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Roland Lardinois est un sociologue français dont les travaux récents portent sur l’histoire des savoirs sur l’Inde. Sous un titre très général, ce qu’il propose ici est une réflexion originale autour de Louis Dumont en tant que sociologue de l’Inde. « La spécificité de la sociologie de l’Inde élaborée par Louis Dumont est de croiser la démarche et les outils de l’anthropologie sociale fondée sur l’enquête de terrain avec ceux de la philologie indienne, recourant à la lecture des textes de la culture classique, en sanskrit, afin d’éclairer les institutions sociales de l’hindouisme et les valeurs auxquelles en appellent les personnes pour justifier leurs actions » (p. 10). Étude du contexte où a germé la pensée de cet auteur, examen de son influence directe ou indirecte jusqu’aux États-Unis, cet ouvrage est tout entier consacré à une compréhension critique de la contribution de Dumont dans les champs conjoints de l’indianisme et de la sociologie.

Le lecteur qui désire comprendre rapidement le projet de Lardinois trouvera dans une postface très éclairante, « Note sur la construction d’un objet de recherche » (p. 357-363), tout ce qui est nécessaire pour cerner les difficultés objectives et subjectives sous-jacentes à l’élaboration de ce travail et en mesurer l’audace. On ne peut en effet poser avec plus de franchise le problème d’une sociologie qui a certes été féconde, mais qui est restée incapable de s’affranchir de la représentation brahmanique du système des castes, et donc d’une théorie du pouvoir interne à ce système. Ce que soutient Lardinois pour rendre compte des problèmes de cohérence interne observés par plusieurs auteurs dans l’oeuvre de Dumont, c’est qu’il faut accepter (ô blasphème!) de le lire en continuité avec la pensée de René Guénon, un chercheur identifié à des courants ésotériques inspirés du Vedānta hindou après la Première Guerre mondiale. Dumont a déjà reconnu spontanément, et comme malgré lui, une certaine influence de l’oeuvre de Guénon sur sa pensée, mais a refusé d’en tirer les conclusions auxquelles on aurait pu s’attendre. Il a donc fallu à Lardinois une certaine dose de courage pour surmonter les interdits et documenter cette hypothèse. « Les réprobations – équivalant à des mises à mort scientifiques – à la fois d’ordre moral (du type « cela ne se fait pas ») et intellectuel (« cela n’a aucun sens ») auxquelles je me heurtais (et qui étonnèrent Bourdieu lui-même), contestaient en bloc toute valeur heuristique à la mise en relation de l’oeuvre d’un anthropologue ayant profondément renouvelé son champ de savoirs avec les essais d’un indianiste amateur, prophète en ésotérisme et porteur d’une vision réactionnaire du monde social. Dans tous les cas, les affects investis dans ces réprobations sont à la mesure du refoulé de cette part obscure de la connaissance de l’Inde que ce travail contribue à lever » (p. 363). Pour élucider les principes implicites de l’anthropologie comparée de Dumont, il fallait dépasser la critique rapide et sans nuances de plusieurs anthropologues anglo-saxons et accepter le long détour qui consiste à resituer Guénon, de même que Mauss dont se réclame Dumont, dans le gigantesque et complexe effort de compréhension de l’Inde qu’a connu la France des années 1920 et 1930, et même celle de la fin du 19e siècle. C’est donc d’abord au travail de décryptage historique nécessaire à l’établissement de sa thèse que nous convie Lardinois. Ce livre est cependant plus qu’un ouvrage d’histoire conventionnel. Il s’agit pour l’auteur de faire la sociologie de l’espace savant constitué par l’ensemble des spécialistes et des non-spécialistes ayant participé aux débats sur l’Inde et les études orientalistes en France pendant les années 1930. Le spécialiste, intéressé à comprendre la méthode de l’auteur, trouvera également dans les dernières pages du livre (p. 365-377) le protocole d’enquête qui a été suivi et une série de tableaux résumant l’analyse géométrique des données recueillies.

Après une introduction portant sur la « Genèse de la sociologie de l’Inde » (p. 9-18) et un prologue original présentant le champ analysé sous forme d’une fiction romanesque tirée de l’oeuvre de René Daumal (p. 19-29), l’étude se divise en trois grandes sections. La première partie porte sur la « Genèse d’un milieu savant » (p. 31-120) ; la seconde est intitulée « Savants et prophètes » (p. 121-259) ; la troisième aborde de front la dichotomie entre « Science sociale et science indigène » (p. 261-341). La première partie contient trois chapitres intitulés respectivement : (1) » La conquête d’une légitimité savante » ; (2) » Savoirs orientalistes et discours prophétiques » ; (3) » La conquête d’une autonomie institutionnelle ». La deuxième partie contient les quatre chapitres suivants : (4) » Le champ de production des discours sur l’Inde » ; (5) » Pratiques savantes » ; (5) » Logiques prophétiques » ; (6) » L’hindouisme comme enjeu disciplinaire ». Quant à la dernière partie, elle comprend des études sur (8) » Louis Dumont et la science brahmanique » ; (9) » Louis Dumont et les ruses de la raison » ; et (10) » Les avatars des études indiennes », où Lardinois discute entre autres d’une certaine sociologie qui s’est développée aux États-Unis avec McKim Marriot et Gayatri Chakravorty Spivak. Une vigoureuse conclusion présente des réflexions plus larges sur « La sociologie à l’épreuve de l’Inde ».

Ce livre, qui se lit comme un roman, ne sera pas seulement éclairant pour les indianistes, car il aborde de front le problème du rapport entre les analyses de société indigènes et le discours proprement sociologique produit en Occident. Que l’on soit d’accord ou non avec les conclusions de cette étude, l’ouvrage donnera à penser en raison même de l’étendue de l’érudition sur laquelle il repose et de la rigueur des réflexions qu’on y trouve.