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Jocelyn Lachance a fait irruption ces dernières années dans le champ de la recherche anthropologique autour de l’adolescence à travers plusieurs ouvrages qui ont d’emblée inscrit son travail parmi ceux qui comptent aujourd’hui, notamment L’adolescence hypermoderne. Le nouveau rapport au temps des jeunes (2011), récompensé par le Fonds québécois de recherche Société et culture (FQRSC), ou Socio-anthropologie de l’adolescence (2012). Mais il importe aussi de souligner le goût de la recherche en commun, de la conjugaison des regards chez ce jeune chercheur qui a dirigé ou codirigé une série d’ouvrages ayant également posé des jalons de qualité pour toute réflexion sur les cultures adolescentes : Errance et solitude chez les jeunes (2007), Films cultes et culte du film chez les jeunes (2009), La recherche d’extase chez les jeunes (2010) ou encore Codes, corps et rituels dans la culture jeune (2012). Actuellement chercheur postdoctoral à l’Université de Pau, il est titulaire d’une thèse en sociologie de l’Université de Strasbourg et d’une autre en sciences de l’éducation de l’Université Laval à Québec. D’ouvrage en ouvrage, il poursuit une exploration sensible et méthodique autour du rapport au monde des adolescents.

Dans Photos d’ados. À l’ère du numérique, ouvrage d’une rare qualité d’écriture et de pensée, il s’attache à comprendre les significations et valeurs attribuées par les jeunes générations aux images issues de l’appareil numérique, et surtout à leur production permanente dans la sociabilité courante. Ces jeunes ont grandi dans la banalité de l’usage de la photographie, et ils s’en sont approprié le principe au point de vivre en permanence sous le regard éventuel du téléphone cellulaire de leurs amis. Dans sa belle préface, Serge Tisseron rappelle la triple rupture opérée dans la pratique de la photographie sous l’égide du numérique. Il n’est plus désormais nécessaire de payer le développement de chaque photo après avoir attendu plusieurs jours, l’image peut être vue aussitôt, et « on ne photographie plus ce qu’on voit, on photographie pour voir » (p. xiii). L’image numérique possède un double visage, elle est à la fois mémoire d’un moment, de manière traditionnelle, elle participe aussi à la construction identitaire de cette classe d’âge. Et elle est entre les mains de la quasi-totalité des jeunes puisque leur téléphone portable est muni d’un appareil photo. Ils peuvent envoyer les photos ou les vidéos à leur guise à tout instant.

La photographie numérique est un formidable inducteur de sociabilité, elle n’est plus seulement un objet événementiel mais d’emblée un acte d’échange, d’évaluation du présent, une volonté de redoubler l’instant par une sorte de sur-réflexivité. La moindre scène juvénile montre des jeunes exhibant leur portable, prenant mutuellement la pose avant de se passer l’appareil en s’esclaffant par avance du résultat. L’image circule, elle est aussitôt téléchargée aux amis absents, ou effacées si elle ne convient pas à l’un ou à l’autre. Elle est devenue liquide, instrument de communication, de confirmation de soi, d’apprivoisement de son image, de son corps, de son rapport au monde. Il s’agit moins de fixer un moment pour les souvenirs que d’en redoubler le partage en multipliant les points de vue, les possibilités de retour sur soi. L’image renforce l’intensité de la rencontre, la rend réelle, plus vivante encore. Certains prennent ainsi des dizaines de photos du même événement, triant plus tard celles qui leur paraissent les plus significatives. L’image n’accompagne plus la rencontre, elle contribue à son élaboration. Elle incarne d’emblée une nostalgie du présent comme Jocelyn Lachance le montre avec finesse, cette « peur de voir disparaître le sens des événements au moment même où ils sont vécus » (p. 77), ce sentiment que déjà le temps passe et qu’il faut le retenir. Les images enregistrées permettent aussi de s’imaginer dans un mois ou dans un an, dans la remémoration émue de l’événement avec les mêmes amis.

L’image n’exige plus de mise en scène élaborée, de suspension solennelle des mouvements et des visages, elle épouse les moments de l’interaction. À la différence des générations antérieures, les jeunes savent d’emblée mettre en oeuvre une intention en exposant leur corps ou leur visage de manière spécifique et en impliquant ceux qui les entourent ; intelligence du corps en acte visant moins à donner son meilleur profil qu’à suggérer un moment de partage, d’amitié. Le style humoristique obligé de nos sociétés amène souvent des adolescents à renchérir sur leurs comportements en se moquant d’eux-mêmes. « Quand je suis saoul, je cherche à être le plus stupide possible devant la caméra. C’est juste drôle. Ça fait de belles vidéos. C’est juste le fun à voir. Avec du monde que je ne connaîtrais pas, je serais sérieux, je ne ferais rien » (p. 123).

L’émotion surtout guide l’usage de l’appareil qui vient cristalliser la jubilation du moment, le plaisir d’être ensemble. Et les acteurs de la scène sont dans l’évidence de leur vie commune, car aujourd’hui « les enfants grandissent dans un rapport aux espaces du quotidien qui s’apparentent à des plateaux de tournage » (p. 19). De surcroît, au-delà de son usage interactionnel, les photos, les appareils eux-mêmes sont l’objet d’innombrables discussions, de comparaisons de leurs mérites respectifs, de leurs coûts ou de leur technicité. La photo n’est pas une invitée impromptue des échanges, elle y participe à part entière. On pourrait d’ailleurs en ce sens évoquer la dimension phatique de la photo chez les jeunes, l’accent mis sur le contact plutôt que sur le contenu. D’où l’intérêt de l’ouvrage centré sur la fabrication de l’image par les jeunes en interaction. L’appareil numérique se mue en miroir ludique où chaque jeune teste son personnage dans le regard des autres et se contrôle lui-même en sursignifiant sa présence au monde.

La dernière partie de l’ouvrage analyse le recours à l’image dans un contexte d’affirmation de soi lors de rites de virilité où il s’agit de prendre des risques et de se filmer en pleine action pour donner une image spectaculaire de soi. L’image en effet est une attestation de la réussite de l’entreprise, elle vient nourrir une réputation, et en tous cas un moment de gloire pour ses promoteurs. La caméra, en ce sens, pousse probablement des adolescents à la mise en danger. Certains se filment en solitaire pour apprivoiser l’image de leur corps avec le miroir complaisant ou complice de la caméra. Ils filment des parties de leur corps, s’habillent de différentes manières, testent ainsi leur apparence dans le regard des autres en faisant de l’image un outil fort de réflexivité pour la mise en scène de soi. Ils nourrissent leur blogue ou leur page Facebook des images les plus favorables à leur popularité, avec éventuellement des poses coquines, érotiques voire pornographiques. L’intimité glisse désormais vers ce que Serge Tisseron (2001) nomme l’extimité.

Pour d’autres, l’image est sollicitée comme outil de l’intimité d’un couple, manière de pimenter l’érotisme mais aussi de se convaincre d’avoir désormais accès à une sexualité adulte, jouissance de son corps et du corps de l’autre, confirmation d’être bien ensemble. Le risque cette fois est plutôt la rupture du couple et la « vengeance » de l’un ou de l’autre, essentiellement du garçon, consistant à envoyer à certains proches les photos compromettantes ; l’intime glissant alors fâcheusement dans le public pour discréditer par exemple la fille qui s’est mise à nu et a accepté d’être filmée dans une relation qu’elle croyait de toute confiance.

Le happy slapping est une autre version de l’irruption de l’image dans les interactions sociales : il consiste à provoquer délibérément une agression ou un incident et de filmer la stupeur des victimes ou parfois leur viol ou leur passage à tabac ; ou encore de filmer un enseignant après avoir suscité un incident dans la classe, en se jouant de son humiliation ou de sa colère.

L’ouvrage de Jocelyn Lachance analyse avec pénétration et sensibilité les recours anthropologiques d’une image devenue un outil majeur de la fabrique et de la promotion de soi chez les jeunes générations dans une société du spectacle où il n’existe plus de monopole de l’image, mais où chacun devient acteur et metteur en scène.