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En décembre 2008, j’assistai à un congrès de virologie à Hong Kong au cours duquel Malik Peiris, directeur du Centre Pasteur de l’Université de Hong Kong, exposait ses travaux sur la grippe. Peiris cherchait à expliquer pourquoi le virus H5N1 identifié pour la première fois à Hong Kong en 1997 était si létal – il tuait deux personnes sur trois cas d’infection déclarée. Selon l’hypothèse qu’il soutenait, ce virus était passé directement des oiseaux aux humains sans l’intermédiaire du porc, et déclenchait dans l’organisme humain une réaction de panique immunitaire appelée « tempête de cytokines ». Depuis dix ans, Peiris comparait les virus de grippe qui circulaient entre oiseaux à Hong Kong pour comprendre les maladies qu’ils suscitaient chez les humains. Alors que l’étude de la grippe aviaire était jusque-là menée par les vétérinaires et celle de la grippe humaine par les médecins, Peiris avait mis en place un groupe de recherche sur les mutations des virus de grippe aux frontières entre les espèces. À la fin du congrès, une salle spéciale était mise à disposition des chercheurs et intervenants, sur carton d’invitation doré, pour une conférence finale intitulée « Quel sera le prochain virus pandémique ? ». Devant un public de responsables de la santé publique et de dirigeants d’entreprises pharmaceutiques, Peiris comparait le potentiel pandémique des différents virus circulant chez les oiseaux :

Il y a de fortes probabilités que le virus H5N1 cause la prochaine pandémie de grippe, car il est déjà passé avec succès d’homme à homme en Indonésie, et il circule chez les oiseaux sur trois continents avec des zones de forte concentration. Il faut se préparer à cet événement : une mutation qui rendrait pandémique ce virus très létal.

Peiris, conférence, 21 décembre 2008

Qu’est-ce qui permet à un microbiologiste expliquant la létalité d’un virus aviaire devant ses collègues de prédire devant des autorités de santé publique que ce virus deviendra pandémique ? Quelle modalité de connaissance se joue dans un tel passage du présent au futur, et des animaux aux humains ? Comment comprendre la force illocutoire d’un énoncé comme : « Ce virus de grippe aviaire est potentiellement pandémique » ? La capacité récente des virologues à prédire de nouvelles épidémies – notamment du fait des avancées technologiques dans le séquençage génétique des virus qui permet de les comparer dans des bases de données – a fait l’objet de plusieurs descriptions en sciences humaines. Priscilla Wald compare ces énoncés à des récits mythiques car ils mettent en scène l’origine d’une épidémie à travers une tension entre le domestique et le sauvage, entre le familier et l’étranger, résolue par le phénomène de contagion, c’est-à-dire par la capacité des pathogènes à franchir les frontières.

Le récit de flambée épidémique (outbreak narrative) fusionne la force transformative du mythe avec l’autorité de la science. Il anime les figures et cartographie les espaces de la modernité. Il accentue les contradictions : l’obsolescence et la ténacité des frontières, l’attraction et la menace de l’étranger, et surtout les pouvoirs destructeurs et formateurs de la contagion.

Wald 2008 : 33[1]

Carlo Caduff observe cependant que les énoncés sur la pandémie sont moins tournés vers le passé que vers le futur qu’ils cherchent à prédire, ce qui le conduit à les qualifier de prophétiques, car cette prédiction échoue le plus souvent et repose sur une ontologie sous-jacente. Selon Caduff, la découverte des virologues, et singulièrement des spécialistes de la grippe, est la capacité des virus à muter de façon continue en produisant des sauts discontinus. Lorsque les virologues cherchent à prédire ces événements, ils effectuent eux-mêmes, selon Caduff, un saut de la raison à la foi. En proposant ainsi d’analyser « comment les énoncés prophétiques calibrent la relation entre la foi et la raison » (Caduff 2015 : 21) manque la dynamique temporelle et affective par laquelle les virologues essayent d’imiter la nature pour en anticiper les mutations.

Selon Vincanne Adams, Michelle Murphy et Adele Clarke, les scénarios par lesquels les sciences biomédicales anticipent des menaces globales comme une pandémie de grippe aviaire ou la réduction de la fertilité par les perturbateurs endocriniens, loin de figer dans une angoisse paralysante, produisent une vigilance active : « en tant qu’état affectif, l’anticipation n’est pas seulement une réaction, mais une façon de s’orienter soi-même activement dans la temporalité » (Adams et al. 2009 : 247). En se situant au niveau des affects, ces anthropologues dépassent l’opposition entre foi et raison, et montrent que les contradictions qui traversent les politiques d’anticipation sont résolues sur le mode de la fiction ou du « comme si » : « À travers l’anticipation, le futur arrive comme s’il était déjà là dans le présent, comme si l’urgence avait déjà eu lieu » (Adams et al. 2009 : 249).

Plutôt que comme des récits mythiques tournés vers le passé ou des récits prophétiques tournés vers le futur, on peut analyser les énoncés sur les virus pandémiques comme étant de type divinatoires, c’est-à-dire orientés affectivement vers l’avenir. Il ne s’agit pas dans les récits de pandémie de faire croire à un futur possible en le projetant dans le passé de façon mythique, mais de figurer le futur dans le présent au moyen de signes virtuels qui agissent dans l’imagination. Je chercherai donc dans cet article à décrire les technologies par lesquelles les virologues anticipent les pandémies en recourant au vocabulaire anthropologique de la divination. Je discuterai dans un premier temps les analyses récentes de la divination en revenant à la figure théorique de Lucien Lévy-Bruhl, puis je présenterai les politiques d’anticipation des épidémies à Hong Kong en développant la figure ethnographique de Malik Peiris, avant de discuter les analyses d’Andrew Lakoff sur la préparation aux catastrophes comme forme nouvelle d’imagination de l’avenir.

Anthropologie de la divination : retour à Lévy-Bruhl

Que la grippe aviaire puisse faire l’objet d’une analyse en termes de divination, c’est ce qu’atteste l’ethnographie classique d’Alfred Adler et Andras Zempléni sur la divination chez les Moundang. Dans cette société d’agriculteurs du Tchad, en effet, les individus viennent voir le devin pa-kindani lorsqu’ils sont malades, puisque dans la maladie l’avenir devient incertain. Or,

[N]ombre de maladies […] sont attribuées à des animaux de brousse ou aquatiques. Elles portent leurs noms et sont censées attaquer les hommes soit par contact direct avec leur chair, soit indirectement par l’intermédiaire du chasseur ou du pêcheur. Cette nosologie moundang suppose un vaste système de classification des animaux et des plantes.

Adler et Zempléni 1972 : 14-15

La divination repose ainsi sur des pratiques de chasse qu’elle réintroduit dans l’espace domestique. Loin de mobiliser un savoir magique ésotérique, elle déploie les catégories de l’espace social sur le sol au moyen de cailloux qui y sont jetés et manipulés à l’aide d’un bâton. Le devin combine un diagnostic de la maladie sur un mode aléatoire et probabilitaire avec une prescription de comportements (évitements, sacrifice), d’une façon qu’Adler et Zempléni comparent aux chaînes syntagmatiques et paradigmatiques dans le langage. La question reste alors ouverte de savoir comment le devin sélectionne parmi l’ensemble des probabilités aléatoires celle qui va donner lieu à prescription. Alors que le rite procède à une sélection extensive en codant les actions dans une chaîne, la divination opère une « sélection intensive » (ibid. : 212) en combinant les éléments dans l’état approprié, ce qui interdit de rabattre la divination sur le rite dans une même forme de savoir, comme le fait le fonctionnalisme. Cette analyse reprend celle de Claude Lévi-Strauss, qui remarquait déjà dans La pensée sauvage que les noms donnés aux nouvelles maladies mobilisent les classifications des animaux et des plantes (Lévi-Strauss 2008 : 732).

Les ethnographies plus récentes de la divination se tournent cependant moins « du côté de Lévi-Strauss » que « du côté de Lévy-Bruhl », pour reprendre les termes de Viveiros de Castro (2009 : 49) lorsqu’il propose de penser « en intensité » ce que Lévi-Strauss analysait de façon classificatoire. Ces ethnographies reviennent au texte fondateur d’Edward Evans-Pritchard sur la divination chez les Azandés du Soudan en y voyant moins une analyse structurale annonçant celle de Lévi-Strauss qu’un prolongement de l’énigme posée par Lévy-Bruhl dans le cadre de l’ethnographie de terrain à la Malinowski. Martin Holbraad (2012), à partir d’une ethnographie de la divination ifé à Cuba, revient ainsi à Lévy-Bruhl pour penser la vérité d’un énoncé, non comme adéquation d’une représentation à son contenu, mais comme récursivité de l’énoncé sur ses conditions d’énonciation. Richard Werbner, qui travaille avec des devins en Afrique du Sud, y dégage une « imagination morale » qui exprime les règles sociales de façon « mystique » par les voies de la métaphore. Il signale ainsi l’influence de Lévy-Bruhl dans cette citation d’Evans-Pritchard :

Cela est difficile à formuler dans notre langage, mais il semble d’après leur comportement (je ne parle pas de schémas de pensée explicite) que le présent et le futur se chevauchent d’une telle façon que le présent participe au futur.

Evans-Pritchard 1937 : 347, cité dans Werbner 2015 : 34

Si ces deux voies, ontologique et phénoménologique, diffèrent dans leurs conclusions sur la divination, en mettant en avant la vérité réflexive pour la première et l’imagination morale pour la seconde, elles ont pour démarche commune de revenir à Lévy-Bruhl pour penser ce qui, dans la divination, résiste aux classifications du langage.

Lévy-Bruhl aborde en effet les techniques de divination, non pas à partir du problème épistémologique de la vérité, mais à partir du problème moral de la responsabilité, auquel il a consacré sa thèse (Lévy-Bruhl 1884a). C’est en vue de penser une situation d’incertitude et de crise qu’il forge le terme de participation pour désigner une « causalité mystique » dans laquelle une entité naturelle agit en étant autre qu’elle-même, du fait qu’elle implique l’action d’entités surnaturelles et invisibles. Lévy-Bruhl s’oppose ainsi à Auguste Bouché-Leclercq, qui décrit les techniques de divination comme une superstition magique, par distinction avec la « mantique », laquelle repose sur une coupure entre l’observation de la nature extérieure et l’observation des songes intérieurs. Selon Lévy-Bruhl, ces techniques reposent sur la capacité d’entités non-humaines comme des poussins, des moutons, des taureaux, du beurre ou des osselets de changer spontanément la disposition de leurs parties en réponse à une question posée sur le futur, ce qui est caractéristique d’un régime de causalité propre à ce qu’il appelle la « mentalité primitive ».

Le déterminisme des phénomènes physiques ou physiologiques lui est tout à fait inconnu, et elle est indifférente à la liaison des antécédents et des conséquents dans la série des causes secondes. À ses yeux, à moins de se heurter à une autre force mystique, la cause mystique dispose souverainement de ce que nous appelons les faits. Elle peut les transformer, s’il lui plaît, pour satisfaire le désir de celui qui l’interroge.

Lévy-Bruhl 2010 [1922] : 174

La réflexion de Lévy-Bruhl sur la divination doit être replacée dans le contexte d’une discussion avec Durkheim et Bergson sur les rapports entre temps et espace (Keck 2008). En écrivant que « la cause mystique dispose souverainement de ce que nous appelons les faits », Lévy-Bruhl fait allusion à la théorie de la causalité religieuse comme forme de souveraineté chez Durkheim. Durkheim (1912) voit en effet dans la capacité de la pensée collective à imposer ses catégories à la nature, notamment à travers l’opération souveraine du sacrifice, l’origine de la pensée scientifique, qui s’est ensuite dissociée dans la recherche empirique des faits. Cependant, Lévy-Bruhl ne parle pas de causalité sacrée mais de causalité mystique, car il s’intéresse moins à l’organisation spatiale de la divination qu’à son expérience temporelle par les acteurs. Bergson (1932) discute ainsi la théorie de Lévy-Bruhl dans Les deux sources de la morale et de la religion lorsqu’il affirme que le chasseur qui consulte un devin ou récite une formule rituelle pour savoir si la chasse sera couronnée de succès fait comme si sa proie était dotée d’intention. Selon Bergson, la « fonction fabulatrice » atténue le caractère imprévisible de l’événement pour assurer l’intelligence dans l’action, car elle sélectionne un possible parmi tous ceux que la logique probabilitaire du hasard conçoit comme équivalents, et l’inscrit dans une fiction utile pour l’action.

Evans-Pritchard reprend à Lévy-Bruhl l’idée selon laquelle la divination repose sur des énoncés apparemment contradictoires comme « Un concombre est un boeuf » ou « Les hommes sont des oiseaux » parce qu’elle opère des rapprochements entre des entités que la pensée rationnelle tient séparés. Si le sacrifice peut effectuer ces rapprochements dans des moments de crise où l’ordre social doit être refondé par une représentation collective, le langage les inscrit dans la vie ordinaire sous la modalité de la fiction. Lévy-Bruhl, auteur d’une thèse secondaire sur la notion de providence chez Sénèque, est allé chercher du côté de la logique stoïcienne cet idiome de la divination (Lévy-Bruhl 1884b). Pour lui comme pour les Stoïciens, un énoncé apparemment contradictoire du type « Les hommes sont des oiseaux » n’est pas valable universellement mais seulement en fonction des circonstances où il est prononcé. « Le vol ou le chant des oiseaux n’est pas qualifié de faste ou de néfaste universellement mais pour telles circonstances de la vie politique romaine » (Kany-Turpin 2004 : 60). Il faut donc concevoir un mode de causalité qui lie un signe avec un événement plutôt qu’une chose avec une autre, ce que les Stoïciens appelaient « sympathie » et que Cicéron traduit par « contagion » (ibid. : 55).

Lévy-Bruhl trouve également dans la Chine classique cette conception stoïcienne des corrélations entre événements qui sous-tend son concept de causalité mystique. Lévy-Bruhl a confié à la Société française de Philosophie que son hypothèse d’une logique alternative à la logique aristotélicienne reliant sujet et prédicat lui était venue de la lecture de textes de Sima Qian, historien du deuxième siècle av. J.-C. que lui avait fait découvrir le sinologue Édouard Chavannes (Lévy-Bruhl 1923). Léon Vandermeersch (2013 : 138) a montré que la pensée historique de Sima Qian s’inscrivait dans une rationalité qui met en avant la corrélation entre des lignes d’événements plutôt que la causalité entre des éléments séparés. Celle-ci est fondée sur la divination pratiquée par le sacrifice de tortues et la lecture des caractères dessinés par le feu sur leur carapace.

Que révèle la divination ? Rien d’autre que les relations qui existent entre les conjonctures de temps t et les conjonctures de temps t+n. Cependant – l’essentiel est là – ce qui est ainsi révélé l’est sur un tout autre plan que celui des enchaînements visibles de causes et d’effets. En effet, la divination sert précisément quand il n’est pas possible de prévoir les choses à partir de leur enchaînement tant celui-ci se perd dans la complexité inextricable du flux des évènements portés par le temps qui court, à procurer la connaissance de ce qui va advenir par la révélation de relations d’un deuxième type, dégagées instrumentalement (expérimentalement) sur un modèle de cosmos d’abord zoologique (la tortue) puis numérologique (le faisceau des cinquante types d’achillée).

Vandermeersch 2013 : 109

Ce détour par les théories anthropologiques permet de revenir à la question ethnographique de départ : quel intérêt y a-t-il à décrire l’anticipation de la grippe aviaire à Hong Kong comme une technique de divination ? Dans une société que Philippe Descola (2005) qualifie d’analogiste, au sens où elle alterne la prolifération des correspondances entre des êtres multiples et leur unification spectaculaire par des sacrifices rituels, la grippe aviaire fournit un langage pour la vie ordinaire qui permet de traiter les oiseaux comme des personnes et de lire dans leurs maladies les signes d’événements qui vont affecter les humains, ce qui serait, dans les termes de Descola, plus proche de l’animisme. La grippe aviaire, pour reprendre le vocabulaire de Viveiros de Castro, permet aux virologues d’intensifier les classifications des maladies animales et de voir les pathogènes depuis les oiseaux qui les transmettent. En élaborant un langage pour décrire les relations de proximité et de distance entre humains et animaux, celui de l’immunité, les virologues constituent un imaginaire moral pour penser les catastrophes qui menacent l’humanité dans ses relations avec l’environnement.

Ethnographie de Hong Kong comme sentinelle des pandémies de grippe

Je reviens au cas de Malik Peiris, qui fut mon principal informateur lors de mon terrain à Hong Kong. Comment est-il devenu un des principaux experts de la grippe, notamment auprès des autorités internationales comme l’Organisation Mondiale de la Santé ? Né au Sri Lanka en 1949, il a fait des études de médecine à l’Université de Ceylan avant de soutenir sa thèse à l’Université d’Oxford en 1981. Ses premières recherches portaient sur la transmission de l’encéphalite japonaise des animaux aux humains. Avec l’aide d’un collègue vétérinaire au Sri Lanka, il avait montré que les cas d’encéphalite japonaise étaient plus nombreux chez les humains vivant à proximité d’élevages de cochons récemment conquis sur la forêt, et que les cochons jouaient le rôle de vecteurs pour la transmission du virus de cette maladie par les moustiques. Il proposa de déplacer les élevages de cochons à l’écart des forêts, et de laisser quelques élevages comme « sentinelles » à l’orée des forêts. Les cochons éloignés cessèrent de transmettre la maladie aux humains, alors que les cochons sentinelles présentaient un grand nombre d’anticorps pour l’encéphalite japonaise (Peiris 1992). Dans sa thèse, Peiris s’interrogeait sur la capacité de virus comme le virus du Nil occidental ou la dengue à contourner les anticorps qui doivent les arrêter à l’entrée de l’organisme humain. Toute sa réflexion porte sur les sentinelles qui captent les signaux de transmission d’une maladie d’une espèce à une autre et qui, si elles ne sont pas interprétées à temps, amplifient la maladie.

Peiris utilise ainsi l’immunologie comme un langage pour anticiper les événements pathogènes aux frontières entre les espèces. Depuis sa fondation par Élie Metchnikoff au début du vingtième siècle, l’immunologie décrit les relations entre microbes et anticorps dotés de récepteurs qui permettent à un organisme de reconnaître ce qui arrive de l’extérieur. Les relations entre les microbes extérieurs et les cellules d’un organisme peuvent être de prédation ou de commensalité selon l’équilibre trouvé par le système immunitaire. L’ensemble des cellules composant ce système garde la mémoire des rencontres avec les virus passés, en sorte que le système immunitaire peut être conçu comme un moteur de recherche permettant de trouver pour chaque virus l’information antigénique adaptée (Moulin 1991 ; Napier 2003). Si les sciences sociales et la philosophie politique ont souvent conçu l’immunité comme une façon de tracer l’espace social par exclusion des éléments qui lui sont étrangers (Latour 2001 ; Esposito 2010), Peiris en fait un langage pour décrire les relations de proximité et de distance entre les espèces à l’occasion de maladies infectieuses passant des animaux aux humains (ou zoonoses). La sentinelle n’est pas à ses yeux un vivant qui se sacrifie pour protéger ses congénères, mais un vivant porté en première ligne de la rencontre avec d’autres vivants dans un espace de communication qui peut tourner à l’agression ou à la coexistence.

Peiris a appliqué ce raisonnement à la grippe lorsqu’il est venu travailler à Hong Kong en 1997. Un nouveau virus de grippe dit H5N1 venait d’apparaître chez des oiseaux et des humains : 5 000 volailles étaient mortes dans les marchés de Hong Kong et 12 personnes étaient infectées, dont 8 de manière fatale. Les virus de la grippe étaient classés en fonction de leurs protéines d’entrée (hémagglutinine) et de sortie (neuraminidase) dans la cellule. Ce classement remontait au virus H1N1 auquel est imputée la pandémie de grippe espagnole de 1917-1918, et dont le nombre de victimes est estimé entre 20 et 50 millions (Kolata 2006). Le caractère létal des virus de grippe pandémique s’explique par le fait qu’ils infectent une population humaine non immunisée, par contraste avec les virus de grippe saisonnière qui s’avèrent fatals principalement pour les organismes dont le système immunitaire est fragile. L’émergence des nouveaux virus de grippe est due à leur mutation chez les oiseaux, qui en constituent le réservoir animal, c’est-à-dire l’ensemble des espèces où ces virus se transmettent le plus souvent de façon asymptomatique. Ce phénomène fut explicité par deux virologues australiens, Robert Webster et Graeme Laver, qui, autour de 1965, découvrirent un oiseau mort au bord d’un lac et décidèrent de tester ses anticorps contre la grippe. Ayant mis en lumière la diversité des virus de grippe chez les oiseaux, ils construisirent une banque de données virales basée à Memphis, dans le Tennessee, qui permit de comparer chaque nouveau virus émergeant chez les humains aux virus déjà présents chez les oiseaux (Webster et al. 1992). En 1947, en effet, l’Organisation Mondiale de la Santé avait mis en place un comité d’experts sur la grippe qui devait comparer les souches de virus de grippe humaine isolées et conservées par les laboratoires à travers le monde pour suivre les mutations du virus, de façon à lancer l’alerte si un virus de grippe apparaissait dans une population non immunisée.

L’anticipation des virus de grippe aviaire repose ainsi sur une cartographie du monde reliant le macrocosme et le microcosme, la circulation des virus chez les oiseaux et leurs effets sur les cellules des organismes humains. On est bien là en présence d’un mythe au sens de Priscilla Wald, c’est-à-dire d’un récit d’origine qui permet de désigner des lieux aux frontières entre le sauvage et le domestique et de faire des énoncés prophétiques sur les virus pandémiques à venir, au sens que Carlo Caduff donne à ce terme. Mais ce qui relie le mythe à des techniques de divination, ce sont les sentinelles dans lesquelles s’opère la « sélection intensive » (Adler et Zempléni 1972) par le biais de laquelle certains virus deviennent potentiellement pandémiques. Tous les points du globe ne sont en effet pas équivalents dans la cartographie de l’Organisation Mondiale de la Santé : certains sont plus intenses que d’autres dans l’émergence virale. C’est en Chine que sont apparus les derniers virus de grippe pandémiques : H2N2, qui a tué deux millions de personnes après avoir été identifié à Singapour en 1957 ; et H3N2 qui a tué un million de personnes après avoir été identifié à Hong Kong en 1968. C’est pourquoi un collègue de Robert Webster et Graeme Laver en Australie, Kennedy Shortridge, créa en 1972 un département de microbiologie à l’Université de Hong Kong pour collecter les souches de virus qui circulent dans le sud de la Chine. Il affirmait que cette région est un « épicentre » des pandémies de grippes du fait du système d’agriculture traditionnel rapprochant les hommes et les cochons des canards, considérés comme des porteurs sains des virus de grippe parce qu’ils excrètent ces virus en permanence sans en être affectés, et qui sont utilisés dans la riziculture pour détruire les insectes menaçant les récoltes (Shortridge et Stuart Harris 1982). Il prévoyait donc que la prochaine pandémie de grippe serait à nouveau identifiée à Hong Kong.

Si cette prophétie s’est avérée avec l’émergence du virus de grippe H5N1 en 1997, elle n’a cependant pas confirmé la stratégie mise en place par l’OMS visant à fabriquer un vaccin pour éviter que la nouvelle souche ne devienne pandémique. Le nouveau virus tuant les oiseaux autant que les humains, il n’était pas possible de fabriquer un vaccin contre lui, puisqu’il détruisait les embryons de poulet sur lesquels les vaccins sont ordinairement fabriqués. Surtout, il ne se transmettait pas d’humain à humain mais impliquait toujours un contact avec les volailles. Shortridge, par un effort d’imagination, fit donc comme si la pandémie était déjà réalisée dans les séries de morts de volailles.

À un moment les oiseaux picoraient leurs grains, et le suivant ils tombaient lentement sur le côté, cherchant péniblement à respirer tandis que du sang sortait de leurs viscères. Je n’avais jamais vu quelque chose comme cela. J’ai pensé : mon Dieu ! Et si ce virus sortait de ce marché pour se répandre ailleurs ?

K.F. Shortridge, cité dans Greger 2006 : 35

Cet effort d’imagination caractéristique de la divination conduisit à une prescription sacrificielle. Shortridge conseilla au gouvernement de Hong Kong d’abattre tous les poulets vivants sur le territoire, soit 1,5 million, afin d’éradiquer le réservoir de la maladie. Si chaque mutation du virus H5N1 rapproche le moment catastrophique de la pandémie, il s’agissait donc pour Shortridge de se préparer à la pandémie en détectant à l’avance ses signaux précoces.

Les volailles furent tuées marché après marché au fur et à mesure que les signes devenaient évidents, ce qui conduisit à l’abattage préventif (preemptive slaughter) de toutes les volailles pour éviter une infection humaine. Cela rendait possible de se préparer aux pandémies de grippe (to doinfluenza-pandemic preparedness) non seulement au niveau humain mais, mieux encore, au niveau aviaire, avec l’idée que si un virus pouvait être éradiqué (stamped out) avant d’infecter les humains, un épisode de grippe ou une pandémie ne pourraient pas se produire. En 1997, le monde était à un ou deux événements de mutation d’une pandémie ; en 2002, grâce à la détection précoce, il en était probablement à trois ou quatre événements.

Shortridge 2005 : 10

De fait, les mesures prescrites pour séparer humains et volailles après 1997 conduisirent à l’absence de nouveau cas de H5N1 chez les humains : interdiction de l’élevage de volaille en basse-cour, contrôle des volailles dans un marché centralisé, construction de bâtiments spéciaux dans les marchés pour la vente des volailles vivantes, abattage des volailles sur les marchés ou dans les fermes en cas de suspicion, remplacement graduel des volailles vivantes par des volailles réfrigérées sur les marchés. La prophétie de Shortridge conduisit ainsi à repousser la proximité entre hommes et oiseaux dans le temps du mythe et de la tradition, et à annuler sa propre réalisation.

Malik Peiris arriva à Hong Kong en 1995 pour mettre en place un programme de surveillance des virus de grippe analogue à celui qu’il avait développé pour l’encéphalite japonaise au Sri Lanka. La surveillance consiste à prélever des échantillons oraux et fécaux dans les marchés et les abattoirs de volailles ainsi que dans les réserves naturelles d’oiseaux sauvages pour voir quelles souches de grippe circulent dans le réservoir aviaire. Si les volailles ne mouraient pas de la grippe de façon spectaculaire après 1997, c’est, selon lui, parce qu’elles étaient abattues avant de développer les symptômes de la maladie ; mais les analyses d’anticorps montraient bien une circulation et une mutation du virus H5N1.

Dans les marchés aux volailles, vous avez des poulets qui entrent et qui sont abattus, mais ils n’ont pas le temps de tomber malades et de mourir. Du fait de ce turnover, il peut y avoir une infection dans les marchés sans signes évidents de mort. Donc si vous ne faites pas de surveillance proactive, vous ne voyez pas ce qui se passe.

Peiris, entretien, 7 octobre 2007

Peiris développa également avec le gouvernement la mise en place de sentinelles dans les fermes de Hong Kong. Des volailles non vaccinées sont placées à l’entrée des rangées de cages de façon à pouvoir lire dans leurs anticorps la présence du virus, puisque les volailles vaccinées portent les anticorps des virus atténués qui leur ont été injectés. Ces poulets sentinelles sont appelés en chinois shāobǐngjī (哨兵鸡), ce qui signifie « poulets soldats siffleurs », car ils sont les premiers à lancer l’alerte sur la ligne de front avec les virus potentiellement pandémiques.

Le dispositif de surveillance mis en place par Peiris peut être qualifié de divinatoire, en ce qu’il permet de suivre les mutations invisibles des virus de grippe davantage que la prophétie mythique de Shortridge. La sentinelle ne prédit pas à l’avance quel virus va devenir pandémique mais intensifie les frontières entre espèces où se produisent les mutations invisibles. C’est la leçon que Peiris tira de la crise du SRAS en 2003, qui pouvait apparaître initialement comme contredisant la prophétie de Shortridge. Dans un premier temps, en effet, les cas de pneumonie apparus dans la région de Canton furent liés à de nouveaux cas de H5N1 sur des oiseaux sauvages et des canards à Hong Kong. Les échantillons humains arrivés de Canton furent alors comparés aux échantillons aviaires prélevés à Hong Kong dans leurs effets sur des lignées cellulaires, mais ils apparaissaient radicalement différents.

Il y avait deux choses en décembre 2003. D’abord on avait identifié le H5N1 sur des oiseaux sauvages du type aigrette dans les parcs naturels de Hong Kong. Ensuite, ce virus tuait les canards, alors que jusque-là les canards étaient infectés mais ne mouraient pas. Donc quand nous sommes arrivés en février, lorsqu’on a commencé à entendre parler de l’épidémie à Canton, nous avons mis les deux choses ensemble et nous nous sommes dit, OK, peut-être est-ce cela qui va causer une pandémie.

Peiris, entretien, 7 octobre 2007

Face à l’échec de la prophétie de Shortridge, les microbiologistes de Hong Kong adoptèrent deux stratégies dont la tension a bien été mise en scène par le journaliste Karl Taro Greenfeld dans son récit de la crise du SRAS. Malik Peiris inocula avec du sérum de SRAS des lignées de cellules de singe jusqu’à identifier un coronavirus – famille de virus peu létale chez les humains.

Ce que Peiris voyait dans son microscope était un paysage de cellules devenues sauvages, repliées en auto-défense, certaines avec un cytoplasme tordu, leurs mitochondries liquéfiées, leurs noyaux déclinant en lançant des morceaux de protéines brisées.

Greenfeld 2006 : 223

L’analogie avec la description des volailles sur les marchés est frappante, mais ici le spectacle de la mort est simulé au microscope, ce qui conduit Greenfeld à écrire : « Rien ne rend plus heureux un virologue que d’observer la mort de cellules en bonne santé » (idem). Une telle découverte n’est nullement le fruit du hasard mais résulte, d’un avis unanime recueilli par le journaliste, de la capacité de Peiris à traquer les virus dans des cellules. « Son regard attentif semblait presque prédateur, qu’il évalue un étudiant répondant à un examen ou qu’il devine quel virus se développe dans une lignée cellulaire » (ibid. : 33).

Peiris développa ensuite au Centre Pasteur de l’Université de Hong Kong un programme de recherche et d’enseignement montrant comment les virus comme la grippe aviaire, le SRAS et la dengue parviennent à contourner les cellules sentinelles du système immunitaire pour déclencher une réaction inflammatoire appelée « tempêtes de cytokines » (Peiris 2009). Cette hypothèse, qui a d’abord suscité le scepticisme de la communauté des virologues, est de plus en plus acceptée pour expliquer la létalité du virus H5N1. Celui-ci, selon Peiris, se comporterait comme un étranger qui, n’étant pas à sa place, ne saurait pas comment communiquer avec le système immunitaire et déclencherait en retour des signaux de panique. Cette hypothèse immunologique a des conséquences politiques, puisqu’elle enjoint de ne pas intervenir trop massivement contre un nouveau virus mais de moduler la réponse en fonction de l’intensité des signaux.

Si vous prenez le virus de grippe humain, il a développé un certain nombre de protéines qui modulent la réponse de l’hôte pour la garder sous contrôle. Mais si vous avez un virus adapté aux oiseaux qui arrive chez les humains, il n’a jamais appris cette idée de modulation, ou du moins il modulait la réponse du poulet mais pas celle de l’humain. Donc lorsque vous avez des virus qui sautent d’une espèce à une autre, ils ne connaissent pas les règles, parce qu’ils ne sont pas arrivés à un équilibre avec l’hôte.

Peiris, entretien, 7 octobre 2007

Alors que Peiris a développé le « côté humain » de la recherche sur le SRAS, son collègue Guan Yi en a exploré le « côté animal » (Greenfeld 2006 : 211). Né dans le Jiangxi, formé aux États-Unis par Robert Webster, il fut recruté par Kennedy Shortridge en 1997 à Hong Kong pour surveiller les mutations de la grippe sur les porcs dans les abattoirs. Lors de la crise du SRAS, il franchit la frontière avec la Chine pour faire des prélèvements sur les marchés de Canton. Il découvrit que le coronavirus identifié par Peiris était présent sur la civette masquée, un rongeur consommé dans la médecine chinoise traditionnelle pour le traitement des maladies respiratoires, ce qui conduisit les autorités chinoises à l’abattage et à l’interdiction de ce rongeur. Il put ensuite montrer que les chauve-souris étaient le réservoir pour le virus du SRAS du fait de la grande diversité de leurs espèces et de leur cohabitation dans des grottes. La possibilité pour Guan Yi de traverser la frontière entre Hong Kong et la Chine du fait de sa nationalité chinoise le conduisit à s’identifier aux virus dans ses communications publiques.

Au cours de ses recherches sur les grippes animales, il aimait s’imaginer comme un virus. C’était un tour rhétorique qu’il utilisait dans ses conférences, surtout avec ses collègues de Chine continentale. « J’aime bien ma nouvelle maison. Je peux occuper une autre cellule. Je peux me reproduire. Je suis un virus heureux ».

Greenfeld 2006 : 212

Guan Yi développa en effet un programme de classification des virus de la grippe à partir des bases de données virales disponibles en ligne, comme GenBank®. En regardant les arbres phylogénétiques qu’il construit, on peut visualiser les cassures évolutionnaires (drift) et les goulets d’étranglement (bottlenecks) qui favorisent les passages de frontières d’espèces par les virus de grippe.

À partir de la prophétie de Shortridge, Peiris et Guan ont développé des techniques divinatoires différentes pour anticiper les pandémies : la lignée cellulaire pour Peiris, qui conduit à voir dans la mort d’une cellule le signe de la mort de l’organisme tout entier, et la ligne phylogénétique pour Guan, qui met en évidence l’évolution du virus à travers les niches évolutionnaires qu’il parvient à occuper. En ce sens, Peiris et Guan sont passés d’une pensée mythique classant les territoires en fonction des risques d’exposition aux animaux, à une pratique intensive de simulation des passages de frontières d’espèces. Tous deux équipèrent la prophétie de Shortridge de dispositifs portatifs du laboratoire vers les fermes, les marchés et les abattoirs, de façon à transformer le territoire de Hong Kong en sentinelle pour les pandémies de grippe. La crise du SRAS, alors qu’elle semblait infirmer la prophétie de Shortridge, montra la nécessité de surveiller les virus de grippe dans leur réservoir animal, puisqu’elle confirma le scénario général d’un virus passant des animaux aux humains avec des effets imprévisibles sur les systèmes immunitaires. Shortridge, Peiris et Guan publièrent ainsi un article sur les leçons du SRAS en 2003 dans lequel ils écrivaient :

Les études sur l’écologie de l’influenza conduites à Hong Kong depuis les années 1970, dans lesquelles Hong Kong a fonctionné comme un poste de sentinelle pour la grippe, ont indiqué qu’il serait possible, pour la première fois, de faire de la préparation à la grippe au niveau du terrain aviaire (to do preparedness for flu on the avian level).

Shortridge et al. 2003 : 70

Le terme de preparedness fait référence à des débats dans le domaine de l’anticipation des catastrophes en l’insérant dans le champ de l’écologie des maladies infectieuses pour justifier la surveillance du réservoir aviaire de la grippe. Il faut donc aborder ces débats pour comprendre comment il généralise les pratiques de divination mises en place à Hong Kong autour de la grippe aviaire.

Généalogie des techniques de préparation aux catastrophes

Comment la surveillance des virus de grippe chez les oiseaux est-elle devenue une des techniques majeures d’anticipation des menaces environnementales, au point de donner à la pandémie un rôle central dans l’imaginaire de la mondialisation ? Andrew Lakoff (2008, 2017) a proposé une généalogie de la notion de preparedness qui en fait saisir la singularité lorsqu’elle s’applique aux questions de santé publique. L’idée selon laquelle il faut se préparer à une pandémie de grippe aviaire s’est imposée à l’Organisation Mondiale de la Santé en 2005, notamment lorsque Margaret Chan en est devenue directrice après avoir géré les crises du H5N1 et du SRAS à la tête de l’administration de la santé à Hong Kong, et lorsque le virus H5N1 est arrivé en Europe, conduisant le gouvernement américain à commander des antiviraux contre la grippe (Tamiflu® et Relenza®). Elle a connu un sérieux revers lorsqu’un virus de grippe H1N1 apparu sur des porcs au Mexique en 2009 a été déclaré pandémique par l’OMS, conduisant à une commande massive de vaccins par les États pour un virus qui s’est finalement avéré moins létal que ce qui était redouté. Si la préparation aux pandémies de grippe aviaire s’est mondialisée après avoir été mise en place à Hong Kong après 1997, c’est qu’elle transférait vers des virus qui circulent de façon mondiale – du fait des déplacements des oiseaux sauvages et domestiques ainsi que des personnes humaines – une technique d’anticipation mise en place au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale pour les attaques nucléaires. On retrouve en effet dans les plans de préparation à une attaque nucléaire de la défense civile américaine les mêmes techniques que celles mises en place à Hong Kong pour la grippe aviaire : des sentinelles (animaux, humains ou artefacts) permettant de détecter de façon précoce les signes d’une menace invisible, des exercices de simulation de la catastrophe suivant des scénarios du pire cas, et des espaces de stockage de denrées de première urgence comme des équipements antiradiations ou des médicaments. Selon Lakoff, ces techniques de préparation ont été transférées à la fin de la Guerre froide des milieux de la défense civile vers ceux de la gestion des risques (all-hazard management) concernant aussi bien les attaques terroristes que les catastrophes naturelles (ouragans, inondations) ou les épidémies.

La préparation marque, selon Lakoff, un basculement dans les formes d’anticipation de l’avenir. La prévention a été mise en place dans les États au XIXe siècle à partir de la connaissance statistique de leurs populations. On pouvait alors déterminer pour une maladie la probabilité de son occurrence en fonction de la position de l’individu dans l’espace social. La vaccination fut imposée par les États pour les maladies infectieuses les plus répandues afin d’établir une immunité partagée sur son territoire, en comparant les risques de la maladie à ceux de la vaccination (Moulin 1996). Mais elle fut mise en échec à la fin des années 1970 lorsqu’à la suite de l’éradication de la variole par une campagne de vaccination mondiale coordonnées par l’OMS, de nouvelles maladies infectieuses apparurent, comme le virus Ébola ou le VIH/Sida, pour lesquelles aucun vaccin n’était disponible. Il fallait alors se préparer à de nouvelles pandémies en lançant l’alerte depuis les lieux où les virus émergent pour les éradiquer avant qu’ils ne passent aux humains.

Cette nouvelle stratégie a conduit à des débats sur la préemption aux États-Unis et sur la précaution en Europe. Dans le cadre de la « guerre globale contre le terrorisme », la préemption peut être définie comme une intervention visant à nettoyer un territoire avant que l’ennemi ne s’y déclare (Cooper 2006). On a ainsi vu Kennedy Shortridge décrire l’abattage des volailles à Hong Kong en 1997 comme une mesure de préemption. En Europe, au contraire, les abattages de bovins qui ont lieu au même moment sont justifiés par le principe de précaution. Selon ce raisonnement, si le risque alimentaire ne peut pas être évalué du fait des incertitudes sur le pathogène introduit dans la chaîne de production, il faut abattre l’ensemble d’un troupeau : « Je dois, par précaution, imaginer le pire possible » (Ewald 1996 : 386).

La précaution agit sur des processus qui ont une existence actuelle ou possible avant l’intervention, sur la base d’une menace déterminée de façon empirique. La préemption est différente : elle agit sur des menaces qui n’ont pas encore émergé de façon déterminée, et se justifie sur la base d’une potentialité indéterminée.

Massumi 2007 : 14

La préemption et la précaution peuvent ainsi être décrites comme des techniques prophétiques visant à faire apparaître une menace future pour la conjurer en établissant un espace des possibles par une intervention. La préparation, telle qu’elle a été pratiquée par Peiris et Guan dans les mesures sur la grippe aviaire à Hong Kong, suit une logique différente : elle conçoit la menace comme une mauvaise communication entre les vivants, et vise à moduler les réponses dans un champ virtuel de signes. La préemption et la précaution restent prises dans les calculs de probabilité qui sont caractéristiques de la logique de prévention, même si elles les poussent à leurs limites, puisqu’elles visent à conjurer une menace future. La préparation transforme au contraire cette menace en occasion de produire un savoir sur les êtres invisibles qui peuplent l’environnement, de façon à concevoir par l’imagination une coexistence avec eux.

Par contraste avec la précaution, la préparation ne prescrit pas d’éviter l’événement menaçant, mais suppose plutôt que l’occurrence de l’événement n’est pas évitable et génère un savoir sur ses conséquences potentielles par des pratiques imaginatives comme la simulation et le scénario.

Lakoff 2017 : 19

Comme Lakoff décrit les formes de rationalité permettant de planifier l’avenir, notamment pour les experts en santé publique chargés de stocker et distribuer les vaccins et les médicaments contre la grippe, il est moins attentif aux relations entre les vivants que ces formes de rationalité transforment. Je reprends donc son hypothèse contrastant prévention et préparation, en considérant préemption et précaution comme des formes intermédiaires ou hybrides, mais je l’appuie sur une ethnographie des relations entre humains et non-humains en partant, non de l’écriture de scénarios, mais de l’usage des sentinelles. Il me semble en effet qu’alors que la vaccination repose sur des logiques pastorales – l’État adaptant la protection de sa population à la connaissance des risques face à une menace infectieuse – les sentinelles reposent davantage sur une logique cynégétique, puisque la surveillance conduit à prendre sur les menaces infectieuses le point de vue des pathogènes lorsqu’ils franchissent les barrières d’espèce. C’est un des sens de l’expression « chasseurs de microbes », forgée par Paul de Kruif en 1926 pour désigner les grands fondateurs de la bactériologie, et reprise depuis une trentaine d’années pour décrire la recherche des virus émergents dans des zones supposées sauvages (Moulin 2012 ; Wolfe 2012). Pour le dire dans le langage de Philippe Descola (2005), alors que la prévention repose sur une ontologie analogiste, en recourant notamment au sacrifice pour stabiliser les êtres en période de crise, la préparation repose sur une ontologie animiste, puisqu’elle permet au virologue de s’imaginer à la place du pathogène.

Les sentinelles, au lieu d’exclure les non-humains du collectif comme le fait l’abattage préventif, les incluent dans l’imagination d’une coexistence modulée entre pathogènes et hôtes. Ainsi les oiseaux conçus comme porteurs de signes d’extinction d’espèce – la leur ou la nôtre – ne sont plus perçus comme menaçants mais comme renvoyant à des catastrophes environnementales sur des temporalités variables, de la pandémie au réchauffement climatique en passant par les perturbateurs endocriniens (Keck et Lakoff 2013). On pourrait alors expliquer la force illocutoire des énoncés sur la grippe pandémique, non par le fait qu’ils invoquent une menace future pour la conjurer, sur le mode du mythe ou de la prophétie, mais plutôt par le fait qu’ils réintroduisent dans les sociétés pastorales l’imagination morale des sociétés de chasseurs, ce qui est un des effets de la divination.