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Plusieurs aspects enthousiasment le lecteur dès le début de cet ouvrage, dont l’écriture, à la fois agréable et élégante. Nous sommes vite entraînés dans l’intimité du quotidien des femmes dans les quartiers populaires de la ville de Goias, située au centre-ouest du Brésil. La monographie de Marina Rougeon est centrée sur la modalité caseiro des rapports sociaux, soit une modalité associée aux femmes et à la vie domestique, mais qui la dépasse ; une « déclinaison » qui va au-delà de la casa, qui inclut des hommes et module les comportements. Cette déclinaison s’oppose à l’institutionnel et à l’officiel, mais peut y amener des perturbations (p. 35-39). Elle rappelle les notions de la « localité » (Appadurai 2001) et du local (Hannerz 1996). Cette notion de caseiro, telle qu’élaborée par l’auteure, semble particulièrement apte pour le contexte brésilien, où la porosité des frontières – entre public et privé, entre différentes religions – est particulièrement évidente. La modalité caseiro connote le sensible, du fait qu’elle représente le lieu par excellence de l’appréhension directe à travers les sens.

Ces deux thèmes, le caseiro et le sensible, fournissent le tronc commun des connexions rhizomatiques entre les divers thèmes qui sont abordés dans les autres chapitres, dont la photographie, les complicités et les rivalités dans les relations entre proches (surtout les femmes), et les pratiques spirituelles et religieuses. À l’égard de ces dernières, le lecteur est amené à comprendre que les liens de proximité incluent des esprits de panthéons familiaux et de plusieurs autres (spiritiste, d’où quelques esprits français, de l’umbanda). La structure originale du livre convient à la description nuancée de phénomènes complexes et interconnectés, tout en permettant au lecteur de saisir l’imbrication de différentes sphères de vie : les rapports sociaux de proximité, l’espace urbain, le monde des esprits.

Mentionnons également la réflexivité exemplaire dont l’auteure fait preuve. Bien que son positionnement soit discuté dans l’introduction du livre, l’auteure est présente tout au long de la monographie. Il s’agit d’une présence « organique », mais jamais envahissante. M. Rougeon mentionne sa participation aux endroits où elle est pertinente à la compréhension de ce qu’elle décrit – prise de photo, consultation de benzideiras, celles qui font les bénédictions. (Veuillez noter que certains hommes sont reconnus comme bénisseurs.)

Dans la pratique de la bénédiction, la benzedeira sollicite par une prière précise un saint avec lequel elle est en lien déjà par la prière pour aider le requérant, normalement quelqu’un de ses proches. Les esprits qui sont mobilisés au secours des vivants, à travers les prières, les bénédictions et la médiumnité, font partie de la modalité caseiro. L’auteure présente de telles prières qui illustrent le ton familier qui caractérise le rapport de la benzedeira avec le saint. Ce sont non seulement divers panthéons qui s’entremêlent, mais aussi le religieux et la thérapeutique qui sont amalgamés. La bénédiction se relie également aux rapports familiaux et familiers : les jeunes demandent couramment aux aînées de leur donner la bénédiction, habitude que nous avons observée aux îles de Cap-Vert. Par ailleurs, le don des benzedeiras passe souvent par les liens généalogiques. Les médiums, plus associés au spiritisme et à l’umbanda que les bénisseuses, traitent des cas plus lourds et entretiennent des relations de collaboration soutenue avec les esprits. Dans les deux cas, constate l’auteure, il s’agit d’expériences sensibles, où le corps devient « aparelho » (appareil). Les ouvertures du corps deviennent des passages. En même temps, les lieux de passage physiques peuvent activer l’ouverture du corps aux esprits errants. Enfin, l’espace urbain où habitent les femmes décrites par M. Rougeon apparaît comme chargé spirituellement, rempli d’entités invisibles, parfois méchantes, sinon maléfiques.

Il est difficile de résumer la contribution de ce volume à l’anthropologie. Quoique centré sur les relations de proximité, il apporte des perspectives précieuses à l’étude de la race, de l’histoire de l’esclavage et de la mémoire sociale. Bien qu’enraciné dans la réalité sociale brésilienne, il apporte beaucoup à l’étude des relations de genre, à celle des femmes, à celle encore de la religion populaire. L’apport du livre dépasse le contexte à l’étude, notamment en ce qui concerne la réflexivité de la démarche méthodologique utilisée ainsi que l’utilisation originale de la photographie au service d’une ethnographie « sensible ».