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Introduction

On ne conçoit donc pas ici l’étranger au sens déjà abordé plusieurs fois du vagabond, qui vient un jour et repart le lendemain, mais de celui qui vient un jour et reste le lendemain – pour ainsi dire le vagabond potentiel qui, bien qu’il ne pousse pas plus loin son voyage, n’a pas entièrement surmonté l’absence d’attaches de ses allées et venues.

Simmel 2013 [1908] : 663

C’est ainsi que Georg Simmel, philosophe et sociologue allemand, a amorcé son argument dans le texte « Excursions sur l’Étranger » en 1908. Pour Simmel, l’Étranger, était d’abord le symbole emblématique du cosmopolitisme des grandes villes qui recevaient par millions des personnes attirées par les zones de production industrielle. Cependant, l’Étranger était aussi le migrant qui transite entre pays pour des raisons volontaires ou forcées. Dans les deux cas de figure, les travaux de Simmel proposent une réflexion originale sur la mobilité spatiale et la place de l’Autre dans la cité. Les réflexions de Simmel ont inspiré plusieurs penseurs importants du XXe siècle, comme Hannah Arendt, Alfred Schutz et Albert Camus. Elles ont aussi trouvé résonance dans la pensée fondatrice de l’École de Chicago, école de renom dans l’histoire des sciences sociales, dont les travaux phares se sont échelonnés de 1915 à 1940, notamment sous les plumes d’intellectuels de Robert E. Park, Albion Small, Ernest Burgess et Louis Wirth. Croisant des études migratoires et des études urbaines, le thème de l’Étranger était au coeur de leurs travaux.

Les enseignements de l’École de Chicago ainsi que de la pensée originale de Simmel sont encore pertinents aujourd’hui, près d’un siècle plus tard. Bien que les contextes internationaux et nationaux aient radicalement changé depuis ce temps, avec la globalisation, la mobilité accrue des populations et le développement des réseaux numériques, les travaux classiques de Simmel et de l’École de Chicago offrent un fondement solide pour revisiter le thème de l’Étranger à la lumière des enjeux interculturels qui marquent l’espace urbain aujourd’hui. Cet article propose de revenir sur cet héritage. La première partie se concentrera sur des travaux sélectionnés de Georg Simmel et de l’École de Chicago portant sur la figure de l’Étranger. Dans la seconde, leurs contributions seront revues à travers l’étude de cas de la ville de Montréal, et notamment l’analyse de récits de personnes immigrantes. Les récits, recueillis dans le cadre d’un projet de recherche mené auprès de familles immigrantes d’origine maghrébine, portent un regard sur les hauts et les bas de leur établissement à Montréal. Ce regard subjectif nous invite à réfléchir sur le sens à donner à la figure de l’Étranger dans la cité aujourd’hui.

De Simmel à l’École de Chicago : métropoles, migrants et relations interculturelles

Penseur important en sciences sociales au tournant du XXe siècle, Georg Simmel s’intéressait à la dynamique des relations sociales entre individus et groupes dans les sociétés industrielles. C’est aussi cette sociologie générale qui informe ses réflexions sur des thèmes plus spécifiques comme la ville et l’Étranger.

Simmel et la Métropole

La ville était un thème de prédilection pour de nombreux intellectuels contemporains de Simmel, tels Ferdinand Tönnies et Max Weber[1]. C’est dans un texte intitulé Métropoles et Mentalité, d’abord publié en 1903, que Simmel précise ses propres réflexions à ce sujet[2]. Selon Simmel, la ville du début du XXe siècle se différencie d’autres types de formations sociales, comme la famille, la société féodale ou encore la cité grecque, par la nature des interactions entre les individus qui y résident. La ville « moderne » se définirait surtout par une plus grande distance dans les relations sociales, notamment le caractère impersonnel et anonyme des interactions. Cette distance sociale est le résultat de la rationalisation des modes de production qui favorise un mode de vie effréné, marqué par un très grand individualisme. Paradoxalement, cette vision impersonnelle de la ville n’est pas considérée seulement d’un oeil négatif par Simmel. Si les relations sociales sont plus distantes dans la ville moderne, celle-ci permettrait aussi certaines libertés :

[…] la grande ville gagne une valeur tout à fait nouvelle dans l’histoire mondiale des mentalités. Le XVIIIe siècle trouvait l’individu retenu par des liens d’ordre politique et agraire, corporatif et religieux, qui lui faisaient violence et qui avaient perdu tout sens. Ces oppressions imposaient à l’homme, pour ainsi dire, une forme « non naturelle » et des inégalités depuis longtemps injustifiées. C’est dans cette situation qu’est né l’appel à la liberté et à l’égalité – la foi dans la pleine liberté de mouvement de l’individu dans les rapports sociaux et intellectuels [...].

Simmel 2004 [1903] in Grafmeyer et Joseph 2004 : 76

Ainsi, la cité moderne de Simmel était à la fois un lieu de contraintes et d’opportunités, une dualité que l’on retrouve également dans sa conception de l’Étranger.

L’Étranger de Simmel

C’est dans l’histoire du peuple juif que la figure de l’Étranger chez Simmel prend sens. Comparant les similarités à cet égard dans les travaux de Max Weber et de Simmel, Raphaël commente :

Ils estimaient que c’était la situation du Juif tout au long de l’histoire et tout particulièrement dans la société contemporaine qui posait avec une acuité toute particulière le problème de l’altérité, de la tension entre l’unique et l’universel.

Raphaël 1986 : 63

Si le peuple juif était l’archétype de l’Étranger, la figure en elle-même présente néanmoins des traits généralisables à de multiples contextes et populations. L’essentiel de la réflexion de Simmel sur l’Étranger se trouve dans un court texte de cinq pages intitulé « Excursions sur l’Étranger »[3], publié en 1908 dans son livre Soziologie…. Rammstedt (1994) suggère que plusieurs interprétations contemporaines de la figure de l’Étranger chez Simmel se sont limitées au seul texte « Excursions sur l’Étranger », sans prendre en compte l’argument général du livre. De fait, l’ensemble du livre apporte un éclairage plus riche sur cette figure qui est souvent évoquée dans la littérature sur les migrations internationales (Rammstedt 1994 ; Chaouite 1997 ; Germain 1997 ; Streiff-Fénart 2006).

L’Étranger de Simmel, tel que défini dans la citation en introduction au présent article, est l’individu qui décide de rester, mais qui n’a pas abandonné sa liberté de mouvement. Il est toujours un voyageur potentiel avec des attaches ailleurs. Toutefois, Simmel se garde bien de définir l’Étranger seulement par sa mobilité spatiale : « le rapport à l’espace n’est que d’un côté la condition, et de l’autre le symbole des rapports aux hommes » (Simmel 2013 [1908] : 663). Ce n’est donc pas le rapport à l’espace qui est déterminant dans l’analyse de Simmel, mais plutôt les interactions entre les individus et les groupes. L’Étranger se trouve dans la position paradoxale d’être à la fois membre du groupe majoritaire et extérieur au groupe. Dans les termes de Simmel, il est à la fois « proche » et « lointain », ses relations avec le groupe majoritaire oscillant entre proximité et distance.

Dans la sociologie générale de Simmel, les relations de proximité et de distance forment une paire. L’une n’existe pas sans l’autre. La proximité réfère aux diverses formes d’affinités qui s’établissent entre les groupes dans les interactions au quotidien : « L’Étranger nous est proche dans la mesure où nous sentons entre lui et nous des similitudes nationales ou sociales, professionnelles ou simplement humaines » (Simmel 2013 [1908] : 666). Cependant, cette proximité est souvent partielle. L’Étranger est accepté dans le groupe, mais pas toujours en toute égalité :

Même dans les rapports intimes de personnes à personnes, l’étranger a beau déployer toutes les séductions et toutes les qualités possibles : aux yeux de l’autre, il ne sera pas un « possesseur de sol », tant qu’on verra justement en lui un étranger.

Simmel 2013 [1908] : 664

Ces relations d’altérité entre l’Étranger et le groupe majoritaire seraient davantage renforcées durant des périodes de crise sociale où l’Étranger constitue souvent le bouc émissaire : « Depuis toujours, dans tous les soulèvements, le pouvoir agressé affirme qu’une agitation d’origine extérieure a été attisée par des émissaires et trublions de l’étranger » (Simmel 2013 [1908] : 665). De par sa relation d’intériorité-extériorité avec le groupe majoritaire, l’Étranger n’est jamais en dehors de tout soupçon. Au-delà de ses qualités individuelles, il se trouve souvent enfermé dans la catégorie générale de l’Étranger : « C’est pour cette raison que les étrangers ne sont pas vraiment perçus comme des individus, mais comme les étrangers d’un certain type » (Simmel 2013 [1908] : 667).

Donc, au-delà des affinités et proximités, les relations de distance accompagnent toujours la figure de l’Étranger. Cette distance peut signifier une simple absence de contacts significatifs, sans animosité ou agressivité particulière. Dans ce cas, les groupes cohabitent l’espace de la ville, mais les interactions entre eux sont peu fréquentes. Cependant, les relations de distance peuvent aussi révéler des formes d’exclusion plus importantes, que Simmel aborde dans sa sociologie générale par les thèmes de domination et subordination. L’étranger, dans ce cas, est celui qui est assujetti à l’autorité du groupe majoritaire et qui subit les humiliations rattachées à son statut de subordonné. Toutefois, Simmel précise que la subordination n’est jamais totale. Même dans une relation de subordination, l’individu détient presque toujours une certaine marge de manoeuvre : « Jusque dans les rapports d’assujettissement les plus écrasants et les plus cruels, il reste toujours une part considérable de liberté personnelle » (Simmel 2013 [1908] : 162). Ces arguments rappellent l’importance, pour Simmel, de tenir compte du statut d’acteur dans toute analyse de la figure de l’Étranger. Selon Simmel, le positionnement particulier de l’Étranger en tant que membre intérieur-extérieur du groupe peut lui conférer une certaine « liberté » de s’engager ou non dans une relation. On retrouve donc cette même dualité entre contrainte et opportunités évoquée dans sa conception des interactions dans la métropole moderne. Ainsi, toute analyse simmelienne de la figure de l’Étranger doit nécessairement poser la question des relations de proximité et de distance, de contraintes à la liberté et d’opportunités nouvelles.

L’École de Chicago : sur les traces de Simmel

Les réflexions de Simmel ont laissé une marque indéniable sur les écrits des membres de l’École de Chicago. Même si Simmel n’avait pas connu lui-même l’essor de l’École dont le fondement a suivi son décès en 1918, il avait enseigné à deux de ses membres : Robert E. Parks et Albion Small. Axés principalement sur l’étude des populations marginalisées, les travaux de l’École de Chicago s’intéressaient aux effets croisés de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la migration (Réa et Tripier 2008). Durant la première moitié du vingtième siècle, Chicago était un terrain fertile pour ce type d’observation. Maurice Halbwachs, dans un article paru en 1932, offre un portrait particulièrement saisissant de cette ville dont la population a augmenté de 4 479 à 3 373 753 personnes entre 1840 et 1930 (Halbwachs [1932] in Grafmeyer et Joseph 2004). Cette croissance phénoménale, qui surpasse le taux de croissance de la ville de New York à la même époque, est grandement attribuable au développement économique et industriel de la ville. Jusqu’à la fin des années 1920, Chicago est une ville prospère où les opportunités en emploi constituent une force d’attraction significative pour des travailleurs venant de partout, tant d’autres villes américaines que d’autres pays. En 1920, 29,8 % de la population de Chicago est née à l’étranger, 42,3 % est issue de la deuxième génération d’immigration et seulement 27,9 % est considérée « américaine » (dont 4 % constituée de personnes noires fuyant les États du Sud) (Halbwachs [1932] in Grafmeyer et Joseph 2004).

C’est précisément ce lien entre croissance urbaine et renouvellement populationnel qui a inspiré les travaux des membres de l’École, les amenant à concevoir la ville comme un « laboratoire social », pour reprendre l’expression de Park (1929)[4]. Les chercheurs se sont intéressés notamment aux transformations de la ville et des relations entre les habitants, produisant une série d’études empiriques au cours des années 1920[5]. Malgré la diversité des populations étudiées, les travaux partageaient une parenté conceptuelle, s’inscrivant dans un modèle d’écologie urbaine développé principalement par Park, Burgess et McKenzie dans The City (1925). Inspiré du modèle darwinien de l’écologie végétale et animale, le modèle de l’écologie urbaine était utilisé par Park et al. (1925) pour expliquer, entre autres, l’insertion spatiale des communautés immigrantes à Chicago, notamment leur distribution dans les différents secteurs de la ville et leur mobilité spatiale dans le temps. Tandis que les nouveaux immigrants avaient tendance à habiter les secteurs moins nantis et plus près des zones industrielles et de transport, les immigrants plus anciens cherchaient à s’installer dans des zones périphériques à la ville. Selon le modèle d’écologie urbaine, cette distribution spatiale est le fruit d’un double processus de compétition et de proximité culturelle. Dans le premier cas, les différents groupes dans la ville s’engagent dans des relations de compétition liées à l’accès et au contrôle des ressources essentielles comme le travail, le logement, et la proximité aux services et institutions. Quant au deuxième processus, il réfère plutôt à la tendance des individus à se regrouper au sein de certains secteurs en fonction de traits partagés et d’intérêts communs.

Le Ghetto de Wirth : illustration-type des travaux de l’École de Chicago

L’une des meilleures illustrations empiriques des processus de compétition et de proximité culturelle se trouve dans les travaux de Louis Wirth, notamment dans la version publiée de sa thèse, réalisée sous la direction de Robert Park. Intitulée Le Ghetto (Wirth 1928), l’oeuvre trace l’historique du phénomène du ghetto, tout en tirant des leçons pour une analyse qui serait généralisable à différents époques et contextes. Historiquement le terme ghetto désigne le quartier juif d’une ville, phénomène qui aurait débuté vers 70 A.C. avec la diaspora juive. Selon Wirth, il s’agissait d’abord d’un ghetto volontaire, dans le sens que les familles juives s’établissaient dans des secteurs spécifiques des villes européennes pour des raisons communautaires : partage d’une histoire, langue et valeurs communes, préservation de coutumes et traditions, préparation de la nourriture cachère, développement de lieux de prière. On voit dans cet exemple les processus de proximité culturelle à l’oeuvre. Cependant, le ghetto « volontaire » était aussi une manifestation de la distance sociale entre peuples chrétiens et juifs qui, à l’exception d’échanges commerciaux, avaient peu d’interactions entre eux. Cette distance sociale a été renforcée au Moyen Âge avec l’institutionnalisation du ghetto comme aire d’habitation obligatoire des juifs dans plusieurs villes européennes, comme Francfort, que Wirth présente comme étude de cas spécifique. Ce ghetto obligatoire représentait l’officialisation d’une ségrégation spatiale imposée par la communauté chrétienne en guise de « protection », car les personnes juives étaient alors accusées de tous les maux, notamment d’être à l’origine de mouvements hérétiques, de la peste noire et de l’empoisonnement des puits des chrétiens. Entouré d’une enceinte, le Ghetto était barré la nuit et il était interdit pour les habitants juifs de quitter le secteur le dimanche et les jours de fêtes chrétiennes.

Selon Wirth, le ghetto obligatoire a peut-être cessé d’exister dans les villes du XXe siècle, mais le phénomène sociologique du ghetto a traversé le temps : « Les préjugés du monde extérieur ont rétabli le mur du ghetto qui, pour être moins visible peut-être qu’auparavant n’en est pas moins réel » (Wirth 1980 [1928] : 285). Le ghetto moderne, pour reprendre ses termes, constitue l’exemple par excellence de la distribution spatiale des groupes immigrants dans l’espace urbain, qu’il illustre dans la ville de Chicago :

Les juifs [...] sont entraînés vers le ghetto pour les mêmes raisons qui poussent les Italiens à vivre dans une « Little Sicily », les Noirs dans un « Black Belt » et les Chinois dans des « Chinatowns ». Les différentes aires qui composent la communauté urbaine attirent le type de population dont le statut économique et les traditions culturelles sont le mieux adaptés aux caractéristiques physiques et sociales de chacune d’elles.

Wirth 1980 [1928] : 290

Au-delà du partage culturel évoqué dans ce passage, le ghetto moderne représentait aussi « l’isolement » des groupes minoritaires « engendré par l’absence de communication entre des langues, des coutumes, des sentiments, des traditions et des formes sociales différentes » (Wirth 1980 [1928] : 289-290). Poussant l’argument un peu plus loin, il évoque brièvement les rapports de force comme étant à l’origine de cette absence communicationnelle :

Les relations qui existent entre les deux groupes dans des exemples de ce genre sont, d’ordinaire, des relations d’extériorité. Les problèmes sont résolus par des règlements et des lois, non par le contact personnel et la discussion directe. Si ces deux groupes, à savoir le plus grand et le plus petit, celui qui domine et celui qui est dominé, sont capables de vivre, d’une manière ou d’une autre, dans une telle proximité, c’est précisément parce qu’ils se limitent à de simples relations extérieures.

Wirth 1980 [1928] : 289-290

Malgré l’allusion dans le passage aux relations d’extériorité entre un groupe « qui domine » et un autre « qui est dominé », cette dimension demeure relativement peu élaborée dans les écrits de Wirth ou ceux des autres membres de l’École de Chicago. Suivant la logique du darwinisme social qui sous-tend le modèle d’écologie humaine, la distribution des groupes dans l’espace urbain résulterait plutôt d’un processus « naturel » de compétition et d’une recherche d’équilibre social. L’interaction entre les groupes et les relations d’extériorité sont certes mentionnées, mais l’analyse spatiale prédomine sur l’analyse sociale et on retient surtout l’image de groupes qui s’insèrent différemment dans la ville, relégués chacun à leur espace.

Immigration et espace montréalais : Les influences de l’École de Chicago

Au cours des années, les écrits de l’École de Chicago ont inspiré plusieurs études de l’espace urbain montréalais. Montréal se serait différenciée de la majorité des grandes villes nord-américaines par une double ségrégation ethnique, c’est-à-dire une distribution spatiale marquée d’abord par l’appartenance linguistique des communautés francophone et anglophone et, au cours du temps, par l’établissement de nombreuses communautés immigrantes sur le territoire de la ville (Guay 1978 ; Lavigne et al. 1995). Selon Levine (1990), la ségrégation spatiale des communautés francophones et anglophones était une réalité bien visible dans l’espace montréalais déjà en 1860, avec 68 % des secteurs de l’ouest de la ville occupés par les Canadiens anglais et 69 % des secteurs de l’est, par les Canadiens français. C’est la rue Saint-Laurent, affectueusement appelée The Main par les Montréalais, qui a longtemps divisé ces deux solitudes, en plus d’avoir servi d’important corridor d’accueil pour de nombreux nouveaux immigrants à partir de la fin du XIXe siècle. La proximité des lieux potentiels d’emploi, facteur clé pour l’École de Chicago, est aussi l’une des principales raisons évoquées pour expliquer la distribution spatiale des nouveaux arrivants à Montréal durant cette période. Ainsi, les personnes provenant de l’Europe centrale et de l’est se sont établies le long de la rue Saint-Laurent où le travail était abondant dans les manufactures et les commerces. À partir de 1840, les Irlandais se sont installés en grand nombre dans les secteurs de Griffintown et de Pointe Saint-Charles, quartiers à proximité de chantiers importants liés à la construction du pont Victoria, du port de Montréal et du chemin de fer. À la fin du XIXe siècle, les immigrants chinois, tout comme les personnes noires provenant des États-Unis et des Caraïbes, étaient également embauchés comme main-d’oeuvre au service des compagnies ferroviaires. Leurs secteurs de résidence respectifs, le quartier chinois et la Petite Bourgogne, s’y trouvaient à proximité. Plus tard, après la Deuxième Guerre mondiale, des flux importants de personnes originaires de l’Europe du sud, notamment de l’Italie, du Portugal et de la Grèce, s’établissaient dans les axes de la rue Saint-Laurent et de l’avenue du Parc où ils travaillaient dans le secteur manufacturier, dans la construction et dans la restauration (Lavigne et al. 1995 ; L’Autre Montréal 1999 ; CIM 2013). Au fil du temps, ces quartiers historiques d’accueil se sont transformés. Les deuxième et troisième générations d’immigrants ont connu non seulement une mobilité spatiale, surtout vers les banlieues, mais aussi une mobilité sociale (Foggin et Polèse 1976 ; Blanc 1986 ; Veltman et al. 1987). Bien qu’il existe encore des secteurs associés à des communautés spécifiques aujourd’hui, la plupart des nouveaux quartiers d’accueil sont plutôt caractérisés par la diversité de leurs populations. Parmi les quartiers d’accueil, on retrouve notamment Parc-Extension, Côte-des-Neiges, Bordeaux-Cartierville, Saint-Michel–Saint-Léonard et Brossard (CIM 2013).

En présentant l’histoire de l’immigration à travers la géographie de la ville, ces travaux font un clin d’oeil intéressant à la tradition instaurée par l’École de Chicago. Ils nous renseignent peu, par contre, sur la dynamique des interactions dans la ville. Pourtant, comme le rappellent Arcand et Germain, « la ville c’est surtout un terrain sur lequel se côtoient des cultures dominantes ou dominées, majoritaires ou minoritaires » (Arcand et Germain 2015 : 3). Germain (1997) insiste justement sur l’importance des travaux de Simmel pour saisir cette dynamique. Dans une enquête portant sur la sociabilité dans des quartiers multiethniques à Montréal, elle conclut qu’il y a généralement une cohabitation pacifique entre les groupes dans ces quartiers, sans qu’il y ait nécessairement des rapprochements importants. La figure de l’Étranger serait donc en quelque sorte apprivoisée dans ces quartiers où la diversité fait partie intégrale des interactions au quotidien. Depuis la période couverte par l’enquête de Germain (1992-1993), plusieurs événements significatifs ont marqué l’imaginaire montréalais en ce qui a trait aux relations interculturelles ; par exemple, les attentats terroristes à New York en 2001, la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables en 2008 et, plus récemment, les débats entourant la Charte des valeurs québécoises en 2014. Dans ce contexte marqué par des crises sociales, la figure de l’Étranger refait surface et nous invite à reconsidérer l’héritage laissé par Simmel et l’École de Chicago.

L’Étranger dans la cité : étude de cas de familles maghrébines à Montréal

Pour Simmel et l’École de Chicago, la figure de l’Étranger était calquée en grande partie sur l’expérience des personnes juives comme cibles d’exclusions et de préjugés. Aujourd’hui, dans le contexte post-2001, ce sont plus souvent les personnes d’origine maghrébine qui ont pris la place de l’Autre dans la cité, même si les Maghrébins sont loin de représenter un groupe homogène. De fait, l’étiquette « maghrébine » englobe une grande diversité d’appartenances, sur le plan tant de la nationalité d’origine que de la religion et du statut socio-économique (Bochra 2015a, 2015b). L’histoire de l’immigration maghrébine à Montréal est relativement récente : elle débute à la fin des années 1950 avec l’arrivée de juifs sépharades et, à partir des années 1990, se caractérise plutôt par l’arrivée de personnes principalement musulmanes (Azdouz 2014).

En 2011, on recense 134 900 personnes d’origine maghrébine au Québec, dont la majorité (90,1 %) habitait la région métropolitaine de recensement de Montréal (MIDI 2014). C’est dans le secteur Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension que l’on retrouve le quartier dénommé « Le Petit Maghreb », quartier marqué par une concentration importante à la fois de personnes et de commerces maghrébins (CIM 2013 ; Bochra 2015a, 2015b). Malgré cette concentration, les personnes d’origine maghrébine sont plutôt réparties dans différents secteurs de la ville, les secteurs les plus prisés étant Saint-Léonard (12,4 %), Ahuntsic-Cartierville (12,2 %), Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grace (11,6 %), Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension (11,1 %), Saint-Laurent (8,9 %) (MIDI 2014). En 2011, plus de la moitié (51,6 %) des personnes d’origine maghrébine détient une formation universitaire, comparativement à 23,3 % de la population générale. Ce sont aussi des personnes francophiles, la plupart (96,2 %) ayant une excellente maîtrise du français (MIDI 2014). Malgré ce capital social important, généralement perçu comme un atout pour l’intégration, il s’agit d’une « communauté » souvent stigmatisée dans l’espace public (Renaud et al. 2002 ; Bouchard et Taylor 2008 ; Helly 2011) et qui vit une intégration socioprofessionnelle particulièrement difficile (Arcand et al. 2009 ; Montgomery et al. 2009 ; Boudarbat et Boulet 2010). À titre indicatif, en 2011 le taux de chômage des personnes d’origine maghrébine frôlait les 17 %, versus 7 % pour la population générale (MIDI 2014).

Dans le cadre d’un projet portant sur l’expérience migratoire des familles maghrébines[6], nous avons recueilli des récits de vingt familles provenant d’Algérie (7), Maroc (9) et Tunisie (4), installées à Montréal depuis moins de dix ans. Empruntant aux approches biographiques, la recherche invitait les participants à raconter leurs parcours migratoires à partir d’un récit structuré autour de différents thèmes liés à l’expérience migratoire (Montgomery et al. 2011 ; Montgomery 2014). Chaque famille a été rencontrée à deux ou trois reprises, pour un total de six à huit heures de narration, ce qui a permis d’élaborer des récits en profondeur. Durant ces séances, les familles ont abordé une diversité de sujets pertinents à la figure de l’Étranger dans la cité, comme leurs perceptions de la ville et des quartiers d’habitation, de la première période d’installation à Montréal et de leurs relations avec ceux qu’ils désignent comme des « Québécois francophones »[7].

Les familles rencontrées dans le cadre du projet se situent bien dans le portrait descriptif décrit plus haut. Elles sont fortement scolarisées, francophones et dans les âges pour participer activement au marché d’emploi. La majorité des familles se sont établies dans les secteurs pluriethniques de Montréal-Nord, Saint-Michel, Bordeaux-Cartierville, Ville Saint-Laurent, Côte Saint-Luc et Côte-des-Neiges. Pour certains, cette mixité populationnelle constituait un critère important dans la sélection d’un quartier de résidence. De fait, les familles étaient plus attirées par des quartiers marqués par la présence de plusieurs groupes immigrants que par des quartiers plus homogènes. Cette préférence pour des quartiers mixtes fait écho aux processus de proximité culturelle décrits par l’École de Chicago. Cependant, ce n’est pas tant le partage d’une origine commune qui a favorisé cette recherche de proximité que le fait de partager une expérience commune de vie, c’est-à-dire d’avoir connu la migration et tous les défis qui y sont rattachés. Ces raisons sont évoquées dans le récit de Jasmine et Mourad :

[…] quand on a trouvé différentes ethnies, ça nous a aidés, on ne se sent pas seuls. [...] Les gens des différentes ethnies, j’aime bien les Chinois, ça nous a aidés. On ne se sent pas seuls. On ne se sent pas étrangers dans ce pays. Ça, c’est un point positif pour le Canada. C’est un point positif, j’avoue. […] Il y a un mélange […]. Au marché vous ne sentez pas que vous êtes seuls, vous sentez que vous êtes chez vous. Ça, c’est un point positif.[8]

Les exemples de proximité dans les relations abondent dans les récits. Plusieurs participants ont bénéficié d’une aide dans la première période d’installation, que ce soit par des proches résidants déjà à Montréal, des nouveaux voisins ou encore des personnes rencontrées tout à fait par hasard. Nedjma et Zinedine, par exemple, ont bénéficié de l’aide d’un ami qui leur avait loué un appartement même avant qu’ils arrivent à Montréal. Dès leur première nuit, ils avaient déjà, comme le suggère Nedjma, leur « chez nous », et ont été aidés tout au long du processus d’installation. Pour d’autres, comme Landalou, c’est plutôt une personne rencontrée de façon spontanée dans le métro qui a été sa bouée de sauvetage dans une période où il se sentait plutôt désemparé par sa situation d’immigrant. Alors qu’il était seul à son arrivée, cette personne lui a apporté une aide précieuse pour s’installer. Les exemples d’entraide et de solidarité dépassent la première période d’installation. De fait, plusieurs ont évoqué la générosité des personnes, des proches dans certains cas et des inconnus dans d’autres, qui les ont aidé dans la recherche de logement et de meubles, pour effectuer les démarches administratives liées à immigration et à l’inscription scolaire ou encore à la recherche d’emploi, et leur ont apporté un soutien moral et de l’aide ponctuelle sous diverses formes[9]. Une fois installés, plusieurs ont, à leur tour, offert de l’aide à d’autres nouveaux immigrants récemment arrivés à Montréal.

Les relations de proximité ne sont pas limitées à l’espace de la ville. Dans les récits des participants, il est clair que les relations s’étendent bien au-delà des confins de Montréal pour investir aussi l’espace transnational d’appartenance. De fait, tous les participants maintiennent une communication régulière avec les proches vivant à l’étranger, que ce soit dans le pays d’origine ou d’autres réseaux transnationaux, comme le suggère le récit d’Assia :

Avec mes parents et mes frères et soeurs, bien certains frères et soeurs, que j’appelle souvent, ce sont mes deux tantes que j’appelle le plus souvent. [Q : D’accord. Tous les combien de temps à peu près ?] Chaque mois, sûr. […] S’il y a un événement, on participe. Toute ma famille. S’il y a un événement et une naissance, un examen réussi, on participe à la collecte [de l’argent] de la famille. Parce que chez nous on fait une collecte puis je suis comme … Je suis le mouvement. [Q : Mais comment tu es au courant quand il se passe quelque chose ?]. Ah ! Parce que je pose des questions. Non, non, parce que je suis de près les activités […].

Chez les familles rencontrées, les réseaux de proximité sont composés principalement de compatriotes vivant au Québec ou à l’international, ainsi que d’autres personnes immigrantes. Ces relations sont décrites comme étant plus ouvertes et plus faciles, le partage d’une histoire ou d’une expérience commune d’immigration étant des atouts pour l’établissement et le maintien des liens. Par contre, les relations avec les québécois francophones sont décrites avec plus d’hésitation. La plupart des participants disent avoir généralement de bonnes relations avec les québécois francophones, qu’ils côtoient surtout dans le milieu de travail, mais aussi parfois dans d’autres activités du quotidien. Cependant, ces relations sont décrites comme étant plus distantes. C’est la perception, par exemple, de Yasmine et Rafiq qui avancent que « les gens sont un peu distants [...] chacun dans son coin », tout en insistant que cette distance n’est pas un trait spécifique des relations au Québec, mais reflète plutôt les façons de faire dans les sociétés occidentales en général. Lilitchka abonde dans le même sens, en suggérant que les gens au Québec ont une « mentalité américaine », qu’elle décrit par le fait de courir partout « pour le travail, pour l’argent, pour tout ». Lorsqu’elle a fait le choix d’un quartier de résidence, elle a évité les quartiers francophones « qui sont un petit peu réticents, où les gens sont un petit peu distants ».

Les relations de distance, comme le suggère Simmel, peuvent aussi être indicatives de l’exclusion. Bien que la plupart des participants affirment ne pas avoir vécu d’expériences personnelles de racisme ou discrimination, ce n’est pas le cas de tous. Assia, par exemple, a été la cible de propos racistes dans un restaurant où une femme lui a crié : « Retournez chez vous, sale Arabe ! ». La gêne était palpable dans la salle et Assia a quitté sans même terminer son repas. D’autres ont vécu des situations difficiles dans leur recherche de travail ou dans les relations avec les collègues. Jasmine cherchait un travail comme femme de chambre dans un hôtel. À un endroit, elle a été refusée parce qu’elle porte le foulard. L’une des personnes responsables pour l’embauche lui aurait dit que le foulard posait un risque pour la sécurité au travail et qu’elle serait mieux de chercher un emploi dans un hôtel arabe où, semble-t-il, il n’y aurait pas de risques pour la sécurité au travail. Lorsqu’elle a proposé de porter un bonnet pour couvrir ses cheveux, plutôt qu’un foulard, sa demande a été refusée. Même si elle ne pouvait pas prouver qu’il s’agissait véritablement de la discrimination, ces soupçons l’ont mise très mal à l’aise.

Malgré le fait que les expériences directes d’exclusion ne soient pas nombreuses dans les récits, il demeure qu’elles sont à la fois choquantes et déshumanisantes. Surtout, les participants ont évoqué le sentiment important de malaise relié au fait de se sentir ciblés comme communauté. Farida, par exemple, se questionne sur l’étiquetage de sa communauté dans les débats publics, comme celui portant sur les accommodements raisonnables : « Je ne sais pas pourquoi ils disent toujours “Musulmans”, il n’y a pas que nous, les musulmans ». La distance sociale évoquée ici fait écho au rapport Bouchard-Taylor (2008) sur les accommodements raisonnables qui conclut à une crise de perceptions au sein de la population québécoise.

Sans se focaliser sur ce malaise et des actes d’exclusion, les participants nourrissent une perception généralement positive par rapport à leur migration au Québec. En effet, la majorité soulignent l’attrait que représente le Québec pour la réalisation de leurs projets personnels, familiaux ou professionnels. Pour Leyla, l’immigration était une façon d’accéder à plus de liberté :

Ici, la première chose que j’ai appréciée ici, c’est que chacun vit et mène sa vie comme il le veut. Il n’y a pas la mentalité où je te juge parce que toi tu as fait ça, ou par exemple tu as fait ça donc toi tu es comme ça […]. C’est ce que j’ai apprécié ici. C’est la tranquillité d’esprit.

Nedjma et Zinedine font valoir aussi l’importance des valeurs québécoises comme les libertés d’expression, de religion et de sexe, ainsi que le respect de la diversité culturelle. Pour Landalou, ces libertés sont intimement liées aux « possibilités d’évoluer au sein de la communauté, de faire des choses ». Le vrai problème au Québec, suggère Landalou, n’est pas tant l’exclusion, mais plutôt le manque de communication :

Je te dis, je peux bien critiquer l’esprit des Québécois, mais c’est des gens qui sont quand même accueillants, qui sont quand même d’une grande ouverture. C’est des gens qui sont en mutation. Ils sont en train de… Ils sont en crise d’identité même. Les accommodements raisonnables c’est une crise d’identité religieuse et sociale. Mais je ne peux pas affirmer que c’est une société raciste, c’est bien au contraire, c’est une société qui accueille les immigrants. Mais, il y a un problème de communication et de connaissance de l’autre.

Ainsi, les récits mettent en évidence que l’insertion des immigrants dans la ville est teintée à la fois par des expériences d’inclusion et d’exclusion. La préférence des participants pour les quartiers pluriethniques et leur insertion dans des réseaux d’appartenance locaux et transnationaux sont juxtaposées au peu de contacts avec les Québécois francophones et les incidents d’exclusion. Les observations de Simmel et de l’École de Chicago, évoquées dans les sections précédentes, sont-elles toujours d’actualité pour comprendre ces manifestations de l’interculturel dans la cité ?

Discussion

Non seulement le nombre de personnes mobiles a augmenté de façon significative depuis le début du siècle dernier, mais les grandes villes ont radicalement changé. La diversité n’est pas l’exception, mais plutôt la norme dans la majorité des métropoles occidentales. À cet égard, Montréal ne fait pas figure à part. Son histoire et sa géographie témoignent des nombreux groupes qui y sont installés. On aurait pu penser que le partage de l’espace urbain au cours de l’histoire rendrait l’interculturel un fait banal. Or, le contexte récent de l’immigration maghrébine, comme le suggèrent les récits présentés, nous montre à la fois les possibilités et les limites de la ville interculturelle. Ces thèmes étaient au centre des préoccupations de l’École de Chicago et, plus tôt encore, de Georg Simmel. Pour revenir vers les objectifs du départ, on peut se demander à quel point leurs écrits demeurent pertinents pour comprendre les phénomènes interculturels aujourd’hui, presqu’un siècle plus tard.

L’École de Chicago, pour laquelle la ville est un laboratoire social, nous a légué une curiosité intellectuelle pour comprendre la ville comme espace de vie qui porte l’empreinte des populations qui y vivent. Leurs travaux nous permettent de voir la ville non pas comme un espace singulier, mais plutôt comme une superposition d’espaces pluriels. Dans l’espace montréalais contemporain, les quartiers ethniques ne sont plus les mêmes que ceux décrits par Wirth, dans le sens qu’aujourd’hui il y a peu de quartiers identifiés à une seule communauté immigrante. Les quartiers d’accueil des nouveaux immigrants se démarquent plutôt par la mixité des origines. Le partage est donc moins axé sur une nationalité et une histoire communes, que sur le fait d’avoir connu la migration et les défis de l’établissement dans un nouveau pays. Nous avons là des indices du processus de proximité culturelle décrit par les membres de l’École. Plus grande facilité de contact, aide ponctuelle dans le processus d’établissement et soutien moral font partie des atouts des quartiers pluriethniques soulignés par les participants. Si, pour nos participants, les contacts sont plus fréquents avec des compatriotes et d’autres personnes immigrantes, la relative absence de contacts significatifs avec les québécois francophones concorde bien avec les relations d’extériorité décrites dans le modèle de l’écologie urbaine.

Jusqu’ici, les observations résonnent bien avec la conception de la ville proposée par l’École de Chicago, soit d’une mosaïque de secteurs et de populations caractérisés par des similarités et distingués par des différences. Cette conception nous permet de comprendre la ville d’une perspective spatiale où les espaces urbains portent les marques de leurs habitants. Cependant, ces observations nous renseignent moins sur la nature des relations ou sur les malaises ressentis par les participants. Comment penser la situation de la communauté maghrébine comme communauté stigmatisée, plus encore que d’autres communautés immigrantes ? Sur ces points, les travaux de l’École de Chicago sont moins convaincants. Les relations de distance sont peu élaborées dans leurs écrits, à l’exception d’allusions aux processus de compétition entre les groupes qui sont peu explicitées. Or, ces processus apparaissent comme s’ils faisaient partie de l’ordre naturel des choses, comme s’ils étaient normalisés et inévitables, ce qui n’est pas sans rappeler les ancrages du modèle de l’écologie humaine dans le darwinisme social.

C’est sur le thème des relations entre les groupes que les écrits de Simmel se démarquent de ceux de l’École de Chicago. Pour lui, c’est dans l’analyse des relations de proximité et de distance que la figure de l’Étranger prend sens. Or, la forme de ces relations n’est pas fixe ou prédéterminée, mais évolue selon les situations et les contextes rencontrés. Ainsi, le migrant, qu’il soit d’origine maghrébine ou autre, peut être étiqueté par sa différence, mais peut tout autant s’identifier et être identifié par des affinités et des opportunités. L’Étranger de Simmel, c’est aussi celui qui garde les attaches de « ses allées et venues » (Simmel 1913 [1908] : 663). Cette métaphore du voyageur a une résonance particulière en ce XXIe siècle où la globalisation et les technologies de l’information et de la communication favorisent les mobilités physiques et virtuelles. L’individu s’investit dans de multiples espaces, qu’ils soient géographiques (quartier, ville, pays d’origine, autres pays diasporiques) ou virtuels (réseaux numériques), locaux ou transnationaux. Au sein de ces espaces, il navigue constamment entre les relations de proximité et de distance. C’est notamment dans les situations de crise ou de tension sociale que les relations de distance peuvent apparaître sous une forme plus tranchée : la figure de l’Étranger est alors associée au statut du « trublion » (pour reprendre les termes de Simmel), ou de menace potentielle. Cependant, la subtilité de l’analyse simmelienne fait en sorte que l’Étranger n’est pas enfermé à toujours dans ce statut. Nos répondants, par exemple, ne se perçoivent pas comme des victimes, mais évaluent plutôt positivement leur migration à Montréal, tout en dénonçant les dérives de certains débats publics et les expériences d’exclusion. C’est ainsi que l’analyse simmelienne permet de comprendre la ville interculturelle sous des angles différents, à la fois comme espace de convivialité et de rencontres, et comme espace de tensions et de malaises. La cité interculturelle, aujourd’hui comme hier, semble toujours symboliser ce mouvement entre le proche et le lointain, lieu de contraintes et d’opportunités.