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En situation d’enseignement scolaire, l’élève exprime volontairement en levant la main sa demande à venir au tableau. On considère le lieu autour du tableau traditionnel comme une région quasi-exclusive de l’enseignant, notamment en temps de présence (Sørensen 2009 : 147). Aussi, les gestes corporels-manuels de l’activité d’écriture sont-ils beaucoup plus souvent réalisés par l’enseignant que par les élèves. L’ensemble des élèves assis à leur pupitre suivent la manière personnelle de l’enseignant de tracer les caractères, tout en écrivant sur leur cahier d’exercices ses notes au tableau. Nous savons que l’apprentissage se constitue dans la participation de l’apprenant aux relations sociales et l’adaptation continue aux circonstances de la pratique scolaire. De même, la participation impliquant le matériel d’apprentissage est particulièrement importante, du fait que les objets utilisés dans une pratique culturelle réalisent une part importante de l’héritage de cette pratique (Lave et Wenger 1991 : 101). S’agissant notamment de l’école et de la pratique consistant à s’asseoir à des pupitres pour les devoirs, Jousse (1974 : 215) a critiqué cette « position recroquevillée », parlant de « mutilation » imposée à des enfants qui « se ratatinent » jusqu’à n’avoir plus qu’un seul geste : la main crispée sur le cahier d’écriture. L’introduction des technologies numériques telles que l’ordinateur individuel ne vient pas contredire sa critique. En effet, les élèves se familiarisent avec l’usage du traitement de texte avec le clavier et la souris, assis devant leur ordinateur individuel posé sur la table. Dans l’enseignement supérieur, en particulier, le professeur enseigne face aux étudiants qui ont les yeux fixés à leur écran plat d’ordinateur portable, négligeant parfois ce qui se passe autour d’eux. Or, avec le tableau interactif, la disposition classique des pupitres et de la classe, ainsi que la position corporelle des élèves ne sont pas les mêmes qu’avec un tableau traditionnel. Dans cette position non contrainte par les positions assises sur une chaise à un pupitre, les élèves s’expriment avec des gestes plus amples, ont un champ de vision plus élargi et peuvent ainsi suivre les actions de l’institutrice même quand elle se déplace à l’arrière.

Le tableau interactif est un appareil informatique composé d’une surface tactile, d’un ordinateur et d’un vidéoprojecteur. Ce tableau numérique apporte la possibilité, avec un stylet ou le doigt, de contrôler l’action, de modifier électroniquement et immédiatement l’affichage multimédia, et de sauvegarder les informations en fichier informatique. On peut y voir le principe de « réactivité » de Suchman (2007), où les actions sont visibles en temps réel sur l’écran tactile. Avec ce dispositif, l’ordinateur est incorporé dans un matériel traditionnel de l’éducation : le tableau de cours. Il apparaît donc un aspect novateur dans la salle de classe où l’informatique s’intègre aux objets des activités quotidiennes (Ishii 2004 : 1299 ; Weiser 1991). L’ordinateur n’est plus synonyme d’une utilisation personnelle ; son usage à l’école avec le tableau interactif devient collectif en termes de visualisation de son contenu et des activités entre les élèves (Voilmy 2009).

Comme le montreront les analyses dans cet article, l’interaction sociale repose sur les capacités des participants à coordonner leur attention les uns avec les autres. Dans la salle de classe, cette attention conjointe s’organise autour d’objets tels que le tableau – qu’il soit traditionnel ou numérique – qui soutient l’activité. Cette capacité à produire et à maintenir une attention mutuelle se révèle être une condition nécessaire à l’apprentissage en situation pédagogique. L’analyse porte sur la manière dont les participants coordonnent leurs actions, afin d’accomplir l’attention conjointe – joint attention (Kidwell et Zimmerman 2007 ; Tomasello 1995) – et également sur la visée sociale particulière de cet accomplissement. Comme Kidwell et Zimmerman, nous concevons l’attention conjointe en tant que phénomène social qui nécessite d’être étudié dans son environnement quotidien d’interaction sociale naturellement organisée.

On voit donc combien est essentielle l’observabilité des pratiques par lesquelles les parties coordonnent leur attention mutuelle en vérifiant que le partenaire social fait attention à l’autre. Les objets (comme le tableau) mais aussi les actions constituent ainsi des phénomènes observables, où la gestion de ses propres actions s’élabore par rapport à la manière dont les autres les voient. Afin que l’activité en classe soit possible, cela demande pour un participant de maintenir son attention avec l’autre, de suivre ses gestes, d’observer ses actions. Parmi ces actions pertinentes figurent les gestes de lever la main. À la suite d’une question de l’institutrice, l’action de lever la main constitue une présélection de la part des élèves qui peuvent/veulent répondre. C’est l’institutrice qui sélectionne, parmi les élèves ayant levé la main, celui qui aura la parole pour répondre à la question posée.

Le présent article s’organise autour des questions de recherche suivantes : comment le fait de pouvoir suivre et comprendre les gestes des autres, en situation de coprésence et de face-à-face, permet-il la co-orientation vers un même moment interactionnel ? Comment les élèves adaptent-ils leurs propres gestes en fonction des échanges de regards avec l’institutrice et des actions de cette dernière et d’autres élèves ? Comment l’action acquiert-elle son observabilité située, et comment cette observabilité participe-t-elle de l’attention conjointe ? Dans un premier temps sont présentés les participants à cette situation scolaire, ainsi que la démarche empirique de l’étude. Ensuite est définie l’organisation à la fois spatiale et corporelle des élèves alors qu’ils se préparent pour l’exercice au tableau interactif. Le positionnement corporel des enfants, formulé dans leurs actions situées autour de l’enseignante, est par la suite interrogé. Enfin est examinée la pratique sociale et gestuelle de ces élèves en groupe, qui produisent un « tour » avant de prendre la parole.

Filmer l’interaction sociale dans l’apprentissage

À partir des données vidéo, il est possible d’interroger le caractère situé et socialement organisé de l’activité coopérative d’un petit groupe d’élèves. Ces extraits sont tirés d’une matinée de cours préparatoire d’école primaire avec des enfants de 6 à 7 ans. Ce jour-là, ils font des activités de français de structuration et de compréhension. L’enseignante est maître formateur en informatique, et a participé en 2005-2006 à la première phase en France d’usages du tableau interactif dans l’enseignement primaire. Elle a pour habitude d’installer un petit groupe d’élèves pour des séries d’exercices au tableau interactif. Les sept élèves au tableau ont un niveau hétérogène, l’enseignante souhaitant favoriser l’entraide dans le groupe. Le choix de ce terrain ethnographique, réalisé en novembre 2007, s’est décidé précisément sur cet enseignement moderne encourageant la coopération qui fait participer les élèves au processus d’apprentissage. En effet, une partie des activités pédagogiques avec le tableau interactif est réalisée en autonomie : les élèves vont passer à tour de rôle au tableau sans la présence et le contrôle de l’enseignante, ni pour le choix de celui qui fait l’exercice, ni pour la correction de la bonne réponse. L’autocorrection est simple et facile à réaliser ; les élèves ont des échanges collectifs et apprennent à travailler ensemble. L’observation attentive des enfants interagissant ensemble, négociant, et s’enseignant l’un à l’autre offre de nouvelles façons d’envisager les processus par lesquels la socialité humaine se développe pendant l’enfance (Goodwin 2007 : 287). Le choix des extraits s’est porté sur le moment où l’enseignante installe le dispositif informatique. On y observe notamment comment elle s’organise, ainsi que ce que font les enfants en même temps qu’elle. L’échange analysé consiste à expliquer et à comprendre la consigne de l’exercice à faire au tableau interactif, à partir de questions posées par l’institutrice. L’article n’aborde ni les moments pendant lesquels les élèves font leur exercice au tableau interactif, ni les moments où ils négocient leur propre passage au tableau par rapport aux autres élèves du groupe – des interactions que j’ai filmées et analysées ailleurs (Voilmy 2009).

« Un minimum de théorie guide la collecte des données » (Bateson 1971 : 6), filmées en multicaméra avec trois caméras fixes et une mobile. Ces différentes vues permettent d’accéder aux actions des différents participants dans l’espace. En tant qu’observateur participant (Hammersley et Atkinson 2007 : 8), je filmais avec l’une des caméras. Ces situations concrètes d’enseignement ont été enregistrées selon la perspective de l’analyse vidéo de l’ordre local en classe (Macbeth 1990, 1992), dont l’exigence de base est de préserver les ressources – le parler, les regards, les gestes, la posture corporelle – exploitées et mobilisées par les participants à l’interaction. L’analyse s’intéresse aux cours d’actions en train de se faire, aux « faits naturels » de la vie éducative et des activités quotidiennes telles qu’elles sont produites, plutôt que de les déterminer comme objet puis de les théoriser (Hester et Francis 2000). L’action est ainsi appréhendée comme un processus dont le terme n’est pas donné a priori et dont la forme se constitue dans le déroulement temporel des échanges qui la composent (Ogien et Quéré 2005 : 6).

Comme lors de n’importe quelle situation sociale, les activités en classe sont accomplies interactionnellement, de manière située et localement organisée. La participation dans les relations sociales et les processus d’apprentissage sont envisagés selon une perspective multimodale, appelée également communication incarnée ou « globalisme joussien », où le geste et la parole forment un tout et ne peuvent être dissociés. L’intérêt analytique porte ainsi sur le « parler-et-autre-conduite-en-interaction » (Schegloff 2002), dans une démarche descriptive de l’action. Les actions des uns et des autres – la gestualité, le positionnement corporel, les mouvements, et la parole – sont perceptuellement, mais surtout, socialement disponibles. Reposant sur des pratiques observables et reconnaissables, la coparticipation est un phénomène public et transparent. Se pose ainsi la question de la production de l’activité de classe, qui engage différentes formes de coprésence (Goffman 1963) et de compétences pratiques communes. Nous verrons dans les extraits qui suivent comment ces compétences sont mobilisées dans l’accomplissement de classe.

L’organisation spatiale et corporelle

Nous commençons l’analyse au moment où l’institutrice annonce la fin de l’activité pédagogique de lecture en classe entière avec le tableau interactif : « on va s’arrêter là pour aujourd’hui […] ». Elle cesse alors d’utiliser la tablette tactile sans fil[1] qu’elle manipulait et produit une annonce générale : « restent ici Jérôme, Kévin, Laurina, Ryan, Adilson, Amira et Chyraz. Les autres, vous allez à vos places ». Les enfants non nommés se lèvent et se dirigent vers leurs pupitres. Les élèves sélectionnés restent assis par terre, devant le tableau, pour effectuer l’exercice en groupe de travail.

Pour cet exercice, les élèves peuvent lire la consigne de l’exercice affichée au tableau. L’enseignante a également préenregistré une annonce d’aide sonore qu’ils peuvent activer en cliquant sur un bouton du tableau interactif symbolisant un haut-parleur. Elle installe l’enceinte audio sur le bureau avec l’ordinateur portable connecté au tableau électronique. Aussi, tout en contribuant à l’interaction avec ses élèves, elle va elle-même cliquer une première fois sur l’icône informatique et ajuster le volume sonore des haut-parleurs. Pendant ce moment de transition où elle prépare le matériel pour la prochaine activité, elle pose une question. Elle demande au petit groupe d’élèves resté devant le tableau interactif d’expliciter oralement ce qui est attendu dans l’exercice de français qu’ils devront réaliser dans les minutes suivantes. Un élève lève la main, puis la baisse rapidement, une élève lève la main et la baisse, d’autres élèves ne lèvent pas la main. Alors qu’une réponse est séquentiellement projetée par la question posée, les élèves suivent les gestes de l’institutrice qui prépare le matériel du tableau interactif, et gèrent leurs gestes et leurs réponses en fonction de la direction du regard de l’institutrice à qui ils s’adressent.

Extrait 1[2]

Extrait 12

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McHoul (1978) a montré que la prise de tour et l’accès privilégié de l’enseignant à la parole occasionnent le maintien de l’attention partagée des étudiants comme un problème pratique. En effet, comme nous l’analysons dans cet extrait, le tour de parole de l’institutrice « alors, qui peut redire, ce qu’il faut fai::re? » (ligne 5) marque une réalisation interactionnelle visible et partagée par les participants : les élèves assis en tailleur sur le sol s’installent en auditeurs ratifiés dans cette « situation de classe » spécifique, caractérisée par la succession des activités pédagogiques et le positionnement corporel des élèves. Ici, ils sont assis sur le sol ou bien à genoux et ils regardent le tableau interactif tout en étant relativement près les uns des autres.

La littérature sur l’éducation a largement traité la manière dont la configuration spatiale de la salle impliquait une gestion particulière de l’interaction entre les participants. Les meubles et les objets de la pièce sont disposés dans l’arrangement traditionnel de la salle de classe de l’enseignement moderne (Hamilton 1978). Les bureaux des élèves s’alignent les uns derrière les autres de manière à former des rangées d’élèves assis sur leurs chaises. Les bureaux méthodiquement séparés par endroits laissent des allées pour la circulation des personnes (élèves ou enseignant). Cette mise en place matérielle permet l’organisation de la cohorte pour enseigner diverses matières prévues par l’institution scolaire. Mais de manière pratique, le fait d’être assis sur sa chaise avec les genoux repliés sous la table ne favorise pas la torsion du bassin pour parler à son voisin ou vers celui positionné à l’arrière.

Or, nous constatons un arrangement spatial différent de ce qu’a décrit la littérature sur l’éducation et de cette posture assise précisément critiquée par Jousse (1952 : 241). Celui-ci a opposé la position couchée ou assise « crispé sur un porte-plume » à la position debout. Pour Jousse, « être normal », c’est être « debout, libre, global », pour pouvoir remuer, se déplacer, faire fonctionner les membres. Dans cet environnement de classe technologisé pour l’exercice en autonomie, bien qu’ils ne soient pas debout, les corps sont disposés dans l’espace de manière plus « libre ». D’abord, l’on constate que l’absence de chaises permet une plus grande adaptabilité des exercices à faire à l’aide de ce dispositif informatique ainsi que de l’agencement de l’espace. Les élèves assis par terre occupent moins d’espace que s’ils étaient assis sur des chaises. Ensuite, l’on voit avec Adilson – à qui l’institutrice demande de reculer (ligne 1) – que la posture est adaptable. Cela se constate également dans la position d’autres élèves, qui ne sont pas alignés les uns derrière les autres. Nous verrons comment cette position (à genoux au sol ou assise par terre) permet des torsions du buste et de la tête pour suivre les déplacements et les actions de l’institutrice, rendant possible la coordination nécessaire à l’accomplissement de l’activité de classe.

Nous observons ici que la participation conjointe et simultanée à l’activité s’installe progressivement (Lerner 1993). Afin qu’ils fassent l’exercice au tableau interactif, l’institutrice demande aux enfants nommés de rester où ils sont. Pour cela, elle tient compte de la proxémie entre les enfants et de la façon qu’ils ont de se positionner vers l’écran du tableau interactif. Nous pouvons l’observer de deux manières. D’abord, quand elle s’adresse à Adilson, elle accompagne sa demande « tu recules un peu, » d’un geste de la main (ligne 1). L’enseignante sollicite l’attention d’Adilson qui avançait trop près de la surface du tableau interactif. Il recule et il se retrouve ainsi à la même distance du tableau interactif que Jérôme assis à côté de lui. Ensuite, l’enseignante désigne Bazile pour qu’il se lève et aille s’asseoir à son pupitre « Ba?zi::le↑ tu dois aller *à ta pla:ce » (ligne 2). En effet, ce dernier n’avait pas été désigné dans les élèves nommés par l’institutrice. On remarque ainsi que l’ouverture dans une séquence interactionnelle appréciable – qui peut être perçue par les sens – et naturellement bornée, a pour marque typique que les participants se détournent de leurs diverses orientations antérieures (Goffman 1989 : 139). À partir de ce fragment, l’analyse détaillée de l’organisation de l’interaction entre l’institutrice et les élèves montre qu’ils se rassemblent et que tous ensemble, ils forment un groupe : ils parlent entre eux de la même chose, suivent les gestes et les regards de chacun et utilisent le contact oculaire pour instaurer une coordination de l’attention sociale (Elian et al. 2005).

Le positionnement corporel formulé dans l’action

C’est dans ce discours en action et cette intelligibilité située que les élèves vont suivre attentivement ce que fait leur institutrice. Ils sont sensibles à son orientation vers un environnement d’objets. La descriptibilité des actions de l’enseignante occasionne des présélections de la part des élèves. Nous allons analyser dans le détail l’enchaînement séquentiel de ce fragment[3] pour examiner le lever de main d’Adilson qui survient à la suite de la question posée par l’institutrice.

L’enseignante formule une question « alors, qui peut redire, ce qu’il faut fai::re? » (lignes 1 et 2) qui est suivie par une manifestation sonore non articulée de la part d’Amira « hhminn » (ligne 3), qui se présélectionne également en levant la main. Au même moment, Adilson se présélectionne aussi. Par ces actions, les élèves montrent leur compréhension de la question de l’institutrice comme n’étant pas destinée à un élève en particulier. L’enseignante adresse explicitement sa question « alors, qui » (ligne 1) à l’ensemble du groupe, en couvrant du regard tous les élèves assis sur le sol, montrant publiquement qu’elle centre son attention sur eux. Simultanément, elle s’occupe aussi du matériel, ce que les enfants vont remarquer et prendre en compte.

À la fin de son tour de parole « ce qu’il faut fai::re? » (ligne 2), l’enseignante est tournée vers le bureau sur lequel est posé l’ordinateur portable, tête baissée, anticipant son déplacement, ne regardant plus directement vers le groupe. Dans cette phase de début de déplacement de l’enseignante, Adilson tend son bras pour lever la main. Il tient compte du fait que l’action de l’enseignante est auto-descriptive (Watson et Sharrock 1990) : il tient son bras incliné dans la direction que prend l’enseignante à mesure qu’elle se déplace vers le bureau, montrant qu’il a reconnu qu’elle a changé son objet d’attention. Non seulement l’institutrice se déplace vers son bureau, mais elle change sa trajectoire en évitant Kévin, qui modifie sa position assise entre le moment où elle commence son déplacement et celui où elle se trouve près de lui. Du fait de cette contingence et de ce « problème navigationnel » (Ryave et Schenkein 1974), elle centre son attention et son regard sur son déplacement. Adilson reconnaît ce changement d’orientation de l’enseignante et arrête de lever la main. En tant que locuteur potentiellement désigné, son mouvement de bras pointé vers l’institutrice, Adilson rend visible qu’il a compris comment et par qui il doit être désigné comme prochain locuteur.

Extrait 2

Extrait 2

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C’est cette organisation locale de l’interaction qui nous intéresse dans cet extrait. Lorenza Mondada décrit très finement à partir d’enregistrements vidéo que le lever de main est une présélection qui « n’intervient pas n’importe quand » (Mondada 2009 : 33).On voit de plus dans cet extrait comment le lever de main est sensible aux formes de l’attention conjointe avec le récipiendaire. On s’aperçoit que, l’un à la suite de l’autre, Adilson et Amira laissent retomber leur bras quand ils s’aperçoivent que l’institutrice ne s’oriente pas visuellement vers eux, mais vers le matériel qu’elle doit préparer.

Dire que les participants s’organisent de manière coopérative, comme c’est le cas ici, c’est poser nécessairement la question de l’articulation entre l’organisation de l’action et l’espace (Kendon 1990). La disposition des corps dans l’espace signale en premier lieu le type de cadre interprétatif proposé et partagé par les interactants ; et en second lieu a un effet structurant sur le type d’interaction qui s’y déroule. Sur la base des extraits analysés, l’arrangement kinésique, de manière ponctuelle et changeante, montre que les participants de la salle de classe interagissent en ayant un accès mutuel aux caractéristiques sonores et visuelles des actions des uns et des autres. L’attention conjointe peut ainsi être accomplie. Selon Tomasello (1995 : 107), le point central est que l’attention conjointe ne signifie pas seulement deux personnes regardant la même chose au même moment. Ce n’est pas juste une personne spectatrice tandis que l’autre s’engage avec un objet, ce n’est pas l’enfant alternant son attention entre deux phénomènes d’intérêt égal (une personne et un objet). Dans l’attention conjointe, l’enfant coordonne son attention à l’objet et à l’adulte en même temps que l’adulte coordonne son attention au même objet et à l’enfant. Et dans les deux cas, cette coordination est d’une nature très particulière.

Nous voyons cette coordination de l’attention à la manière des élèves de s’orienter vers le déplacement de l’institutrice, et celle de l’institutrice de s’orienter vers les actions de lever de main des élèves. L’analyse vidéo permet de faire des constats sur l’énoncé de l’institutrice ainsi que sur sa conduite corporelle en tenant compte à la fois des ressources linguistiques et gestuelles pour l’organisation séquentielle de l’interaction. Regardons à présent ce fragment identique, qui permet d’analyser la compétence pratique d’Amira à reconnaître les formes d’engagement observables de l’institutrice.

Extrait 3

Extrait 3

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Lorsque l’enseignante se tourne en terminant la production de sa question, Amira regarde en direction de l’enseignante. Elle voit donc l’enseignante se tourner dans sa direction. À la fin de la question, elle lève la main rapidement ; on remarque dans la transcription qu’elle a le bras tendu avant qu’Adilson, pourtant plus proche de l’enseignante, ne lève la main (ligne 3). Amira maintient son bras en l’air pendant le déplacement de l’institutrice. Elle fixe du regard l’institutrice et elle place son geste de lever de main dans la direction de son regard, modifiant la position à mesure que l’enseignante arrive dans sa direction. Le positionnement corporel de chacun est visiblement pris en compte par les deux élèves dans la gestion de leur action de lever la main de manière à être vu. On relève qu’Amira se trouve dans l’axe du regard de l’enseignante plus longtemps qu’Adilson. Aussi, elle garde sa main levée alors qu’Adilson l’a déjà baissée. Finalement, Amira baisse son bras quand l’institutrice lui tourne le dos et qu’elle voit que l’institutrice est occupée à installer le matériel du bureau.

Nous venons d’observer attentivement l’accomplissement de deux élèves qui se présélectionnent à la suite de la question de l’institutrice : Adilson et Amira, qui en se présélectionnant de manière contingente, participent activement à l’événement de classe. Leur geste de lever de main est sensible au contexte et contribue à modifier ce contexte. Par ailleurs, en étudiant l’arrangement corporel de l’enseignante, on en revient à analyser les compétences d’Adilson et Amira à être membres de ce groupe au tableau interactif. Il apparaît ainsi que les compétences de membre résident de manière visible dans les accomplissements à voir et à repérer les activités de l’autre. L’observabilité des élèves durant l’activité de l’énoncé de la consigne au tableau interactif leur garantit d’adapter à toutes fins pratiques leur propre conduite à celle de l’autre.

Les élèves produisent un « tour » avant de prendre la parole

Dans une réunion – contexte du parler « institutionnel » comme celui de la classe – on remarque que l’ordre dans lequel se produisent les lever de main permet au modérateur, qui attribue les tours de parole, de choisir qui va parler en premier et ainsi de suite. Dans l’extrait qui nous intéresse ici, c’est l’enseignante qui attribue le tour à un élève de son choix. Nous avons là une conduite publiquement et collaborativement organisée pour une « visibilité du geste de lever de main » dans le cours d’actions où l’élève place son geste de manière opportune pour sa sélection. Regardons le même fragment, cette fois en décrivant le geste de lever de main d’Adilson qui est sélectionné par l’institutrice, et celui de Ryan qui sera sélectionné dans un second temps.

Extrait 4

Extrait 4

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Adilson formule une réponse « >y faut< faire » (ligne 4) avec un débit de parole plus rapide sur le début de son tour « >y faut< », initiée avant son geste de lever de main. Adilson parvient à attirer l’attention de l’enseignante vers lui en s’auto-sélectionnant verbalement, tout en levant la main, alors qu’elle est occupée et ne regarde pas dans la direction des élèves. Adilson, ligne 4, lève sa main au plus haut (avec son bras en extension) quand l’institutrice arrête de manipuler les câbles de son ordinateur et commence à tourner la tête dans leur direction. Il a le bras tendu et incliné vers l’institutrice et il lui montre sa main levée quand elle le regarde. Par sa compétence à s’auto-sélectionner et à adapter son geste, Adilson rend visible qu’il comprend, non seulement l’activité pédagogique consistant à répondre, mais surtout qu’il s’agit là d’un geste de coordination de l’attention sociale.

En effet, à la suite d’une question, lever la main constitue une présélection qui permet, dans un premier temps, de catégoriser ceux qui peuvent/veulent répondre. Bien qu’initiée verbalement puis interrompue par deux fois (lignes 4 et 6), la réponse elle-même n’est produite qu’après la sélection d’Adilson par l’institutrice. Pour que cette désignation soit possible, elle doit voir le geste et donc regarder en direction des apprenants. Dans ce sens, Adilson montre qu’il n’est pas opportun de lever la main si l’institutrice ne peut le voir. Les gestes de lever de main des élèves et la compétence à les faire est une dimension publique, exhibée comme telle et destinée à être vue comme telle (McHoul 1978 : 201). L’examen de l’organisation du parler et du cours d’actions permet de souligner l’importance de l’orientation d’Adilson et son aptitude à gérer l’observabilité de sa conduite (Kidwell et Zimmerman 2007 : 593).

À travers ces pratiques, Adilson porte attention à l’activité en cours. Il montre ainsi sa compétence légitime et pertinente d’interlocuteur. Garfinkel (1967) développe la thèse générale de la réciprocité des perspectives des acteurs sociaux – proposition de Schütz (1962) – qui doivent l’assumer et l’intégrer dans une série d’investigations, dans la manière dont l’intelligibilité mutuelle de l’activité ordinaire est accomplie et maintenue. Après leur échange de regards, l’enseignante et Adilson ne se regardent plus mutuellement. Au contraire, ils accomplissent une orientation corporelle distincte : l’enseignante se tourne pour continuer à manipuler le matériel informatique et Adilson fait un mouvement de bascule avec son bras gauche pour s’orienter vers le tableau en même temps qu’il formule le début de sa réponse, pointant vers le tableau et continuant d’étendre son bras tout en gardant la position de ses doigts. Ce « recyclage » de son mouvement de pointage vient confirmer l’analyse selon laquelle son geste de lever de main est déictique. En effet, montrer avec la main ou un doigt est une méthode d’identification par geste corporel. Par la notion de référence gestuelle (« gestural reference ») de Lyons (1995 : 303), il est visible qu’Adilson a observé que l’identification de la référence s’accomplit aussi dans la réalisation de son geste corporel.

L’analyse ci-dessus a montré précisément de quelle manière l’interaction sociale repose d’une façon élémentaire sur les savoir-faire des participants à coordonner leur attention avec l’action des autres. Cela nécessite, comme nous l’avons vu avec Adilson, que l’élève soit en mesure de discerner les objets et événements pertinents qui retiennent l’attention de l’enseignante et, en outre, qu’il soit capable de mettre en oeuvre ses propres lignes d’action en référence à l’endroit où et à ce vers quoi l’enseignante tourne son attention (Kidwell et Zimmerman 2007 : 592). Aussi, l’enseignante continue à préparer le matériel, à la suite de quoi elle ne coordonne son attention ni au tableau ni à Adilson. Dans l’extrait (5), ci-dessous, il est possible de décrire un épisode d’attention conjointe avec une co-orientation à la fois de l’enseignante et de l’élève à la consigne au tableau.

Extrait 5

Extrait 5

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Ryan produit la première partie de son tour « na?n: (.) je sa?is (.) » (ligne 4) avec deux intonations légèrement montantes. Il réalise une tentative (Sacks et Schegloff 1979) qui peut être interprétée comme une demande de ratification. Dans ce sens, il formule le début de son évaluation avec la phase initiale de son geste de lever de main et sollicite ainsi l’attention de l’enseignante. Dans l’extrait précédent, ligne 4, Adilson a procédé de la même manière : il a initié son tour afin d’attirer l’attention de l’institutrice qui ne regardait pas dans sa direction, tout en commençant à lever la main.

D’une part, l’énoncé de Ryan « na?n: (.) je sa?is (.) qu’est-ce qui faut faire. » (ligne 4) est formé de plusieurs éléments avec des micro-pauses, marquant ainsi l’articulation à la temporalité de l’action (Goodwin 2002). Nous l’avons vu dans l’extrait (4), à la ligne 3, Ryan regarde Amira qui lève la main et c’est à la suite de l’action d’Amira qu’il voit que Ryan lève lui aussi la main. Il maintiendra son bras levé sans succès auprès de l’institutrice jusqu’à la sélection d’Adilson. Ici, au contraire, en prenant la parole pour attirer l’attention de l’enseignante sur lui, il produit une présélection audible avant que son lever de main ne soit visible. L’amorce de son geste de lever de main démarre avec le début de son tour de parole.

D’autre part, nous voyons que l’intervention de l’élève Ryan se manifeste avec les particularités de la situation où la question de l’enseignante s’adresse à tous. La façon dont cet élève prend la parole informe sur l’interdépendance des tours avec le contexte. La prise de tour de parole de l’élève est pertinente dans la façon dont une évolution contextuelle affecte l’interaction. Ainsi, par la formulation de plusieurs autorépétitions « y y, y faut li?re:, (.) et après., et après » (ligne 1), Adilson hésite dans sa réponse. De plus, sa réponse est tronquée, il ne termine pas sa phrase alors qu’il prononce le pronom personnel[4] « tu dois trouver où y?- » (ligne 2) avec une intonation montante. Aussi, la prise de parole de Ryan relève de l’organisation locale de l’interaction en classe. Il porte une attention à ce que fait son camarade pendant sa réponse. En effet, le tour de parole d’Adilson « y y, y faut li?re:, (.) et après., et après tu dois trouver où y?- » (lignes 1 et 2) est suivi par un silence d’une seconde et demie (rappelons que l’institutrice ne regarde pas son pointage). Ce silence est relativement long sachant que la conversation s’organise naturellement pour minimiser les pauses entre les tours. Cette durée avant que Ryan ne produise son tour montre qu’il s’oriente vers le respect de l’attribution du tour à Adilson. Ce silence donne lieu à inférence de la part des participants, dont Ryan, qui s’oriente vers la réalisation de l’activité.

Son énonciation dans l’action permet d’observer comment il reconnaît le contexte – contexte auquel l’interaction ainsi que les participants sont sensibles. Il est possible d’aborder cette question d’accomplissement de la sensibilité au contexte de manière empirique à travers l’analyse de l’agencement sériel des tours de parole (Schegloff 1972 : 115). On retient ainsi dans le discours de Ryan qu’il utilise le produit de sa propre analyse dans la production de son interaction en exprimant une évaluation généralement formulée par l’enseignante. L’élève Ryan analyse lui-même le contexte et l’intervention précédente d’Adilson comme n’étant pas la bonne réponse – « na?n: (.) je sa?is ». L’élève particularise sa contribution d’une évaluation, s’opposant ainsi à Adilson quant au savoir nécessaire, et mobilisée à toutes fins pratiques, pour produire la réponse (ligne 4) organisée séquentiellement en tours question-réponse. Tout en accomplissant un lever de main par lequel il manifeste son auto-évaluation comme possédant la réponse (McHoul 1978 ; Macbeth 2000), il est sélectionné par l’enseignante. Aussi, la fin de son tour « qu’est-ce qui faut faire. », avec un marquage intonatif final descendant, va être en concurrence avec la parole de l’institutrice, comme indiqué par le chevauchement (lignes 4 et 5).

Il est intéressant de noter que dans son début de réponse, Adilson s’orientait vers le type d’activité pédagogique à effectuer. Ryan s’oriente plutôt vers la procédure à effectuer avec le tableau pour connaître la consigne avant de pouvoir effectuer l’activité pédagogique per se. En structurant ainsi sa réponse, il montre sa compréhension de la nécessité d’effectuer l’activité en étapes. Il fait une description « °tu sais-° t’appuies sur le petit. haut parle?ur et y te dit. » (ligne 8). Il désigne par un geste de pointage sa référence au dessin représentant un haut-parleur. L’énoncé de Ryan et sa conduite corporelle sont pertinents pour l’intelligibilité de l’activité en cours.

À la suite de la réponse de l’élève, l’institutrice marque un temps d’arrêt en se positionnant sur ses deux pieds. Dans cette attitude, elle est tournée vers l’élève en le regardant quand elle prononce la suite de sa question « et puis?, » (ligne 10). Par cette question, l’institutrice rend visible qu’elle a compris que, dans sa réponse, Ryan s’est orienté vers les étapes nécessaires à l’activité. L’élève-récipiendaire prend la parole pour continuer l’explication. Au moment où Ryan accomplit sa nouvelle contribution « >et puis?,< tu lis (.) et si la phrase elle est pas bon. », l’institutrice se déplace vers le tableau en saisissant le stylet (ligne 12). Ainsi, l’enseignante prend part à l’activité en ajustant son action à l’aide du matériel à portée de main. Ces particularités constituent des indices formels de la manière dont l’élève a amorcé l’attention conjointe et la manière dont l’institutrice y a répondu (Mundy et Newell 2007). Il apparaît une organisation complexe des différentes actions et un agencement très spécifique dépendant des situations de classe. L’élève gère l’observabilité de sa conduite pour diriger l’attention de l’institutrice vers sa réponse, vers le tableau, et en même temps vers lui. En même temps, l’enseignante coordonne son attention au même objet et à l’élève. Cette coordination de l’attention conjointe permet l’accomplissement de l’événement de classe comme activité commune.

Conclusion

L’arrangement de l’apprentissage traditionnel diffère de celui induit par l’utilisation des technologies numériques dans les pratiques scolaires (Sørensen 2009). On peut observer la manière dont le matériel d’apprentissage s’inscrit dans les pratiques pédagogiques, le temps de présences et les usages que les élèves font de la technologie et de la relation sociale avec les autres participants de la communauté de pratique. Les extraits analysés ici relèvent d’une situation scolaire qui contraste avec l’arrangement spatial classique de la salle de classe (disposition en rangées de pupitres, de manière à ce que l’ensemble des élèves aient un accès visuel au tableau). La région autour du tableau noir a une identité particulière, contrairement à celle du reste de la salle de classe : la frontière, la distance entre les régions, et l’homogénéité de chaque région permet une relation « un-à-plusieurs » (Sørensen 2009 : 147). J’ai observé que lors des activités au tableau interactif en école primaire, les élèves sont amenés à travailler en groupe, avec un temps de présence au tableau plus long pour les élèves. On le voit, la préparation du matériel pour l’activité au tableau interactif garde la relation un-à-plusieurs de l’enseignante dans sa gestion démocratique des tours de parole. Cependant, la région du tableau interactif n’est pas une région quasi-exclusive de l’enseignante. Ici, être au tableau, c’est pratiquer l’informatique coopérative. Bien que le tableau soit l’outil de l’enseignant, son accès est partagé avec les élèves.

Les membres de ce groupe s’orientent vers une seule et même séquence d’activité, celle de s’inscrire en entité visible avec des orientations vers ce rassemblement. Toutes les caractéristiques de l’activité avec le tableau interactif sont traitées comme un accomplissement contingent de pratiques communes socialement organisées. Les élèves montrent qu’ils reconnaissent cette organisation sociale et participent à l’événement social, de manière publiquement compétente, en levant la main, en donnant la réponse s’ils sont sélectionnés, et en respectant le tour des autres. De par leur participation appropriée à cette interaction sociale, les élèves se constituent en tant que groupe participant à la même activité commune, qui repose sur l’attention conjointe. Ce faisant, ils sont reconnaissables en tant que groupe, pour eux-mêmes, pour l’institutrice, et pour les autres élèves qui sont retournés à leurs pupitres. L’action de chacun est également reconnaissable du fait de l’attention de chaque participant envers les actions des autres, permettant d’accomplir l’activité de classe de façon ordonnée et organisée, caractérisée par la collaboration active des élèves.

Notations de transcription

Notations de transcription

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