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Marie France Labrecque a réalisé son premier séjour au Yucatán il y a plus de 30 ans. Depuis, son intérêt pour cet État du sud-est du Mexique ne s’est jamais démenti. L’examen fouillé des dynamiques sociales qui ont marqué le Yucatán depuis l’installation des premières maquiladoras (usines d’assemblage) dans le paysage rural de cette « autre frontière » en rend bien compte.

J’ai eu la chance de séjourner au Yucatán lorsque j’étais étudiante, dans le cadre d’une enquête de terrain réalisée au sein d’une équipe dirigée par la professeure Labrecque. Quel plaisir pour moi que de pouvoir saisir, grâce à cet excellent ouvrage, la portée des changements économiques et sociaux qui ont eu cours depuis! Dans la région du Yucatán que l’on nomme Henequenera, la production et la transformation du henequén (ou sisal), qui avait constitué pendant plus d’un siècle le coeur de l’activité économique commerciale de cette région, connaissait déjà un important déclin il y a vingt ans. À l’époque, les programmes étatiques visant la diversification de l’économie n’en étaient toutefois qu’à leurs débuts. Deux décennies plus tard, Marie France Labrecque est en mesure, grâce à une analyse fine, de documenter les effets, sur le plan local et régional, des politiques de développement mises en place par l’État national sous l’égide de l’État international. Cette analyse prend appui sur des sources d’information diversifiées : quotidiens et mensuels aussi bien locaux que nationaux, données statistiques, publications et communications personnelles de chercheuses et chercheurs yucatèques et, bien entendu, données de terrain issues d’observations et d’entrevues menées à Mérida ainsi que dans de petits villages et villes de la région auprès de fonctionnaires, de directeurs d’usines, d’ouvrières et d’ouvriers qui sont, également, des paysannes et des paysans.

D’une écriture limpide, révélatrice des préoccupations pédagogiques de son auteure, cet ouvrage constitue à mon sens un bon exemple d’ethnographie guidée par la perspective théorique de l’économie politique, une approche attentive à la complexité des dynamiques sociales qui donnent lieu à la structuration et à la reproduction des inégalités, sans négliger la vie quotidienne et le point de vue des sujets auxquels on s’intéresse. Les annexes contiennent des informations complémentaires à celles des cinq chapitres, ce qui évite d’alourdir le texte tout en permettant d’en apprendre davantage sur les conditions de vie et de travail des Yucatèques. On y trouve également les considérations méthodologiques qui ont guidé le travail de la chercheuse sur le terrain.

La mondialisation est au coeur de cet ouvrage ; non pas une mondialisation désincarnée dont on ne saurait trop par où la saisir, au contraire. Au lieu de s’en tenir à des généralités, Marie France Labrecque montre comment des hommes et des femmes de tout âge vivent quotidiennement les effets des dynamiques économiques et politiques qui ont cours à l’échelle de la planète. Cela constitue à mon avis la grande force de cet ouvrage. À sa lecture, on comprend par exemple comment l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) a facilité le déploiement, au Yucatán, des maquiladoras, figures de proue de la production délocalisée réalisée au sein de chaînes globales de production. On pourrait se surprendre du déploiement de maquiladoras dans une région foncièrement rurale et située si loin de la frontière américaine (par voie terrestre à tout le moins). L’auteure explique que dans le contexte mondial contemporain, les gouvernements locaux et régionaux des régions « en développement » cherchent à attirer des entreprises manufacturières (qui contribueront à la création d’emplois et, on le croit, à l’amélioration des conditions de vie des populations locales) en offrant des conditions très attrayantes sur le plan foncier et fiscal et elle montre comment ce processus s’est concrétisé au Yucatán. En outre, l’auteure dévoile la manière dont une version essentialisée de la « culture maya » et les habiletés manuelles historiquement développées par les femmes et les hommes de la région ont servi d’élément de mise en marché de la force de travail locale auprès des investisseurs. Par ailleurs, les jeunes Yucatèques résident avec leurs parents jusqu’à leur mariage, et les maisonnées rurales, sous l’impulsion de différentes agences gouvernementales et non gouvernementales qui interviennent dans la région, continuent à pratiquer des activités agricoles commerciales malgré la précarité des revenus qu’ils arrivent à en tirer. Moyennant quoi, la reproduction de la force de travail des employés des maquiladoras ne repose pas uniquement sur le travail salarié en usine, ce qui permet aux employeurs de leur faire accepter des salaires inférieurs de moitié à ceux que l’on verse dans les maquiladoras de la frontière.

Lorsqu’elle présente les résultats des entrevues menées auprès des ouvrières et des ouvriers des maquiladoras, Marie France Labrecque prend soin de relever les particularités liées au genre et à la génération puisque la situation n’a pas le même sens ni les mêmes conséquences selon qu’il s’agit d’un jeune homme de 19 ans résidant encore chez ses parents ou d’une femme mariée de 45 ans devenue le principal soutien de famille.

Plus largement, avance l’auteure, on peut sans doute considérer la dynamique qui a marqué le Yucatán au cours des dernières décennies comme étant annonciatrice de ce qui risque d’advenir dans d’autres États du Mexique et dans les pays voisins d’Amérique centrale. Rappelons en effet le déploiement du Plan Puebla-Panama, méga-projet de développement ayant 2025 pour horizon et dont la pièce maîtresse est la construction d’un canal terrestre traversant le Mexique d’ouest en est. Sans les sortir de la pauvreté et de la dépendance, ce projet risque fort de renouveler les visages de la subordination des populations rurales au capital national et transnational.