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Les anthropologues économistes éprouvent depuis longtemps une fascination pour la manière dont les différentes sociétés organisent la circulation des personnes, des biens, des services et des idées. Malinowski avait insisté sur la façon dont le système d’échanges de biens de prestige, la Kula, aux îles Trobriand, s’inscrivait dans des alliances politiques et des relations personnelles. Il espérait prouver la fausseté des conceptions relatives à « l’homme économique » en déclarant :

J’espère qu’elle [la connaissance de la Kula] servira au moins à dissiper ces illusions grossières et rationalistes sur les peuples primitifs et qu’elle décidera les savants à étudier de plus près les faits économiques.

Malinowski 1963 : 588

Ce faisant, il minimisait l’importance de la circulation de biens de traite tels que les noix de coco, l’igname, le poisson, les légumes et les paniers. Mauss affirmait de même que les échanges constituaient une partie des obligations contractées lors des alliances entre groupes, ces obligations étant de donner, de recevoir et de se conformer au principe de réciprocité. Pour lui, il s’agissait de formes « archaïques » dans lesquelles il avait « identifié la circulation des choses dans ces sociétés à la circulation des droits et des personnes » (Mauss 2007 : 177).

Polanyi, dans son étude classique de la pensée libérale, avançait que tous les systèmes économiques antérieurs au marché se basaient sur la réciprocité, la redistribution, ou se déroulaient au sein du ménage. Selon lui,

La production et la distribution ordonnées des biens étaient assurées grâce à toutes sortes de mobiles individuels disciplinés par des principes généraux de comportement. Parmi ces mobiles, le gain n’occupait pas la première place.

Polanyi 1983 : 86[1]

Pour Polanyi, autant que pour les générations suivantes d’anthropologues s’intéressant au néolibéralisme et à la mondialisation, l’histoire humaine était une saga planétaire de marchés en expansion, d’assimilation, d’absorption et de destruction des modes de vie traditionnels. La ligne de faille essentielle était que les économies traditionnelles se fondaient sur les besoins sociaux et politiques des communautés et des familles, tandis que les économies de marché se basaient sur l’aspiration au profit individuel. Dans ces mythes fondateurs, l’acceptation de l’argent était le signe de la « chute » de l’humanité, chassée du paradis terrestre. À la base de ces arguments figurent souvent le présupposé téléologique que les formes primitives de circulation évolueront en d’autres formes, ou bien l’espoir romantique qu’elles « résisteront » aux nouvelles formes de circulation[2].

Ces textes fondateurs ont largement contribué à éluder les dimensions sexuées de la circulation. Ainsi que l’a signalé Weiner (1976) dans ses études sur la traite aux îles Trobriand, les femmes étaient impliquées dans la circulation des biens sans prestige. Lorsque les anthropologues se penchent sur la question de la circulation et des femmes, même depuis Lévi-Strauss, il s’agit en général de l’échange des femmes elles-mêmes. Lévi-Strauss (1968) recherchait des universaux humains dans les manières dont les groupes échangeaient des femmes pour éviter l’inceste. Certaines féministes étaient convaincues que les échanges de femmes entraînaient nécessairement leur subordination (Rubin 1998 [1975]), tandis que d’autres critiquaient Lévi-Strauss pour avoir négligé la subjectivité des femmes dans le mariage (Strathern 1988 : 312). D’autres formes de circulation sont susceptibles de renforcer la domination masculine. Même dans l’économie du don des sociétés égalitaires, les hommes gagnent en pouvoir en utilisant les produits du travail des femmes (par exemple les porcs) pour renforcer leur propre prestige. Strathern suggérait donc que :

Dans une économie du don, nous pouvons avancer que ceux qui dominent sont ceux qui déterminent les connexions et les disruptions créées par la circulation des objets.

Strathern 1988 : 167

Autrement dit, la possibilité de détenir le pouvoir échoit à ceux qui exercent une position de contrôle dans les circuits de circulation.

Il est clair que les hommes et les femmes sont impliqués de manière différente dans la circulation des biens, des services et des idées ; et que ce différentiel de participation dans la circulation a des implications sur leur pouvoir respectif dans la société et la famille. Dans les sociétés contemporaines, la circulation des biens s’effectue davantage par le biais de l’entrepreneuriat que par celui du rituel. Il existe de plus en plus d’écrits en anthropologie qui portent sur les femmes entrepreneurs, et leurs résultats sont mitigés. Les chercheurs qui travaillent à partir de cadres néo-marxistes avancent parfois que la micro-entreprise reproduit la pauvreté et les formes de subordination déjà en place (Ypeij 2000). Lors d’une étude portant sur plusieurs pays, Prügl et Tinker (1997) ont découvert que la micro-entreprise peut dissimuler une production de réseaux de sous-traitants, auquel cas il se pourrait qu’elle ait un caractère d’exploitation supérieur à celui du travail en usine et qu’elle renforce la subordination sexuée dans le ménage. Les chercheurs qui se basent sur une perspective foucauldienne soutiennent pour leur part que les ONG qui font la promotion de la micro-entreprise (Escobar 1995 : 143 ; Lazar 2004) ou d’autres projets de développement conçus pour « l’intégration des femmes au développement » (St-Hilaire 1996) incorporent les femmes à l’hégémonie néolibérale sans nécessairement accroître leur autonomie.

D’un autre côté, Sarr (1998) a découvert que les micro-entreprises fondées par des femmes au Sénégal les rendent plus autonomes sur les plans social, économique et familial. Dans un précédent ouvrage, j’ai également avancé qu’au niveau individuel, à Taipei, les femmes utilisaient la micro-entreprise pour renforcer leur pouvoir individuel, interpersonnel et même organisationnel, mais qu’une organisation politique féministe reste nécessaire pour pallier les inégalités structurelles entre les sexes (Simon 2003 : 220). Il est possible que la plus grande différence entre ces études tienne au fait que la plupart se focalisent sur des femmes au foyer engagées dans des niveaux subordonnés de production industrielle, ou sur des femmes impliquées dans des projets de développement imposés de l’extérieur, tandis que Sarr et Simon travaillent avec des femmes impliquées dans la circulation des idées autant que dans celle des marchandises. Si l’on prend le même angle anthropologique que celui adopté par Mauss et Strathern, dans certains contextes la circulation a de bonnes chances de signifier plus que le développement ou le profit. En fait, en se focalisant sur « l’entrepreneuriat » ou sur le « développement », c’est l’essentiel de ce qui se passe dans les petites boutiques qui risque de nous échapper.

Le présent article vise à essayer de comprendre la signification de la circulation dans les boutiques des femmes seediq et taroko de Taïwan. Entre 2004 et 2007, j’ai mené une recherche sur le développement économique de deux villages taroko et d’un village seediq[3]. Ces groupes sont considérés par les anthropologues comme faisant partie du groupe atayal, mais ils ont développé des identités sociales et politiques distinctes. Les Taroko ont été formellement reconnus par l’État en 2004, et les Seediq en 2008 (Simon 2009a). Contrairement à ce qui se passe à Taïwan, île urbanisée où les Han dominants tendent à considérer l’entrepreneuriat comme un travail d’homme même lorsque c’est aux femmes que le commerce apporte de l’autonomie (Simon 2003), les villages seediq et taroko se caractérisent par une prépondérance d’entreprises gérées par des femmes. Cela est particulièrement vrai depuis les années 1980, alors que les hommes ont migré comme ouvriers en plus grand nombre que les femmes en direction des villes, les laissant ainsi cultiver la terre et diriger de petits commerces : les femmes ont investi dans de petites épiceries et/ou des bars de karaoké (Lin 2010 : 177-178). C’est là que j’ai effectué une grande partie de ma recherche dans ces entreprises : j’y ai passé tous les jours des heures à discuter avec les gens qui s’y rassemblent en buvant de la bière, depuis les premières heures du jour jusqu’à la nuit tombée.

Ces petites échoppes sont fascinantes. Bien que certaines soient des entreprises formelles, portant des enseignes, d’autres sont quasiment invisibles, surtout les plus petites, où les femmes servent simplement à boire à partir du réfrigérateur qui se trouve dans leur salle de séjour. En passant à côté, quelqu’un de l’extérieur verrait simplement un petit groupe de gens en train de boire dans un jardin privé. De plus, au cours des entrevues, ces femmes insistaient souvent sur le fait qu’elles en retiraient très peu de profit, surtout depuis que les gens achètent à crédit et ne paient jamais ce qu’ils doivent. J’en ai personnellement observé qui refusaient d’être payées pour la nourriture et la boisson servies ; et j’ai parfois dû moi-même insister pour qu’elles acceptent mon argent. Elles ouvrent et ferment leurs échoppes de manière arbitraire, le profit ne les intéressant apparemment pas. Et cependant, ces échoppes sont les principaux lieux de circulation des marchandises et des gens dans le village. Cet article examine donc la signification de la circulation dans le travail de ces femmes. Que signifient ces petites boutiques pour les femmes seediq et taroko qui les tiennent ? Quel type de circulation se déroule dans ces échoppes ? Leurs activités commerciales sont-elles réellement l’indice qu’elles se sont assimilées à un nouveau monde d’entreprises de type capitaliste, orientées vers le profit ?

Conférer un genre à l’indigénéité et au travail

Eric Wolf incitait les anthropologues à garder l’histoire en tête dans l’étude du développement capitaliste, processus dans lequel « des gens d’origines et de milieux sociaux divers étaient incités à prendre part à la construction d’un monde commun » (Wolf 1982 : 385). Les peuples autochtones de Taïwan, bien qu’ils aient contribué tant au travail ouvrier qu’à celui de la terre dans le développement capitaliste de l’Asie (Chi 2001), représentent une partie rarement étudiée de ce monde. En tant que branche la plus ancienne de la famille de langues austronésiennes qui s’étend depuis Taïwan jusqu’à la Nouvelle-Zélande et de Madagascar jusqu’à l’île de Pâques (Bellwood et Tyron 1995), ils vivent à Taïwan depuis au moins 6000 ans et comptent plus de 500 000 personnes à présent, soit un peu plus de 2 % de la population de l’île. Le groupe ethnique dominant à Taïwan se compose de descendants de colons venus de Chine à partir du XVIIe siècle, au moment où les Hollandais, qui avaient établi une colonie (1624-1661) sur la côte sud-ouest, avaient besoin de main d’oeuvre pour les champs de canne à sucre. Les membres de ce groupe forment 73 % de la population et sont reconnus comme les Hoklo, tandis que les Chinois arrivés après 1945 avec le Parti national chinois (KMT) sont appelés les Continentaux (13 % de la population).

Les premières sources écrites sur les autochtones de Taïwan décrivent une rigoureuse division des sexes dans le domaine du travail. En 1603, le savant chinois Chen Di, qui accompagnait une offensive contre les pirates à Taïwan, écrivit dans Dong fan ji[4] que les femmes cultivaient la terre sans irrigation et que les hommes vivaient dans des maisons qui leur étaient réservées, où ils s’entraînaient à la chasse et à la guerre (Andrade 2008 : 25). Lorsque les Hollandais établirent leur colonie vingt ans plus tard, ils obtinrent des hommes indigènes qu’ils leur vendent des peaux de cerf et qu’ils intègrent des alliances politiques, mais ne purent les convaincre ni de cultiver la terre, ni de travailler sur les plantations sucrières, ni de payer des impôts. Les Hollandais incitèrent donc les immigrants chinois à s’installer, ces derniers étant qualifiés par le gouverneur hollandais Nicholas Verburg de « seules abeilles de Formose qui donnent du miel » (Andrade 2008 : 159). Plus récemment, Lily Wen a noté que les hommes de sa tribu rukai étaient traditionnellement des chasseurs et des guerriers, tandis que les femmes cultivaient la terre. Les hommes, cependant, devaient se déplacer durant des mois, voire des années, en travaillant gratuitement pour leur future belle-famille en vue de la préparation de leur mariage (Wen 2000 : 25-26).

Durant deux siècles d’une colonisation analogue à l’expansion européenne dans les Amériques, les colons venus de Chine ont apporté de nouvelles formes d’économie, d’agriculture, de droits de propriété et de violence d’État organisée (Brown 2004 ; Shepherd 1993). Les peuples autochtones leur opposèrent une résistance farouche, mais ils furent finalement contraints de contracter des alliances matrimoniales avec les colons ou de se déplacer plus loin à l’intérieur des terres. L’État Qing établit une frontière entre les plaines contrôlées par les colons et les régions montagneuses contrôlées par les autochtones, laissant aux Austronésiens la souveraineté effective sur plus de la moitié de l’île. Ce n’est qu’après l’annexion de Taïwan par les Japonais en 1895 que les communautés austronésiennes furent incorporées à l’État et au marché, ce qui a entraîné la formation de nouvelles identités et de nouveaux modes de vie.

L’une des plus grandes transformations de la seconde moitié du siècle dernier fut l’intégration des travailleurs autochtones à l’économie salariée. En particulier lors du « miracle taïwanais » des années 1970, les peuples autochtones ont été attirés en masse en direction des villes, à la recherche de travail en usine. En raison de ces changements, seulement 60,1 % d’entre eux vivent aujourd’hui dans des villages indigènes (Zhang et al. 2009 : 6). Les communautés indigènes et leur mode de vie prospèrent dans trente cantons de montagne ; les autochtones y vivent dans des réserves et la position politique de magistrat leur est réservée. En dépit d’une idéologie indigéniste qui établit une forte distinction morale entre les autochtones – censés être communautaristes – et les Han – soi-disant âpres au gain –, presque tout le monde est impliqué dans des formes de circulation plus élargies. Les migrations pour le travail temporaire ou saisonnier sont fréquentes, et ceux qui se trouvent à distance relativement courte des bourgs et des villes font l’aller-retour pour travailler. Les étudiants doivent se rendre dans les centres régionaux pour suivre des études secondaires, et les hommes doivent faire leur service militaire, obligatoire. Dans la circulation du travail, cependant, les travailleurs n’ont pas le pouvoir de contrôler les connexions de circulation et ils finissent généralement dans des positions économiques inférieures.

Les hommes et les femmes ont une éthique de travail différente. Les enseignants[5], les policiers, les pompiers, les fonctionnaires du gouvernement, les politicien(ne)s ou les ouvriers d’usine avec un travail permanent montrent une certaine fierté en leur identité de travailleurs. Les policiers et les pompiers, par exemple, ont tendance à socialiser et à boire avec des collègues de travail lors de leurs jours de congé, en maintenant une certaine distance sociale vis-à-vis des autres villageois, sauf lors des mariages, des enterrements et d’autres évènements liés à la parenté qui transcendent leur distinction de classe relativement nouvelle. Cet emploi leur confère le type de prestige social qui était autrefois l’apanage de tous les hommes, qui étaient guerriers et chasseurs. Dans tous les villages cependant, un grand nombre de gens sans emploi permanent insistent sur le fait qu’ils préfèrent avoir un travail temporaire ou saisonnier. Tous les matins, des recruteurs rassemblent les gens des villages pour les envoyer travailler dans des usines, sur des chantiers de construction ou des fermes situés à proximité. D’un point de vue marxiste, les travailleurs temporaires autochtones occupent les positions les plus subordonnées dans l’économie taïwanaise. D’un autre côté, les travailleurs affirment que ces arrangements leur donnent la liberté de choisir quand ils veulent travailler et quand ils préfèrent consacrer leur temps à d’autres tâches.

Pour les hommes, ces autres activités comprennent la chasse, le piégeage, la pêche et de longues périodes de socialisation avec d’autres hommes. Ils se targuent de pouvoir procurer de la viande à leur famille et à d’autres en chassant, et ils préfèrent ne travailler que lorsqu’ils ont besoin d’argent liquide (Simon 2009b). Les femmes, d’un autre côté, disent que leurs maris passent trop de temps à boire et à socialiser avec les autres hommes[6]. Avec une détermination stoïque, elles font valoir leur propre travail, qu’elles considèrent nécessaire pour le bien-être de leur famille. Leurs remarques au sujet des femmes qui travaillent et des hommes qui socialisent font écho à celles des premiers observateurs coloniaux, bien que n’y soient pas mentionnés les chasseurs de têtes et les maisons des hommes. Cela vient confirmer les schémas précédemment observés selon lesquels les hommes esquivaient autant que possible les emplois rémunérés, tandis que les femmes cherchaient à entrer dans le système de circulation des marchandises, par exemple en vendant les produits de leur activité de tissage (Nettleship 1971 : 248).

Travail, identité et pouvoir

Le travail reste une constituante centrale de l’identité de l’individu. Les groupes atayal partagent une même croyance en la loi sacrée de Gaya, qui implique des responsabilités communautaires et familiales vis-à-vis du travail. Par le passé, les hommes gagnaient le droit de se tatouer le visage en chassant des têtes, et les femmes en apprenant à tisser et à effectuer d’autres tâches ménagères. Seuls les individus tatoués étaient considérés comme de bons partenaires pour le mariage, et pouvaient ainsi franchir le Pont de l’Arc-en-ciel (Hakaw utux) à leur mort pour entrer dans le pays des ancêtres. Les Japonais avaient proscrit la chasse aux têtes et le tatouage, ce qui a conduit à conférer une plus grande importance à la rédemption que pouvait offrir le travail. Les Taroko disent que tous les individus doivent se laver les mains lorsqu’ils atteignent le lieu où un crabe géant garde l’entrée du Pont de l’Arc-en-ciel. Les mains des hommes qui ont chassé et celles des femmes qui ont tissé se mettront à saigner, et le crabe les laissera passer. Ceux qui ne saigneront pas tomberont dans les eaux inférieures où ils seront dévorés par les crabes (Tera 2003).

Certains chercheurs avancent que les groupes atayal sont fortement patriarcaux, et que les femmes n’y ont que peu ou pas de pouvoir. Le sinologue Michael Rudolph affirmait que les croyances patriarcales des Atayal au sujet de la possession des femmes par les hommes, combinées à un déclin de la force de Gaya, ont contribué à l’augmentation de la prostitution indigène (Rudolph 1993). Huang Shu-Ling cite pour sa part l’anthropologue Kojima, spécialiste de la période japonaise, pour avancer que les femmes atayal étaient totalement dominées.

Dans les faits, le mari et la femme se trouvent dans une relation de commandement et d’obéissance. Le mari protège et garde sa femme ; elle lui obéit, maintenant ainsi l’ordre dans la famille. La famille a le droit de punir l’épouse, dans le cas où elle lui désobéirait, en la réprimandant, en la battant et en l’enfermant.

Kojima 1996 [1915] : 181-182[7]

Cependant, Kojima lui-même donnait des informations contradictoires. Par exemple, sur la même page, il remarquait que les femmes, après leur mariage, conservaient des droits de propriété sur les vêtements, les outils de tissage, etc., qu’elles possédaient avant de se marier, tous les dons reçus après le mariage, les animaux domestiques, les vêtements, les salaires et tous les biens propres qu’elles avaient gagné comme fruit de leur propre travail. Hommes et femmes géraient conjointement la propriété de la famille (Kojima 1996 : 182). Kojima admirait la famille atayal, faisait l’éloge de la stricte monogamie des relations conjugales atayal, de leur fidélité et de leur amour mutuel, mettant en valeur que hommes et femmes étaient égaux dans la famille. Contrairement aux familles japonaises et chinoises, remarquait-il, les Atayal n’imposaient aucune restriction aux mouvements des femmes (Kojima 1996 : 36). Cette différence était d’autant plus frappante à l’époque que les Japonais s’efforçaient d’éliminer la pratique chinoise de bander les pieds. Après la période japonaise, les anthropologues observaient également que les hommes et les femmes atayal étaient égaux dans le ménage, la plupart des décisions étant prises conjointement pour les questions financières (Nettleship 1971 : 84).

C’est dans la sphère publique que les femmes semblaient être davantage subordonnées, car elles ne participaient pas aux affaires publiques (Kojima 1996 : 137), ni comme chefs, ni comme membres des conseils d’aînés. Ces institutions, cependant, en révèlent peut-être davantage sur les attentes des Japonais plutôt que sur celles des Atayal, sur les questions de genre en particulier, car les bandes n’élirent des chefs et des conseils de village qu’après l’arrivée des Japonais. Cependant, les femmes pouvaient acquérir pouvoir et influence par le biais d’autres moyens. Elles étaient propriétaires des champs de ramie en plus d’être tisserandes (Nettleship 1971 : 71), ce qui signifiait qu’elles contrôlaient l’accès aux vêtements ainsi qu’aux plantes et à la nourriture cuisinée. L’une de mes principales informatrices m’a raconté que sa grand-mère était réputée pour ses talents de tatoueuse et qu’elle voyageait dans tout le territoire atayal pour tatouer les hommes et les femmes. Cela indique que les femmes avaient la charge d’une importante partie des rituels d’initiation pour les deux sexes. Le rôle des shamans a décliné sous l’influence du christianisme, mais le travail rituel des femmes leur garantissait assurément un certain pouvoir. Janet McGovern, la première anthropologue occidentale à avoir visité les peuples autochtones de Taïwan, a documenté la manière dont les femmes atayal avaient la charge de tous les rituels, et décrit comment elles avaient pour tâche d’allumer et de conserver le feu sacré (McGovern 1922 : 140-145). Ces femmes étaient si importantes que McGovern pensait se trouver sur une île de tribus matriarcales (McGovern 1922 : 29). Il semble donc que hommes et femmes n’étaient pas tout à fait égaux à l’époque précoloniale, mais que les femmes atayal étaient accoutumées à disposer d’un degré de pouvoir assez important dans la famille, dans les circuits de traite et dans les rituels. Ainsi que je le démontrerai plus loin, elles avaient également accès à la propriété, surtout par le biais de leur propre travail en agriculture. Il n’est donc pas surprenant qu’elles aient cherché à acquérir du pouvoir par le biais des nouvelles institutions économiques et politiques.

La micro-entreprise dans trois villages autochtones

La vie sociale des villages gravite autour de petits bazars appartenant à des femmes. Au lever du soleil, les femmes nourrissent les poules et vont au pied des collines cueillir des plantes pour la nourriture. Une fois le travail terminé, les femmes les plus âgées se rassemblent avec leurs amies dans les échoppes où elles achètent en général des bouteilles de Whispy ou de Bulikang. Ce sont des boissons médicinales chinoises à forte teneur en caféine. Les travailleurs en boivent aussi avant d’aller travailler dans les fermes ou les chantiers de construction. Parfois, ils chantent également quelques chansons avec des amis dans les échoppes de karaoké. Tout au long de la journée, les gens circulent entre les épiceries, les échoppes de karaoké et les éventaires de nouilles. On y trouve inévitablement des groupes d’amis du même sexe qui ont fini leur travail de la journée, pris un jour de congé ou n’ont pu trouver de travail. Les ouvriers des chantiers de construction prennent en général leur journée quand il pleut. Les soirs et la fin de semaine, ces mêmes échoppes sont des lieux où l’on boit de la bière et où on socialise. Ces boutiques tenues par les femmes sont donc importantes autant pour la circulation des marchandises que pour la circulation des gens.

En 2005 et 2006, j’ai réalisé un recensement des entrepreneurs dans deux villages. En 2005, mon terrain de recherche était Bsngan (2 200 habitants), près du Parc national Taroko. Le village comptait 82 entreprises, dont 55 étaient la propriété d’indigènes Taroko, 21 de Hoklo, cinq de Continentaux, et l’un d’une femme Hakka. Les Hoklo dominent le marché touristique en offrant leurs services de traiteur aux clients non indigènes, et ils sont socialement coupés des Taroko. Sur toutes les boutiques recensées tenues par des autochtones, 43 étaient gérées principalement par des femmes. En 2006, j’ai mené une recherche dans le village de Cyakang (1 600 habitants), qui ne se prévaut d’aucune particularité touristique, bien qu’il se trouve à proximité de la ferme de loisir Zao Feng, avec ses vaches et ses jardins à la Versailles. Le canton et l’association de développement communautaire du village ont effectué quelques tentatives pour valoriser les sources chaudes situées à l’arrière du village, mais ils ont dû renoncer au projet en raison des typhons qui dévastaient toutes les infrastructures à chaque année. Pour cette raison, seulement sept des 33 magasins du village sont gérés par des entrepreneurs non autochtones. Il s’agit de petits magasins gérés par des Continentaux ayant épousé des femmes de l’endroit. Épiceries, éventaires de noix de bétel, café Internet et échoppe de petits déjeuners destinés aux parents et aux enfants de l’école primaire sont presque tous tenus par des femmes. Le seul entrepreneur masculin, auparavant sous-traitant dans la construction de tunnels, possédait un biergarten au centre du village.

En 2007, j’ai effectué une recherche dans le village seediq de Gluban (près de Nantou). Avec une population de moins de 500 habitants, il s’agissait du plus petit village étudié. Il n’était pas nécessaire d’y recenser les entreprises privées, compte tenu de leur petit nombre. Il y avait deux projets d’ONG sur le tissage des femmes et un établissement de chambres d’hôtes qui avait été fondé grâce à une association de développement communautaire, mais qui voyait rarement arriver des clients susceptibles de payer. Tous les trois étaient gérés par des femmes. Ces entreprises communautaires incluaient une épicerie, dont la propriétaire était une femme, un établissement de karaoké géré par une femme hoklo mariée à un homme de l’endroit, une épicerie tenue par un couple d’aînés, et une boutique gérée par un Seediq dont la femme était fonctionnaire du gouvernement. Les aspects sexués de la libre entreprise sont évidents dans ce dernier cas. Les villageois taquinaient ce propriétaire, efféminé selon eux, ce qui était loin d’être évident à mes yeux, parce qu’il dirigeait un commerce dans sa maison, tandis que sa femme travaillait hors du village. On considérait que l’autre homme, qui avait un léger handicap à la jambe, aidait sa femme.

Deux histoires de vie

Lors des conversations quotidiennes et des entrevues formelles, la plupart des femmes qui tenaient les échoppes m’ont bien fait comprendre qu’elles ne se considéraient pas comme des entrepreneures. Pour la majorité, le thème essentiel qui émergeait lors des entrevues et des conversations était qu’elles souhaitaient rester au village et prendre soin des membres de leur famille plutôt que de migrer ou de faire l’aller-retour pour un emploi. Elles insistaient sur l’aspect social de leur travail, soulignant le plaisir qu’elles retiraient des conversations avec les gens qui se rassemblaient dans leurs boutiques. Elles se plaignaient de ceux qui achètent à crédit et ne paient jamais, expliquant qu’elles étaient gênées d’insister pour se faire rembourser auprès de gens qui étaient de leur parenté ou vivaient dans des conditions économiques difficiles. Elles donnaient l’exemple de femmes qui avaient dû fermer boutique parce qu’elles ne pouvaient pas assurer les paiements aux fournisseurs ou aux créanciers. Les femmes comprenaient très bien la situation financière de leurs voisins, la plupart d’entre eux obtenant des prêts ou investissant dans des groupes informels de crédit permanent justement composés de femmes.

Les femmes propriétaires de boutiques disent ne faire qu’un profit de « quelques centaines » de nouveaux dollars de Taïwan (NT $) par jour[8]. D’après mes observations, j’estime que même les plus petites échoppes peuvent générer environ 500 NT $ par jour (soit 16,60 $ CAN), ne serait-ce qu’en chargeant 10 à 20 NT $ sur chaque bouteille de bière ou de Whispy. Bien qu’elles affirment être pauvres, cela est comparable avec les 700 NT $ par jour que gagnent les femmes qui travaillent comme journalières dans l’agriculture. Au bout d’un mois, ce revenu pourrait même dépasser celui des hommes qui travaillent sur les chantiers de construction (1 600 NT $ par jour), mais à qui il arrive de ne travailler que dix jours par mois. En 2008, les femmes autochtones déclaraient un revenu mensuel moyen de 11 577 NT $, comparativement aux 18 082 NT $ déclarés par les hommes autochtones (CIP 2009 : 41). Elles peuvent se considérer comme pauvres, mais elles ne sont certainement pas plus pauvres que leurs clients. Cependant leur modestie est une nécessité dans un contexte social où l’on décourage l’accumulation privée des richesses. Les histoires de femmes qui suivent en constituent des exemples caractéristiques.

Cimay, une veuve de quarante-trois ans, vend des nouilles dans une cabane en tôle ondulée devant sa maison. Elle avait quitté Cyakang à l’âge de vingt-trois ans et avait occupé divers emplois en usine à T’aichung et Hsinchu, où elle fabriquait des produits tels que des ventilateurs de plafond ou des ampoules électriques ; elle remettait la plus grande partie de son salaire à ses parents. Elle revenait toujours au village à l’époque de la moisson. Après son mariage, elle s’était installée dans le village taroko de son mari où elle avait ouvert une boutique. À l’occasion, elle prenait des emplois à temps partiel dans des restaurants et dans une cantine d’école. À la mort de son mari, décédé d’un cancer du foie, elle était revenue dans son village natal et avait ouvert une échoppe de nouilles afin de pouvoir subvenir aux besoins de sa mère vieillissante et de ses petits-enfants. Elle estime gagner de 2 000 à 3 000 NT $ par jour, et ses prix de revient sont minimes, mais elle dit ne pas être dans le commerce pour faire du profit. Son but, dit-elle, « est d’avoir juste un petit revenu supplémentaire. Tant que nous avons à manger, nous nous en sortons assez bien ».

Habaw, cinquante ans, s’occupe d’un petit bazar qui compte six rangées d’étagères. Elle vend toutes sortes de produits, y compris des noix de bétel, des en-cas, des friandises, des nouilles instantanées, des produits ménagers, des boissons et de l’alcool. À la sortie du magasin, il y a une table pour les clients et une machine à karaoké à pièces. Elle avait commencé comme cuisinière au Atayal Resort, parc de loisirs appartenant à un Han qui l’avait acquis de manière frauduleuse sur la terre d’une réserve, et qui était une importante source d’emplois pour les villageois. Elle se plaignait, cependant, du bas salaire (de 12 000 à 16 000 NT $ par mois environ) et de la fatigue occasionnée par ce travail. En 1997, son mari, ouvrier sur des chantiers de construction, construisit le magasin sur une terre qu’elle avait acquise et avec des matériaux qu’elle avait achetés. Durant le boom économique de cette époque, disait-elle, il y avait beaucoup de chantiers de construction et les villageois étaient prospères. Elle pouvait donc gagner des dizaines de milliers de nouveaux dollars taïwanais par jour, mais à présent elle gagnait « juste de quoi manger ». Au début, elle alternait le temps de présence avec son mari, mais il arrivait souvent à celui-ci de s’enivrer avec les clients et il n’était pas fait pour ce travail. Il travaille à présent dans une équipe itinérante de ramasseurs de noix de bétel. Elle possède également des champs de paddy, qu’elle loue à des fermiers hoklo. Ce qui l’a motivée à acheter une boutique ? Elle voulait simplement être libre : « Je n’aime pas que les gens me disent ce que je dois faire ».

Habaw insistait sur le fait que « bien sûr les femmes sont meilleures en affaires ». Les hommes, disait-elle, n’aiment pas être attachés à un lieu et ils ont des problèmes d’alcool. Son mari ne pouvait travailler que quelques jours avant de disparaître avec des amis. Elle disait que les femmes sont meilleures pour ce qui est de « parler directement », ce qui est important lorsqu’une propriétaire d’entreprise doit régler des différends avec des grossistes, des livreurs ou des clients difficiles. Les hommes répugnent à exprimer leurs besoins directement, disait-elle, et il est donc plus facile de prendre l’avantage sur eux. Elle travaille de longues heures, de 6 h du matin à 10 h du soir, moment où elle éteint la machine à karaoké pour prendre un peu de repos, mais pas pour longtemps. Sur ses trois fils, seul l’un d’entre eux l’aide au magasin. Elle dit qu’il n’est pas comme les autres hommes parce qu’il ne boit pas et qu’il ne veut pas prendre un emploi où il serait exposé au soleil. « C’est le seul qui soit bien », conclut-elle.

Droits de propriété et pouvoir

Afin que les individus puissent affirmer leur pouvoir par le biais du contrôle de la circulation dans une économie capitaliste, il est important qu’ils aient accès à la propriété. Bien que la brume du temps en ait brouillé les détails, il est possible de discerner les contours de la propriété des femmes dans les rapports historiques et ethnographiques. En 1603, lorsque Chen Di a rédigé sa description de Taïwan, il était impressionné par le fait que les hommes ne cultivaient pas la terre, et que les femmes cultivaient des terres non irriguées. Ce type d’économie contrastait fortement avec celui de la Chine du sud, dans lequel les lignages à domination masculine contrôlaient des systèmes d’irrigation collectifs, transmettaient les terres agricoles sur le mode patrilinéaire et, dans l’idéal, tenaient les femmes recluses et les pieds bandés (Mann 1997 ; Bernhardt 2002). En fait, lorsque les Han s’installèrent et s’étendirent dans les plaines occidentales de Taïwan, la principale distinction sociale entre les Han et les hoan-a (sauvages) était que les femmes han étaient recluses mais que les femmes indigènes n’avaient pas les pieds bandés et qu’elles cultivaient la terre (Brown 2004 : 94). Après l’annexion japonaise, Kojima rapportait également que les femmes indigènes détenaient des propriétés, y compris celles qu’elles avaient gagnées par le fruit de leur travail. Il est probable que ces propriétés incluaient la terre, d’après les observations de Nettleship, à savoir que les femmes atayal étaient propriétaires des champs de ramie.

Si cette conception de la propriété diffère des notions capitalistes de propriété aliénable, elle diffère également du système chinois, dans lequel les femmes étaient grandement exclues de la propriété terrienne. Les Chinois vivaient dans un système « à somme nulle », dans lequel les revendications d’une femme sur des terres agricoles irriguées risquaient de réduire la part de ses frères. Les peuples seediq et taroko de Taïwan vivaient dans des forêts apparemment sans limites, dans lesquelles autant les hommes que les femmes pouvaient revendiquer des terres arables par le biais de leur travail et sans menacer le mode de vie des autres. Ceux qui cultivaient la terre avaient même la possibilité de l’aliéner – dans un contexte d’héritage, ou de don à la parenté (Lin 2010 : 82). Cette brève comparaison des systèmes de propriété chinois et atayal rappelle l’argument classique de Boserup (1983) selon lequel les femmes ont perdu de leur pouvoir dans l’intensification de l’agriculture, et encore davantage lors des développements coloniaux et capitalistes subséquents. En particulier, et contrairement aux femmes chinoises, les femmes seediq et taroko cultivaient leurs propres terres et détenaient davantage de pouvoir dans l’histoire plus récente. Elles ont donc la possibilité de se fonder sur cette mémoire pour affirmer leur pouvoir dans un nouveau contexte.

Il est possible de mieux discerner le changement des perceptions concernant la propriété des femmes en examinant les conflits qu’a soulevés la privatisation des terres indigènes. Durant la période japonaise, tout le territoire indigène était considéré propriété d’État, mais les individus étaient autorisés à conserver des droits d’usufruit sur les terres qu’ils cultivaient. Les Japonais, cependant, avaient également contraint la plupart des communautés à descendre des montagnes pour s’installer dans les plaines et adopter l’agriculture intensive. Si l’argument de Boserup peut s’appliquer aux autochtones de Taïwan, alors il est certain que le déclin du pouvoir des femmes indigènes a commencé au cours de la période coloniale japonaise. Les principaux changements dans le domaine des droits d’usufruit et de l’agriculture, cependant, ne se sont produits qu’après la Seconde Guerre mondiale et avec le transfert de Taïwan à la République de Chine.

Les nouveaux administrateurs coloniaux créèrent des réserves et instaurèrent la privatisation, dans le but de mettre en valeur les terres indigènes. Un « recensement des terres des peuples autochtones » fut entrepris de 1958 à 1964, suivi par des « règlements sur le développement et la gestion des terres des réserves indigènes », en 1966. De 1966 à 1971, les ménages pouvaient faire inscrire des terres à leur nom, à condition de n’en recevoir uniquement que des droits d’usufruit, de ne pas vendre ou louer la terre à des non autochtones et de la cultiver pendant dix ans. La terre était inscrite au nom de l’homme, selon des pratiques chinoises plutôt qu’autochtones (Lin 2010 : 66). Ce changement du droit provoqua des conflits dans toutes les communautés, car certains membres des communautés, ayant davantage de relations, faisaient inscrire sous leur nom des terres cultivées par d’autres, moins alphabétisés. Ce n’est que des années plus tard, souvent lors de la vente d’une telle terre pour y établir des zones industrielles ou d’autres projets étatiques, que les agriculteurs apprenaient qu’ils n’y avaient aucun titre légal. Cela mena donc à la création d’une élite villageoise de propriétaires terriens et d’un groupe de gens ordinaires, privés de terres. Dans les histoires que j’ai entendues durant ces années passées sur le terrain, l’enregistrement d’une propriété privée impliquait très souvent un homme, employé du bureau du canton, prenant l’avantage sur une femme plus âgée, et analphabète. Jusqu’à un certain point, il s’agissait de l’imposition de normes chinoises, car certaines révisions du droit n’ont permis aux femmes mariées de posséder des terres qu’en 1985 seulement (Lin 2010 : 67).

Lin Ching-Hsiu décrit en détail un conflit entre les soeurs Litu et Lubi de Skadang. Litu cultivait auparavant sa terre de montagne à Skadang, mais elle a été l’une des premières de cette localité à prétendre à une terre à Bsngan. Lorsqu’elle transféra l’usage de sa terre à sa soeur Lubi, qui n’en n’avait pas, elle se considérait toujours la propriétaire légale du terrain qu’elle avait défriché. Sans que Litu le sache, la famille de Lubi fit inscrire cette terre au nom du mari de celle-ci, Tadaw, au moment de la privatisation (Lin 2010 : 45). Cela provoqua un conflit entre les deux branches de la famille. Litu et sa famille se fondaient sur la loi traditionnelle de Gaya pour soutenir que la terre lui appartenait de droit, et que les membres de la famille de Lubi étaient des voleurs (lohei). Selon la croyance locale, une telle violation de la loi de Gaya pouvait porter malheur aux parties coupables. Lubi et son fils Isaw, cependant, purent produire des titres de propriété prouvant que la terre leur appartenait légalement (Lin 2010 : 60). Il semble qu’à la fin, ce soit Gaya qui l’ait emporté. Le fils de Lubi, Simi, « retourna » la terre à la famille de Litu, de crainte qu’un mauvais sort ne lui soit funeste lorsqu’il allait chasser en forêt (Lin 2010 : 201). Même Isaw se demandait si la mort accidentelle de son père dans la montagne pouvait avoir été causée par une malédiction en retour.

Le point essentiel est qu’autrefois les femmes étaient considérées comme les propriétaires de la terre, conception qui n’a changé qu’avec la privatisation basée sur des normes chinoises han. Les femmes taroko qui affirment posséder la propriété productive ne contreviennent donc pas aux normes sociales locales concernant les femmes et la propriété. Cela diffère fortement des normes chinoises han, dans lesquelles les femmes ont fini par être les subordonnées dans les entreprises familiales (Greenhalgh 1994). La nouveauté, cependant, c’est que certaines femmes seediq et taroko utilisent ces boutiques pour endosser de nouveaux rôles dans la politique locale.

Les échoppes des femmes et la politique au village

Les boutiques que détiennent les femmes jouent un rôle central dans la politique électorale (Chao 2007 ; Lin 2010). En tant que lieux de circulation, tant des marchandises que des personnes, elles deviennent des arènes politiques où les candidats sollicitent les votes et où les partis peuvent diffuser leurs idées. Le parti politique dominant dans les communautés autochtones est le KMT, qui au pouvoir à Taïwan presque depuis 1945 et dispose de réseaux solides à travers toute la zone rurale. Les cadres du KMT, « la station-service du peuple », font la tournée des villages, où ils discutent d’idées politiques avec les gens du cru. Ils fréquentent les épiceries et offrent des tournées de bière, tout en propageant leur idéologie. Un politicien local (au niveau cantonal) m’a même dit qu’il avait commencé sa carrière dans « la station-service du peuple » parce qu’il voulait être payé pour boire avec ses amis.

Durant les campagnes électorales, les candidats et les partisans masculins font la tournée des villages avec des camions et des haut-parleurs qui diffusent musique et slogans. Les gens se rassemblant dans les épiceries, ils s’y arrêtent, distribuent leurs prospectus, achètent de l’alcool et socialisent. Ils organisent également des fêtes dans les cours des boutiques. Certaines des propriétaires de boutiques s’impliquent activement. À Bsngan, l’une de ces tenancières était si active dans le KMT que les villageois avaient peur de dire du mal du parti en sa présence. Une autre tenancière de boutique, dans le même village, se porta candidate à la mairie. Elle gagna les élections avec une forte majorité, en partie parce qu’il lui était possible de mobiliser les votes des gens qui se rassemblaient régulièrement dans son échoppe. En fait, à chaque élection, les femmes qui se portent candidates ont de bonnes chances d’être élues (Simon 2010).

Lawa, une femme dans la soixantaine, a aidé son fils à se faire élire maire de Cyakang, à l’époque de notre travail de terrain. Elle gérait une boutique en plus d’une petite piscine très appréciée des enfants pendant l’été. Ses pratiques commerciales furent essentielles à l’élection de son fils, en raison de la « sororité fictive » qu’elle entretenait avec les femmes du village en buvant avec elles tous les jours. Lawa avait depuis longtemps l’habitude de « payer des coups » à ses clients ou à leurs enfants, ce qui lui attirait les bonnes volontés et le sentiment général de lui être redevable. Les aînés d’influence, hommes et femmes, venaient souvent dans sa boutique lors des élections, certains adjurant les clients de voter pour le fils de Lawa. Le réseau de fournisseurs de Lawa lui permettait également d’acquérir des boissons, des en-cas et de l’alcool au prix de gros, ce qui lui conférait, ainsi qu’à son fils, un avantage financier durant la campagne. Lawa avait également mobilisé ses amis et partisans pour cuisiner des plats pour le banquet de l’élection ; ses amis, ses parents et ses clients lui avaient apporté leur contribution sous forme de viande et de légumes. Sa perspicacité en affaires joua également un rôle important, puisqu’elle tint elle-même le registre financier de la campagne de son fils (Chao 2007 : 60-61).

Ces femmes peuvent jouer un rôle politique « en coulisses ». Lors des élections au village de Cyakang, une autre femme organisait des repas dans sa boutique de nouilles pour le compte d’un candidat. Même si elle n’était pas visiblement impliquée dans d’autres campagnes, elle jouait de sa situation de boutiquière pour convaincre ses clients de soutenir son candidat. Ces femmes, souvent « cachées » dans leurs petites échoppes, jouent d’importants rôles de « faiseuses d’opinion » dans la sphère publique du village, et même dans la politique nationale (Chao 2007 : 61). Les tenancières d’échoppes jouent également un rôle important dans d’autres arènes politiques, telles que les associations de développement communautaire, les organisations non gouvernementales et les églises. Leur magasin fait de leur maison un espace public, où leurs « dons » de nourriture, de boisson et de friandises peuvent avoir pour fonction d’augmenter leur pouvoir. Si l’assertion de Strathern, que le pouvoir provient du contrôle de la circulation, est vraie, certaines femmes seediq et taroko ont appris à utiliser leurs aptitudes à la propriété et au commerce à leur propre avantage. Bien entendu, le pouvoir est toujours relatif. Ces femmes ont un pouvoir relatif par rapport aux hommes et aux femmes qui n’ont que des emplois temporaires, et en général par rapport à leur propre mari, mais elles ont toujours moins de pouvoir que les policiers et les employés des bureaux de cantons. De plus, toute la communauté reste subordonnée dans l’ensemble de l’économie politique de Taïwan.

Conclusion

Les communautés austronésiennes de Taïwan ont été soumises à un rapide changement social et économique, surtout depuis la privatisation des terres des réserves et l’entrée des travailleurs autochtones dans la force de travail industriel. L’ascension des femmes tenancières d’échoppes fait partie de ces changements. Il serait possible d’y rechercher une « grande transformation » à la Polanyi, ainsi que de nombreux anthropologues ont eu coutume de le faire en étudiant l’argent dans des contextes non occidentaux (Maurer 2006 : 17). Mais cette « légende » polanyienne, cependant, empêche de bien voir ce que signifient ces micro-entreprises pour leurs propriétaires, en plus de masquer une histoire bien plus intéressante. La plupart des femmes tenancières d’échoppes insistent sur le fait qu’elles ne se sont pas lancées dans le commerce pour le profit, ce qui démontre déjà que la motivation du profit individuel au coeur de l’argument de Polanyi n’y a pas pris racine ; cependant, elles ne sont en rien anticapitalistes. Les principes de la microéconomie opèrent avec une grande efficacité, car les boutiquières qui ne font aucun bénéfice finissent par renoncer aux affaires. L’entrepreneuriat représente donc la manière par laquelle la circulation inscrit les gens dans un environnement social plus large. Les tenancières d’échoppe le font savoir clairement lorsqu’elles disent se lancer dans le commerce pour des raisons familiales et sociales.

La relation entre circulation et pouvoir apparaît dans les types de circulation qui se produisent dans les boutiques des femmes. La circulation la plus visible est celle des marchandises, comme cela peut se voir dans les va-et-vient des camions livrant de nouveaux produits, les allées et venues des clients, et la collecte des bouteilles de bière pour le recyclage. La circulation du travail est importante, car les travailleurs passent par la boutique tous les matins avant d’être choisis par les recruteurs. La circulation des idées est remarquable aussi, car les partis politiques et leurs candidats utilisent les boutiques dans le cadre de leurs activités. Les tenancières d’échoppes affirment leur pouvoir dans les communautés en contrôlant ces carrefours de la circulation. Les gens, tout sexe confondu, ont recours à ces femmes pour des marchandises, du crédit, des idées et l’utilisation de l’espace ; et elles savent très bien comment convertir tout cela en pouvoir.

En particulier, les femmes taroko et seediq, si on les compare aux Han, ont d’autant plus la capacité de s’affirmer de cette manière qu’elle ne leur est pas étrangère. À la lecture des relations ethnographiques et historiques, à entendre les voix des aînés, nous constatons que les femmes, depuis longtemps, détenaient des propriétés, participaient à la circulation des biens et des services et affirmaient leurs propres intérêts. À l’époque précoloniale, elles le faisaient par le biais de l’agriculture et du travail rituel, y compris le tatouage, qui confirmait la vitalité des hommes. Si le pouvoir des femmes s’est affaibli par rapport à celui des hommes, c’est en raison de l’introduction de nouvelles institutions, mises en place par des gouvernements extérieurs, parmi lesquelles on compte les chefferies pendant la période japonaise, les certificats de possession sous la République de Chine, et la reprise des rôles rituels par les églises. Le pouvoir des hommes a également été réduit sous l’effet de la fin de la chasse aux têtes et des restrictions sur la chasse. Il ne devrait être en rien surprenant que les hommes et les femmes recherchent d’autres moyens d’affirmer leur propre pouvoir. Plutôt que de représenter une rupture brutale d’avec la tradition, l’entrepreneurship constitue une variante des manières par lesquelles les femmes ont acquis des propriétés et du pouvoir par leur propre travail. Contrairement aux prédictions de Polanyi et d’autres chercheurs, ces échanges s’inscrivent encore dans des institutions politiques et sociales ; et la motivation du profit n’a pas gagné en importance : leurs activités s’articulent sur des schémas précoloniaux selon lesquels les femmes travaillaient et les hommes socialisaient ; et toutes ces activités acquièrent une signification politique et sociale plus large.