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Depuis les cinquante dernières années, dans des pays comme l’Australie, le Canada ou la Nouvelle-Zélande, issus de l’empire colonial britannique, les revendications et les voix autochtones se sont faites passablement insistantes afin que soient redéfinis les contrats sociaux et politiques de ces démocraties modernes (Wood 2003). Ces voix ont été entendues et on note ainsi dans chacun de ces pays des acquis non-négligeables dans la reconnaissance de droits spécifiques aux autochtones (Ivison et al. 2000). Encore aujourd’hui, et dans la mesure où elles remettent en question la légitimité même de leur souveraineté étatique, ces voix et revendications continuent de représenter un des plus grands défis de ces États-nations. Par ailleurs, ces dernières décennies ont aussi démontré que la capacité de réponse aux revendications autochtones des États-nations, dits libéraux et souverains, se trouve passablement limitée, tant sur le plan social que politique et juridique (Cairns 2003). Povinelli (1998, 2001, 2002) a exposé les limites de la capacité des États-nations libéraux à reconnaître et à légitimer l’altérité. Bien que cette question peut être abordée sous de multiples angles, je me limiterai à quelques réflexions sur les difficultés de concilier, du moins sur les plans social et ontologique, les attentes de l’État australien, d’une part, et celles des Aborigènes, d’autre part.

En Australie, l’octroi de la citoyenneté et de droits égaux aux Aborigènes en 1967 (considérés jusqu’alors comme sujets coloniaux), ainsi que les politiques d’autodétermination mises en place dans les années 1970, ou encore le Native Title Act (1993) représentent autant de gestes significatifs dans la reconnaissance des Aborigènes au sein de cet État-nation moderne[1]. Pourtant, la question de la teneur et de la portée de la citoyenneté des Aborigènes, et sa place au sein de l’espace national, demeure, encore aujourd’hui, un sujet épineux, dérangeant et qui est loin d’être résolu ; un thème d’ailleurs largement débattu dans les milieux académiques et politiques (Peterson et Sanders 1998 ; Mercer 2003 ; Reynolds 1996 ; Rowse 2000 ; Cowlishaw 2001 ; Povinelli 1998, pour n’en nommer que quelques uns). Les débats et les questionnements tournent autour des modalités et des formes de la reconnaissance morale, culturelle et politique des droits des Aborigènes, en tant que citoyens australiens. Les points de vue diffèrent grandement selon l’angle d’approche et les valeurs associées à la citoyenneté qui sont considérées : droits égaux et responsabilités égales ; capacités et pouvoirs citoyens ; ou encore obéissance et loyauté citoyennes (Hudson et Kane 2000). Or, ces angles d’approche doivent, lorsqu’ils sont appliqués aux Aborigènes australiens, prendre à leur tour en compte la difficile conciliation entre les droits et les devoirs des Aborigènes en tant que citoyens australiens, d’une part, et ceux qui émanent de leur propre ordre social et cosmologique et de la reproduction de celui-ci (Rowse 1998 ; Peterson 1998a, 1998b), d’autre part. C’est donc en partie la question de la différence entre eux qui est soulevée ici, et le fait qu’au sein des États-nations modernes libéraux toute différence (qu’elle soit individuelle ou collective) qui échappe au contrôle de l’État ou qui ne correspond pas au code moral dominant devient problématique et doit éventuellement être « normalisée ». Les Aborigènes sont reconnus citoyens australiens, mais plusieurs refusent d’adopter les formes de subjectivité et de socialité attendues et sanctionnées par l’État et la société civile. Loin d’être reconnues à leur juste valeur, leur différence et leurs façons de répondre aux attentes et aux politiques de l’État sont plus souvent qu’autrement considérées en termes d’« infériorité », d’« incapacité » ou de « déficit ».

En Australie, les années 1990 s’étaient ouvertes sur un vent d’espoir pour la reconnaissance politique et culturelle des droits et des intérêts des Aborigènes. Mentionnons seulement le Jugement Mabo (1992) et la législation qui s’en suivit, soit le Native Title Act (1993)[2], les nombreux travaux et efforts pour une relecture plurielle de l’histoire coloniale et de la dépossession aborigène ou encore le Council for Aboriginal Reconciliation et son rapport final (Commonwealth of Australia 2000) qui recommandait la reconnaissance et la protection des cultures et des langues aborigènes. Pendant un certain temps, il a même été possible de penser que la présence et la différence aborigènes allaient se tailler une place respectable et équitable dans l’espace culturel et politique national et que la réconciliation allait aboutir à un nouveau contrat social et politique. Or, le gouvernement conservateur de John Howard, au pouvoir de 1996 à 2007, a graduellement sapé les acquis. Dès 1998, le vent a commencé à tourner et différents amendements, politiques et mesures sont venus compromettre les processus d’autodétermination des Aborigènes[3]. En 2007, la voie vers la reconnaissance et la réconciliation a de nouveau subi un dur revers à la suite de la mise en place par le même gouvernement de « mesures d’urgence » dans les communautés aborigènes du Territoire du Nord, mesures à caractère nettement coercitif et interventionniste. Le gouvernement fédéral a utilisé le prétexte d’un rapport de recherche (Little Children are sacred) déposé en juin 2007 (Northern Territory Government), lequel expose les problèmes sociaux que rencontrent les communautés du Territoire du Nord, dont les abus sexuels auprès des enfants, pour mettre en place ces mesures. Certains observateurs ont qualifié les mesures d’urgence de cheval de Troie (Altman et Hinkson 2007), considérant que par ce biais l’État entend reprendre le contrôle des communautés et des terres aborigènes[4]. La mise en place de telles mesures a nécessité la suspension du Racial Discrimination Act (1975). Le gouvernement travailliste de Kevin Rudd, élu en 2007, a maintenu ces mesures. Il va sans dire que ces dernières portent atteinte et remettent en question non seulement la teneur et la portée de la citoyenneté des Aborigènes, mais également leur place au sein de l’espace culturel et politique national.

Mon intention toutefois n’est pas de faire l’analyse des politiques australiennes des trente dernières années à l’égard des Aborigènes. Il s’agit plutôt d’interroger quelques-unes des réponses aborigènes à ces politiques. L’objectif de cet article est de mieux comprendre le fossé qui sépare les attentes de l’État quant à l’instauration de ces politiques et leur réception par les Aborigènes, orchestrée principalement sur la base de leurs propres priorités et projets culturellement constitués. Ainsi, les politiques d’autodétermination qui ont cours depuis les années 1970 n’ont pas vraiment donné les résultats initialement escomptés. Du point de vue de l’État australien, l’autodétermination signifiait que les Aborigènes allaient gérer eux-mêmes leur entrée dans la modernité et qu’ils partageaient les visions, les façons de faire et les priorités des politiciens et des bureaucrates (Cowlishaw 1999, 2003). Comme pratique et comme idéologie, l’autodétermination signifiait que les Aborigènes allaient apprendre à s’autogérer, au sein des communautés sédentaires, ce qui impliquait, entre autres, qu’ils adoptent les formes appropriées de socialité et de subjectivité sanctionnées par l’État. L’autogestion était le moyen qui les conduirait à l’autodétermination. Plusieurs observateurs ont souligné le paradoxe, voire l’ironie de la situation : on demande aux communautés aborigènes d’adopter des structures (politiques et administratives) non aborigènes afin d’acquérir un plus grand contrôle sur leurs propres affaires (Rowse 1992 ; Cowlishaw 1999). Or, jusqu’à un certain point, du moins dans les communautés dites « isolées », les Aborigènes ont refusé de jouer les règles d’un jeu qui leur a été imposé par l’État. Au prix de beaucoup d’épreuves et de souffrances, et en dépit de contraintes et de pressions grandissantes, ils cherchent à maintenir une forme d’autonomie et d’autodétermination qui soit plus près de leurs valeurs, de leur façon de faire, de leur mode d’être-au-monde. Or, cette forme n’est pas celle qui est attendue d’eux. Dans une perspective anthropologique, comment lire alors les réponses aborigènes aux politiques étatiques d’autodétermination? Est-ce de l’incapacité ou de la résistance de la part des Aborigènes?

Réflexions sur la « différence aborigène »

Les considérations qui précèdent impliquent de considérer, sur le plan conceptuel, la question de la différence aborigène, ainsi que celle de la résistance. La question de la différence peut être abordée sous différents angles. J’en considérerai principalement deux. D’une part, on ne peut négliger les lectures de la « différence aborigène » véhiculées dans les discours publics. En règle générale, celle-ci est interprétée en termes de « déficit » (culturel), d’« incapacité » des Aborigènes de satisfaire aux exigences (et aux valeurs) de la modernité, de la culture bureaucratique et de l’économie de marché. C’est une différence qui dérange, entre autres, parce qu’elle résulte, du point de vue de l’État et de la société euro-australienne, en un niveau de vie plus bas. L’observation de Folds (2001 : 113) est pertinente : « The dominant society will never feel comfortable with the Aborigines choosing to be different, if their choices produce statistical inequality ». Cette « inégalité statistique » se retrouve à tous les niveaux : santé, éducation, logement, emploi. Tout en faisant état d’une réalité incontournable, de telles lectures n’en sont pas moins réductrices en ce qu’elles évaluent la différence aborigène essentiellement par la négative : ce qu’ils n’ont pas et ne sont pas en comparaison avec les critères nationaux et sociaux de l’environnement euro-australien[5]. Les Aborigènes apparaissent dès lors comme des « victimes », des « démunis », des « mal adaptés », une classe de citoyens inscrits dans la « salle d’attente » de la modernité ; autant de stratégies discursives qui justifient les mesures interventionnistes, les techniques et les pratiques assimilatrices. En outre, de tels discours et lectures masquent les différences culturelles (et ontologiques) des Aborigènes, leurs choix et leurs projets de société et empêchent de considérer ceux-ci à leur juste valeur (Clammer et al. 2004). Ainsi présentée, il y a fort peu de chances que la différence aborigène, soit leur savoir faire et leur savoir être, puisse un jour être considérée comme bénéfique ou profitable à la nation australienne. Cette différence doit d’abord être « domestiquée » et « normalisée », à l’intérieur de balises fixées par la société euro-australienne ; elle cesse alors d’être compromettante, donc différente.

Or, une telle conception de la « différence culturelle » n’est-elle pas une construction de la modernité? En effet, le projet et la pensée des Lumières ont fait des différences sociales et culturelles de simples variations sur le thème de l’humain universel ; l’Occident moderne et les récits scientifiques se sont dès lors arrogé l’autorité de dire cet universalisme. Avec l’entreprise coloniale et les théories évolutionnistes, la notion de « différence » est devenue synonyme d’inégalité. Cette équivalence s’est accentuée sous l’influence des maîtres-mots de la modernité avancée et du néo-libéralisme que sont le « progrès », la « modernisation » et le « développement ». La différence aborigène sera dès lors étiquetée tantôt comme « exotique », tantôt comme « pathétique » (Cowlishaw 2003). Dans l’un ou l’autre cas, cela évite de la considérer pour ce qu’elle est, c’est-à-dire en ses propres termes.

Un autre angle est celui qui aborde la différence aborigène dans ses dimensions à la fois relationnelle, historique et ontologique (Austin-Broos 1998). Dans leurs expressions contemporaines, les spécificités et les différences aborigènes sont autant de réponses locales à l’histoire coloniale et aux politiques étatiques et aux interactions entre les Aborigènes et la société euro-australienne ; réponses orchestrées sur la base de leurs ordres sociaux et symboliques et de leurs régimes de valeurs. Ce que j’appelle les contemporanéités autochtones (Poirier 2000) évoque les dimensions dialectiques et dialogiques de telles interactions. Aux niveaux individuel et collectif, les Aborigènes se sont toujours engagés dans ces processus d’interaction et de différentiation comme sujets historiques et acteurs culturels (Merlan 2005). En outre, de tels processus se déploient au sein de rapports de pouvoir inégaux. Dans de tels contextes, toute forme de persistance culturelle devient une forme de résistance. Par résistance, j’entends les processus de continuité et de transformation culturelles dans des contextes de domination ; les pratiques et stratégies d’accommodation, d’appropriation et d’engagement sur la base de projets culturellement constitués[6]. Sans nier les problèmes sociaux que rencontrent les communautés aborigènes, les concepts de résistance et d’agencéité permettent de faire contrepoids aux discours publics sur la soi-disant passivité des Aborigènes, sur leur incapacité à rencontrer les exigences de la modernité et de l’économie de marché, ou encore sur leur déficit culturel, ainsi qu’aux études qui mettent l’accent sur le dysfonctionnement des communautés aborigènes. Parlant de cette différence aborigène, les propos de Cowlishaw (2003 : 111) sont pertinents : « A complex and richly creative social domain can survive alongside a level of social disorder that might appear pathological to worried suburban dwellers ». Leur résistance et leur refus de répondre de manière « appropriée » signifient que persistent des façons de faire, des modes d’être, des valeurs, des priorités auxquels ils tiennent, et qui sont donc signifiants et significatifs. Combien de fois ai-je entendu mes amis aborigènes faire la distinction entre le Kartiya way (la façon des Blancs) et l’Aboriginal way. Dans le contexte actuel, et comme le fait remarquer Austin-Broos (2003), les Aborigènes renouvellent leur différence, mais ils ne la perdent pas.

Afin d’étayer mes propos sur le sujet, je prendrai pour exemple la communauté aborigène de Balgo, dans le désert occidental (en Australie occidentale). L’exemple de Balgo ne nous permet pas nécessairement de généraliser à l’ensemble des communautés aborigènes d’Australie, mais nous donne la mesure de plusieurs des questionnements qui se posent actuellement dans les relations entre l’État et les Aborigènes. Balgo offre un exemple éloquent de ce que plusieurs observateurs et intervenants qualifient d’« échec » des politiques d’autodétermination. En effet, les Aborigènes de la région ne répondent à aucun des critères et des attentes de l’État australien en termes de bonne gouvernance, de santé, de scolarisation, d’habitation ou d’emploi. Cette « altérité radicale » dérange, elle est source d’anxiété et de frustration de la part des intervenants blancs (les kartiya) ; peut-être justement parce que les Aborigènes sont imprévisibles et qu’ils échappent, du moins jusqu’à un certain point, au contrôle de l’État. Mon intention est donc d’explorer certaines des valeurs qui fondent leur différence et leur refus de devenir comme les kartiya (ou de répondre à leurs demandes) et qui orientent leur choix de société. Il s’agit donc de chercher à mieux comprendre la teneur de leurs responsabilités face à leur propre ordre social et cosmologique et à sa reproduction, en dépit des épreuves et des contraintes auxquelles ils sont confrontés quotidiennement ; et ce, tout en reconnaissant que la marge de manoeuvre pour assumer de telles responsabilités s’est étiolée au fil des dernières décennies, sous la pression des politiques étatiques, et justement parce qu’elles n’ont jamais été considérées à leur juste valeur par l’État et la société dominante.

Balgo : une culture de résistance

Dans les prochains paragraphes, une brève esquisse de la communauté aborigène de Balgo est présentée, qui évoque quelques unes des réponses des Aborigènes de la région aux politiques qui les concernent ainsi que certains des choix qu’ils ont opérés depuis leur sédentarisation.

Située à la périphérie septentrionale du désert de Gibson, Balgo a été fondé en 1939 comme mission catholique. Graduellement, au fil des années 1940 et 1950, les groupes nomades qui occupaient et sillonnaient un vaste territoire plus au sud sont venus s’y installer. La communauté a aujourd’hui une population fluctuante d’environ 500 personnes ; chaque personne entretient un réseau étendu de relations avec des parents établis dans d’autres communautés, et ce sur un vaste territoire. Tout en étant très respectueux des missionnaires, les gens de Balgo ont longtemps résisté à la conversion et l’évangélisation. Encore à ce jour, pour la majorité, leur conversion au catholicisme n’a jamais été entièrement consumée. Ils demeurent fidèles à leur Loi ancestrale, le Tjukurrpa (ou Dreaming), et les droits, les responsabilités et les pratiques face à cet ordre cosmologique demeurent très présents dans le tissu social de la communauté et les formes locales de subjectivité. À Balgo, les Aborigènes s’identifient à l’une ou l’autre des entités linguistiques et territoriales suivantes : Kukatja (le groupe majoritaire et aujourd’hui la langue officielle de la communauté), Walmatjari, Wangkatjunga, Mandiltjarra, Ngarti, Tjaru, Warlpiri, Pintupi. Cette multiplicité témoigne de la persistance des modes traditionnels d’appartenance et d’affiliation territoriale et rituelle, et des réseaux de parenté. À ceux-ci est venue s’ajouter une appartenance à Balgo, comme communauté, mais aussi et surtout comme centre de services. C’est dire donc que les territoires ancestraux et leurs relations spécifiques avec ceux-ci, incluant les cosmologies, les pratiques, les savoirs (écologiques et rituels) et les divers récits liés au territoire, constituent encore aujourd’hui des points nodaux de leur identité et de leur socialité. Des territoires que les Aborigènes de tous âges sillonnent et visitent de manière épisodique ; les savoirs mythiques et rituels qui leur sont liés demeurent encore vivants tout en étant sujets à une relecture et à une transformation continuelles (Poirier 1992, 2005).

Dès les années 1970, l’octroi de la citoyenneté, la fin des politiques d’assimilation et la mise en place des politiques d’autodétermination ont impliqué plusieurs changements pour les communautés aborigènes. Au début des années 1980, Balgo devient, sur les plans légal et administratif, une corporation aborigène. L’Église catholique est contrainte de transférer l’administration de la communauté au gouvernement[7]. Celui-ci instaure une structure décisionnelle et administrative, le Conseil local, formé exclusivement d’Aborigènes (un chairman et des conseillers), lequel devait prendre en charge les affaires de la communauté. Or, encore aujourd’hui, et à l’instar d’autres communautés aborigènes de la région[8], le Conseil local de Balgo n’est pas particulièrement opérationnel[9]. Il demeure difficile, parfois impossible, de trouver des personnes, hommes ou femmes, jeunes adultes ou aînés, qui veuillent bien agir comme chairman. Le chairman est en effet confronté à deux types d’exigences (et de responsabilités) qui sont incompatibles : d’une part, les besoins de bonne gouvernance (et de bonne gestion) de la communauté et les attentes du gouvernement à cet effet, et d’autre part, les demandes énoncées par les membres de la parentèle qui attendent du chairman des gestes de réciprocité compatibles avec sa position. Une telle position devient vite intenable. L’absence d’un Conseil local fort et représentatif renforce donc le contrôle de l’État sur les affaires de la communauté.

À Balgo, les Aborigènes refusent d’adopter les formes de socialité, d’agencéité et de hiérarchie exigées par la culture bureaucratique de l’autogestion. Leur résistance se traduit par un refus de s’approprier une structure politique qui se situe en contradiction avec les formes d’autorité et de pouvoir de ces sociétés dites égalitaires et où l’autorité et le pouvoir sont étroitement liés à la sphère rituelle et sont généralement conférés par le biais d’une complicité étroite avec l’ordre ancestral, le Tjukurrpa (Poirier 2001). Dans ces sociétés égalitaires, le pouvoir est affaire de communication et non de coercition ; dans le respect de l’autonomie de la personne, il ne s’agit jamais d’un « pouvoir sur quelqu’un ». Sur le plan politique et décisionnel, la prégnance des réseaux de parenté dans l’organisation et le quotidien d’une communauté comme Balgo, et dans les formes locales de subjectivité, l’emporte sur toute tentative d’un pouvoir centralisé. La communauté, en tant que centre de services, est donc gérée, dans les faits, par les Kartiyas[10].

Depuis les années 1970, et à la suite de l’octroi de la citoyenneté, les Aborigènes bénéficient d’allocations de sécurité sociale. C’est souvent sur le ton de la dérision qu’ils appellent ces allocations le « sit-down money ». Selon les points de vue, ces allocations sont associées tantôt à une forme de dépendance, tantôt à une certaine autonomie. Quand ils parlent de dépendance, les observateurs font référence à « l’incapacité » (ou au « refus ») des Aborigènes d’intégrer la culture du travail des Blancs ou alors à l’échec du gouvernement de créer de l’emploi dans les régions isolées. Les allocations gouvernementales n’offrent pas moins aux Aborigènes une forme d’autonomie et d’autodétermination en ce qu’elles leur permettent, du moins jusqu’à un certain point, de suivre leurs propres agendas culturels et de maintenir des activités qu’ils valorisent, en particulier les activités rituelles (initiatiques et funéraires), ou encore les déplacements – pour visiter des parents établis dans d’autres communautés, pour les activités de chasse et de cueillette et pour visiter leurs territoires. Du point de vue des Aborigènes, une telle autonomie, comme le faisait remarquer Altman, est plus valorisée que des revenus élevés (Altman 1987 : 28)[11].

Depuis la fin des années 1980, les programmes et les fonds du CDEP (Community Development Employment Projects) représentent aussi une source de revenus appréciable pour les communautés aborigènes. À Balgo, ils soutiennent d’ailleurs les seules formes d’emploi pour les Aborigènes, soit des positions de subalternes à l’école, au dispensaire, au bureau ou au magasin. L’économie de communautés comme Balgo est précaire et dépend encore largement des subsides gouvernementaux. Deux sources de revenus ne proviennent pas de tels fonds : les redevances que reçoivent certaines familles des compagnies minières sur la base de leurs droits territoriaux (reconnus soit par le Northern Territory Land Right Act 1976, soit le Native Title Act) et les revenus de la vente des peintures acryliques[12]. Cette brève esquisse du profil économique de Balgo ne serait pas complète sans une mention des jeux de cartes. Les jeux de cartes et la circulation des sommes impliquées dans cette pratique représentent un volet important de l’économie domestique de Balgo et des activités quotidiennes. Folds (2001 : 76), qui a travaillé chez les Pintupi (un autre groupe du Désert occidental) considère que le gambling n’est pas une aberration qui découle de la pauvreté. Le jeu opère comme un moyen légitime d’accumuler suffisamment d’argent pour s’acheter des biens convoités (comme des véhicules usagés par exemple) et d’assumer ses obligations économiques face à sa parentèle.

Qu’il provienne des allocations gouvernementales, de la vente des peintures, des jeux de cartes ou des redevances, l’argent est indubitablement partagé et réinvesti dans les relations sociales et les réseaux de parenté. Toute somme d’argent, même considérable, reçue par une personne, sera sur le champ distribuée parmi les parents ou alors investie dans un bien convoité et utile au réseau de parenté (automobile, réfrigérateur, système de son, etc.). Une éthique de partage et de réciprocité y prédomine (Peterson 1993) ; de telles obligations n’en sont pas moins parfois source de conflits et de tensions. Sur les plans économique et de la consommation, les pratiques des Aborigènes contrastent nettement avec celles des Euro-Australiens. Certains objets de la modernité, objets de consommation, sont certes convoités, mais ils ont généralement une espérance de vie très limitée ; ils passent de main en main sans souci aucun d’en assurer l’entretien, et encore moins la pérennité. À travers cette circulation, les biens de consommation servent à consolider les relations entre les personnes. Les Aborigènes vont préférer détruire ou se départir complètement d’un tel objet, plutôt que de le laisser détériorer la relation entre les personnes. De telles pratiques, qui se situent à l’encontre d’une logique de consommation et d’accumulation matérielle, sont une source d’incompréhension pour l’État qui voudrait voir les Aborigènes s’engager dans une forme d’économie plus compatible à la fois avec leur statut de citoyens et la culture néolibérale.

Les pratiques, les choix et les façons de faire des Aborigènes, sur les plans politique, économique et social, dans des communautés comme Balgo les relègue constamment à la marge de l’État-nation. Quoiqu’ils fassent, il semble que ce ne soit jamais satisfaisant du point de vue de l’État. Quelles sont alors les motivations et les valeurs qui soutiennent leurs choix de société et la poursuite de projets culturellement constitués, et qui nourrissent leur résistance, voire leur refus de se conformer à ce qui est attendu d’eux?

Kanyirninpa : un concept aborigène de « responsabilité »

Cette esquisse de quelques uns des choix et des réponses des Aborigènes de Balgo au fil des dernières décennies permet maintenant d’aborder les valeurs et les priorités qui orientent ces choix. J’ai exploré ailleurs leur cosmologie, leur système de valeurs, leur mode d’être-au-monde, leur « ontologie relationnelle » (Poirier 2004b, 2005, 2008). J’en reprendrai ici les principaux éléments à partir du concept local de Kanyirninpa. Le concept de Kanyirninpa[13] est pertinent en ce qu’il est étroitement lié aux théories locales de la personne et de l’action, et donc aux conceptions locales d’(inter)subjectivité et d’agencéité. Dans leur traduction du terme Kanyirninpa, les Aborigènes utilisent les expressions anglaises looking after ou holding, dans le sens de « prendre soin », « tenir », ou « être responsable ». Kanyirninpa peut s’appliquer à tout un ensemble de domaines, les trois principaux étant la responsabilité envers la parentèle (walytja – une « identité partagée »), envers les lieux sur le territoire auxquels la personne est affiliée (ngurra – le « pays ») et envers l’ordre ancestral et cosmologique (Tjukurrpa – la Loi), soit les savoirs mythiques et rituels associés au ngurra. Le concept de Kanyirninpa est aussi étroitement lié aux relations intergénérationnelles, les plus âgés ayant le devoir de « prendre soin » des plus jeunes (McCoy 2008). Ce concept permet dès lors de souligner la dimension relationnelle et celle de réciprocité intrinsèques à la subjectivité aborigène, à leur mode d’être-au-monde et aux formes locales de socialité. La personne aborigène s’inscrit dans une logique relationnelle ; son être-au-monde se conçoit, se vit et se déploie dans les relations avec les parents, avec les lieux sur le territoire, avec les êtres ancestraux du Tjukurrpa. C’est dans ce sens que l’on parle d’une « ontologie relationnelle » (Poirier 2008). Sur les plans social, politique et rituel, les Aborigènes ont toujours considéré que les droits et les responsabilités envers les parents, les lieux et les savoirs rituels étaient indissociables et constituaient les deux côtés d’une même médaille.

Les réseaux de parenté (walytja) comme réseaux de solidarité, d’appartenance et de responsabilité réciproque sont au fondement de la socialité aborigène. Dans une communauté comme Balgo, comme nous l’avons vu, ils continuent d’informer les dynamiques économiques, politiques et rituelles. La valeur et la prégnance des relations et des réseaux de parenté sont mieux comprises à la lumière d’une interrogation sur la notion de personne et sur ce qui oriente ses actions et ses choix. J’ai déjà exposé comment la notion de personne chez les Aborigènes peut être abordée dans sa dimension relationnelle et « dividuelle » (Poirier 2005, 2008) dans le sens où les relations (avec les parents, les lieux et les ancêtres) sont intrinsèques à la personne (plutôt qu’extrinsèques comme dans la notion individualiste) qui se conçoit dès lors comme partie intégrante d’un réseau de relations réciproques. Dans ce mode relationnel, les réseaux de relations sociales sont aussi inclusifs des non-humains (dont les lieux et les ancêtres) qui sont des agents actifs dans le déploiement et le devenir du monde. Chaque personne est unique puisque le réseau de relations, de droits et de responsabilités qui la constitue (parents, lieux, ancêtres) et fonde son identité est lui aussi unique. Sur le plan phénoménologique et de l’expérience de son être-au-monde, ces relations sont incorporées, en même temps qu’elles connectent la personne de manière significative avec son environnement socio-cosmique. Alors que l’individualité et l’autonomie de chaque personne sont hautement respectées, les attitudes individualistes sont quant à elles condamnées puisqu’elles se situent à l’encontre d’une logique relationnelle et d’une éthique de réciprocité. Une personne qui faillit à ses responsabilités face aux membres de sa parentèle ou qui refuse de partager s’expose à des réprimandes de la part des personnes qui se sentent dès lors lésées ; la personne elle-même éprouvera un sentiment de honte. De tels manquements peuvent être une source de conflits et de tensions.

Certains observateurs ont fait valoir que l’emphase sur les réseaux de parenté et le manque « d’individualisme » chez les Aborigènes représentent des handicaps majeurs à leur insertion dans la société australienne et à leur participation à l’économie de marché ; ils minent le libre arbitre de chacun et sont en partie responsables des problèmes et souffrances que connaissent les communautés (Sutton 2001). Or, une telle approche empêche de considérer les différences et les choix des Aborigènes à leur juste valeur, en leur préférant ceux de la modernité et du modèle de citoyenneté de l’État moderne libéral, et en présentant ces derniers comme les seules alternatives possibles. Il s’agit ici de souligner la différence entre le soi souverain et l’idéologie individualiste, valorisés par l’idéologie moderne libérale, et le soi relationnel valorisé dans les sociétés où les réseaux de parenté, y compris les ancêtres (et les lieux), sont au fondement des formes locales de subjectivité, d’agencéité et de socialité. Ces deux modes d’être-au-monde ont chacun leur part de grandeurs et de misères ; les notions d’autonomie et de dépendance, de liberté et de contrainte y ont d’ailleurs des significations assez différentes.

La notion de Kanyirninpa est aussi étroitement liée au sentiment de responsabilité envers les lieux (ngurra) auxquels chaque personne est identifiée de par sa configuration d’appartenance, soit, entre autres, le lieu de conception et les lieux hérités des quatre grands-parents. Une série de tels lieux constitue ce que les Aborigènes nomment en anglais my country (« mon pays »). Les lieux sont dépositaires des essences ancestrales (et des esprits-enfants), la demeure des êtres ancestraux et des esprits des parents défunts ; à chaque lieu correspondent des savoirs mythiques et rituels. Pour ces chasseurs-cueilleurs, les savoirs et les ressources spirituels des lieux sont à leur tour étroitement liés aux savoirs écologiques et aux ressources animales et végétales d’un territoire donné. Il y a toujours eu d’ailleurs une constante dans les revendications et les discours des Aborigènes afin de faire valoir leurs valeurs et leurs priorités et peut-être même ce qu’ils considèrent comme leur contribution à la nation australienne, celle de leur responsabilité à « prendre soin du territoire » (looking after country). En sus des savoirs et des pratiques rituels, les Aborigènes possèdent aussi une profonde connaissance de l’écologie très particulière du territoire australien et de son équilibre. Un exemple probant est très certainement celui du contrôle de la végétation par des techniques de brûlis en mosaïque très sophistiquées pour éviter justement les feux de brousse qui menacent constamment le territoire australien. Or, ce savoir pratique des Aborigènes (un parmi plusieurs) a rarement été considéré à sa juste valeur alors qu’il pourrait profiter à l’ensemble de la nation australienne, voire même être considéré comme une responsabilité et une pratique « citoyenne ».

Le troisième domaine de responsabilités, étroitement lié aux deux autres, est celui à l’égard de l’ordre ancestral et cosmologique, soit la Loi (les Aborigènes utilisent le terme anglais Law), incluant les savoirs mythiques et rituels liés aux « pays ». Dans l’ontologie relationnelle des Aborigènes australiens, le paradigme et les politiques de l’ancestralité sont loin d’être des valeurs négligeables. Le concept d’ancestralité (Tjukurrpa) ne fait pas référence ici à une généalogie ; il évoque plutôt les dimensions dialogiques et performatives des relations entre les vivants et les ancêtres (Poirier 2008). L’ancestralité est à la fois une essence procréatrice et régénératrice incorporée dans les lieux, et un processus créatif et relationnel. Les êtres ancestraux, êtres du Tjukurrpa, et les esprits de parents défunts sont des agents actifs dans le déploiement et le devenir du monde. Les Aborigènes ont donc envers ceux-ci des obligations qui se traduisent en majeure partie par les pratiques rituelles (initiatiques et funéraires, entre autres). Du point de vue des Aborigènes, ces responsabilités et les pratiques qui les accompagnent sont un véritable « travail », en ce qu’elles nécessitent la mobilisation de ressources organisationnelles, humaines et matérielles d’envergure et favorisent la reproduction de l’environnement physique et socio-cosmique. Probablement afin de faire contrepoids aux discours insistants et récurrents des Kartiya sur l’importance et la valeur du « travail », les Aborigènes à Balgo parlent des activités rituelles comme d’un « very hard work ». Or, à ce niveau, ils sont encore perdants puisque ce type de « travail » n’a pas de valeur et de légitimité du point de vue de la rationalité économique capitaliste et dans le régime de valeurs de la modernité.

L’ontologie relationnelle des Aborigènes australiens et les responsabilités qu’ils doivent rencontrer envers les réseaux de parentèle, les « pays » et la Loi ancestrale ont des incidences sur leur mobilité. Les Aborigènes ont d’ailleurs transformé et adopté leur mode de vie nomade aux conditions actuelles d’existence. Ils sont ainsi régulièrement en déplacement soit pour visiter des parents dans des communautés plus ou moins éloignées, soit pour participer à des activités rituelles (cérémonies initiatiques, rites funéraires ou autres), soit pour les activités de chasse et de cueillette, soit pour visiter leurs territoires (et les ancêtres et parents défunts qui résident en ces lieux), ou pour une virée en ville. Une telle mobilité témoigne de l’extension sociale et spatiale des réseaux de parenté. Tous ces déplacements font en sorte que les véhicules motorisés représentent aujourd’hui une possession hautement valorisée et convoitée, objet de constantes négociations et souvent source de conflits dans les relations interpersonnelles (Myers 1988). Ces pratiques nomades et les formes d’autonomie et d’agencéité qui leur sont rattachées se situent à l’encontre des attentes de l’État et des exigences de sédentarité et de ponctualité propres à la culture du « travail » que la société australienne cherche à leur inculquer depuis toujours ; cela s’applique aussi à la relation difficile que les enfants aborigènes entretiennent avec l’école, comme institution moderne (Burbank 2006).

Points de vue divergents sur la « culture aborigène »

Les quelques différences que j’ai évoquées – qu’il s’agisse de la mobilité des Aborigènes, de la prégnance des réseaux de parenté, de l’éthique de partage et de réciprocité, du paradigme de l’ancestralité ou encore des liens intrinsèques au territoire, et les formes qu’elles prennent dans le contexte contemporain – sont présentées dans les discours étatiques et publics comme autant de freins et d’obstacles à la normalisation et à la modernisation des Aborigènes. Pour ces derniers, le renouvellement de ces différences est en soi une forme de résistance et d’autodétermination. Dans tous les cas, la différence des Aborigènes, soit leur façon particulière de répondre aux attentes de l’État, ou encore leur mode de vie au sein des communautés sédentaires contemporaines, est plus souvent qu’autrement traduite dans le langage des sphères décisionnelles en termes de « déficit », « désavantage », « incapacité », « problème ». L’État et la société euro-australienne comprennent mal pourquoi les Aborigènes ne sont pas attirés par le mode de vie des Kartiya et séduits par les valeurs de la modernité, pourquoi ils refusent d’abdiquer leur différence même si ce choix implique, selon les critères nationaux, un niveau de vie plus bas.

À Balgo, et sauf quelques rares exceptions, la majorité des intervenants euro-australiens (employés par l’État ou par l’Église, travaillant à l’école, au dispensaire, au magasin, à l’administration, etc.) est rapidement submergée par la frustration, le découragement, la déstabilisation et l’incertitude : les Aborigènes ne répondent pas ou répondent peu à ce qu’ils viennent leur « offrir », ou du moins jamais de la manière planifiée, prévue et souhaitée par les Blancs. Une des stratégies de l’État pour pallier la situation est de multiplier les programmes de formation, les task force, les investissements financiers dans le but de transformer les Aborigènes, de réformer leur subjectivité et leur agencéité, de les rendre plus prévisibles, plus « accountable » dans le sens attendu par l’État. Mais rien n’y fait. L’augmentation du nombre de Kartiya dans la communauté ne fait qu’accroître la distance sociale et spatiale entre les deux groupes. Dans un endroit comme Balgo, nous sommes constamment ramenés à ces tentatives coloniales et néocoloniales de l’Occident à vouloir à tout prix domestiquer cet autre non civilisé. Une des stratégies récentes en ce sens s’est faite par le biais d’un usage particulier du concept de « culture ».

En effet, depuis le début des années 1990, Balgo a été le théâtre d’un intérêt croissant pour la « culture aborigène » de la part de l’État et des intervenants blancs ; un intérêt suscité entre autres par le rapport final du Council for Aboriginal Reconciliation qui recommandait la reconnaissance et la protection des cultures et des langues aborigènes. À Balgo, cette attention a permis, entre autres, la construction d’un centre culturel et la mise en place de différents programmes ponctuels pour la promotion de la « culture » aborigène. L’école primaire, sous la responsabilité de l’Église catholique, a aussi mis en place des « activités culturelles » et favorisé la valorisation du Kukatja (la langue dominante à Balgo) par la production de livres scolaires en Kukatja. Il faut souligner qu’à Balgo ces initiatives autour de la « promotion et de la protection de la culture aborigène » sont sous l’autorité des intervenants blancs. Les Aborigènes participent à ces initiatives à leur façon et à leur rythme. Alors que ces programmes signifient un accroissement des fonds gouvernementaux, ils ont aussi fait augmenter le nombre de Kartiya dans la communauté. De telles initiatives représentent certes une nette amélioration sur les discours antérieurs où on disait aux Aborigènes que leur « culture » représentait un obstacle majeur à leur développement, à leur insertion dans la modernité, à leur participation à la société australienne. Mais est-ce si différent? Dans quelle mesure ces discours et ces programmes reconnaissent-ils les différences aborigènes (ces différences qui dérangent)? Dans quelle mesure permettent-ils l’expression de l’altérité aborigène en leurs propres termes et sur la base de leurs propres valeurs, paradigmes et agendas?

Dans ces programmes de reconnaissance et de valorisation de la « culture aborigène », de quelle culture parle-t-on exactement? Les Kartiya et les Aborigènes ont des conceptions assez différentes de ce qu’est ou devrait être la « culture aborigène ». La perception de la culture aborigène que les intervenants blancs tentent de circonscrire est, plus souvent qu’autrement, réduite à un ensemble d’éléments qui ne sont ni dérangeants, ni compromettants pour le système de valeurs et le code moral de la société dominante (Poirier 2004a) : comme la peinture et la danse, mais en dehors de tout contexte rituel ; les récits mythiques, mais des versions aseptisées de tels récits ; ou encore les activités de chasse et de cueillette, en autant qu’elles soient pratiquées en dehors des heures d’école ou de travail. Il s’agit de conceptions étriquées et aseptisées, mais aussi apolitiques et anhistoriques, de la « culture aborigène » contemporaine. Quant aux Aborigènes, lorsqu’ils utilisent le terme anglais de « culture », ils font référence à leur Loi (Law ou Business), aux pratiques et aux savoirs rituels, à la reproduction des réseaux de parenté et des liens au territoire. En d’autres termes, ils réfèrent à leurs responsabilités envers leur ordre social et cosmologique. D’un point de vue aborigène donc, la « culture » est une affaire très sérieuse, et pas un passe-temps. La culture n’est pas ce qu’ils ont, mais ce qu’ils sont[14]. La réalité des réseaux de parenté, ainsi que d’autres expressions contemporaines de la culture aborigène, et donc de la différence aborigène, comme les pratiques rituelles, la mobilité, mais aussi la sorcellerie, les punitions coutumières (payback) ou encore les jeux de cartes comme économie parallèle, sont perçus par les Kartiya non pas comme des éléments de la « culture aborigène » (ou du moins des éléments qui mériteraient d’être préservés) mais comme des désavantages ou encore des obstacles sur la voie de la modernisation et de l’autodétermination des Aborigènes. Dans la perception libérale (et néocoloniale) du concept de « culture », la célébration de la diversité culturelle a en fait peu à voir avec la reconnaissance et l’expression de l’altérité et de la différence culturelle. C’est ce que Povinelli a dénommé « l’impasse des formes de la reconnaissance » (Povinelli 1998, 2002).

Une anecdote permettra d’exposer cet écart entre les conceptions euro-australiennes et aborigènes, le genre d’anecdotes qui sont quotidiennes dans des endroits comme Balgo. Nous sommes en 2006. Une employée blanche qui travaillait à la garderie de la communauté s’adressait un jour à une jeune mère aborigène employée aussi à la garderie. L’intervenante lui expliquait alors comment il était important qu’elle maintienne sa culture, qu’une culture forte donnait des familles fortes, qu’elle devait demeurer fidèle à sa culture afin que son enfant ait une identité forte[15]. Cette jeune intervenante était sans nul doute très bien intentionnée. Là n’est pas mon propos. Mon interrogation est plutôt la suivante : qu’entendait-elle par « culture », que connaissait-elle de la culture aborigène, qu’était-elle disposée à reconnaître comme faisant partie de la « culture aborigène »? Quelques jours plus tard, la jeune femme aborigène ne s’est pas présentée au travail. L’employée blanche a donc demandé les raisons de cette absence à une autre jeune mère aborigène qui lui a dit qu’une mortalité dans sa famille l’obligeait à demeurer au sorry camp[16] pour les prochaines semaines (cela peut aller parfois jusqu’à huit semaines). L’intervenante a alors exprimé son désaccord et son désarroi à l’effet que les Aborigènes sont irresponsables et non fiables, qu’ils ne se soucient pas du travail, que quoique l’on fasse pour les « aider », ils ne répondent jamais de manière adéquate. Et pourtant, la jeune mère en deuil ne faisait que suivre un impératif social, moral et cosmologique de sa culture, soit les rites de deuil et ses responsabilités envers un parent défunt, comme éléments des politiques de l’ancestralité. Pour la jeune femme aborigène, il était difficile, voire impossible, de rencontrer les deux exigences, celle de son employeur (l’État) et celle de son groupe de parentèle. Elle a fait le choix de ses responsabilités envers ce dernier. Elle a posé un geste d’autodétermination. Le fait qu’elle ne sera pas payée durant son absence n’est pas un problème en soi puisqu’elle et ses enfants seront pris en charge par les membres de la famille étendue et les visiteurs au sorry camp.

Les rites de deuil visent à reconduire l’esprit du défunt à son lieu de conception et à retisser les réseaux sociaux entre les vivants, entre ceux-ci, les ancêtres et les lieux sur le territoire. Avec les rites d’initiation des jeunes garçons, ils sont garants de la reproduction de l’ordre social et cosmologique. Le haut taux de mortalité dans la région (mauvais état de santé, morts violentes et accidentelles, abus d’alcool) fait en sorte que les Aborigènes semblent constamment engagés dans le sorry business de la mort. Pourtant, collectivement, ils n’ont jamais failli à leurs responsabilités à ce niveau. En règle générale, toutefois, dans les régions et les communautés où les activités rituelles sont encore importantes, les Aborigènes ont fait des compromis entre leurs responsabilités à ce niveau et ce qui est attendu d’eux dans leur milieu de travail. Ils ont ainsi, au fil des dernières décennies, graduellement raccourci le temps alloué à ces rituels. Pareillement, des Kartiya travaillant dans ces communautés en sont venus à comprendre, parfois même à respecter, les obligations rituelles des Aborigènes. Des compromis et des accommodements sont donc intervenus des deux côtés.

Toutefois, dans la perspective étatique, ces pratiques rituelles (de type initiatique, funéraire ou autre) sont généralement perçues comme marginales, non productives ou encore dépassées. Non seulement elles échappent au contrôle de l’État, mais elles expriment des valeurs qui sont rejetées par la modernité, et surtout elles ne contribuent pas à l’économie nationale. Une reconnaissance réelle des différences culturelles des Aborigènes permettrait pourtant de reconnaître ces pratiques comme des responsabilités « citoyennes » à part entière. Ceci, par exemple, dans la mesure où du point de vue de la logique relationnelle des Aborigènes ces pratiques rituelles sont aussi intimement liées à la reproduction des ressources du territoire et à l’équilibre écologique de celui-ci. Par ailleurs, la reconnaissance par l’État de ces différences ontologiques nécessiterait leur enchâssement dans l’appareil bureaucratique et donc leur réduction (pour ne pas dire leur désenchantement). Là se situe, à mon avis, la difficulté de la conciliation et les limites des États Nations modernes à reconnaître pleinement les différences ontologiques des autochtones.

Plus souvent qu’autrement, les discours, programmes et initiatives qui visent à promouvoir la « culture aborigène » mettent donc de côté les principales dimensions de la culture et de la différence aborigène parce qu’elles ne rencontrent pas les attentes de l’État et qu’elles ne correspondent pas aux formes d’agencéité et de socialité sanctionnées par l’État. Les Aborigènes ont à composer avec toute une série de discours, souvent contradictoires, sur leur « culture ». Ceux-ci sont résumés par Kowal de la manière suivante : une mésadaptation culturelle (ou enculturation manquée) ; une perte culturelle (et le besoin d’une restauration culturelle) ; une non-adaptation et une rigidité culturelle « which holds that Aboriginal culture is stuck in pre-colonial time, now no longer appropriate for the modern world » Kowal (2006 : 71). Les différences des Aborigènes sont rarement reconnues à leur juste valeur, et comme elles ne trouvent pas d’équivalent dans la société euro-australienne et qu’elles se situent à l’encontre des projets et des valeurs de la modernité, elles sont lues et évaluées, plus souvent qu’autrement, sur la base de leur inadéquation au monde moderne, à la culture du travail (et de l’école) et au modèle de citoyenneté d’un État moderne libéral. Elles sont perçues comme un empêchement au développement social et économique des Aborigènes et à leur pleine participation à la société civile.

Certains aspects de la différence aborigène présentés jusqu’ici nous donnent des indices pour mieux comprendre les valeurs qui guident les motivations et les choix des Aborigènes et fondent leur résistance dans un contexte de rapports de pouvoir inégaux. Parmi ceux-ci, la logique relationnelle au fondement de la notion de personne et des théories locales de l’action est loin d’être négligeable. Les valeurs et le mode d’être-au-monde de la modernité avancée, comme l’individualisme et le soi souverain, la société de consommation (et la nette distinction entre objets et sujets), la culture du travail salarié, ou un pouvoir centralisé ont très peu de résonnance et d’emprise auprès des Aborigènes de Balgo. Leur résistance se traduit par un refus et une réticence à adopter ces valeurs. Pour cela, ils sont prêts à accepter un niveau de vie plus bas, un certain degré d’inconfort matériel et physique. Leur tolérance à l’inconfort et à l’épreuve prend dès lors un autre sens. La résistance et la tolérance des Aborigènes – mais l’on pourrait aussi parler de résilience, de patience, voire de résignation – n’en demeurent pas moins une source d’incompréhension et de perplexité pour l’État et la société euro-australienne.

Les mesures d’urgence adoptées par le gouvernement australien en 2007 cherchent à porter atteinte à cette différence aborigène. Un de leurs objectifs est d’accentuer les tentatives de l’État afin de produire des formes « appropriées » d’agencéité, de subjectivité et de socialité aborigène qui soient plus prévisibles, plus aptes à répondre « adéquatement » aux agendas et aux attentes de l’État et surtout qui rencontrent les valeurs de la modernité avancée et du néo-libéralisme. Un des agendas cachés de ces mesures étatiques est de miner la prégnance des relations et des réseaux de parenté afin de promouvoir une idéologie individualiste et de s’immiscer dans la conception de la propriété collective de la terre laquelle, selon l’État, freine l’esprit d’entreprenariat et le développement économique des Aborigènes (Altman et Hinkson 2007).

Conclusion

L’aboriginalité, la présence, la différence et les revendications aborigènes n’ont jamais cessé d’être un élément dérangeant dans l’espace culturel de la nation australienne (Cowlishaw 2001). Même après quelques décennies de politiques d’autodétermination, les Aborigènes demeurent en marge de l’État-nation et de la société civile. On attend d’eux qu’ils deviennent des citoyens « responsables », dans le sens entendu par les démocraties modernes ; pour cela ils doivent devenir des sujets modernes. Or, les Aborigènes, du moins ceux dont il a été question ici, ne partagent pas le projet des Lumières et les valeurs de la modernité, ce qui ne signifie pas qu’ils n’ont rien à apporter à la nation australienne. Le droit à l’égalité, tel que conçu dans les États-nations modernes libéraux, semble incompatible avec le respect de la différence culturelle de l’Autre, d’autant plus lorsque celle-ci relève d’une rationalité non-moderne. Là repose peut-être un des « déficits » des États-nations modernes libéraux.

L’article aura mis en lumière certaines des distinctions entre une société moderne de type libéral et une société basée sur la parenté (kin-based society). Il aura également mis en évidence le fait qu’elles produisent et valorisent des formes différentes d’agencéité et de subjectivité, et ainsi différents types de socialité et donc de responsabilités (voir aussi Macdonald 2008). L’accent sur les choix des Aborigènes et leur concept de « responsabilité » (Kanyirninpa) visait, quant à lui, à faire contrepoids aux discours étatique et public sur l’« inégalité statistique », lesquels tendent à souligner l’incapacité et l’irresponsabilité des Aborigènes. De plus, toute la question des « droits », individuels et collectifs, figure parmi les symboles clés et les concepts dominants des démocraties modernes. Le langage des « droits » s’accorde avec les concepts de la « propriété privée », de la « souveraineté » et du sujet moderne. L’accent sur les « droits » n’en a pas moins relégué au second plan la question des « responsabilités ». Or, les logiques et les ontologies relationnelles comme celles des Aborigènes semblent valoriser davantage la dimension des responsabilités et des obligations réciproques envers les parents, la terre, les ancêtres, les générations futures. En outre, dans les ontologies relationnelles, la différence et l’hétérogénéité sont des principes ontologiques et épistémologiques et, comme tels, ils ne constituent pas des obstacles aux relations de réciprocité et d’échange.

Jean et John Comaroff (2001 : 16) ont souligné que, face aux forces du néo-libéralisme, la citoyenneté se mesure de plus en plus par la capacité de transaction et de consommation de l’individu. Qu’arrive-t-il aux collectivités qui ne souscrivent pas aux valeurs de la modernité telles que l’idéologie individualiste et l’économie de marché, qui ne font pas le choix de la monétarisation de l’esprit, ou encore de la marchandisation des rapports sociaux? Dans le contexte actuel du néolibéralisme, quelle est la marge de manoeuvre des Aborigènes pour élaborer et réaliser des projets de société dans lesquels ils puissent se reconnaître? Dans quelle mesure la conception de la citoyenneté (et de la responsabilité citoyenne) pourrait-elle permettre la coexistence de différents régimes de valeurs sans la dissolution des valeurs aborigènes à l’intérieur d’un régime de valeurs hégémonique et unitaire? Dans leurs relations avec l’État australien, les Aborigènes attendent des gestes de réciprocité qui se traduisent aussi par une reconnaissance de ce qu’ils peuvent apporter réellement à la nation australienne, au sein de laquelle ils se sont trouvés insérés bien malgré eux.