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Le colonialisme en contexte

Selon Stoler, la tâche de l’ethnohistoire n’est pas de créer la cohérence, mais de démontrer comment la crédibilité est établie de façon hiérarchique (1992). Cette approche remet en question l’idée que notre tâche consiste à découvrir et raconter le passé (voir aussi Hanks 1996 : 268), d’une part, et d’autre part, à identifier les divergences entre ce qui s’est produit et ce qui en est relaté. En fait, comme Trouillot le suggère : « The ways in which what happened and that which is said to have happened are and are not the same may itself be historical » (1995 : 4).

Dans cet article, je montre que de récents travaux ethnolinguistiques sur l’entextualisation et la recontextualisation permettent de contribuer activement à cette entreprise historique. Je porterai une attention particulière aux façons dont les textes coloniaux produits pendant l’occupation américaine des Philippines utilisent l’effacement (procédé par lequel une idéologie rend certains individus ou activités invisibles) et l’incorporation (ventriloquie ou recontextualisation de textes dans lesquels les auteurs insèrent des perspectives faisant compétition au contenu du discours) afin de minimiser les initiatives philippines en matière de santé publique au début du vingtième siècle. Il est une idée tenace selon laquelle l’une des principales contributions du régime colonial américain aux Philippines a été un modèle d’hygiénisme ayant sauvé un grand nombre de vies, et les auteurs nationalistes philippins eux-mêmes ne l’ont pas toujours contestée (Ileto 1995). Les analyses ethnohistoriques ont souvent eu tendance à reproduire la logique américaine des images des Philippines destinées au public, avant et après les efforts civilisateurs, offrant des « preuves » du succès américain (Vergara 1995 : 84). Une lecture attentive des textes disponibles concernant la santé publique aux Philippines peut par contre suggérer un tableau différent, qui remet en question non seulement la contribution américaine, mais aussi la façon dont les idéologies coloniales sur l’importance de l’hygiénisme américain sont devenues prédominantes. Comme le dit Errington :

Read in critically relativized ways, colonial linguistic texts can be more meaningful than their authors knew, moving beyond while also incorporating knowledge they provide – in some cases, the only knowledge available – about massively variable yet underlyingly human talk.

Errington 2001 : 34

J’explore donc ici ce qu’implique une telle lecture critique relativisée de textes coloniaux. Je débute par un survol des manières dont le langage, l’idéologie et le colonialisme ont été examinés en ethnolinguistique et en ethnohistoire, ainsi que par une courte description du contexte historique de l’occupation américaine des Philippines. Je me tourne ensuite vers les stratégies textuelles utilisées dans les Annual Reports of Public Health. Mon argumentation suit une structure plus ou moins chronologique au cours de laquelle j’analyse la stratégie discursive dominante de l’époque : silence, ventriloquie ou débat, utilisés pour limiter les initiatives philippines. Ces techniques ne devraient toutefois pas être considérées comme une simple typologie, comme une énumération de techniques utilisables. Tout comme Dirks (2002) souligne l’importance de la transition d’une perspective historique vers une perspective ethnographique de nos modes de connaissance à la lumière des besoins changeants de l’État colonial britannique en Inde, nous devons réfléchir sur les raisons pour lesquelles évolue l’importance relative de certaines techniques discursives.

Les travaux sur le langage et le colonialisme en anthropologie linguistique et historique

Les études des interactions face-à-face ont depuis longtemps été privilégiées en anthropologie linguistique, tout comme en anthropologie en général. Néanmoins, Gal (1998 : 333) soutient que les récentes tendances en anthropologie socioculturelle et linguistique ont un effet salutaire : l’abondance des travaux empiriques sur les interactions face-à-face se déplace vers l’étude des médias de masse et vers la manière dont ceux-ci mettent en relation des communautés et débats textuels autrement disparates (voir aussi Gupta et Ferguson 1997). Cela ne signifie pas que les études des interactions face-à-face ont perdu leur place, mais plutôt qu’elles ne sont plus le principal centre d’attention. Deux secteurs clés connexes dans lesquels ces transformations se sont produites sont les études sur les langues et les publics (Gal et Woolard 2001) ainsi que sur les idéologies langagières (Schieffelin et al. 1998 ; Blommaert 1999). Ces deux domaines de recherche portent sur la façon dont diverses représentations de phénomènes linguistiques deviennent socialement crédibles et politiquement influentes ; ils se penchent aussi sur le rôle des pratiques et idéologies linguistiques dans l’élaboration de l’autorité politique, à la fois en linguistique et dans d’autres disciplines (Gal et Woolard 2001 : 2). Ces méthodologies analytiques nous incitent à porter attention à l’histoire, car il faut comprendre quand, comment et à quelles fins certaines idées sont produites (Inoue 2003 ; Irvine 1995 ; Irvine et Gal 2000 ; Weidman 2003).

Les travaux sur les textes coloniaux figurent parmi les plus stimulants des recherches sur les idéologies langagières[2]. Mais curieusement, il n’y a que peu de collaboration entre l’ethnohistoire et l’ethnolinguistique. Axel (2002 : 14) propose que les ethnohistoriens tirent profit des travaux des ethnolinguistes afin d’enrichir leur compréhension de l’interaction entre les agents colonisateurs et les sujets colonisés lorsque les deux groupes produisent ensemble des documents. Cela permettrait aussi de mieux comprendre le processus d’entextualisation et les stratégies créant de nouvelles formes d’autorité textuelle[3].

Les travaux en ethnolinguistique sur l’intertextualité ont en partie été influencés par ceux de Bakhtin sur la nature dialogique des textes (« la translinguistique »). Selon Bakhtin, la création de sens dans les textes est principalement liée au processus de leur création plutôt qu’à leur structure. Les textes sont des dialogues s’étalant sur plusieurs écrits, auxquels contribuent l’auteur, l’interlocuteur et le contexte. Comme le souligne Rahejia Goodwin, bien que la plupart des études concernant l’entextualisation et le contrôle discursif aient porté sur des sociétés précises, les documents coloniaux démontrent le lien entre les processus d’entextualisation et les relations de pouvoir dans le domaine plus vaste de la politique culturelle. Elle explique :

To wrench certain stretches of speech […] from the contexts in which they were uttered and to insert them into colonial documents radically stabilized and transformed their meanings, and excluded, marginalized, or otherwise tamed speech that was not congruent with colonial views […] or colonial political interests.

Goodwin 1999 : 121

Dans le cas indien qu’étudie Goodwin, la ventriloquie, ou l’appropriation des paroles des colonisés, produit un discours sur la nature consensuelle de l’idéologie de caste et crée l’illusion que le contrôle de la population indienne se faisait avec le consentement des colonisés. Je suggérerai que la ventriloquie a des effets similaires ou même identiques dans le cas présenté ici. La ventriloquie donne à penser que les Philippins ont consenti à la colonisation et qu’ils en avaient même besoin afin de démarrer des projets modernes de santé publique (ce qui est implicitement et explicitement contesté par certains Philippins).

La purification de l’hygiénisme

L’oubli, ou la réinterprétation, du rôle impérial américain (Choy 2003 ; Espiritu 2003) aux Philippines s’inscrit dans le cadre plus large du statut d’exception des États-Unis dans la recherche et les entreprises coloniales. Les actions impérialistes américaines sont souvent complètement omises des études comparatives sur le colonialisme (voir Stoler 2001). Lorsqu’il est reconnu, l’impérialisme américain est souvent présenté sous un jour plus bienfaisant que d’autre formes d’impérialismes. Par le passé, l’administration américaine s’est évertuée à montrer que ses politiques aux Philippines n’étaient pas impérialistes et qu’elles constituaient plutôt une entreprise missionnaire inspirée. L’éducation et la santé publique avaient été identifiées comme deux domaines-clés dans lesquels les Philippins devaient tirer profit du tutorat américain pour cheminer vers la modernité.

Certains administrateurs coloniaux américains de santé publique ont décrit la « pestilence et la saleté » de Manille comme des preuves de la négligence de l’Espagne envers les mesures d’hygiène et de santé publique des Philippines (Dayrit, Ocampo et de la Cruz 2002 : 3). Néanmoins, Manille était en fait beaucoup plus avancée que toute autre ville sous contrôle colonial anglais et avait la capacité de soigner les malades (Bourne, cité dans Dayrit, Ocampo et de la Cruz 2002 : 238). Les administrateurs américains de santé publique ne partaient pas de zéro à leur arrivée aux Philippines, même s’ils ont eu tendance à minimiser et à critiquer les initiatives philippines ou coloniales espagnoles. Il y avait 66 médecins et 22 sages-femmes en titre. La vaccination contre la variole était universellement obligatoire et l’Institut pour la vaccination employait 134 individus. Il y avait de nombreux hôpitaux, dont des hôpitaux de pratique générale, des hôpitaux pour les maladies contagieuses, des hôpitaux militaires ainsi que des hôpitaux de missionnaires, des orphelinats et des asiles. Des postes de quarantaine étaient en fonction dans les principaux ports. Les facultés de médecine et de pharmacie avaient été créées à l’Université de Santo Tomas en 1871. Un regroupement professionnel de médecins et de pharmaciens (le Colegio Medico-Farmaceutico de Filipinas) avait été fondé en 1887.

Dans le cadre de cet article, je prends en considération les manières dont les administrateurs américains ont activement effacé et recontextualisé les initiatives philippines de santé publique, plus spécialement celles qui touchent à la mortalité infantile, en partie afin de justifier la présence américaine aux Philippines ; j’ai consulté pour cela les rapports annuels de santé publique, les mémoires personnels et les traités académiques[4]. J’analyse aussi des archives qui montrent comment des scientifiques et médecins philippins ont contesté les campagnes américaines contre la mortalité infantile en soutenant que leurs propres études, collaborations et initiatives précédaient l’intérêt américain en la matière et qu’il était possible que la présence américaine ait en fait interrompu d’importants projets philippins de santé publique. J’illustre la façon dont la recherche historique textuelle est à même de mettre à jour les connections occultées par les effets de l’histoire (Dirks 1999 : 176).

La présente analyse est principalement, mais non exclusivement, centrée sur les représentations d’un médecin philippin en particulier, Fernando Calderon. Calderon obtint son diplôme en médecine à l’Université de Santo Tomas à Manille, puis travailla par la suite dans deux régions des Philippines (Samar et Leyte) où les taux de mortalité infantile étaient élevés. Après de plus amples études en France et en Espagne, il devint le premier Philippin président de la Société Médicale de Manille, premier Philippin doyen du Collège de Médecine, ainsi que le premier Philippin directeur de l’Hôpital Général des Philippines[5]. L’examen de la façon dont les travaux de Calderon ont été, ou n’ont pas été, inclus au sein des annales américaines des initiatives de santé publique permet d’approfondir notre compréhension de l’établissement de la hiérarchie coloniale des discours, de la masculinité et de l’autorité professionnelle. Pour cet article, je puise donc dans l’outillage de l’ethnographie linguistique pour expliquer comment, précisément, l’État « produces, adjudicates, organizes, and maintains the discourses that become available as the primary texts of history » (Dirks 2002 : 59).

Mortalité infantile et impérialisme

L’analyse des projets visant la réduction des taux de mortalité infantile est particulièrement importante pour l’évaluation des prétentions américaines concernant les initiatives bienfaisantes en santé publique (voir McElhinny 2005). Aux Philippines, les Américains définirent initialement les maladies sous les tropiques par rapport à celles qui affectaient les Blancs. Le controversé directeur du Bureau de la santé publique, le médecin américain Victor Heiser, aliéna les Philippins en répétant à plusieurs reprises que les améliorations en santé publique étaient un élément essentiel pour la croissance de l’activité commerciale américaine aux Philippines (Sullivan 1991 : 113). Il soutenait que les orientaux porteurs de maladies constituaient une menace constante pour les Occidentaux. En 1908, l’Annual Report of Public Health inclut un passage qui souligne la nature de l’intérêt américain pour les maladies épidémiques, en révélant une plus grande préoccupation pour la réputation des administrateurs de santé publique que pour la santé des bébés philippins : notez que les deux éléments « the bearing of healthy children » et « incites unfavorable criticism » se voient accorder un poids syntaxique équivalent.

So far as the effects upon the census statistics is concerned, a high death rate among infants, unless brought about by epidemic diseases or other special causes, does not alarm the health officer, as he knows that it will be offset by a higher birth rate ; but no one wants the children to live more than he, because he realizes that the bearing of health children is a blessing to womankind, and to the world at large, while the bearing of sickly children soon to die is a misfortune to humanity and that it incites unfavorable criticism on those entrusted with the supervision of the public health.

Annual Report of Public Health 1908 : 47

Par contre, dans le contexte de l’attention mondialement grandissante portée à la mortalité infantile, il devient difficile de maintenir la douteuse position selon laquelle les décès d’enfants seraient compensés par des taux élevés de natalité. Un nouveau discours (peut-être ébauché ici, dans la description des enfants comme bénédiction) apparut bientôt pour décrire la mortalité infantile ; non seulement on y évoque une tragédie personnelle, mais on justifie aussi les tentatives de contrôle des familles comme un moyen de servir les intérêts nationalistes et impérialistes : « population as a national asset, as human capital and as imperial armoury » (Jolly 1998 : 1979). Sauver des vies d’enfants devint le secteur-clé pour les experts de santé publique, les médecins, les activistes et les nationalistes, américains et philippins, lorsqu’ils envisageaient la santé et le futur de la nation philippine. Les taux de mortalité infantile élevés furent brandis par certains pour démontrer que les Philippins n’étaient pas prêts à l’indépendance, alors que, selon d’autres, les politiques américaines inadéquates envers les jeunes enfants prouvaient que le colonialisme n’était pas aussi bienfaisant qu’on l’avait prétendu. Par exemple, dans l’Annual Report of Public Health de 1904, des administrateurs américains de santé publique écrivent :

There is probably no subject upon which these people have less knowledge than that of childbirth, as indicated by the mortality. Interfering as they do with the functions of nature, through ignorance, is largely the cause of the excessive infant mortality.

Annual Report of Public Health 1908 : 136

Dans chacun des cas, la santé de l’enfant est devenue un symbole de la santé de la nation ; dès lors, la compétence des professionnels américains et philippins pour prendre soin des enfants est perçue comme une indication de leur capacité à gouverner efficacement.

Des silences qui en disent long : effacement et minimisation des initiatives philippines en matière de mortalité infantile

Comaroff et Comaroff croient que l’une des tâches cruciales de l’historiographie est la suivante : « to interrogate the constructs through which the silences and spaces between events are filled, through which disjointed stories are cast into master narratives » (1992 : 17). De récents travaux de Gal et Irvine ont problématisé la façon dont l’effacement opère la construction d’idéologies de différences sociales (surtout linguistiques) (2000 : 38). Avec l’effacement, les faits qui ne cadrent pas dans un schéma idéologique passent inaperçus ou sont rationnellement écartés. Je m’attarde dans cette section à trois exemples de silences qui constituent effectivement une forme d’éradication de voix et d’initiatives philippines dans la principale archive historique, l’Annual Report of Public Health, document dont le lectorat principal est constitué de politiciens américains, d’administrateurs coloniaux, du public américain, ainsi que de quelques Philippins travaillant dans le secteur de la santé publique. Un argument-clé de ces rapports annuels, particulièrement pendant le mandat de Heiser comme directeur du bureau de la santé, se trouve dans l’importance des améliorations américaines, la négligence des Espagnols et la réticence du public philippin envers plusieurs initiatives de santé publique.

Exemple 1. Comme les Américains se préoccupent avant tout des maladies épidémiques, la mortalité infantile reçoit peu d’attention pendant les premières années du bureau de la santé (créé en 1905). Lorsque la mortalité infantile est mentionnée, il s’agit d’un domaine de santé publique confiné aux médecins philippins, qui ne sont généralement pas nommés, alors que les médecins et scientifiques américains sont tous identifiés. En 1906, par exemple, le rapport indique qu’un comité de « médecins locaux » (native physicians) a élaboré et diffusé largement un bulletin spécial sur le soin des jeunes enfants. D’autres dossiers des archives nationales américaines contiennent de ces bulletins rédigés en anglais et en espagnol ; on y découvre que les médecins en question étaient les docteurs Juan Miciano, Ariston Bautista, Mariano Martin et Manuel Gomez[6]. Il n’y est pas précisé – peut-être délibérément – qui se trouve à l’origine du projet. Dans le cadre de rapports annuels d’un département d’administration américaine, cette ambiguïté peut avoir comme effet de suggérer que tous les projets rapportés relevaient de l’initiative américaine, même s’ils avaient été lancés par d’autres. Néanmoins, le fait de nonchalamment confiner ce sujet au domaine des médecins locaux peut aussi être perçu comme une indication qu’il n’a pas grande importance et ne constitue pas une source d’optimisme pour les employés américains de santé publique :

This idea of disease appears to the minds of the masses of the people as too hypothetical to be worthy of belief. The native physician, in the course of time, may educate the people along these lines, but not until the needless sacrifice of thousands.

Annual Report of Public Health 1906 : 15[7]

Exemple 2. Deux ans plus tard, le lecteur découvre la relation exacte, quoique brève, de la fondation d’une organisation nommée Gota de Leche, aussi connue comme « La Proteccion de la Infancia », parmi plusieurs initiatives de santé publique lancées aux Philippines au cours de l’année précédente. Selon cette description, la société pour la protection et le soin des jeunes enfants est dirigée « principally by Filipina ladies, aided by a number of American ladies » (1908 : 25). Il est indiqué : « Dr David J. Doherty, of the city of Chicago, was one of the primary movers in the organization of the Manila society » (1908 : 25). Des filières du bureau des affaires insulaires au College Park du Maryland contiennent aussi un dossier où se trouvent les actes d’incorporation de cette organisation, rédigés en espagnol[8]. L’existence de ces documents semble pouvoir être attribuée à la surveillance de plusieurs organisations publiques par les Américains, sans doute aux fins de déterminer si elles avaient des objectifs subversifs. Une note jointe au dossier, rédigée en anglais, décrit l’organisation : « purely benevolent in caring for children, and protecting them through such medico-hygienic measures as science may suggest ». Le document énumère quinze fondateurs : six Philippins, tous médecins (Dr Fernando G. Calderon, Dr Galicano Apacible, Dr Joaquin Quintos, Dr Manuel Guerrero, Dr Gervacio Ocampo, Dr Ariston Bautista), sept Philippines (Maria Flores de Villamor, Carmen Manuel de Gerona, Trinidad Rizal, Concepcion Felix de Calderon, Maria Arevalo, Asuncion Soriano, Librada Avelina), une Américaine (Helen Wilson) et un Américain (le Dr David Doherty mentionné plus haut). Les sept directeurs de la fondation sont philippins et deux d’entres eux (incluant encore une fois le Dr Calderon) sont médecins. Par contre, les fondateurs sont non seulement en grande partie philippins, mais sont aussi des Philippins éminents, liés de près à la révolution philippine. En plus du Dr Calderon, frère de l’auteur de la constitution de la première république des Philippines, Felipe Calderon, on trouve sa belle-soeur Concepcion Felix de Calderon, épouse du même Felipe Calderon. Trinidad Rizal est soeur de Jose Rizal, l’éminent médecin et auteur philippin qui fut assassiné à la suite de ses critiques du pouvoir colonial espagnol et qui devint héros national. Manuel Guerrero était médecin et auteur écrivant pour la Republica Filipina, le journal révolutionnaire du Général Aguinaldo. Il est remarquable qu’aucun des fondateurs ou directeurs philippins de l’organisation ne soit nommés dans l’Annual Report of Public Health publié par le gouvernement colonial. Bien qu’un médecin américain y soit mentionné, la participation des médecins philippins y est complètement occultée, alors que l’influence et la participation américaine sont mises en évidence. Au sein du rapport annuel, le sexe des participants semble évoqué de façon stratégique, afin de retirer au projet son statut scientifique et professionnel, mais peut-être aussi pour éliminer sa dimension politique. Donc, dans deux des premières publications de l’Annual Report of Health, les initiatives philippines ont été partiellement effacées et, conséquemment, minimisées.

Exemple 3. Les versions coloniales des projets philippins n’ont pas disparu ; elles sont à nouveau diffusées dans certaines histoires impériales plus récentes. Dans un livre datant de 1977, un historien écrit :

In 1907, the Gota de Leche (Drop of Milk) was inaugurated by Taft during his visit to open the Philippine Assembly. Inspired by certain prominent physicians alarmed at the high infant mortality rate, and supported by both Filipino and American ladies, it was led for years by the well-known Filipino philanthropist, Teodoro Yangco, a Protestant who was very close to many of the early Americans and was encouraged and stimulated to join with them in community-wide undertakings.

Gleeck 1977 : 94

Bien que les détails diffèrent, les stratégies discursives employées ici demeurent similaires. Les fondateurs philippins restent anonymes et une part de reconnaissance est accordée aux Américains pour le projet (Taft y semble être un fondateur, plutôt qu’un dignitaire et Yangco, l’unique Philippin nommé, figure sous l’influence américaine). Les annales d’accomplissements en médecine aux Philippines s’imbriquent donc dans un corpus savant perpétuant le discours colonial sur la bienfaisance de « l’assimilation » américaine des Philippins (voir aussi Rafael 2000).

Chacun de ces exemples d’asymétrie peut sembler sans importance, voire anecdotique. Par contre, le modèle global – qui se manifeste dans la multiplicité des exemples et dans les différentes stratégies utilisées pour faire référence aux femmes et aux hommes philippins et américains – ne l’est pas. L’accumulation asymétrique de telles citations montre que l’histoire philippine est placée en position subalterne. Chakrabarty soutient qu’une telle position est rendue possible par le fait que les « Européens » sont à même de rédiger impunément leurs versions de l’histoire en maintenant une ignorance relative des versions non occidentales, alors que les versions non occidentales conçues dans le même esprit sont décrites comme traditionnelles, vieillottes, dépassées et prémodernes (2000 : 28). On le voit dans l’asymétrie des documents, dans lesquels les références aux acteurs occidentaux sont détaillées, spécifiques et autoritaires, alors que les références aux non-occidentaux demeurent vagues[9]. Le type d’impérialisme élaboré par le régime américain – le tutorat bienfaisant – requiert toutefois des exemples de pédagogie efficace. L’effacement fait bientôt place à la ventriloquie dans les archives coloniales de santé publique.

Incorporation et ventriloquie : imitation, moquerie et médecine

Bien que le rôle clé de Fernando Calderon dans la création de la Gota de Leche ait été oblitéré dans l’Annual Report of Public Health de 1908, ses activités et recherches en matière de santé publique n’ont pas échappé au regard de l’État colonial. Plus de 50 % des travaux sur la mortalité infantile rapportés par l’Annual Report of Health de 1909 sont des réimpressions de deux discours de Calderon, l’un pour une conférence annuelle sur les sujets affectant les peuples « dépendants » des États-Unis, tenue à New York, et un second prononcé à Manille. Les efforts de Calderon y sont présentés dans le contexte des efforts continus des bureaux de la santé et de l’éducation pour réduire le taux de mortalité infantile. Bien que les détails sur les travaux d’un médecin philippin risquent de miner l’une des justifications principales du rôle de l’impérialisme américain – le besoin d’éduquer les Philippins dans la gestion de leurs propres affaires –, les critiques de Calderon au sujet des mères philippines (plutôt que celles qui pourraient porter sur les conditions économiques) ne sont pas en contradiction avec le projet américain. Calderon insiste : « overwhelmingly high rate in the mortality among infants under 5 years of age is due to the ignorance of the Filipina mothers as to the proper care of their babies » (1909 : 43). Cela dit, Calderon critique aussi les efforts du bureau de la santé :

Instead of bringing before you foreign statistics as to the relative mortality of breast-fed and bottle-fed infants, I would have greatly preferred to present such data taken from the records of the Insular Bureau of Health. Unfortunately, that Bureau was unable to furnish me with them because no such data exist.

Annual Report of Health 1909 : 44

Dans un paragraphe du même Annual Report, le bureau de la santé se défend de pouvoir obtenir des données fiables à ce sujet bien qu’il en reconnaisse depuis longtemps l’importance. Ces statistiques apparaîtront toutefois dans tous les rapports annuels à partir de 1911, deux ans plus tard. Ces statistiques, qu’elles soient fiables ou non, viennent bientôt jouer un rôle central dans les rapports sur la santé publique aux Philippines. Il serait tentant de voir dans cette incorporation de voix philippines une preuve de l’ambivalence des idéologies coloniales en fonction de laquelle les Américains seraient tenus d’accomplir des efforts d’assimilation « bienfaisante ». Cependant, comme l’exprime Anderson (1997) dans sa discussion des échecs de l’homme blanc aux Philippines, il est possible de mieux comprendre ces situations si l’on reconnaît les contradictions du déplacement colonial, visant à dévier, et limiter, les conflits qu’elles expriment. En détachant les accomplissements scientifiques de leurs sources de production (les institutions médicales philippines, formées dans un contexte cosmopolite d’échanges médicaux et scientifiques), on rend ces institutions illégitimes et insignifiantes.

La recontextualisation permet aux locuteurs et aux auteurs d’insérer dans leur discours des perspectives concurrentes, ou simplement multiples, au sujet des évènements. C’est pourquoi il est nécessaire d’explorer les effets possibles de ces stratégies (Briggs et Bauman 1992). Par exemple, on peut utiliser les écarts intertextuels pour créer une autorité, ainsi qu’une perception de l’histoire, de l’authenticité et une « communauté imaginée », comme lorsqu’un spécialiste rituel tente de réduire la distance entre les « mots des ancêtres » et leur invocation quand il accomplit un rituel spécifique. La maximisation des écarts intertextuels peut par contre être utilisée à l’avantage du locuteur, s’il incorpore un discours provenant d’un autre genre pour argumenter une certaine perspective tout en pouvant dire « je cite, mais n’affirme pas », s’il se voit questionné à certains sujets.

D’une certaine manière, la façon dont les travaux de Calderon sont présentés dans le rapport maximise l’écart textuel : le texte figure mot à mot dans une police d’impression plus petite que le reste du rapport annuel, suggérant que ce dernier a été produit « ailleurs » dans le cadre de l’élaboration continue du discours scientifique aux sujet des Philippines. Cette présentation peut avoir pour effet de mettre en évidence les contributions individuelles de certains scientifiques extérieurs au bureau de la santé. Il est par contre nécessaire de tenir compte des effets de la très rapide traduction des aspects économiques et politiques du colonialisme américain vers la langue des sciences médicales :

At the same time as [the apparently technical literature of laboratory medicine] defined and multiplied physical difference, its assumption of universal explanatory power was an attempted erasure of Filipino authority in knowledge production.

Anderson 1995 : 84

L’existence même d’un bureau de la science aux Philippines, et le succès de ses publications telles que le Philippine Journal of Science furent perçus comme des preuves de la supériorité américaine en termes de rationalité et de modernité (Anderson 1995 : 91). C’est parce que les détails sur l’emplacement et les conditions de production des connaissances de Calderon demeurent vagues qu’il est possible de percevoir le détachement comme une minimisation de l’écart intertextuel plutôt que comme sa maximisation. Les travaux d’un médecin et scientifique philippin pourraient entrer en conflit avec la logique coloniale américaine qui préside à l’éducation des « petits frères bruns ». La différence entre des documents produits au sein d’institutions médicales philippines ou dans le contexte d’échanges médicaux et scientifiques cosmopolites[10] et des textes produits par l’administration médicale coloniale américaine est considérée comme insignifiante. Si la construction intercoloniale et internationale de la réputation et des connaissances scientifiques constituait un indicateur de modernité (Anderson 1995 : 94), la reconnaissance de médecins philippins dans ce rôle, et non comme protégés ou étudiants, remettrait en question la frontière entre modernité et tradition. Comme dans le cas de la minimisation de la séparation entre des voix autres (ancestrales) et les artistes rituels des discours rituels Weyewa dont traite Kuipers (1990), l’inclusion de Calderon a un effet partiellement conservateur : elle impose l’unité et met sous silence les voix contestataires (voir aussi Briggs et Bauman 1992 : 148-151). L’élimination des liens entre les accomplissements philippins et un échange plus cosmopolite positionne la rationalité américaine comme universelle et minimalise les accomplissements philippins.

Toutefois, ces accomplissements ne sont peut-être pas complètement limités si nous nous tournons vers d’autres genres de discours. Dans certains textes moins « officiels », les succès de Calderon provoquent chez des auteurs américains des réactions paternalistes et plaisamment dédaigneuses. Dans ses mémoires, Victor Heiser, le directeur de la santé publique entre 1905 et 1915, décrit son voyage avec le Dr Calderon pendant l’année de son discours au Lac Mohonk. Il est révélateur que Heiser n’essaie même pas de le nommer correctement, l’appelant « Francisco Calderon » (1936 : 192). Heiser fait le portrait d’un Calderon naïf et pitoyable, suivant son hôte américain « à la manière occidentale » (« There we registered at one of the large hotels and started for the elevator, Calderon following behind me – an Oriental always walks two paces in the rear » [1936 : 194]). Calderon est décrit comme s’il requérait constamment une aide américaine face aux technologies modernes – trains et ascenseurs, automobiles et tramways. Il se serait déshabillé dans l’allée d’un wagon Pullman en se plaignant du manque d’espace dans sa cabine (« Look here, this sort of thing isn’t done in America » [ibid.]), et aurait fumé en pyjama, assis dans le wagon d’observation (« I eventually persuaded him to conform to American notions of propriety » [ibid.]). Calderon, homme cosmopolite ayant étudié en France et en Espagne, et qui devait présenter l’année suivante une comparaison entre les pratiques obstétriques américaines, françaises, russes et chinoises devant la Philippine Islands Medical Association (Annal Report of Health, 1909), est ici réduit, par le biais de stéréotypes orientalistes, à un être d’une crédulité enfantine et dépourvu devant la modernité.

Après plusieurs pages de ce type d’anecdotes, il est surprenant de voir Heiser faire preuve d’une admiration réticente pour Calderon, particulièrement lorsqu’il décrit ce dernier se préparant pour son discours à la conférence du Lac Mohonk, qui sera ensuite publiée dans l’Annual Report of Public Health. Ou bien, peut-être est-ce précisément cette admiration réticente qui guide le portrait de Calderon. Selon Heiser, son compagnon de voyage était : « an extremely well educated and an intelligent man ». Il ajoute :

An excellent address in Spanish, which his Filipino guide then translated into English. It was still effective because the Spanish idiom is beautiful even in translation. He practiced his speech daily and, although he scarcely knew the meaning of the words, he could repeat them perfectly in English.

Heiser : 1936 : 195-196

Par contre, même ici, la difficulté que Calderon éprouve à s’exprimer en anglais donne à penser qu’il imite, plutôt qu’il n’apprend, les façons de faire américaines. Cette ambivalence est précisément celle que Bhabha considère comme partie intégrante du conflit ironique du discours colonial : « colonial mimicry is the desire for a reformed, recognizable Other, as a subject of a difference that is almost the same, but not quite » (1994 : 86). Bien que cette ambivalence soit parfois liée au sujet colonisé, elle semble ici être entièrement attribuable à l’administrateur colonial. L’objectif des mémoires détaillés de Heiser est de montrer à un public américain les améliorations que le gouvernement colonial américain et la Rockerfeller Foundation des États-Unis avaient apportées en matière de santé publique au cours des trois premières décennies du 20e siècle. Il fournit très peu de descriptions des individus non américains avec lesquels il a travaillé. Ses commentaires sur Calderon sont les plus détaillés de ceux qui concernent des Philippins dans son mémoire de 543 pages. Le besoin d’incorporer des voix philippines aux textes coloniaux, ou de les ventriloquer, peut donc être lié au projet américain d’assimilation bienfaisante. Celui-ci requiert la présence de l’Autre colonial, présenté comme un protégé plutôt que comme un pair. Les Philippins sont en tutelle et en formation sous l’autorité d’administrateurs coloniaux plus cosmopolites. Le point important est probablement que les travaux philippins sur la santé publique n’ont pas été effacés des archives coloniales. Les projets philippins ont plutôt vu leur portée limitée par l’incorporation des initiatives philippines de santé publique aux textes américains de santé publique ; ce procédé les a attribuées à d’autres auteurs et leur a conféré une autorité en devenant « américaines ». Elles sont présentées comme une partie d’une initiative englobante, dirigée par les Américains, ou comme le produit d’un nouveau groupe d’individus formés en matière de santé publique par les américains autour du monde, notamment aux Philippines.

Création des conditions pour le débat et le dialogue

Les stratégies d’effacement, d’incorporation, de ventriloquie et de moquerie constituent des tentatives de fixation d’une perspective discursive donnée de manière à ne pas permettre aux sujets représentés d’y répondre. Ces points de vue ne sont peut-être pas hégémoniques (puisque les règles coloniales présentent souvent des perspectives dominantes, mais non hégémoniques, par les dirigeants coloniaux), mais il est possible que les contestations ne soient pas visibles ou audibles, surtout dans la métropole. Dans cette section, j’explore brièvement les conditions dans lesquelles il devient possible pour les Philippins d’aborder les perspectives des Américains, d’en parler et de débattre directement avec eux, plutôt que dans des sphères publiques distinctes et avec des publics différents. J’indique certaines des conditions historiques, politiques et institutionnelles qui ont favorisé la contestation de tentatives d’entextualisations autoritaires.

L’administration américaine connut d’importants changements pendant la seconde décennie de l’occupation américaine des Philippines. Woodrow Wilson, un démocrate, est élu président des États-Unis en 1912. Les démocrates, contrairement aux républicains, s’opposaient depuis longtemps à l’entreprise coloniale – certains parce qu’ils considéraient comme non américain le fait de gouverner un peuple sans son consentement, d’autres parce qu’ils refusaient d’envisager l’intégration d’un nombre important de non-Blancs aux États-Unis. Wilson nomma un gouverneur général, le membre du Congrès Francis Burton Harrison, qui adopta une politique de philippinisation du gouvernement, en incitant les Philippins à prouver, par leur autonomie, leur capacité de gouvernance. Cela fit passer de 29 % à 6 % la proportion d’Américains au sein de la fonction publique coloniale entre 1913 et 1919 (Golay 1997 : 176). Pour la première fois, des Philippins constituaient la majorité des membres de la commission servant de branche exécutive au gouvernement, ce qui permit à l’assemblée philippine d’instaurer ses propres priorités législatives. Sous l’autorité du vice-gouverneur général américain, la gestion des services de santé publique avait depuis longtemps été source de ressentiment philippin, leurs dirigeants étant conscients que : « in the eyes of many Americans their claims to greater government autonomy were flawed by their lack of experience in dealing with public health problems » (Golay 1997 : 191). L’assemblée législative autorisa donc la réorganisation du service de santé publique et du bureau de la santé, qui devinrent le service philippin de santé. Celui-ci fut transféré au ministère de l’Intérieur sous la direction du Philippin Rafael Palma. La gestion de la santé publique fut démocratisée par la création d’un conseil de l’hygiène servant d’organisme consultatif pour le directeur, dont le premier président fut Fernando Calderon (Annual Report of Health 1915 : 8). En 1916, l’assemblée législative consacra 1 million de pesos pour la protection de la petite enfance et la création de « Gotas de Leche » (qui seront plus tard connues sous le nom de puericulture centers) sur l’ensemble des îles.

La démocratisation et la philippinisation du gouvernement colonial furent critiquées par un grand nombre d’Américains à Manille ainsi que par les républicains aux États-Unis ; les critiques s’accentuèrent après la Première Guerre mondiale, alors que l’économie sombra dans la récession et que la colonie devint le théâtre de plusieurs grèves de travailleurs. Un rapport produit à la demande du nouveau président républicain, Warren Harding, insista sur la détérioration de l’efficacité gouvernementale pendant le mandat du gouverneur général précédent, en particulier dans le domaine de l’administration de la justice et des services de santé publique. C’est dans le cadre de ces débats sur la participation philippine et l’efficacité en santé publique, explicitement considérées comme des préalables à l’indépendance, qu’eut lieu la première conférence nationale sur la mortalité infantile et le bien-être social en 1921. Il m’est impossible d’en analyser ici les textes, mais les procès-verbaux de cette conférence[11] nous permettent de voir les participants s’affronter pour établir leur autorité, et même pour obtenir reconnaissance, au sujet des initiatives déjà en place en matière de mortalité infantile. Des médecins philippins contestèrent le discours concernant la supériorité scientifique et médicale américaine ainsi que les comptes rendus de projets américains de santé publique en les accusant de s’inscrire dans le cadre de la politique « d’assimilation bienfaisante » du régime colonial américain. Ils soutinrent que des Philippins avaient identifié le problème de la mortalité infantile, avaient fait les recherches concluantes sur le béribéri, carence vitaminique, ainsi que sur son traitement, et que c’étaient des organisations bénévoles philippines qui avaient, jusqu’à maintenant, effectué l’important travail de la distribution de lait et de tiki-tiki afin de réduire les taux de mortalité infantile (Albert 1922 ; Quitos 1922). Les femmes philippines affirmèrent la primauté de leurs initiatives dans cette problématique par rapport aux hommes philippins et américains. Madame Francisco Delgado, présidente de la Fédération nationale des clubs de femmes, accompagnée d’un groupe d’Américains et de Philippins affirmant leur dévouement à la réduction de la mortalité infantile, note sarcastiquement qu’il est encourageant de voir le gouvernement s’intéresser à ce problème après que les groupes de femmes eurent depuis tant d’années travaillé à améliorer la situation (1922 : 22). La philippinisation du gouvernement fait de ces débats des échanges aussi intratextuels qu’intertextuels, et la publication des procès-verbaux montre la façon dont ce genre de dialogue est mis en évidence.

Conclusion : suivre les traces

Anderson (1992) souligne que le développement d’une élite philippine instruite en techniques de médecine occidentale mena aussi à des changements subtils mais significatifs dans la pratique de la médecine aux Philippines. Ce qui est le plus important pour cet argument est probablement ceci :

[the] refashioning of American medical ideas and practices involved […] the rediscovery of local precedents for health reform, a Filipino heritage of progressive public health work that was as valid as the American model.

Anderson 1992 : 337

Le débat sur la mortalité infantile nous permet justement d’observer comment de telles histoires sont rendues visibles – ou sont occultées. Je ne remets en question que l’insistance d’Anderson sur la « redécouverte » de précédents locaux ; je pense plutôt qu’au cours de l’occupation américaine, l’élaboration de projets philippins de santé publique, en particulier sur la mortalité infantile, fut un mode de contestation implicite, parfois explicite, du sens des pratiques médicales américaines. La manière dont cette histoire est écrite – et ne l’est pas – révèle une hiérarchie de crédibilité rattachée aux différentes voix au sein des textes coloniaux.

Il est clair que les initiatives philippines en santé ne sont pas entièrement inscrites dans les annales historiques – elles peuvent être déterrées par une anthropologue à la fois linguiste et historienne. Le silence perçu ici n’est pas toujours une absence de voix (bien que ce soit parfois le cas), mais le résultat du complexe détournement de celles-ci. Selon Inoue « [the distinct] epistemic violence of linguistic modernity lies […] not so much in its erasure of what the other is saying but in the exclusion of what that other is saying about what he or she said » (2003 : 166). La violence réside dans la manière dont les individus ne peuvent pas se procurer des représentations autoritaires de ce que signifient leurs propres citations. La violence est donc peut-être plus métapragmatique que pragmatique. Pendant les quinze premières années de l’occupation américaine aux Philippines, l’effacement et l’incorporation des initiatives philippines de santé publique dans les textes des Annual Reports of Public Health indiquent que les projets philippins faisaient partie de projets américains, au lieu d’exister de façon autonome. Le résultat laisse entendre que les Philippins n’en étaient pas critiques, et plus significativement qu’il n’étaient pas critiques de leurs implications métapragmatiques : on insinue que ces efforts justifiaient la présence américaine aux Philippines. Il est significatif que ces initiatives aient non seulement été effacées, mais aussi souvent ventriloquées : leur ventriloquie permettait leur utilisation pour soutenir les arguments américains concernant le besoin d’éduquer les Philippins au sujet des pratiques modernes d’éducation et d’hygiène. Par contre, avec la philippinisation du service de santé publique, le caractère dialogique des textes antérieurs se fracture en un dialogue public et explicite sur l’histoire des initiatives de santé publique ayant connu du succès.

L’élaboration de ces histoires révèle une tentative de constituer une histoire nationale, plutôt que coloniale, et de consolider l’expertise professionnelle des Philippins en la matière. Même dans les textes fermement contrôlés par l’administration de santé américaine, les efforts philippins deviennent visibles à cause des efforts textuels déployés pour limiter, incorporer et critiquer leurs initiatives. Ce débat ne fait toutefois pas partie de la compréhension historique du rôle des États-Unis dans le domaine de la santé publique aux Philippines, même dans des volumes magistraux tels que la récente History of Philippine Medicine 1899-1999 (Dayrit, Ocampo et de la Cruz 2002). De telles histoires ont donc jusqu’à maintenant eu peu d’effet sur les versions prépondérantes des effets de l’occupation américaine aux Philippines, dans les textes scolaires pour les enfants philippins et encore moins dans ceux destinés aux enfants américains. La version de référence pour cette histoire demeure donc la version coloniale. Même la version de cette histoire présentée ici ne peut être qu’un mouvement préliminaire vers une intervention par rapport aux récits impérialistes de la médecine américaine. Pour ces autres formes de versions populaires de l’histoire, le travail reste à faire.

Article inédit en anglais, traduit par Gabriel Asselin.