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Les quartiers « supermax » propres au système correctionnel américain regroupent des détenus dont le comportement en prison a été considéré comme particulièrement perturbateur ou violent. L’expérience « supermax » les soumet alors à des conditions d’isolement et de contrôle particulièrement difficiles. Cette « prison de la prison » est censée rendre le système carcéral plus efficace et plus sûr en dissuadant les potentiels fauteurs de troubles et en neutralisant ceux qui ne se soumettent pas suffisamment à l’ordre imposé.

L’anthropologue Lorna A. Rhodes a étudié un de ces quartiers dans l’État de Washington. Ses recherches ethnographiques ont combiné, durant près de huit ans, observations participantes et entretiens semi-directifs auprès du personnel carcéral et des détenus. On trouve ainsi un grand nombre de témoignages de détenus, de travailleurs dans le champ pénitentiaire et d’administrateurs de prisons, mais aussi une analyse de différentes ressources (observations, dessins réalisés par les détenus, publicités provenant de publications dirigées vers le personnel de surveillance, etc.).

La première partie de l’ouvrage s’intéresse aux conditions qui permettent le contrôle des détenus. Rhodes examine les postulats concernant leur dangerosité, leur libre arbitre, analyse leurs adaptations, le contrôle qu’il peuvent exercer sur eux-mêmes et leurs modes de résistance. Elle met à jour les contradictions que rencontrent à la fois ceux qui sont l’objet de ces mesures et ceux qui les appliquent. Ces « pires parmi les pires » choisissent-ils vraiment d’être « mauvais »? C’est pourtant en ces termes qu’ils sont présentés par les administrateurs et le personnel de la prison et parfois qu’ils se décrivent eux-mêmes. Les techniques, les outils et les équipements de contrôle participent d’un processus de déshumanisation des détenus, d’animalisation de l’image de soi. L’usage de ces techniques ne fait qu’amplifier ces représentations chez les surveillants considérant avoir affaire à une « basique psychologie de chiens » qu’ils maîtrisent grâce à ces outils répressifs.

Selon Rhodes les « supermax » génèrent cela même qu’ils tentent d’éradiquer. Vouloir éliminer les problèmes de violence par toujours plus de contrôle et d’isolement, c’est nécessairement en produire de nouveaux. Comment dès lors ne pas s’interroger sur la légitimité d’un tel pouvoir coercitif et sur celle de la limitation de l’autonomie individuelle?

La seconde partie de l’ouvrage examine plus précisément le rapport entre le traitement médical des détenus souffrant de troubles psychiatriques et le régime pénitentiaire. L’auteur interroge le processus de classification auquel le personnel soignant a recours pour gérer et comprendre les détenus souffrant de troubles psychiatriques. C’est finalement le système basé sur des conceptions rigides de la rationalité et du choix individuel qui permet, malgré une stigmatisation lourde, au détenu étiqueté « malade mental » de tirer quelques rares avantages de la situation. Selon Rhodes, le conflit entre savoir psychiatrique et pouvoir carcéral ouvre des marges de jeu afin de résister à la pression carcérale. Au lieu d’être considéré comme un problème, le conflit entre soigner et punir est ici envisagé comme une brèche permettant de jouer avec le système et une force permettant d’humaniser les rapports sociaux.

La dernière partie du livre traite des problèmes d’isolement et de confinement sur le long terme. L’auteur expose comment on apprend au personnel pénitentiaire à devancer la manipulation et à considérer tous les détenus comme des manipulateurs, toujours à l’affût d’une opportunité, tout à la fois « psychopathes » aux attributs diaboliques et monstrueux et tacticiens capables d’attendre le meilleur moment pour détourner le système ou contrecarrer le contrôle qui s’exerce sur eux.

Malgré tout, Rhodes achève son étude sur une note optimiste. Dans son dernier chapitre, elle s’intéresse aux aménagements et aux transformations qu’il est possible d’effectuer dans les « supermax ». Elle appuie sa réflexion sur l’analyse d’un quartier de contrôle en particulier qui a accompli un véritable effort d’humanisation. Selon Rhodes, en se plaçant à l’écoute des problèmes, des malaises et des humeurs des détenus, l’administration a été capable de briser le cycle de l’agression et de la vengeance qui caractérisait ce quartier.

Avec Total confinement Rhodes propose une critique rigoureuse du système pénal américain tout en nous interrogeant sur ce que ce type de confinement et d’exclusion sociale nous révèle sur la rationalité des individus, leur capacité d’autocontrôle et sur ce qu’est « un être humain social » en général.