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Dans cette chanson, je parle de sentiments d’oppression et de préjugés, de se faire amener dans un endroit où on est des moins que rien. En anglais, vous pouvez simplement le dire, « oppression ». Mais quand vous dites « sunaungitutau Kattalaukugut » en inuktitut, ça veut dire beaucoup de choses différentes, allant des sévices sexuels à la violence corporelle, en passant par les abus émotionnels et toutes sortes d’oppressions que vous avez subies. La personne à qui vous transmettez le message comprend ce que c’est que d’être rabaissée, ce qu’étaient ces oppressions. Les Inuit le savent. Les Inuit l’ont vécu.

Nora Ford, communication personnelle, 28 décembre 2010, Nain, Nunatsiavut

Le passage ci-dessus est tiré d’un entretien avec Nora Ford, une aînée inuit, et concerne une chanson qu’elle a écrite – Imminik Aulatsiligutta (« Quand nous gérons nos propres affaires »)[1] –, laquelle est fréquemment jouée à OKâlaKatiget, la radio communautaire de Nain, au Labrador. Ses paroles traduisent les effets émotionnels et psychologiques pérennes du système des pensionnats canadiens, une politique d’assimilation agressive ciblant les enfants autochtones (TRCC 2015). D’une certaine façon, la chanson de Nora Ford est un hommage au « succès » de ce système. Composée dans un style de musique du XXe siècle (country/folk) autour d’un problème qui s’est posé au XXe siècle, elle est le produit d’une politique mise en oeuvre pour briser les lignes de transmission culturelle intergénérationnelle – une politique qui s’attaquait au « problème indien ». Même les paroles de cette chanson, en inuktitut dans l’enregistrement, ont été initialement écrites en anglais par l’auteure, puis traduites avec l’aide de son mari.

Plus loin, je fais référence à deux autres chansons composées localement qui ont été diffusées par OKâlaKatiget (Kimutsit, par Eli Merkuratsuk, et Labradorimiut, par Sid Dicker)[2] et, à l’aide de la conception élargie de la culture de Raymond Williams (1960, 1977), je montre comment les formes musicales, quelles que soient leurs origines, portent l’identité inuit autant qu’elles la définissent. Il en résulte un substrat de continuités affectives qui persistent même lorsque des formes culturelles plus tangibles s’érodent ou disparaissent. Revenant aux environnements sonores créés par les émissions quotidiennes d’OKâlaKatiget, texturés par les chansons discutées ici, je cherche à comprendre comment les sons et les sentiments sont interreliés et, par extension, à montrer les implications de ces liens pour les personnes concernées. Si des structures affectives culturellement distinctes trouvent leur expression dans des chansons particulières, qu’en est-il des capacités expressives des environnements sonores qu’elles contribuent à créer ? L’accent sur « la chanson » en tant que débouché expressif est ici redirigé vers le tissu qui la lie aux continuités affectives – ce que j’appelle les structures de sentiment sonore – amenées à l’avant-plan par la prise en considération des environnements sonores et de leur sélection.

Notre recherche s’appuie sur un travail de terrain mené en continu au Labrador de mai 2010 à septembre 2011 et particulièrement sur des entretiens formels et informels avec Eli Merkuratsuk, qui a écrit Kimutsit, et Nora Ford. Sid Dicker, l’auteur de Labradorimiut, est décédé. Je porte une attention particulière aux paroles de Kimutsit et de Labradorimiut afin d’illustrer divers sentiments prédominants propres à la région que la radio communautaire de Nain diffuse quotidiennement. Ces textes ne doivent pas être considérés 1) comme des totems représentatifs de l’« inuitude » avec un grand i – ils sont plutôt présentés à titre d’exemples des types de sentiments et d’émotions qui circulent dans la communauté et qui contribuent aux formations endogènes d’indigénéité et d’inuitude ; ni 2) comme des équivalents linguistiques pour les trames sonores qu’ils accompagnent – cependant, avec des recherches comme celle-ci qui s’engagent profondément dans le champ extralinguistique, j’essaie de tirer le meilleur parti des sentiments exprimés verbalement lorsqu’ils se présentent. Enfin, l’omission d’une section qui examine les paroles de Ford, similaire à celles consacrées à Dicker et à Merkuratsuk, est délibérée. J’ai longuement écrit ailleurs sur la chanson de Ford, ainsi que sur ses commentaires dans des entretiens (Artiss 2014a, 2014b), et le présent texte s’inscrit dans la foulée de ces écrits. En effet, la conviction de Ford selon laquelle l’expression « sunaungitutau Kattalaukugut » ne peut être comprise que par ceux qui en ont fait l’expérience (c’est-à-dire les Inuit du Labrador) nous ramène à mes premières formulations des « continuités affectives ». Une traduction de Imminik Aulatsiligutta est fournie ici[3] aux lecteurs intéressés, mais pour les besoins du présent article, il suffit de savoir que les paroles de la chanson font explicitement référence à la colère et à l’optimisme de Ford et que ces émotions, leur provenance et leur pérennité font partie de la constitution du paysage radio de Nain de la même façon que Kimutsit et Labradorimiut incarnent – bien que de manières différentes – les profonds liens qu’entretiennent les Inuit avec la terre.

Deux chansons de Nain

Le mandat officiel de la radio OKâlaKatiget, financée par le gouvernement fédéral, est de « préserver et [de] promouvoir l’identité culturelle des Inuit du nord du Labrador » et de « préserver et [d’]améliorer la langue inuktitut locale[4][5] ». La station vise à faire en sorte que la majorité de son contenu – musique et conversations – soit en inuktitut. Cependant, étant donné que la programmation musicale est principalement déterminée par les demandes spéciales, plus de la moitié du temps d’antenne total consacré à la musique consiste en chansons populaires en anglais. La plupart des membres de la communauté ne se sentent pas concernés par la réglementation encadrant le contenu des émissions ou, en l’occurrence, par la question de l’inuitude officielle.

Des divergences de ce type entre les approches ascendante et descendante de la consommation de la musique reproduisent les dynamiques sociohistoriques plus larges nées d’une collision temporellement comprimée entre la tradition et la modernité au Labrador. Les médias de communication en particulier ont imposé une transition accélérée des pratiques culturelles traditionnelles vers les pratiques modernes. La perte de la langue est le plus évident, et probablement le plus important, effet de la modernisation. Les médias modernes – d’abord la radio, puis la télévision et, plus récemment, l’Internet – ont saturé la vie communicative quotidienne des Inuit de contenus en anglais à tel point qu’il y a dix ans, de nombreux anciens de la région craignaient que l’inuktitut ne meure avec eux. Depuis lors, de nombreux efforts et des ressources considérables ont été investis dans la revitalisation de la langue, en particulier dans son enseignement à un jeune âge. Et même s’il est trop tôt pour évaluer la santé à long terme de l’inuktitut au Labrador, les résultats des mesures mises en place sont encourageants.

Si les goûts, la consommation et les pratiques en matière de musique illustrent comment la modernité européenne empiète sur les traditions inuit, ils révèlent également des schémas de coexistence générative et d’inuitisation ; l’introduction et l’adoption de nouvelles pratiques culturelles ne se traduisent pas toujours par la disparition d’anciennes pratiques (Artiss 2014a). Au Labrador, les missionnaires moraves ont interdit les pratiques de danse du tambour chamanique – et, par association, les chants de gorge – à leur arrivée à la fin du XVIIIe siècle et ces pratiques ont fini par disparaître. Les missionnaires ont comblé le vide musical avec des hymnes et des chants chrétiens interprétés dans un style classique primitif distinct auxquels, selon la plupart des témoignages contemporains, les Inuit locaux ont adhéré avec enthousiasme, apprenant à jouer des instruments à cordes, des cuivres et de l’orgue, tous apportés par les Moraves (Hiller 1967). Dans une seconde vague de migrations musicales, les marchands de fourrures, les baleiniers et les pêcheurs du XIXe siècle ont introduit la musique et les instruments traditionnels (violon et accordéon) d’Écosse, d’Irlande, de la Nouvelle-Angleterre et de Terre-Neuve. Les premières émissions de radio en provenance d’une base de l’armée de l’air américaine située à Happy Valley-Goose Bay ont initié les Inuit du Labrador à la musique populaire américaine au milieu du XXe siècle, établissant une affinité particulière avec le bluegrass et la musique country qui perdure aujourd’hui. Sans surprise, de nombreux éléments stylistiques de ces traditions se retrouvent dans la musique composée localement.

L’hymne non officiel du Labrador, Labradorimiut, en est un bon exemple. Il s’agit de la chanson la plus demandée à OKâlaKatiget et, en général, on l’écoute à au moins une reprise lors de tout bon « party de cuisine » (repas festif). Il s’agit d’un incontournable des concerts scolaires, des concours d’amateurs et des festivals de musique. Lorsque cette chanson est interprétée par l’un des deux groupes locaux au bar de l’hôtel le vendredi soir, le plancher de danse se remplit de clients visiblement joyeux, chantant et agitant dans l’air leurs briquets allumés. La version originale de la chanson a été écrite et enregistrée en inuktitut au début des années 1980 par Sid Dicker, un résident de Nain, dans un style de musique country, accompagné à la guitare acoustique. Ses paroles évoquent les traditions de chasse et le mode de vie des Inuit. Une autre version populaire a été enregistrée par le groupe rock de Nain, les Sundogs. Cette version comporte des couplets chantés alternativement en inuktitut et en anglais, une instrumentation pop/rock conventionnelle (batterie, basse, guitare, clavier et voix), une structure rythmique, harmonique et mélodique à l’européenne et un accompagnement de tambours sur cadre inuit. Largement reconnue comme une chanson inuit malgré sa tonalité occidentale, Labradorimiut est considérée par la population locale comme une musique aussi inuit que le sont la danse du tambour[6] et le chant de gorge.

Si la tonalité de Labradorimiut est empruntée, le contenu lyrique est distinctement inuit. Les couplets sélectionnés reflètent les affinités profondément ancrées envers la terre, les animaux et les modes de vie traditionnels :

  • Faire partie de ce grand pays

  • Devrait être la fierté de tout homme

  • Savoir que nous sommes nés sur ces grands rivages

  • Alors écoute pendant que je raconte

  • Parce que cela fait gonfler mon vieux coeur

  • Je suis fier d’être un fils du Labrador

  •  

  • J’aime entendre l’appel

  • Des oies au début de l’automne

  • Et voir l’ours noir errer sur les rives

  • Et chasser le lièvre arctique

  • Ou pêcher l’omble chevalier

  • Aucun endroit sur Terre n’est comme le Labrador

  •  

  • Ses montagnes escarpées s’élèvent au-dessus de l’océan

  • Où on trouve l’ours polaire et les phoques

  • Ses rivières étincelantes traversent les vallées de montagnes

  • Où le caribou, le loup et le renard abondent

  •  

  • Il n’y a pas grand-chose de plus à dire

  • Je sais que je suis ici pour rester

  • Pour vivre, chasser et trapper sur cette grande terre

  • Mais surtout pour moi

  • C’est d’avoir la liberté

  • D’être un fils du nord du Labrador

Sid Dicker était un Kallunangajuk, un descendant des unions entre des colons blancs et des femmes inuit. Les Kallunangajuit ont joué un rôle déterminant dans l’établissement et le maintien d’une économie marchande (à base de fourrures, de poissons, de phoques et de postes de traite). La vie de subsistance, qu’ils ont apprise des Inuit, était un moyen de compléter leurs revenus fondés sur le commerce et le travail salarié. Ainsi, bien qu’ils passaient du temps à chasser, à trapper et à pêcher, contrairement aux Inuit nomades, les Kallunangajuit étaient principalement sédentaires, résidant dans de petites communautés permanentes. Cette relation intermittente avec la terre souligne une perspective idéationnelle évidente dans les paroles de Dicker à propos de la tradition nomade inuit. Écrite dans le salon de son bungalow chauffé au poêle à bois à Nain, la chanson s’avère en partie éloignée de l’idéal qu’elle décrit, physiquement et culturellement. Par l’entremise de ses récits, Dicker est « fier » de s’inscrire dans la continuité de l’expérience inuit. Il s’agit d’un positionnement subjectif – « faire partie de » – qui se reflète dans la double idée qu’il est également « séparé de ». Et de la même manière que « faire partie de » implique une dualité réflexive, la promesse de « liberté » offerte par le Labrador ne peut pas non plus exister sans son contraire. Comme je vais le montrer, si des dualismes réflexifs comme ceux-ci, qui isolent les expériences vécues de leurs représentations symboliques, sont plus évidents chez les Blancs et les Kallunangajuit que chez les Inuit, la « romantisation à distance » de la vie de la terre ne réduit en rien le caractère inuit de Dicker. Plutôt qu’un vibrant hommage aux manières immersives et immédiates de vivre de la terre, dont Dicker a sans doute été témoin auprès de ses partenaires de chasse inuit, cette composition devrait être comprise comme un témoignage des corrélations intrinsèques entre les expériences inuit vécues et les subjectivités éprouvées.

Eli Merkuratsuk était l’un de ces partenaires de chasse. Contrairement aux Kallunangajuit qui vivaient dans des communautés établies du Labrador et qui s’aventuraient occasionnellement sur le territoire lors d’expéditions de chasse, la famille de Merkuratsuk vivait la majeure partie de son temps de la terre, selon la tradition semi-nomade inuit, et séjournait périodiquement dans les communautés. Chasseur et chef d’expédition très respecté, Merkuratsuk est également un musicien et compositeur renommé. Comme Dicker, ses chansons folkloriques, écrites en inuktitut avec accompagnement à la guitare, ont été influencées par la musique country et le gospel américain ainsi que par les airs marins au violon et à l’accordéon qu’il a appris en écoutant les pêcheurs de Terre-Neuve, présents de façon saisonnière dans la région quand il était jeune. Comme celles de Dicker, ses chansons sont très appréciées dans la région et régulièrement diffusées sur OKâlaKatiget, une en particulier : Kimutsit (« Traîneau à chiens »). Occupant une place importante dans l’imaginaire local, cette chanson est révélatrice en raison à la fois de sa ressemblance et de son contraste avec Labradorimiut. Merkuratsuk m’a fourni, avec l’aide de sa nièce Margaret Metcalfe, qui est elle aussi une importante musicienne du Labrador, la traduction suivante[7] :

  • Je me souviens d’être parti en traîneau à chiens

  • Loin, très loin

  • Mes chiens ont travaillé très fort

  • Je me souviens d’avoir fait partie d’un attelage de chiens

  •  

  • Par beau et mauvais temps

  • J’ai parcouru de très longues distances

  • En ces jours, j’étais heureux

  • Parti en traîneau à chiens

  •  

  • Refrain :

  • Kuit Kuit Kuit Kuit Kuit (en avant)

  • Atai Atai Atai Atai (allons)

  • Kara Kara Kara Kara (à gauche)

  • Auk Auk Auk Auk Auk (à droite)

  •  

  • J’avais l’habitude d’être constamment en mouvement

  • Quand je partais en traîneau

  • J’ai arrêté mes chiens

  • Parfois, j’ai essayé fort

  • Mes chiens et moi en chemin

  • Par beau et mauvais temps

  • Voyager loin

  • C’est ainsi que nous avons grandi

  • Mes chiens et moi

  •  

  • J’avais l’habitude d’être constamment en mouvement

  • Une tente ou un igloo

  • Le seul moyen de dormir

  • Quand tombait la nuit

  • C’est comme ça que je voyageais

  •  

  • Des phoques pour nourrir les chiens

  • Et tout ce que je pouvais trouver aux alentours

  • Loin, très loin

  • C’est comme ça que nous voyagions

  • Mes chiens et moi

  •  

  • J’avais l’habitude d’être constamment en mouvement

  • En descente

  • Mes chiens et moi

  • Ma courroie prête (pour freiner)

  • Avant de descendre

  •  

  • Par beau et mauvais temps

  • Je vivais de la terre en ces jours-là

  • Je n’oublierai jamais ce qu’est de faire partie d’un attelage de chiens

  • Je n’oublierai jamais

La chanson établit dès le début qu’il s’agit d’un souvenir (« Je me souviens »). Au moment de sa rédaction, les motoneiges avaient déjà remplacé depuis longtemps les attelages de chiens comme seul moyen de transport en hiver. La chanson évoque ainsi, du moins en partie, un sentiment de nostalgie (« En ces jours, j’étais heureux »). Dans les deux chansons analysées, il y a donc une séparation entre l’expérience vécue et sa représentation symbolique : spatiale, dans le cas de Labradorimiut, et temporelle, dans celui de Kimutsit. Mais la dualité s’arrête là. En effet, la séparation entre l’événement et l’idée accentuée dans la perspective à distance de Dicker s’évanouit dans le cadre du voyage dans le temps de Merkuratsuk. Chaque couplet de la chanson de ce dernier est une scène, présentée linguistiquement au passé. Mais ici, le passé n’est indiqué que dans la mesure où il établit le présent, le point de départ. Au cours de l’entretien que j’ai réalisé avec lui, il était clair que les paroles étaient, pour Merkuratsuk, une passerelle vers le souvenir viscéral d’expériences et d’événements précis. Dites en inuktitut, avec Metcalfe me traduisant ce que je ne comprenais pas, ces lignes simples ouvraient le passage à des récits élaborés. L’un d’eux racontait comment Merkuratsuk avait dû construire un igloo en pleine tempête de neige sans son couteau à neige, impossible à trouver en raison de la mauvaise visibilité. Un autre récit émergea d’une discussion entre Merkuratsuk et Metcalfe au sujet de l’expression « Kitagutiga atuinnauguasuni », traduite ci-dessus par « Ma courroie prête ». Il n’existe aucun mot en anglais et en français pour désigner cette bande de peau de phoque semblable à une ceinture qu’on applique aux skis du traîneau à chiens pour freiner son élan et l’empêcher de rattraper les chiens et d’entrer en collision avec eux dans une pente raide. « Frein » (brake) est le mot qu’ils choisirent pour désigner ce dispositif. Cette discussion fut suivie d’une histoire à l’intérieur d’une autre histoire à propos d’un traîneau, de chiens et d’un conducteur qui avait évité de justesse une mort certaine par une chute dans un précipice après que son frein se fut brisé. Par ces explications, parmi d’autres, Merkuratsuk transcende les perceptions de l’espace-temps et invite l’auditeur à revivre à ses côtés ces moments-ci (et non ces moments-là).

Si le passé linguistique marque un point de départ, la perception sensorielle en indique l’arrivée. Enfant, l’une des tâches matinales de Merkuratsuk, qui accompagnait son père lors des expéditions de chasse, consistait à démêler les traits (courroies de l’attelage en peau de phoque reliant les chiens au traîneau) et à les nettoyer des excréments de chien. Lorsqu’il en parle pendant l’entretien, son nez se plisse : « l’anak (merde) gelée, ça pue aussi ! ». Son expérience olfactive ne se situe plus dans le passé, mais dans le présent, immanente. C’est le sens que donne Merkuratsuk à « Je me souviens d’avoir fait partie d’un attelage de chiens ». Se souvenir, ici, ne renvoie pas au fait de se rappeler la mauvaise odeur de la crotte de chien gelée, mais à l’expérience directe de l’odeur elle-même.

Les premiers mots du refrain de la chanson Kimutsit – « Kuit, Kuit, Kuit » – sont l’équivalent sonore de cette olfaction. Sur un certain plan, « Kuit », « Atai », « Kara » et « Auk » sont des impératifs grammaticaux simples, des commandes qui transmettent une signification dans un sens linguistique fonctionnel. Mais ils ont également acquis une signification d’onomatopée inverse, issue de siècles d’application contextuelle. Sur ce plan, ce sont des invocations qui dissolvent les barrières temporelles et placent Merkuratsuk dans un présent sensoriel singulier. Ces mots ne sont plus seulement les vecteurs de sens générés par l’expérience : ils sont l’expérience en soi. Chaque énoncé est à la fois un signe et un référent.

Les chansons Labradorimiut et Kimutsit illustrent toutes deux des manières par lesquelles les significations culturelles des Inuit s’expriment à travers des formes musicales non inuit. À la fin des années 1970, l’ethnomusicologue Maija Lutz, observant cette dynamique dans la musique des Inuit du Labrador, avançait l’explication suivante :

Bien que la nature de la musique ait changé au fur et à mesure que des agents extérieurs sont venus dans la région, les différents besoins musicaux sont restés essentiellement les mêmes. [...] Il est peu probable qu’un groupe de personnes pour qui la musique est importante perde tout simplement l’intérêt pour cette forme d’expression quand les pratiques utilisant cette musique sont abandonnées et remplacées par de nouvelles. [...] On peut presque dire que la forme a changé, mais que bon nombre de fonctions n’ont pas changé, ce qui indique que les personnes pour quila musique est essentielle trouveront le moyen d’exprimer ce besoin, quels que soient les facteurs externes qui pourraient intervenir.

Lutz 1982 : 2 (italique ajouté)

Plus récemment, le musicologue Tom Gordon a mené une étude sur la musique sacrée de Haydn des missionnaires moraves, devenue un important marqueur identitaire des Inuit du Labrador. À partir d’un corpus de plus de 10 000 manuscrits d’hymnes et de chants copiés à la main pendant plus de deux siècles par des paroissiens inuit, il témoigne d’« une voix retrouvée des Inuit, une musique qui a assumé l’identité de la voix qui l’entonne » (Gordon 2007 : 312).

Lutz et Gordon sont des prédécesseurs importants des recherches sur la musique occidentale inuit au Labrador. Pour mes besoins, leurs idées – soit que les fonctions de la pratique musicale sont pérennes même si leurs modes d’expression traditionnels ne le sont pas et que les formes musicales moraviennes peuvent être des substituts d’identité – se combinent et constituent un fondement empirique pour des recherches ultérieures sur les liens complexes entre continuité et identité. Tous les deux établissent que l’inuitisation existe. Cependant, ni l’un ni l’autre n’étudie la constitution de l’inuitisation en tant que question empirique légitime, c’était-à-dire le quoi. Bien que nous puissions raisonnablement affirmer que l’inuitude n’a pas disparue avec le chant de gorge et la danse du tambour, que reste-t-il, sinon les formes musicales elles-mêmes ?

Le musicologue Jean-Jacques Nattiez propose une interprétation du chant de gorge qui peut constituer un indice de l’inuitude. Il se réfère aux Inuit qui vivent à des milliers de kilomètres du Labrador, dans le centre de l’Arctique canadien, où les pratiques musicales traditionnelles sont demeurées intactes. Écrivant à peu près au même moment que Lutz, Nattiez suggère que les chants de gorge inuit agissent comme :

[D]es « structures d’accueil » susceptibles d’absorber des sources sonores d’origines diverses : syllabes sans signification et mots archaïques, noms d’ancêtres ou de personnes âgées, noms d’animaux, toponymes, mots désignant quelque chose en présence au moment de la performance.

Nattiez 1983 : 460 (italique ajouté)

Ce passage figure dans le cadre d’une discussion sur la sémiotique musicale des chants de gorge inuit où l’auteur se demande à quel point leurs « caractéristiques formelles » sont liées de manière causale à des « caractéristiques culturelles » (ibid. : 471). Sceptique à l’égard des analyses « culturalistes » qui considèrent les chants de gorge comme l’expression d’attributs culturels plus profonds – manières inuit de penser le temps, par exemple –, Nattiez choisit plutôt d’interpréter ces formes symboliques comme le « produit [cumulatif] de formes symboliques antérieures ». Comme il le dit si bien, « la musique génère de la musique » (ibid. : 472).

En laissant de côté le concept de culture de Nattiez, radicalement séparé des formes symboliques (musique, mythe, poésie et danse), les structures d’accueil peuvent être étendues pour inclure des chansons folkloriques inuitisées. Les chansons folkloriques modernes, comme les chants de gorge, absorbent et transmettent des pratiques culturelles essentielles fondées sur des relations avec des lieux, des animaux et des personnes. Les chansons accueillent également d’autres phénomènes culturels moins tangibles – émotions, sentiments, valeurs et dispositions – constitués et reconstitués au fil des générations. La fierté de Dicker et la nostalgie de Merkuratsuk sont des exemples de matériaux affectifs supplémentaires contenus dans des chansons et transmis par celles-ci. En ce sens, dans la même veine que Nattiez, il est possible d’affirmer que Labradorimiut et Kimutsit sont des outils de diffusion d’une sémantique accumulée d’expériences vécues, où « la signification » inclut une expérience linguistiquement et extralinguistiquement enregistrée. En termes de ce qui est pérenne, l’accent peut donc passer des origines non inuit « empruntées » d’une forme symbolique particulière (en l’occurrence, les chansons folkloriques euroaméricaines inuitisées) aux continuités affectives qui s’expriment à travers cette forme.

Il semble donc que ces deux chansons folkloriques inuit contiennent un substrat d’inuitude résiliente. Lorsque les modes traditionnels d’expression de l’expérience et du mode de vie des Inuit s’érodent ou disparaissent, des éléments culturels essentiels se transfèrent et s’arriment à d’autres modes. Il s’agit de marqueurs identitaires tangibles liés à des modes de vie articulés linguistiquement dans les paroles de chansons en inuktitut, ainsi que des marqueurs intangibles véhiculés de manière extralinguistique. Les liens émotionnels et entre les gens, lieux et animaux sont aussi vitaux que les objets culturels eux-mêmes et ne peuvent en être séparés. À ceux-ci, nous pourrions encore ajouter la résilience culturelle elle-même : une équanimité à l’égard du changement et un talent pour s’y adapter caractérisés par un hyperpragmatisme. Comme le notait avec frustration l’un des premiers missionnaires peu après son arrivée à Nain en 1771, « ils [les Inuit] demandent souvent si Jésus, plus puissant que Torngat [un esprit inuit], peut fournir plus de nourriture que lui[8] » (Hiller 1967 : 173). La question souligne également à quel point les mondes ontologiques sont traversés par la politique. Dans la suite de cet article, je discute et théorise la signification politique des environnements sonores proposés par la radio et des chansons folkloriques inuit qui y contribuent.

Politiques de liberté

Au cours de l’été 2011, lors d’une performance de Labradorimiut à Kattilautta, le festival biennal de musique de Nain, un touriste d’aventure écossais de passage me demanda : « Qu’y a-t-il d’inuit dans une chanson comme celle-ci ? ». Je regardai l’aréna de hockey sur glace du village où nous étions, ses gradins à trois paliers le long du mur, ses stands de fortune où étaient vendus de l’artisanat et de la nourriture, et sa scène surélevée au milieu. Les plus âgés et les plus jeunes de la communauté, et tous les autres se trouvant entre ces deux tranches d’âge, étaient présents dans les gradins et sur la surface de jeu en béton non glacée, allant et venant, jouant, parlant, se mêlant, chantant et dansant. Je n’avais pas de réponse à fournir à ce moment, mais quand je posai la question à Nora Ford par la suite, elle ne fit aucun effort pour cacher son irritation et rétorqua : « Et qu’y a-t-il de non inuit dans une telle chanson ? » (Ford 20 juin 2011, communication personnelle, Nain, Nunatsiavut).

Le problème immédiat, source de son agacement, est commun. Comment un touriste non inuit pourrait-il être l’arbitre de ce qui est ou n’est pas inuit ? Pour Nora, il devrait demander et non pas déterminer. Mais n’est-ce pas en fait ce qu’il a fait ? Ce n’est pas le cas, répondit-elle, s’il avait déjà décidé la réponse. La « fausse » question est un trait de Kallunak (de Blanc, non inuit), selon de nombreux Inuit, perplexes devant ces Kallunait qui arrivent, leur calepin à la main, avec une liste de réponses, chacune ponctuée d’un point d’interrogation. Au moment de la rédaction de cet article, les médias canadiens faisaient état d’un vif débat sur la représentation des minorités ethniques, en particulier dans le contexte de la fiction. D’un côté, une oeuvre de fiction littéraire sur un peuple et des lieux autochtones, réalisée par un écrivain non autochtone, par exemple, est une forme d’appropriation culturelle. De l’autre, utiliser ses talents créatifs pour imaginer une expérience autre que la sienne fait partie du mandat des écrivains de fiction. Comme dans beaucoup de débats circulaires, les deux camps avançaient des arguments convaincants. Si l’on fait pivoter le pointeur laser pour le retourner vers moi, les réflexions présentées ci-dessus au sujet des chansons folkloriques inuit s’avèrent sans commune mesure avec celles de Nora Ford. Comment une interprétation de la musique et du discours inuit, que j’ai formulée dans le cadre d’une analyse universitaire, diffère-t-elle de cette appropriation culturelle qu’elle trouve inacceptable ? Le point essentiel de Ford, partagé par de nombreux autres Inuit politiquement engagés avec lesquels j’ai parlé, est que peu importe ce que les autres disent ou pensent d’eux, les Inuit devraient avoir le dernier mot sur les questions concernant leur représentation.

Lutz identifiait le problème lorsqu’elle écrivait qu’en « écartant toutes les musiques empruntées par les Inuit du Labrador, ceux-ci se retrouvent virtuellement sans aucune musique » (Lutz 1982 : 1). Une génération universitaire plus tard, le problème demeure. Comme le fait remarquer Wachowich :

La véritable menace à l’existence des Inuit […] provient de groupes politiques de Qallunaat [Blancs] qui font de plus en plus de bruit […] qui leur nient une place, en tant qu’Inuit, dans l’ordre mondial contemporain.

Wachowich 2009 : 2

J’ai suggéré ailleurs que les commentaires culturels axés sur les effets négatifs du changement, en pathologisant l’érosion et la perte, risquent de remplacer un discours inadéquat par un autre. Si ces peuples autochtones n’étaient hier pas assez blancs, ils sont, selon ce message implicite, aujourd’hui trop blancs.

Parmi les correctifs notables, outre Lutz (1982) et Gordon (2007) mentionnés plus haut, figure le projet « Indigenous Modernities », qui considère les réclamations, recontextualisations et expansions créatives dans leurs propres termes (Diamond et al. 2012) ; l’identification, par Brian Johansen (2001), des affordances politiques et créatives offertes par des formes musicales non traditionnelles ; et la détection, par Jessica Perea (2011), d’une esthétique « promoderne » de construction de l’identité dans les interprétations musicales des peuples autochtones d’Alaska. Une autre approche, que j’ai suggérée, consiste à mettre l’accent sur les moyens par lesquels les réalités traditionnelles et modernes ne sont pas liées à une relation de gagnant-perdant. De nouvelles formes et cosmologies symboliques peuvent être prises en compte sans remplacer les anciennes et, surtout, sans générer plusieurs des dissonances psychiques fréquemment liées à la colonisation (Artiss 2014a).

Il importe de considérer l’élément clé suivant : dans quelle mesure les peuples autochtones participent-ils activement à leurs propres processus de construction et de conservation identitaires ? Écrivant à propos de « #sealfies », une manifestation en ligne par des célébrités qui s’opposent à la chasse au phoque, Neria Aylward (2017) observe qu’Internet peut être instrumentalisé pour former un discours en conflit avec celui de la modernité, car il n’est pas un simple substitut de la modernité euro-occidentale.  L’identification par Aylward d’un Internet « instrumentalisé » fait écho à une préoccupation au coeur de mes recherches actuelles : le son par médiation et les interventions humaines dans ses domaines de réception pour la sélection et la circulation des subjectivités affectives. J’aborderai ce sujet plus en détail ci-dessous en me référant aux « technologies du soi » de Tia DeNora (1999) et à la réflexivité esthétique de Scott Lash (1993). Pour revenir à l’exemple du touriste écossais, ce dernier était déçu d’avoir parcouru tout ce chemin, d’être venu dans un coin reculé du monde pour trouver un peuple autochtone jouant de la musique dont les racines proviennent des gigs et des reels écossais. Mais son rejet des chansons country inuitisées reposait sur la supposition selon laquelle les objets culturels constituent la culture en soi. Raymond Williams (1960, 1977) a identifié des hypothèses par défaut similaires dans ses premiers écrits à propos de la classe et de la culture et certaines de ces idées méritent d’être reprises ici.

Une décennie avant l’ouverture du Centre for Contemporary Cultural Studies en 1964, Williams s’intéressait déjà à la vie culturelle de la classe ouvrière et aux raisons pour lesquelles elle avait été négligée sur le plan universitaire. Préfigurant La distinction de Pierre Bourdieu (1979), qui analyse la valorisation autoréférentielle des objets du « grand art » par leurs appréciateurs consommateurs, Williams identifiait une symétrie improbable entre des élites anglaises réactionnaires comme Matthew Arnold, d’une part, et les critiques culturels marxistes Adorno et Horkheimer, d’autre part. Détournant le projecteur des artefacts culturels de la bourgeoisie, il l’orientait plutôt vers les relations sociales et le substrat négligé des « pratiques vivantes » :

[...] une culture n’est pas seulement un corpus d’oeuvres intellectuelles et imaginatives ; c’est aussi et essentiellement un mode de vie en soi. La distinction entre la culture bourgeoise et la culture de la classe ouvrière n’est qu’accessoire dans le domaine des oeuvres intellectuelles et imaginatives, et même ici, elle est compliquée [...] par les éléments communs reposant sur une langue commune. La distinction principale se trouve dans tout le mode de vie [...] entre des idées autres sur la nature des relations sociales. [...] La culture de la classe ouvrière [...] est avant tout sociale (en ce sens qu’elle a créé des établissements) plutôt qu’individuelle (en particulier des oeuvres intellectuelles ou imaginatives). Considérée dans son contexte, elle peut être perçue comme une réalisation créative remarquable.

Williams 1960 : 344

Les structures de sentiment ont donc d’abord émergé en tant que façon de théoriser une phénoménologie particulière des relations sociales au sein des classes ouvrières. Williams décrivait plus qu’il ne définissait sa catégorie analytique comme suit :

Le « sentiment » est choisi pour souligner une distinction entre des concepts plus formels de « vision du monde » ou « d’idéologie ». Ce n’est pas seulement que nous devons aller au-delà de croyances formellement ancrées et systématiques, bien que nous devons bien sûr toujours les inclure. C’est que nous nous intéressons aux significations et aux valeurs telles qu’elles sont activement vécues et ressenties, et que les relations entre ces croyances et les croyances formelles ou systématiques sont en pratique variables. [...] Une autre définition serait celle des structures d’expérience. [...] Nous parlons d’éléments caractéristiques de l’impulsion, de la retenue et du ton ; des éléments précisément affectifs de la conscience et des relations : non pas les sentiments contre la pensée, mais la pensée ressentie et les sentiments pensés : conscience pratique de type présent, dans une continuité de vie et d’interrelations.

Williams 1977 : 132

Les écrits de Williams sur les structures de sentiment – réalisés sur plus de deux décennies – constituent une histoire critique de l’hégémonie culturelle anglaise, opérant d’abord, à un degré très élémentaire, avec l’omission sélective de l’expérience de la classe ouvrière dans les catégories culturelles établies et, par la suite, avec une révision des termes analytiques par lesquels la culture est évaluée. La motivation à l’origine de cette révision était donc de nature politique. Pour Williams, si les aspects formels et établis de la production culturelle bourgeoise pouvaient être confondus à tort avec la culture elle-même, la culture se limitait alors aux symphonies, aux pièces de théâtre, à la poésie, aux romans, etc. et de nombreuses personnes se retrouvaient alors sans culture du tout. Williams voyait ceci non comme une faille existentielle, mais comme une faille analytique. Si les méthodes analytiques établies jusque-là échouaient en ne prenant pas en considération la culture d’un groupe démographique si important, nous étions donc bel et bien en présence d’une faille analytique plutôt qu’existentielle. C’est la même déconnexion entre les catégories de pratique et les catégories d’analyse qui a été identifiée par Lutz (1982). Le fait qu’elles concernent des contextes différents ne fait que renforcer la vaste applicabilité théorique des travaux de Williams. Pour aller plus loin, si Labradorimiut et Kimutsit illustrent les manières avec lesquelles des aspects ressentis de la culture inuit peuvent persister tandis que d’autres formes culturelles tangibles changent ou disparaissent, et si de telles formes musicales adoptées transmettent des continuités affectives, quel est donc le rôle de la radiodiffusion d’OKâlaKatiget dans cette médiation ?

La radio OKâlaKatiget

Chaque après-midi à Nain, pendant trois heures, la station de radio locale, OKâlaKatiget, peut être entendue dans presque tous les espaces clos dotés d’une prise électrique fonctionnelle. Les maisons, bureaux, magasins et bâtiments publics résonnent de nouvelles locales, de messages d’intérêt public, d’entrevues, de messages personnels, de bingo et de musique. La toile de fond sonore, ou paysage radiophonique, qu’elle crée fait désormais autant partie de la vie auditive des Inuit locaux que les aboiements omniprésents des chiens husky et les bruits des glaces de mer qui se déplacent. La station diffuse deux émissions en direct par jour, du lundi au vendredi (de 13 h à 15 h et de 16 h à 17 h), et une le dimanche, le culte de l’église morave locale (de 11 h à 13 h), pour un total de dix-sept heures de diffusion locale par semaine. Un flux de la Société Radio-Canada Nord, basée à Iqaluit (Nunavut), fournit à la station des programmes (nouvelles, météo, musique, dramatiques radiophoniques, documentaires, etc.) en anglais et en inuktitut en soirée (de 17 h à 20 h). Un peu plus de la moitié de ces émissions est consacrée à la musique (de 5 à 10 chansons par heure, de 20 à 30 chansons par jour). Celles-ci varient en style, allant des hymnes chrétiens enregistrés localement à la musique profane (généralement dans un style country) chantée en inuktitut, en passant par des enregistrements populaires des années 1960 et 1970 (d’artistes comme Hank Williams, George Jones, Johnny Cash et Kris Kristofferson) et les 40 chansons de l’heure (d’artistes comme Lady Gaga, Britney Spears et les Black Eyed Peas).

Parmi les pièces musicales diffusées sur OKâlaKatiget, environ les deux tiers sont des demandes spéciales ; les autres sont choisies par les producteurs et DJ, bien que le ratio varie d’un jour à l’autre. Il est de coutume de demander des chansons pour des amis et des membres de la famille qui célèbrent un anniversaire de naissance ou de mariage. Les processus par lesquels une chanson vient à être dédiée en ondes varient, mais le moyen le plus courant consiste en une demande téléphonique. Dans ce cas, une secrétaire consigne l’information sur un bout de papier recyclé (prédéchiré pour cet usage) et le monte au bureau des producteurs (s’ils ne sont pas encore en ondes) ou à la cabine radio (s’ils le sont). Un feuillet typique se lit comme suit :

  • VSBGs [Very special birthday greetings] to Chloe

  • S [Song] « Boom Boom Pow » [by the Black Eyed Peas]

  • LF [Love from] auntie Arlene and John-Aaron[9]

Parfois, les gens se présentent en personne et font une demande verbale à la réception ou remettent leur propre bordereau en mains propres. Il est également courant que les employés de la station dédient des chansons à leurs amis et aux membres de leur famille en remettant des feuillets manuscrits à l’un des deux animateurs radio animant la programmation de la journée.

L’écologie acoustique de R. Murray Schafer (1994 [1977]) est une source théorique utile pour examiner les environnements sonores de la radiodiffusion à Nain. Les « paysages sonores »[10] de Schafer constituaient d’abord une solution normative à la pollution sonore. Selon lui, le problème n’est pas une cacophonie exacerbée par la technologie, mais plutôt nos réponses à celle-ci : les bruits « sont les sons que nous avons appris à ignorer » (ibid. : 4). Si la tendance est de bloquer les sons indésirables, Schafer estime que nous devrions être habitués à tout ce mélange, à discriminer entre les « sons destructeurs » et ceux qui doivent être « préservés » (ibid.). Développer une oreille discriminante – une « clairaudience » ou une « audition claire » (ibid. : 10, 11) – est essentiel pour apprécier avec justesse toute expérience sonore, à la fois comme matière première esthétique et comme composition musicale (ibid. : 5) : « Aujourd’hui, tous les sons appartiennent à un champ continu de possibilités se situant dans le vaste domaine de la musique. Accueillons le nouvel orchestre : l’univers sonique ! [...] Et les musiciens : toute personne ou chose qui produit un son ! » (ibid. : 5, italique ajouté). Trois termes de l’écologie acoustique de Schafer sont pertinents ici : « sons principaux », « signaux » et « balises sonores » (ibid. : 9).

Les sons principaux sont « les sons sur lesquels une culture est créée » (Schafer 2005 : 9). Ce sont des sons omniprésents et quotidiens, tels que le grattement d’une plume sur du papier au début des temps modernes ou le bourdonnement des systèmes d’éclairage électrique et de la climatisation aujourd’hui (ibid.) – la toile de fond sonore d’une société dans l’histoire. Les signaux, en revanche, sont délibérément proéminents et incluent les sons émis par les téléphones portables et les sifflets de train. Les balises sonores, qui retiennent le plus l’attention de Schafer, sont « des sons qui dominent l’horizon acoustique [...] des sons notables possédant des propriétés uniques, un pouvoir symbolique ou d’autres qualités qui les rendent particulièrement manifestes ou écoutés avec diligence » (ibid.). Faisant un parallèle entre les balises sonores et les monuments[11], Schafer propose de penser à une corne de brume de Vancouver de la même manière que nous observons une cathédrale, un château ou une tour de banque (ibid.). Contrairement aux sons principaux (banals) et aux signaux (agaçants), « une fois qu’une balise sonore a été identifiée, elle mérite d’être protégée, car elle donne son unicité à une communauté » (Schafer 1994 [1977] : 10). Pour élargir la métaphore architecturale de Schafer, si « un garage à vélo est un bâtiment [et] la cathédrale de Lincoln […] un élément d’architecture », comme l’a déjà dit Nikolaus Pevsner (dans Sutton 1999 : 7), alors les sonneries sont du bruit et les cornes de brume sont des instruments de musique. Tout comme une cathédrale s’élève au-dessus de la saleté et du chaos urbain environnant, les balises sonores représentent une valeur culturelle sonore au milieu d’une toile de pollution acoustique. Les balises sonores de Schafer sont donc, tout comme les monuments, les référents marqués de l’espace sonique qui, par leur importance et leur prestige, se situent au-dessus de la trame banale composée de sons principaux et de signaux. Mais qu’en est-il des bruits quotidiens qui influencent également l’espace-temps social de nature sonore ?

En guise d’exemple tiré de ma propre expérience, presque tous les matins à Nain, peu après le lever du soleil, un avion à hélice Twin Otter transportant du courrier et d’autres marchandises survolait la maison où je demeurais en direction de la piste d’atterrissage, située à la périphérie de la ville. Des sons familiers comme celui-ci se mêlent aux histoires subjectives des personnes, des lieux et du temps : expériences individuelles interconnectées d’amitié, d’amour, de naissance, de mort, de succès ou d’échecs professionnels et d’événements importants, locaux ou non. Ce qui était initialement un bruit indésirable qui me réveillait souvent le matin est finalement devenu un artefact de mes archives sensorielles vivantes. Ces sons sans intérêt n’en sont pas moins liés à la culture, car ils sont communs. Ils n’ont pas besoin d’être situés sur une échelle de valeurs pour devenir significatifs sur le plan culturel. Je me réfère à ces représentations sonores de la culture étendue et inclusive de Williams en tant que « structures de sentiment sonore » : des empreintes des expériences sonores quotidiennes qui articulent des constellations subjectives de sons, de temps et d’espace (Artiss 2018).

En tant qu’empreintes subjectives, elles peuvent également être assimilées à des balises sonores – indépendantes de la hiérarchie culturelle de Schafer (1994 [1977]) – rendant compte de la capacité des constellations subjectives à prendre forme autour d’expériences sonores partagées. En développant l’idée de « balises sonores » de Schafer avec son propre terme, « acoustémologie », Steven Feld (1996) affirme que l’intersection des personnes, du son et du lieu donne non seulement un sens à l’expérience sociale (en tant que mode d’expression), mais contribue également à sa production (comme source d’expression). Schafer et Feld ont tous deux souligné la manière avec laquelle le son facilite les relations entre les êtres vivants et leurs environnements de façon à favoriser l’intimité et la présence holistique. Pour Schafer, la perception du son est trop dissociée de sa source, alors que Feld, imaginant les deux comme indivisibles, remet en question les idées dominantes selon lesquelles les structures sonores reflètent les structures sociales. Pour Feld, les sons organisés ne sont pas simplement des épiphénomènes de relations sociales ; ils sont fondamentaux à leur constitution.

En effet, si les environnements sonores créés par les émissions d’OKâlaKatiget à Nain reflètent des formations sociales – ils sont des indices de la réponse des Inuit au changement –, je dirais qu’au fil du temps, ils ont également joué un rôle constitutif dans celles-ci. La fréquente diffusion de Labradorimiut par la chaîne, par exemple, a contribué à son statut de facto d’hymne des Inuit du Labrador. Comme discuté plus haut, la chanson de Dicker évoque un type particulier d’inuitude qui imagine les modes de vie inuit semi-nomades sur le territoire du point de vue d’une communauté sédentaire, contrairement à la chanson de Merkuratsuk sur les ressentis inuit in situ. Certes, la popularité de Labradorimiut reflète la vie communautaire de la plupart des Inuit du Labrador d’aujourd’hui et il serait exagéré de penser que la chanson ait joué un rôle dans l’histoire de la transition d’une existence semi-nomade à une existence sédentaire. Néanmoins, une identité inuit moderne s’est certainement galvanisée autour de cette chanson et, à cet égard, la chanson peut être considérée comme un emblème culturel dominant et déterminant.

En réaction à l’acoustémologie de Feld qui a introduit la capacité des structures sonores à travailler en retour sur des structures sociales, Paul Greene et Thomas Porcello (2005 : 269) ont proposé « techoustémologie » : une médiation technologique engageant des réponses contemporaines impliquant pensées, sentiments et actions face aux environnements acoustiques. Délaissant les produits de la production sonore dans les studios d’enregistrement, ils s’intéressent aux « utilisations quotidiennes de la technologie par les acteurs sociaux » en tant que processus de la vie culturelle contemporaine (ibid.). Si les auteurs s’intéressent principalement à la façon dont les acteurs « façonnent des artefacts et des environnements sonores » (ibid.), il convient également de regarder au-delà de ces processus pour voir comment leurs résultats sont eux-mêmes reçus, appropriés et utilisés – de manière stratégique ou autrement – pour organiser des subjectivités ressenties. Je parle ici des tactilités émotionnelles et psychologiques du son : « entendre », écrit Schafer, « est une façon de toucher à distance » (Schafer 1994 [1977] : 11). Lorsque les paysages sonores de la radio sont ainsi utilisés, le studio d’enregistrement de Porcello et de Greene peut également devenir une métaphore pour les paysages sonores qu’ils contribuent à créer – ici, par l’entremise de la radio – en tant que sites et moyens d’une production subjective de nature différente.

Tia DeNora (1999 : 32) a théorisé les engagements avec la musique en termes de création, de soin et de maintien d’identités émotionnelles. En tant que « technologie du soi », écrit-elle, la musique sert de « ressource vers laquelle les gens se tournent pour se réguler en tant qu’agents esthétiques, en tant qu’êtres sensibles, pensants et agissants dans leur vie quotidienne » (ibid. : 45). Pour reprendre les termes de DeNora, des chansons pourraient être demandées « dans le cadre du travail continu de construction de soi, ainsi que du travail émotionnel, mémoriel et biographique que ce projet implique » (ibid. : 32). « Les matériaux musicaux, poursuit-elle, fournissent les termes et les modèles permettant d’élaborer l’identité du soi » afin que les auditeurs puissent « littéralement “se trouver” eux-mêmes dans des structures musicales » (ibid. : 49). DeNora ajoute ici une perspective musicale à un champ d’enquête constructiviste en sociologie culturelle sur le sujet dans la modernité tardive. Les interactions sociales dramaturgiques d’Erving Goffman (1956) et les théorisations d’Ulrich Beck (1992) et d’Anthony Giddens (1990, 1991), qui font progresser la modernité réflexive, sont des précurseurs notables. Lash et Urry (1994) suivent, avec la notion de « réflexivité esthétique » désignant des processus non cognitifs d’auto-entretien associés à la consommation artistique. Je propose de suivre cette ligne de recherche un peu plus loin pour considérer les processus d’autorégulation émotionnelle comme une réflexivité affective.

En gardant en mémoire que les chansons demandées à la radio OKâlaKatiget constituent plus du quart de ses émissions quotidiennes de trois heures, il convient de regarder, au-delà des affectivités inuit distinctes qui adhèrent à une forme musicale donnée, les manières dont elles sont distribuées et organisées. Lorsqu’un membre de la communauté demande à ce que la chanson Labradorimiut soit diffusée sur les ondes, il partage avec d’autres la relation personnelle qu’il a avec cette chanson. Tandis que pour de nombreuses personnes, la radio OKâlaKatiget est utilisée à peu près de la même manière qu’un système stéréo domestique personnel – il n’est pas rare d’utiliser la collection de musique de la station comme une collection privée. L’expression publique d’émotions individuelles est une caractéristique marquante de l’expérience sonore offerte par la radio dans la communauté. L’un des effets des affordances populaires d’OKâlaKatiget est donc un paysage radiophonique auditif-affectif organisé, caractérisé à son tour par un jeu réflexif entre les identités émotionnelles individuelles et collectives. Ainsi, outre les forces affectives de chansons telles que Labradorimiut et Kimutsit, qui découlent des sentiments sources de leurs compositeurs, des affectivités immanentes comme la fierté inuit et l’instantanéité nostalgique sont évoquées par les personnes qui demandent les chansons. Ce qui nous ramène à la discussion sur la chanson de Nora Ford, Imminik Aulatsiligutta, et aux commentaires qu’elle m’a partagés à ce sujet.

Dans nos entretiens enregistrés, Nora a décrit une période particulièrement douloureuse de sa vie. Elle était récemment revenue d’Ottawa à Nain pour occuper un poste de coordonnatrice de la recherche au sein du gouvernement inuit semi-autonome en train de se mettre en place au Nunatsiavut (Labrador). Toutes ses années de travail pour l’autodétermination politique des Inuit semblaient porter leurs fruits – ce qui est exprimé par son titre When We Run Our Own Affairs (« Quand nous gérons nos propres affaires »). Mais tous les espoirs qu’elle avait de s’attaquer à l’oppression qu’elle avait subie (« sunaungitutau Kattalaukugut ») ont été anéantis lorsqu’elle a été licenciée, a-t-elle déclaré, par trois administrateurs gouvernementaux non inuit à cause de « choses que je leur ai dites et qu’ils n’ont pas aimées » (Ford, 28 décembre 2010, Nain, Nunatsiavut). Voici son récit complet de la conception de la chanson et des fortes émotions lui étant associées :

Alors, revenir ici et voir tout ce qui m’arrivait, j’étais dévastée. Totalement dévastée. J’étais suicidaire. J’étais complètement en mode d’autodestruction. Cela m’avait anéantie. Alors un jour, je me suis assise, j’ai dit : « Hayward, je dois me débarrasser de cette colère. C’est trop fort. Ça me tue », ce à quoi il m’a répondu : « Bon, que veux-tu faire ? Veux-tu partir quelque part, veux-tu faire une pause, peut-être que tu as besoin de t’éloigner d’ici ? » J’ai dit : « Non, ce n’est pas comme ça. Ce sera toujours là quand je reviendrai. Je dois y faire face d’une manière ou d’une autre, mais je ne sais pas. » J’ai répondu que peut-être si je l’écrivais sur papier, je pourrais me sentir mieux. Alors j’ai commencé à écrire et c’est comme ça que les choses se sont passées. Cela a juste commencé avec des mots. J’ai dit que j’écrirais ça uniquement en inuktitut parce que je ne pensais pas pouvoir l’écrire d’une façon ayant assez d’impact en anglais pour dire ce que je ressentais. J’ai donc dit que j’allais l’écrire en inuktitut. Alors Hayward et Ato Kojak – décédé aujourd’hui –, ils étaient en bas en train de faire de la menuiserie et je me suis assise à la table de cuisine et j’ai commencé à écrire en inuktitut. Et de temps à autre, je n’arrivais pas à écrire certains mots correctement. Alors je les ai appelés tous les deux et ils sont venus m’aider. J’ai dit : « Vous savez quoi, je vais en faire une chanson », parce que Hayward joue de la guitare. J’ai dit : « Je vais faire une chanson à partir de ça. » Puis j’ai ajouté : « Je vais la jouer pour que tout le monde puisse l’entendre, parce que je veux que tout le monde sache ce que je ressens. » Et il m’a répondu que c’était une bonne idée. En tout cas, j’ai réussi à tout mettre en mots, et ça m’a pris vingt minutes. À partir du moment où j’ai commencé, à partir du moment où la chanson a été faite, écrite. C’est comme ça… [longue pause]. Mes émotions étaient si fortes. Si cela ne venait pas, je demandais à Ato ou à Hayward : « Comment vous dites ça ? » J’avais une partie du mot juste, une partie du mot faux. Ils me corrigeaient et je l’écrivais dans ma propre forme d’inuktitut. Ma propre façon phonétique de l’orthographier. Et ainsi pendant les deux semaines suivantes, j’ai dit : « OK, nous devons trouver une mélodie pour ça. » Alors j’ai dit : « Asseyons-nous maintenant, ce soir. » Mais ça allait être difficile de mettre les mots dans une mélodie parce que les mots inuktitut se séparent différemment des mots anglais. Les mots anglais sont courts et ils coupent court... vous savez... beaucoup de différences. En inuktitut, le mot peut être un long mot, quand vous le chantez, alors il fallait que ce soit une chanson très mélodieuse. Alors j’ai commencé à fredonner, et il grattait la guitare et, ah, après environ dix jours, la chanson était pas mal bonne – la mélodie – je l’aimais bien. Alors, euh, nous avons continué à pratiquer et les gens venaient et nous leur demandions de l’écouter pour voir ce qu’ils en pensaient. Et tout le monde semblait aimer ça. Nous l’avons donc pratiquée pendant environ deux semaines. Alors, William Kalleo était en vie à l’époque. Il travaillait au vieux OK [OKâlaKatiget], ici, dans l’ancien pensionnat. Alors je l’ai appelé et j’ai dit : « William, j’ai écrit une chanson en inuktitut. Je voudrais l’enregistrer. Peut-on aller là-bas et l’enregistrer en studio ? » Et il a dit : « Oh mon Dieu, oui, bien sûr, à quelle heure voulez-vous venir ? » Il était très excité par cette idée. Alors j’ai dit : « OK, donc allons-y ce soir. » Alors, Peter Nolan [un employé non inuit à OKâlaKatiget], qui était l’un de nos amis en ville à l’époque, il jouait du banjo. J’ai dit : « Allons chercher Peter, cela sonnerait vraiment bien si nous avions Peter pour jouer du banjo. » Nous avions besoin d’un peu plus de musique pour l’améliorer. Il a accepté et nous sommes tous allés là-bas et je pense que nous avons fait environ cinq ou six prises avant de nous entendre sur la dernière... Et après avoir écrit cette chanson, l’avoir mise en musique et l’avoir écoutée à la radio, j’ai pleuré. J’ai pleuré [elle éclate en sanglots]. Ce n’était pas des larmes de tristesse, c’était des larmes de [pause] beaucoup de choses, mais surtout du soulagement. Parce que c’était finalement : « OK, j’ai fini maintenant, c’est fini, j’ai dit ce que j’avais à dire. » Et après qu’ils l’aient fait jouer à la radio, le téléphone a commencé à sonner. Et c’est là que j’ai pleuré encore plus fort. Les gens m’appelaient pour me remercier. Me remercier de l’avoir dit. Me remercier d’avoir dit ces mots. Les Inuit, mon peuple, ils appelaient pour me dire merci. Merci de l’avoir mis en mots. Et ça, c’est l’histoire de cette chanson.

Ford, 28 décembre 2010, Nain, Nunatsiavut

De toute évidence, la trame émotive ayant justifié la composition de la chanson est dominée par la colère. Mais une discussion que nous avons eue à propos des continuités affectives – le caractère inuit qui persiste alors que des formes culturelles distinctes s’érodent ou changent – a mis en évidence que ce type de colère, à l’instar de la musique occidentale, est un phénomène postcontact. Selon Ford, les colonisateurs blancs ont non seulement amené avec eux les raisons de la colère des Inuit, mais ils ont introduit l’émotion elle-même[12], ce qu’elle explique ainsi :

Je me souviens de la première fois où je suis allée au dortoir [pensionnat] de Cartwright. J’avais six ans. J’ai vu des gens en colère pour la première fois. J’ai vu des gouvernantes crier après les enfants dont elles avaient la responsabilité. Colère. J’ai vu des enfants se faire interpeller avec colère. J’ai vu des gens se faire taper dessus et frapper à la tête. Abus. Colère. J’ai vu beaucoup de colère. Elle était vraiment là sous nos yeux. Mais en inuktitut, lorsque j’ai quitté ma famille, les mots de colère n’étaient pas prononcés. On s’éloignait de vous si vous parliez de colère... Pourquoi devions-nous être en colère ? Les gens ne sont pas fâchés. Ils n’essaient pas délibérément de parler en mal de vous, d’être agressifs ou autoritaires. Ce n’est tout simplement pas un trait inuit. Les Inuit sont très humbles. Et en règle générale, lorsque vous êtes Inuk, que vous avez six ans et que vous essayez de faire face à une culture qui ne fait qu’opprimer les gens… À six ans, j’ai été transformée par tout cela. Mais maintenant que je réfléchis à cela, je sais exactement pourquoi j’ai des problèmes de colère. Parce que cela m’a été enseigné. On m’a appris cela au pensionnat : comment être en colère, comment afficher sa colère, comment se défendre. Nous n’avions rien de cela à la maison.

Ford, 28 décembre 2010, Nain, Nunatsiavut

Si la colère est un héritage du colonialisme qui a, par la force, rapproché les Inuit des Blancs, « sunaungitutau Kattalaukugut » réaffirme une séparation. La traduction anglaise, « oppression », explique Ford, ne pourra jamais incarner l’expérience commune des Inuit en matière d’oppression. C’est pourquoi la chanson devait être en inuktitut. Pour énoncer de nouveau ses mots cités dans l’épigraphe : « La personne à qui vous transmettez le message comprend ce que c’est que d’être rabaissée, ce qu’étaient ces oppressions. Les Inuit le savent. Les Inuit l’ont vécu ». Il va sans dire que cette expérience de vie commune est une expérience profondément ressentie. Cette expérience, compréhension, sensation commune est, pour Ford, un élément que possèdent les Inuit et que les Blancs ne pourront jamais s’approprier ni contaminer. La partager au moyen d’une chanson diffusée sur les ondes de la radio illustre le processus d’affectivités réflexives mentionné précédemment.

Le fait d’écrire Imminik Aulatsiligutta a clairement été un acte thérapeutique pour Ford, tout comme l’expression publique de ses sentiments personnels lorsque la chanson a été diffusée en ondes par OKâlaKatiget. Comme Ford l’a exprimé : « Je vais la jouer pour que tout le monde puisse l’entendre, parce que je veux que tout le monde sache ce que je ressens ». La catharsis qu’elle décrit a ensuite été complétée lorsque le téléphone a commencé à sonner et que des personnes lui ont exprimé leur gratitude pour avoir mis en mots ce qu’elles ressentaient également. C’est ainsi qu’Imminik Aulatsiligutta est devenue partie intégrante du paysage radio auditif-affectif généré par OKâlaKatiget. La puissance affective de la chanson – issue des sentiments sources de la compositrice et intégrée au tissu sonore radiophonique de Nain – s’est convertie et transformée en nouvelles structures de sentiment sonore par l’entremise d’interactions réflexives entre subjectivités émotionnelles individuelles et collectives.

Conclusion

J’ai soutenu dans cet article que des chansons occidentales inuitisées telles que Labradorimiut, Kimutsit et Imminik Aulatsiligutta véhiculent des substrats accumulés d’existences, de connaissances et de sentiments inuit partagés et en sont imprégnées. Lorsque les modes traditionnels d’expression de l’expérience et du mode de vie des Inuit s’érodent ou disparaissent, ces éléments culturels essentiels – ou continuités affectives – trouvent d’autres modes et s’y rattachent. Au fil du temps, la fierté, la nostalgie et même la colère postcoloniales des Inuit, par exemple, se sont constituées et reconstituées par la musique, créant ainsi des structures de sentiment sonore qui contribuent à la formation, au maintien et à la circulation des subjectivités affectives inuit modernes. Dans ce contexte, la musique reflète les dimensions sociales de la vie moderne des Inuit (de la façon imaginée par Schafer 1994 [1977]) et contribue également à sa constitution (soutenant les analyses de Feld 1996). L’inclusion de la radio ajoute une autre dimension : celle qu’engendre l’intervention du public demandeur de chansons. De telles dynamiques d’organisation identitaire collectives vont au-delà des technologies musicales individuelles du soi de DeNora (1999). Leurs interactions circulaires temporelles invitent également à une extension des idées de Lash et Urry (1994) pour inclure des instances empiriques de réflexivité affective.

Les écrits de Raymond Williams (1960, 1977) encadrent ces réflexions. D’abord, il souligne l’angle mort des recherches universitaires contemporaines – attribuable, selon lui, à une autoréférence institutionnelle peu critique –, lesquelles ont échoué à reconnaître que la culture d’un peuple ne se limite pas à ses seuls artefacts créatifs. Pour paraphraser Williams, la culture est rarement plus politique que lorsqu’elle est niée. Que ce soit intentionnel ou accidentel, l’imposition d’une gamme de valeurs culturelles du sujet évaluant vers l’extérieur montre clairement à quel point la « culture » peut être extirpée de la politique de manière empirique. S’il s’agit d’une préoccupation politique de type extérieur vers intérieur, l’organisation subjective d’un contenu culturel affectif par l’entremise de demandes de chansons constitue le phénomène inverse. Chaque intervention individuelle dans les paysages radiophoniques affectifs de Nain est un acte micropolitique, soulevant une dernière observation liée à la pertinence de Williams. Ses « structures de sentiment » ont non seulement introduit des critères cruciaux et non matériels dans l’évaluation de la culture, mais l’accent mis par William sur « l’expérience sociale comme partie de la solution » permet une analyse qui prend en compte le rôle de l’action dans la constitution de la culture d’un peuple. Les identités affectives mises en musique par Ford, Dicker et Merkuratsuk, par exemple, sont des expressions d’une expérience inuit profondément enracinée et intergénérationnelle qui prennent part à la formation culturelle, du moins en partie, lorsqu’elles sont demandées et jouées sur les ondes d’OKâlaKatiget. Dans cette optique, il serait peut-être utile d’élargir notre conception des espaces sonores sociaux dans lesquels nous vivons. Tout comme un paysage, un paysage sonore est un environnement qu’on perçoit de manière sensorielle et affective. Mais comme un paysagiste, nous modifions parfois nos paysages sonores en transformant des noms en verbes, en cultivant et en façonnant leurs contours et leurs contenus. Les structures de sentiment sonore sont une conséquence de cet aménagement du paysage sonore.