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Pour sortir de l’ère du soupçon qui marque la tradition philosophique à l’égard des sens, il faudra attendre la rupture farouche d’un jeune Marx avec la réflexion hégélienne, proclamant avec éclat que « l’homme existe dans le monde objectif non seulement dans l’acte de penser mais aussi par ses sens » (Marx 1987 : 108), puis l’apport de la phénoménologie et son attention à penser l’inscription sensible de l’humain.

Si l’homme donc, dans une découverte tardive de la philosophie, se révèle un être de langage mais également de sensation, il est fondamental pour l’anthropologie de rendre compte des lieux et des expériences du social dans lesquelles l’individu contemporain est incité à reconnaître, voire développer ses capacités sensorielles. L’anthropologie des sens cherche ainsi à déterminer comment la structuration de l’expérience sensorielle varie d’une culture à l’autre selon la signification et l’importance relative attachées à chacun des sens. Elle travaille à retracer « l’influence de ces variations sur les formes d’organisation sociale, les conceptions du moi et du cosmos, sur la régulation des émotions et sur d’autres domaines d’expression corporelle » (Howes 1991 : 4). C’est cette lecture de la manière dont nous apprécions la « saveur du monde » que l’anthropologue David Le Breton met en oeuvre dans son dernier ouvrage. En contrepoint de l’empreinte cartésienne et de la disqualification des sens que celle-ci transmet à la philosophie occidentale, Le Breton revendique une anthropologie incarnée, faisant du sentir l’inscription première de l’humain dans le monde. Celui-ci n’est plus dès lors un écran devant lequel le chercheur se mettrait en observation détachée, mais un lieu à habiter, lieu de résonance et de sensualité.

Si le défrichage de l’anthropologie des sens a été abondamment effectué dans la littérature anglophone par Constance Classen, David Howes ou encore Paul Stoller, cet ouvrage fait figure de travail d’avant-garde dans l’anthropologie francophone et poursuit le travail de Le Breton sur le rapport au corps et à la sensorialité (voir Le Breton, Méchin et Bianquis 1998, mais également Le Breton 2001, 2003).

Le voyage entrepris chemine à travers les différents mondes ouverts par chacun des sens : le parti pris de la tradition philosophique occidentale pour la vue, l’exploration de notre environnement sonore ou olfactif, « l’existence comme une histoire de peau » (soit le toucher), ainsi que trois chapitres sur le rapport aux saveurs, élément trop souvent délaissé des études anthropologiques.

La perception n’apparaît dès lors plus comme un donné, mais comme le résultat d’une interprétation nourrie par toute l’histoire individuelle et culturelle de la personne. Cette immersion successive dans chacune des modalités sensorielles fait émerger toute l’intersubjectivité de la rencontre, la manière dont le sujet occidental se trouve « façonné » par son expérience sensorielle : « un son, une saveur, un visage, un paysage, un parfum, un contact corporel déplient le sentiment de la présence et avivent une conscience de soi un peu en sommeil au long du jour, à moins d’être sans cesse attentif aux données de l’environnement (p. 14) ».

C’est « l’accouplement de notre corps avec les choses » selon la si belle expression de Merleau-Ponty qui est ici déployée en différents domaines et la possibilité de penser l’influence de la culture sur notre rapport aux sens et sur les valeurs qui en découlent. Une anthropologie de la sensorialité construit ici ses balises ; là où le sensible passe pour une erreur ou une évidence, le chercheur se donne pour tâche de le traduire, de mettre des mots sur ces différentes nuances : apparaît au passage la nécessité, avant de pouvoir s’ouvrir à la réalité sensorielle d’un autre univers, de penser l’organisation dont nous sommes les héritiers autant que l’enchevêtrement fondamental des sens dans le vécu subjectif de la perception.

De ce parcours se dégage une multiplicité de pistes pour la réflexion anthropologique mais aussi éthique et politique. La mise à distance du monde par le regard occidental et ce qu’elle entraîne comme hégémonie de l’image (il y aurait, dans le domaine médical tout un champ d’exploration de la relation de soin à partir de la sensorialité mise en oeuvre), le règne du simulacre et celui de la surveillance ou encore les enjeux du rapport à l’autre portés par l’expérience sensorielle : l’odeur par exemple, lorsqu’elle devient un ingrédient de la haine de l’autre (« Le sentiment du dégoût protège des autres, des marges, de ce qui perturbe l’ordre symbolique et risque par un choc en retour d’en détruire la cohérence. Il naît de l’hybride, de la perturbation des limites symboliques » (p. 424).

On devine dans cette aventure dans le monde des sens tout le plaisir du chercheur qui a goûté les textes autant que la saveur du quotidien. On y plonge en se laissant guider tout en sachant combien la sensorialité foisonnante déjoue au final nos prétentions à l’enfermer dans un cadre déterminé : « exister c’est en permanence affiner ses sens, les démentir parfois, afin de s’approcher au plus près de la réalité ambiguë du monde. Le travail des sens dans la vie ordinaire implique toujours un travail du sens » (p. 39)

Si, n’en déplaise à Ronsard, le « corps n’est pas de marbre », c’est à une lecture pleine de résonance que cet ouvrage nous invite : lire avec sa tête, réfléchir à des idées, mais aussi lire comme un art, goûter les mots et avoir envie d’aller marcher au bord de l’eau pendant que le rôti est au chaud et nous envoie ses effluves de thym.