais et quand le lexique du nengetongo[15] en véhiculerait la trace ? Il s’agit d’une opération intellectuelle difficile qui nécessite une pédagogie d’approche, de dialogue, de connivence, d’écoute et d’humilité. Un chercheur extérieur qui dévoilerait un silence, une mémoire reconstruite ou évoquerait la généalogie familiale (les Boni ne l’apprécient guère car leur identité familiale, ainsi mise à nu, est portée à la connaissance du public et des mauvais esprits) subirait peu[16] ou pas du tout de réaction de la part des sabiuman, des sabiman ou de la communauté en général. Ne partageant qu’une tranche de vie avec eux, sa production partira avec lui et ne sera plus à la portée de tous les Boni. En revanche, s’impose à moi une certaine tension : je suis pris en tenaille entre l’exigence de produire une « histoire scientifique » des Boni, et le sentiment de transgresser certains de ces savoirs historiques considérés comme sensibles et interdits d’accès aux dooseisama ou d’accès limité à certains membres du groupe. Je peux éprouver des scrupules à dévoiler ce qui devrait rester secret, pour des raisons politiques, de surveillance du savoir et du contrôle social des membres du groupe. Accepter de ne pas divulguer l’histoire non autorisée, l’histoire classée dans le domaine du secret depuis près d’un siècle ou retravaillée, voire tronquée volontairement pour des enjeux politiques, religieux et économiques, tout en sachant qu’elle perturbe encore les relations entre les familles, pose la question de mon statut de chercheur et interroge également ma place en tant que Boni dans la société boni.

La démarche historienne qui consisterait à tout dire, à tout expliquer, à tout comprendre, ne risquerait-elle pas de remettre en cause les valeurs sur lesquelles étaient fondées les relations et le fonctionnement du groupe ? Mon devoir de chercheur m’oblige-t-il à tout dire ou dois-je me retenir parfois ? Si je prends la décision de divulguer un silence qui avait été tu jusque-là pour préserver la bonne entente dans le groupe, c’est-à-dire un « silence nécessaire », de quelle manière dois-je m’y prendre ? Quelles voies et quels mots vais-je utiliser ? Cette dialectique, entre morale et savoir, qui s’impose à moi est illustrée par Olender (2005 : 276-282) à travers le point de vue de deux auteurs, Jauss et Koselleck, qu’il analyse. Jauss adopte une position moraliste par rapport à l’histoire :

Imaginer que la morale ne doive jouer aucun rôle dans l’étude du passé me paraît d’une grande naïveté et il faut être bien positiviste pour croire à la toute-puissance des analyses historiques ou sociologiques.

Hans-Robert Jauss, cité par Olender 2005 : 262, 278

Pour lui, chercher à tout « comprendre »[17] reviendrait en quelque sorte à tout admettre. Primo Lévi, dans son livre Si c’est un homme, adopte la même position (Lévi 1987 : 211). Koselleck, quant à lui, opte pour une attitude plus nuancée en affirmant qu’il est impossible de fabriquer[18] du savoir en choisissant une posture uniquement moraliste.

Cette tension pose également une interrogation de façon plus générale : peut-on énoncer sereinement et paisiblement une histoire foncièrement traumatique, en particulier celle des sociétés souvent marquées par la souffrance, la persécution, la colonisation, l’esclavage et dont la mémoire est encore vivante, voire discordante ? Échappant parfois à l’herméneutique, les non-dits (et leur grammaire) induisent et présupposent des codes partagés du déchiffrement du dit ou du dire. Par conséquent, l’historien doit, comme le préconisait François Dosse dans sa critique de l’école des Annales, « s’inspirer des apports des autres sciences sociales » (Dosse 1985 : 60). À ces disciplines, j’ajouterais la littérature (écrite ou orale) qui a, parmi ses multiples facettes, la capacité de révéler des faits réels, jugés ultra-sensibles et classés secrets, en les fictionnalisant. Comment alors historiciser la distorsion d’une réalité qui a fait corps avec la société, et instaurer un discours qui restituerait le fait tel qu’il s’est réellement produit ? Cette expertise est complexe. À ce sujet, les réflexions de Ricoeur (1985 : 234, 275-279 ; 2000 : 324-328), de Nadaud (1999 : 77), et de Nora (2011 : 6) nous éclairent.

En guise de conclusion

Pour saisir la manière dont les Boni racontent et transmettent leur passé, selon les circonstances, l’étude par le biais des silences est intéressante. Néanmoins, ce travail exige une méthodologie d’approche, dans la mesure où derrière cette pratique discursive se cachent des enjeux qu’il s’agit de débusquer afin d’appréhender leur utilité sociale et politique au sein du groupe. Perçue comme sacrée, la parole historique relative au loweten, par exemple, ne doit pas être mise à la portée de tous ni faire l’objet de dénaturation. Ainsi, celui qui oserait y faire une « entorse », selon les sabiman, prendrait le risque d’être frappé de malédiction.

Pourtant, certains dires, mémorisés et transmis comme des « vérités incontestables », collectivement ou individuellement partagés, ne l’étaient pas forcément jadis, et inversement. L’exemple de Coudreau face à l’arbre sacré des Boni (Coudreau 1893 : 248-250), pourtant interdit d’accès aux Blancs, est en cela révélateur. Cette étude sur les silences nécessite aussi de travailler selon un axe d’interdisciplinarité raisonnée (anthropologie, sociologie, littérature, sociolinguistique, etc.), en favorisant une multiplicité d’approches, en captant un maximum de regards, toujours dans le but d’alimenter la connaissance de l’homme en société et dans son milieu. Une démarche qui ne contredit pas ce qu’avait professé l’historien Lucien Febvre (1992 : 487).