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J’existe, et j’ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe et à laquelle je suis forcé d’acquiescer.

Jean-Jacques Rousseau, Profession de foi du vicaire savoyard

Les perceptions sensorielles comme symbolique du monde

Le corps est la condition humaine du monde, ce lieu où le flux incessant des choses s’arrête en significations précises ou en ambiances, se métamorphose en images, en sons, en odeurs, en textures, en couleurs, en paysages, etc. Le corps est d’emblée une intelligence du monde, une théorie vivante appliquée à son environnement. Cette connaissance sensible inscrit l’individu dans une continuité avec le monde qui l’entoure. Les mille perceptions qui émaillent la vie quotidienne se font sans la médiation approfondie du cogito, elles s’enchaînent comme naturellement dans l’évidence du rapport au monde. Dans son milieu accoutumé, l’individu est rarement en position de rupture ou d’incertitude, il glisse sans encombre dans les méandres sensibles de son environnement familier. L’existence est odeur, sons, bruits, images, saveurs, toucher, sensations subtiles du dehors et du dedans, etc. Elle est aussi douleur, fatigue, sensations pénibles ou indéfinissables (Le Breton 1995). Une profusion sensorielle de chaque instant fait sens et oriente la relation au monde.

Il n’y a pas, sur une autre rive, un monde que nous pourrions percevoir avec distance sans être imprégné de ses émanations et qu’un observateur indifférent pourrait décrire en toute objectivité. Il n’y a de monde que de chair. Impossible pour un homme de ne pas être en permanence changé et transformé par l’écoulement sensoriel qui le traverse. Le monde est l’émanation d’un corps qui le traduit en termes de perceptions et de sens, l’un n’allant pas sans l’autre. Le corps est un filtre sémantique. Nos perceptions sensorielles, enchevêtrées à des significations, dessinent les limites fluctuantes de l’environnement où nous vivons. La sensation de soi est immédiatement et en permanence une sensation des choses. La chair est toujours d’emblée une pensée du monde, une manière pour l’acteur de se situer et d’agir à l’intérieur d’un environnement intérieur et extérieur qui fait toujours plus ou moins sens pour lui, et qui autorise en outre la communication avec ceux qui partagent plus ou moins sa conception du monde. Elle se trame à l’intérieur de sa condition sociale, culturelle, de genre, son histoire personnelle et son attention à l’environnement.

La chose ne peut jamais être séparée de quelqu’un qui la perçoit, elle ne peut jamais être effectivement en soi parce que ces articulations sont celles mêmes de notre existence et qu’elle se pose au bout du regard ou au terme d’une exploration sensorielle qui l’investit l’humanité.

Merleau-Ponty 1945 : 370

Et l’on sait avec quelle vigueur Merleau-Ponty dénonce ce qu’il nomme le « préjugé du monde objectif » (ibid. : 71).

Le rapport au monde n’est donc pas seulement une question de pensée, mais aussi de sens. Le monde apparaît sous la forme du sensible. Il faudrait rappeler avec David Hume ou John Locke, et bien d’autres philosophes, qu’il n’est rien dans l’esprit qui ne soit d’abord passé par les sens. Avant la pensée, et pourtant toujours mêlée à elle, il y a les sens. On ne peut dire avec Descartes « je pense donc je suis », et expédier les sens comme d’inépuisables sources d’erreurs ou comme des scories n’ayant qu’un statut mineur dans la relation au monde, mais plutôt « je sens, donc je suis ». Autre manière de poser que la condition humaine n’est pas toute spirituelle, mais d’abord corporelle. Entre la chair de l’homme et la chair du monde, nulle rupture, mais une continuité sensorielle toujours présente qui répond simultanément à une continuité de significations.

Les perceptions sensorielles paraissent l’émanation de l’intimité la plus secrète du sujet, mais elles n’en sont pas moins socialement et culturellement façonnées. L’expérience sensorielle et perceptive du monde s’instaure dans la relation réciproque entre le sujet et son environnement humain et écologique. À l’origine de toute existence humaine, autrui est la condition du sens. L’éducation, l’identification aux proches, les jeux du langage qui nomment les saveurs, les couleurs, les sons, etc. façonnent la sensibilité et instaurent une aptitude à échanger avec l’entourage sur ses ressentis en étant relativement compris par les membres de sa communauté. L’expérience des aveugles de naissance qui découvrent tardivement la vision après une opération de la cataracte est révélatrice des apprentissages infinitésimaux qui paraissent couler de source mais sont malgré tout le fait d’un apprentissage. Ces hommes ou ces femmes dont les yeux s’ouvrent soudain sur le monde sont incapables de comprendre et d’organiser ce qu’ils voient. Les formes, les distances, la profondeur, les dimensions n’ont aucun sens. Ils se heurtent (au sens fort du terme) à un chaos qui les terrifie, et il leur faudra des mois pour l’apprivoiser. Il faut apprendre à voir, et non seulement ouvrir les yeux. Ce que l’enfant non affecté de cécité fait dans l’évidence (au sens étymologique du terme). Comme l’écrit avec lucidité Diderot :

C’est à l’expérience que nous devons la notion de l’existence continuée des objets, c’est par le toucher que nous acquérons celle de leur distance ; il faut peut-être que l’oeil apprenne à voir, comme la langue à parler ; il ne serait pas étonnant que le secours d’un sens fût nécessaire à l’autre […]. C’est l’expérience seule qui nous apprend à comparer les sensations avec ce qui les occasionne.

Diderot 1984 : 190

Certains des aveugles décrits par Van Senden (1960) sont soulagés de retomber dans la cécité et de ne plus avoir à se battre contre le visible. Ils découvrent avec effarement l’immensité du monde qui les entoure comme une insupportable profusion dont ils pensent ne jamais savoir se débrouiller. Tant qu’ils n’ont pas intégré les codes, les nouveaux voyants demeurent aveugles aux significations du visuel, ils ont retrouvé la vue mais non son usage. Certains refusent même d’ouvrir les yeux et continuent comme autrefois à se mouvoir à l’aide du toucher, de l’ouïe, des sensations thermiques, kinesthésiques, olfactives (Le Breton 2006).

L’expérience perceptive d’un groupe se module à travers la succession des échanges avec les autres. Des discussions, des apprentissages spécifiques, modifient ou affinent les perceptions qui ne sont jamais figées dans l’éternité mais toujours ouvertes sur l’expérience et liées à une relation présente au monde. À tout instant, il est loisible de se défaire des routines sensorielles pour entrer dans d’autres apprentissages, élargir la finesse de son regard, de ses perceptions chromatiques, de sa gustation, de sa tactilité, s’ouvrir à d’autres musiques, d’autres sonorités, etc. Une modeste expérience d’oenologie par exemple dévoile en quelques jours une infinité de nuances sensorielles que l’individu ne soupçonnait guère dans son verre de vin.

Avant la pensée ou l’action, il y a toujours les sens et le sens, une manière pour l’acteur d’être traversé par son environnement de manière compréhensive. Parfois en revanche, le symbolique ne suture pas assez le réel, de l’innommé surgit, du visible, de l’audible, impossibles à définir et qui incitent à tenter de comprendre. L’individu l’interroge, ou bien il recourt à des spécialistes pour mieux identifier la sensation qui le trouble : le médecin précise la douleur ou la gêne éprouvée, le musicien explicite un rythme qui paraît discordant, le cuisinier introduit à la subtilité d’un plat, l’historien d’art décline les différentes modalités du bleu (Pastoureau 2002). Même s’il y a trop à voir, à entendre, à goûter, à toucher, ou sentir, en un mot trop de choses à comprendre, la plupart du temps la vie se poursuit justement dans l’indifférence de ce qui n’a pas été perçu, à moins que la curiosité ne porte l’acteur à plus d’attention.

Les nécessités de l’existence individuelle appellent la négligence d’une profusion de données sensorielles afin de rendre la vie moins pénible. La dimension du sens évite le chaos. Les perceptions sont justement la conséquence du tri effectué sur l’écoulement sensoriel qui baigne l’homme. Elles glissent sur les choses familières sans leur prêter attention tant qu’elles ne déparent pas le tableau, elles s’absorbent dans l’évidence même si l’individu est parfois en peine de les nommer avec précision, mais il sait que d’autres sont en mesure de tenir un discours à leur propos. On se satisfait de voir un « oiseau » ou une « bonne odeur », mais l’amateur pourrait identifier la mésange et la saison des amours, ou le jardinier un eucalyptus. La catégorisation est plus ou moins lâche. Elle enveloppe plus ou moins les choses ou les événements dont l’individu se contente s’il ne souhaite pas produire d’efforts de compréhension supplémentaire.

Le foisonnement du monde n’est pas équivalent au foisonnement du langage, toujours les perceptions sont en dette de ce qu’elles pourraient percevoir. L’individu échoue à se saisir de tout, et telle est sa chance. Il y a toujours trop à voir, à entendre, à sentir, à goûter ou à toucher, et au-delà encore, le réel n’est jamais pour l’individu qu’un théâtre de projections de significations qui ne se contente pas de percevoir, mais d’abord de concevoir, c’est-à-dire de le découper en schèmes visuels, olfactifs, gustatifs, tactiles, auditifs. Au-delà encore, une conception du monde portée par une culture, et émiettée en chacun de ses membres, ne cesse de dessiner une frontière entre le visible et l’invisible, l’olfactif et l’inodore, le goût et l’insipide, l’audible et l’inaudible, le tactile et l’insensible. Les désaccords de perception ne sont pas seulement des conflits d’interprétation, ils traduisent aussi des désaccords de monde.

Les perceptions sensorielles dessinent un monde de significations et de valeurs, un monde de connivence et de communication entre les hommes en présence et leur milieu. Face au monde, l’homme n’est jamais un oeil, une oreille, une main, une bouche ou un nez, mais un regard, une écoute, un toucher, une gustation ou une olfaction, c’est-à-dire une activité. À tout instant, il institue le monde sensoriel où il baigne en un monde de sens et de valeur. La perception n’est pas l’empreinte d’un objet sur un organe sensoriel, mais une activité de connaissance diluée dans l’évidence ou fruit d’une réflexion, une pensée par corps en prise sur le flux sensoriel qui baigne l’individu en permanence. La perception n’est pas coïncidence avec les choses, mais interprétation. Ce n’est pas le réel que les hommes perçoivent, mais déjà un monde de significations. Tout homme chemine dans un univers sensoriel lié à ce que son histoire personnelle a fait de son éducation.

Les sens ne sont pas « fenêtres » sur le monde, « miroirs » offerts à l’enregistrement des choses en toute indifférence aux cultures ou aux sensibilités, ce sont des filtres qui retiennent dans leur tamis ce que l’individu a appris à y mettre ou ce qu’il cherche justement à identifier en mobilisant ses ressources. Les choses n’existent pas en soi, elles sont toujours investies d’un regard, d’une valeur qui les rend dignes d’être perçues. La configuration et la limite de déploiement des sens appartiennent au tracé de la symbolique sociale. Nous sommes immergés dans un environnement qui n’est rien d’autre que ce que nous percevons. Il n’y a donc jamais d’illusions des sens, car le monde n’est pas différent de ce qui est perçu, même si les exigences de l’existence appellent souvent une correction de leurs messages en fonction du possible. L’homme voit, entend, sent, goûte, touche, éprouve la température ambiante, perçoit la rumeur intérieure de son corps et, par là même, il fait du monde une mesure de son expérience, il le rend communicable aux autres immergés comme lui au sein du même système de références sociales et culturelles. La perception est avènement du sens. Ne serait-ce que pour dire son embarras devant un son mystérieux ou un goût indéfinissable.

Face à l’infinité des sensations possibles à tout instant, une société définit des manières particulières d’établir des sélections en posant entre elle et le monde le tamisage de significations, de valeurs, procurant à chacun les orientations pour exister dans le monde et communiquer avec son entourage. Ce qui ne signifie pas que les différences ne démarquent pas les individus entre eux, même à l’intérieur d’un groupe social de même statut. Les significations qui s’attachent aux perceptions sont empreintes de subjectivité : trouver un café sucré ou l’eau de la mer plutôt froide, par exemple, suscite parfois un débat qui montre que les sensibilités des uns et des autres ne sont pas exactement homologables sans nuances, même si la culture est partagée par les acteurs.

L’hégémonie de la vue

Toute culture implique une certaine intrication des sens, une manière de sentir le monde que chacun nuance de son style personnel. Nos sociétés occidentales valorisent de longue date l’ouïe et la vue, mais en leur donnant une valeur parfois différente, et en conférant peu à peu à la vue une supériorité qui éclate dans le monde contemporain. Un vocabulaire visuel ordonne les modalités de la pensée dans diverses langues européennes. Voir c’est croire, comme le rappellent des formules courantes. « Il faut le voir pour le croire », « Je le croirai quand je l’aurai vu », etc. « Ah, mon oreille avait entendu parler de toi, dit Job, mais maintenant mon oeil a vu ». « Je vois » est synonyme de « Je comprends ». Voir « de ses propres yeux » est un argument sans appel. Ce qui « saute aux yeux », ce qui est « évident », ne se discute pas. Dans la vie courante, pour être perçue comme vraie, une chose doit d’abord être accessible à la vue. Voir vient du latin videre issu de l’indo-européen veda : « Je sais », d’où dérivent des termes comme évidence (ce qui est visible), providence (pré-voir selon les inclinations de Dieu). La teoria est la contemplation, une raison détachée du sensible, même si elle y puise son premier élan. Spéculer vient de speculari : voir. Une série de métaphores visuelles qualifie la pensée à travers notamment le recours à la notion de clarté, de lumière, de luminosité, de perspective, de point de vue, de vision des choses, de vue de l’esprit, d’intuition, de réflexion, de contemplation, de représentation, etc. L’ignorance, à l’inverse, sollicite des métaphores traduisant la disparition de la vue : l’obscurité, l’aveuglement, la cécité, la nuit, le flou, le brouillard, le brumeux, etc.

L’usage courant de l’expression « vision du monde » pour désigner un système symbolique propre à une société traduit l’hégémonie de la vue dans nos sociétés occidentales, sa valorisation qui fait qu’il n’y a de monde que d’être vu. « Essentiellement, écrit W. Ong, quand l’homme technologique moderne pense à l’univers physique, il pense à quelque chose susceptible d’être visualisé, ou en termes de mesures et de chartes visuelles. L’univers est pour nous quelque chose dont on peut essentiellement dresser une image » (Ong 1969 : 636). L’hégémonie de la vue sur les autres sens n’imprègne pas seulement la technique, mais également les relations sociales. Au début du siècle, déjà, G. Simmel observe que « les moyens de communications modernes offrent au seul sens de la vue, de beaucoup la plus grande partie de toutes les relations sensorielles d’homme à homme, et cela en proportion toujours croissante ce qui doit changer du tout au tout la base des sentiments sociologiques généraux » (Simmel 1981 : 230). La ville est une ordonnance du visuel, et une prolifération du visible. La première vigilance du passant ou des autres usagers des trottoirs ou des rues est de voir autour de soi sous peine de périr. La nécessité n’est pas moins vitale pour l’automobiliste. S’il ferme les yeux un instant il n’en sortira pas indemne, ni ceux qui se trouvaient sur son passage.

La pénétration de l’oeil n’a cessé de s’accentuer. Jusque dans les années soixante, rappelle J. Ellul, l’image était une simple illustration d’un texte, le discours l’emportait, l’image venait le servir (1981 : 130). Dans les années soixante déjà, germe l’idée qu’« une image vaut mille mots ». « L’âge de l’information s’incarne dans l’oeil », dit I. Illich (2004 : 196). Nous voyons moins le monde sous nos yeux que les innombrables images qui en rendent compte à travers des écrans de toutes sortes : télévision, cinéma, ordinateur, ou journaux. Les images prennent le pas sur le réel et soulèvent la redoutable question de l’original. Si le réel n’est plus que l’image, cette dernière devient elle-même l’original. Même si elles sont sans cesse manipulées pour servir des fins intéressées. Les objets eux-mêmes sont produits comme images à travers l’importance grandissante de leur design. Même le corps n’échappe plus à la nécessité de se faire image, logo, afin que l’individu soigne son look, en mette plein la vue (Le Breton 2002).

La vue exerce un ascendant sur les autres sens dans nos sociétés, elle est la première référence. L’anthropologue des sens doit s’en méfier en priorité dans ses observations, ses concepts, sa méthodologie. L’une de ses tâches est bien de briser les routines de sens qui guident sa perception du monde pour s’ouvrir à l’altérité des autres manières de le sentir et de le penser (Howes 2003, 2004 ; Le Breton 2006). Mais d’autres sociétés, plutôt que de « vision » du monde, parleraient de « gustation », de « tactilité », d’« audition » ou d’« olfaction » du monde pour rendre compte de leur manière de penser ou de sentir leur relation aux autres et à l’environnement. Les Tzolil par exemple organisent leur univers à travers des indices thermiques. Des variations symboliques du chaud ou du froid introduisent à une connaissance globale de leur environnement (Classen 2004 : 148 et seq.). Pour les Kaluli de Papouasie-Nouvelle Guinée qui vivent dans une épaisse forêt tropicale la clé de leur société tient à une cosmologie acoustique (Feld 1982). Les anciens habitants des Andes entendent leur univers en termes sonores (Classen 1993). Pour les Ongee des îles Adaman, la texture et les mouvements de monde, incluant les hommes qui le composent, se trament dans un symbolisme olfactif (Pandya 1993 ; Classen 2004 : 153 et seq.). Ces conceptions sensorielles du monde sont des cosmogonies complexes qu’il est dérisoire de résumer, car elles intègrent par ailleurs d’autres modalités sensorielles, elles n’ont rien de commun avec celles qui se rencontrent dans nos sociétés occidentales. Elles en ébranlent même les fondements, en dépaysant absolument toutes nos représentations et nos usages à travers une radicale altérité qui force à une traduction et suscite une inévitable forme de réduction (sinon de trahison). Mais l’anthropologie pour le meilleur d’elle-même est vouée à être une entreprise de traduction des cultures. « Les cultural studies les plus élaborées, dit David Howes, sont celles qui mettent en évidence les théories indigènes de la perception » (2004 : 6).

Une culture détermine un champ de possibilités du visible et de l’invisible, du tactile et de l’intouchable, de l’olfactif et de l’inodore, de la saveur et de la fadeur, du pur et du souillé, etc. Elle dessine un univers sensoriel particulier, les mondes sensibles ne se recoupent pas, car ils sont aussi des mondes de significations et de valeurs. Chaque société élabore ainsi un « modèle sensoriel » (Classen 1997) particularisé, bien entendu, par les appartenances de classe, de groupe, de génération, de genre, et surtout l’histoire personnelle de chaque individu, sa sensibilité particulière. Venir au monde, c’est acquérir un style de vision, de toucher, d’ouïe, de goût, de sentir propre à sa communauté d’appartenance. Les hommes habitent des univers sensoriels différents. L’anthropologue est l’explorateur de ces différentes couches de réalité qui s’enchevêtrent. Les perceptions sensorielles sont des relations symboliques au monde. Si l’ensemble des hommes de la planète dispose du même appareil phonatoire, ils ne parlent pas la même langue. De même si la structure musculaire et nerveuse ou l’équipement sensoriel sont identiques, cela ne présage en rien des usages culturels auxquels ils donnent lieu. D’une société humaine à une autre, les hommes éprouvent sensoriellement les événements à travers des répertoires culturels différenciés qui se ressemblent parfois, mais ne sont pas identiques.

La perception est une prise de possession symbolique du monde, un déchiffrement qui situe l’homme en position de compréhension à son égard. Le sens n’est pas contenu dans les choses comme un trésor caché, il s’instaure dans la relation de l’homme avec elles, et dans le débat noué avec les autres pour leur définition, dans la complaisance ou non du monde à se ranger dans ces catégories. Sentir le monde est une autre manière de le penser, de le transformer de sensible en intelligible. Le monde sensible est la traduction en termes sociaux, culturels et personnels d’une réalité inaccessible autrement que par ce détour d’une perception sensorielle d’homme inscrit dans une trame sociale. Il se donne à l’homme comme une inépuisable virtualité de significations.

Synesthésie

Dans la vie courante, nous sommes dans l’expérience sensible du monde. Tous les sens sont en permanence en activité, tous enchevêtrent leurs informations dans la conduite de l’existence. L’individu ne s’étonne pas de sentir le vent sur son visage en même temps qu’il voit ployer les arbres sur son chemin. La rivière qui était devant ses yeux, il s’y baigne soudain et en ressent la fraîcheur après la chaleur du jour, il hume le parfum des fleurs avant de se coucher sur le sol pour dormir tandis qu’au loin une église sonne le début de l’après-midi. Les sens concourent ensemble à rendre le monde cohérent et habitable. Les perceptions sensorielles le mettent au monde, mais il en est le maître d’oeuvre. Ce ne sont pas ses yeux qui voient, ses oreilles qui entendent ou ses mains qui touchent, il est tout entier dans sa présence au monde et les sens se mêlent à tout instant dans le sentiment qu’il a d’exister. Même quand le regard se dérobe, les cris de l’enfant qui s’éloigne hors de la maison le rendent toujours visible.

On ne peut isoler les sens pour les examiner l’un après l’autre qu’à travers une opération de démantèlement de la saveur du monde. Et tel est d’ailleurs une difficulté épistémologique de l’anthropologie des sens, celle de prendre en compte le jeu simultané des sens et, si le chercheur en isole un, de ne pas omettre ses liens avec les autres sens. Dans sa Lettre sur les sourds et les muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent, Diderot invente une fable à ce propos :

Ce serait à mon avis une société plaisante que celle de cinq personnes dont chacune n’aurait qu’un sens ; il n’y a pas de doute que ces gens-là ne se traitassent tous d’insensés ; et je vous laisse à penser avec quel fondement […]. Au reste, il y a une observation singulière à faire sur cette société de cinq personnes dont chacune ne jouirait que d’un sens ; c’est que par la faculté qu’elles auraient d’abstraire, elles pourraient toutes êtres géomètres, s’entendre à merveille, et ne s’entendre qu’en géométrie.

Diderot 1984 : 237

Le monde ne se donne qu’à travers la conjugaison des sens, en isoler l’un ou l’autre revient en effet à faire de la géométrie, non plus de l’anthropologie. Les perceptions ne sont pas une addition d’informations identifiables à des organes des sens enfermés dans leur frontière. Il n’y a pas d’appareils olfactif, visuel, auditif, tactile ou gustatif prodiguant séparément leurs données, mais une convergence entre les sens qui sollicite leur action commune.

Ouverture au sens et aux sens

Si nous nous mélangeons dans des réciprocités d’action, cela vient avant tout de ce que nous réagissons par les sens les uns sur les autres. Tandis qu’en général, ceci a été adopté comme un fait évident, ne nécessitant pas de discussions ultérieures, une considération plus rigoureuse montre que ces échanges de sensations ne se bornent aucunement à n’être qu’une base et une condition commune aux relations sociales, mais que chaque sens fournit d’après son caractère spécifique des renseignements caractéristiques pour la construction de l’existence collective, et qu’aux nuances de ses impressions correspondent des particularités, des relations sociales.

Simmel 1981 : 225

L’anthropologie des sens repose sur l’idée que les perceptions sensorielles ne relèvent pas (ou pas seulement) d’une physiologie ou d’une psychologie, mais d’abord d’une orientation culturelle laissant une marge à la sensibilité individuelle. Les perceptions sensorielles forment un prisme de significations sur le monde, elles sont modelées par l’éducation et mises en jeu selon l’histoire personnelle de chaque individu. Ce sont les ressources de sens de l’individu qui découpent son monde en schèmes de compréhension et d’action. Dans une même communauté, elles varient d’un individu à l’autre, mais elles s’accordent à peu près sur l’essentiel. Au-delà des significations personnelles insérées dans une appartenance sociale, du fait d’être un homme ou une femme, un enfant ou un vieillard, etc., se dégagent des significations plus larges, des anthropo-logiques qui réunissent des hommes de sociétés différentes dans leur sensibilité au monde (Le Breton 2006).