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Selon Abélès, le concept de globalisation est plus pertinent que celui de mondialisation pour analyser les changements radicaux apparus au cours des dernières décennies du XXe siècle. Cette position de départ lui donne l’occasion de revenir sur la critique souvent faite à l’anthropologie d’être la discipline des sciences sociales la moins engagée dans l’analyse de l’ampleur et de l’intensité des mutations sociales à l’échelle planétaire. Et pourtant, insiste-t-il, les approches théoriques et méthodologiques de l’anthropologie s’avèrent non seulement utiles pour appréhender la globalisation, mais elles constituent même un atout majeur dans l’interprétation de réalités sociales et culturelles de plus en plus complexes. D’où l’intérêt de mieux saisir ce qu’est la globalisation, du moins certains de ses éléments centraux, et de situer l’apport de l’anthropologie dans cette analyse.

Dans un premier temps, Abélès revient, entre autres, sur l’intérêt d’utiliser le concept de globalisation, ainsi que sur les débats qui entourent les multiples réalités associées à ce phénomène. Les uns diront en effet que le concept ne fait que mettre la mondialisation et l’internationalisation économiques, présentes dans le monde depuis quelques siècles, au goût du jour d’une économie néolibérale en pleine expansion. Les autres insisteront au contraire sur les effets inédits engendrés par le déploiement accéléré de l’économie capitaliste. Ces analyses campent deux positions irréconciliables entre, d’une part, les tenants d’une homogénéisation inéluctable des comportements sociaux devant le raz-de-marée du néolibéralisme : une macdonaldisation de la planète et, d’autre part, les défenseurs du renforcement des identités nationales et culturelles, de la multiplication des lieux de résistance du local face au global. Aujourd’hui, comme hier sous le joug colonial, des populations s’adaptent ou résistent aux différentes manifestations de la globalisation. En faisant des réalités locales le sujet central de leurs analyses, les anthropologues rappellent que la globalisation ne saurait être limitée à la mondialisation de l’économie. Elle est autant et peut-être même surtout politique et culturelle.

Pour mieux cerner les expressions de la diversité culturelle, les anthropologues ont développé des outils méthodologiques, le terrain et l’observation participante. Longtemps considérés comme les fondements de la démarche anthropologique, ces pratiques ont néanmoins fait l’objet de divers débats au sein de la discipline, particulièrement dans le contexte d’un monde de plus en plus globalisé. Abélès propose, dans un deuxième temps, une brève synthèse de ces différentes tendances, enjoint ses collègues de prendre acte des transformations radicales à l’échelle planétaire et de « revenir sur les conditions intellectuelles et politiques de production de ce qu’on a trop vite résumé par les vocables “terrain” et “observation participante” » (p. 101).

Les effets de la globalisation se font particulièrement sentir dans la redéfinition des rapports de pouvoir tels qu’ils s’inscrivent dans l’État, dans la violence tissée par les inégalités croissantes, de même que leur irruption dans la vie quotidienne des individus obligés de migrer, de s’exiler pour survivre. Ce sont là les thèmes retenus par Abélès dans les trois chapitres qui complètent son ouvrage.

Les transformations sociales majeures qui s’opèrent à l’échelle planétaire remettent en question les mécanismes de constitution de l’État. Les liens entre territoire et État sont rompus au profit de nouvelles constellations de gouvernance. Ces redéfinitions des paramètres du politique entraînent avec elles des conséquences immédiates: expressions multiformes de la violence d’une part, migrations et déplacements forcés de populations, par ailleurs. Sur toutes ces questions, l’anthropologie est en mesure de fournir des éclairages pertinents. À commencer par le décentrement que les anthropologues ont apporté à l’analyse du pouvoir en montrant que l’État n’était qu’une façon parmi d’autres de construire les rapports politiques. Dans cette perspective, les analyses de la variété du local proposées par l’ethnographie s’avèrent particulièrement utiles pour la compréhension des réorganisations politiques en contexte de globalisation.

Aggravation des inégalités, migrations et déplacements de populations s’inscrivent à bien des égards dans la foulée des redéfinitions des rapports politiques. Cette violence structurale, pour reprendre l’expression d’Abélès, se profile sur un fond de marchandisation croissante des rapports humains, mais également dans un contexte de construction de rapports identitaires exacerbés par un double mouvement de recherche de citoyenneté politique chez les migrants et les déplacés, en même temps que d’une volonté de maintenir, voire de renforcer leurs repères culturels fondamentaux. Ces nouvelles dynamiques sociales engendrent des tensions au Nord comme au Sud. Se profilent ainsi, à des degrés divers et selon des ancrages locaux spécifiques, des positions contradictoires inscrites au coeur de la globalisation. D’un côté, la forte circulation des personnes qui s’opère dans les contextes politique et idéologique de l’individu compris comme sujet et de l’autre, des fondements territoriaux et historiques qui limitent l’expression des repères culturels identitaires de ces citoyens venus d’ailleurs.

Pour Abélès, l’analyse de ces thèmes est également l’occasion de montrer la profondeur dans le temps et la pertinence des études ethnographiques produites par les anthropologues. Elle renforce un double message qui incite d’une part les anthropologues à tenir compte davantage du global dans leurs analyses du local, mais qui rappelle également que l’approche ethnographique du terrain et les recherches auxquelles elle a conduit à la fois sur le pouvoir, sur les rapports inégalitaires et sur les mouvements migratoires constituent autant de manifestations de la pertinence de l’anthropologie dans la compréhension d’un monde globalisé.

Abélès précise, à la toute fin de son texte, que la synthèse qu’il présente sur l’anthropologie de la globalisation ne doit toutefois pas être entendue comme une tentative de développer un nouveau sous-champ disciplinaire. Il ne s’agit pas de créer une anthropologie de la globalisation comme on le fit autrefois, par exemple, avec l’économie ou le politique. Son propos vise davantage à démontrer que les travaux en anthropologie peuvent contribuer à une meilleure compréhension du global planétaire.

La proposition que Marc Abélès livre dans cet ouvrage a le mérite de puiser dans les travaux produits sur différents aspects de la globalisation autant dans la littérature anglophone que francophone, chez les anthropologues que parmi les autres spécialistes des sciences sociales. Autant par la diversité des sujets abordés que par les synthèses partielles proposées, ce texte demeure toutefois à mi-chemin entre l’essai pour initiés et l’introduction aux positions de l’anthropologie pour néophytes.