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Introduction

Le champ des médias visuels en Afrique est caractérisé par le hiatus énorme qui existe entre le caractère massif de la production et de la consommation d’images matérielles véhiculées par toutes sortes de techniques (photographie, cinéma, vidéo, télévision, Internet) et le petit nombre d’études scientifiques qui leur ont été consacrées. Notamment du côté francophone où les quelques chercheurs ayant travaillé sur la télévision se sont davantage intéressés à la production de programmes télévisés (Bourgault 1995 ; Tudesq 1999) qu’à leur consommation (a contrario, Ba 1999). Pour en savoir plus sur la réception des médias visuels en Afrique, mieux vaut ainsi se tourner du côté anglophone où des travaux ont été menés concernant : la réception des films indiens dans le Nord du Nigeria (Larkin 1997) et au Kenya (Fuglesang 1994) ; celle des clips vidéo au Mali (Schulz 2001) ; ou encore la production et la consommation de films vidéo produits au Nigeria (Hayes 2000) et au Ghana (Meyer 2003 ; Wendl 2003).

C’est avec l’idée d’explorer ce domaine mal connu que nous nous nous sommes donc lancés dans une recherche collective qui visait à comprendre comment les technologies visuelles issues de la modernité industrielle étaient reçues et appropriées par les femmes en Afrique de l’Ouest et dans quelle mesure elles étaient susceptibles d’influer sur leurs constructions identitaires[1]. Personnellement, j’ai choisi de travailler sur la réception et la consommation de séries télévisées produites en Amérique latine – dites telenovelas – qui, en raison de leur pouvoir d’attraction élevé sur les femmes et de leur diffusion dans de nombreux pays ouest africains me sont apparues comme un objet empirique pertinent pour étudier l’articulation entre télévision et changement social. D’autant plus que l’existence de nombreuses études consacrées à leur distribution et à leur consommation à travers le monde ouvrait la voie à des analyses comparatives (McAnany et La Pastina 1994 ; Vink 1998 ; Tufte 2000 ; Perreau 2004).

Qu’est-ce qu’une telenovela[2] ? C’est un genre spécifique de programme télévisuel, conçu et fabriqué en Amérique latine, qui résulte de l’adaptation d’un format médiatique originaire des États-Unis, connu sous le nom de soap opera. Le Brésil, où ce genre particulier a vu le jour et s’est épanoui (Tufte 2000 : 87-120) en est le producteur le plus important devant le Mexique et d’autres pays de la sous-région (Venezuela, Argentine, Colombie, Chili, etc.). Paradoxalement, en dépit du fait qu’elles sont littéralement taillées sur mesure pour répondre aux désirs et attentes de publics latino-américains, les telenovelas sont ensuite exportées dans de nombreux pays à travers le monde (Europe de l’Est, Afrique de l’Ouest et du Sud, Chine, etc.).

Considérations méthodologiques

Sur le plan méthodologique, j’ai été particulièrement attentif aux pratiques et discours qui entouraient la réception et la consommation des telenovelas selon une démarche inspirée d’une anthropologie des médias (Askew et Wilk 2002 ; Ginsburg et al. 2002) caractérisée notamment par l’attention qu’elle porte aux conditions concrètes de réception des médias visuels en termes d’organisation de l’espace et du temps. Par ailleurs, contrairement aux spécialistes de la communication qui ont l’habitude de considérer les programmes de télévision comme des « textes », les téléspectateurs comme des « lecteurs », et les images comme de simples « composantes extra-textuelles au sein d’un événement discursif » (Wolf 1992 : 217), j’ai considéré d’emblée que les images étaient dotées d’une relative autonomie par rapport au langage (Barthes 1964 : 44-45). C’est une caractéristique qui joue un rôle primordial au niveau de leur réception dans la mesure où les spectateurs peuvent mettre à profit le hiatus existant entre le texte et les images pour mettre à distance ce qui, dans le récit, vise à guider leur interprétation.

En pratique, le travail de terrain a été réalisé dans le courant de l’année 2002 à Dakar (capitale du Sénégal, environ 3 millions d’habitants) dans un milieu urbain, la banlieue, que je connaissais bien pour y avoir travaillé dans le passé sur un tout autre thème, celui de la déviance (Werner 1993). De cette manière, j’étais en mesure de contextualiser des observations concernant des personnes dont je connaissais, pour la plupart, l’itinéraire biographique et les caractéristiques sociales. En fin de compte, mon « échantillon » d’informateurs a rassemblé 14 femmes, adolescentes et fillettes âgées de 8 à 70 ans, et 6 adolescents et adultes de sexe masculin, âgés de 14 à 62 ans, avec des niveaux de scolarisation allant de zéro au secondaire (lycée). Ces personnes, toutes de religion musulmane (comme 96 % de la population), et passionnées de telenovelas, ont fait l’objet d’observations et d’entretiens à répétition pendant les six mois qu’a duré l’enquête. Celle-ci a été complétée par des entretiens réalisés, en parallèle, avec des personnes impliquées d’une façon ou d’une autre dans la diffusion des telenovelas : le directeur et des agents de la Radio-Télévision Sénégalaise (RTS), la directrice d’un institut de sondage (BDA), un cadre du bureau local d’une agence de publicité internationale (McCann Erickson).

Ajoutons, pour clore cette introduction, que cette étude s’est déroulée dans les mois qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001 et le retournement à leur profit de la puissance médiatique de l’Occident par les stratèges d’Al Qaida. Avec pour conséquence que l’on pouvait voir simultanément dans les rues de Dakar des jeunes femmes portant des corsages taillés à la dernière mode de Rio et des jeunes hommes arborant des tee-shirts à l’effigie de Ben Laden, le tout témoignant de la perméabilité de la société sénégalaise aux images venues d’ailleurs et de son écartèlement entre rejet de la domination de l’Occident et fascination pour les produits de son industrie culturelle.

Données ethnographiques

La réception des telenovelas[3]

Une chaîne publique, trois telenovelas

En 2002, de 2 à 3 telenovelas étaient montrées chaque jour pendant une durée totale allant de 2 à 4 heures, ce qui représentait de 15 à 30 % du flot télévisuel quotidien émis par la RTS, la seule chaîne publique du pays à l’époque. Chacune des telenovelas en question comportait 240 épisodes d’une durée de 26 minutes et était doublée en français.

En semaine, la soirée commençait à 19 heures avec la diffusion pendant une demi-heure de Tour de Babel, une telenovela brésilienne produite par Globo (le plus ancien et le plus important groupe médiatique brésilien), qui a été diffusée pendant 16 mois, avec un taux de pénétration de 30 %[4]. L’action, qui se déroule à São Paulo, une mégapole de 18 millions d’habitants, implique des personnages appartenant à des groupes situés aux deux extrémités du spectre social (bourgeoisie d’affaires vs prolétariat urbain). Son style est celui du réalisme social : violence urbaine, homosexualité féminine, corruption, consommation de drogues[5].

Puis, à 20 heures, après le journal télévisé en wolof, était diffusée Catalina et Sebastian, une série produite au Mexique par Azteca, deuxième groupe télévisuel du pays derrière le géant Televisa. Son taux de pénétration relativement bas (10 %) s’explique par le fait que beaucoup de gens n’aimaient ni son syle répétitif ni son ton larmoyant[6]. L’action se déroule alternativement à Mexico (20 millions d’habitants) et dans un village, avec des personnages qui se répartissent entre classe moyenne urbaine, grands propriétaires terriens et prolétariat rural (domestiques, ouvriers agricoles). Ajoutons qu’à l’époque de notre enquête, cette série était diffusée simultanément au Sénégal, au Mali, au Burkina-Faso et en Côte d’Ivoire, avec quelques semaines de décalage, puisque c’étaient les mêmes cassettes vidéo qui circulaient d’un pays à l’autre par l’intermédiaire d’un distributeur installé à Abidjan.

Quant à la série Sublime mensonge, produite par Globo, elle a été diffusée 2 fois par semaine à raison de 2 épisodes à chaque fois, avec un taux de pénétration relativement élevé (40 %). L’action se déroule à Rio de Janeiro (environ 10 millions d’habitants) et met en scène des personnages appartenant à la classe moyenne et à la haute bourgeoisie carioca[7]. Parmi les thèmes sociaux abordés : la corruption dans les milieux d’affaires, l’homosexualité masculine, l’avortement, l’alcoolisme, les rapports de classe entre patrons et domestiques.

Il est à noter que, depuis la fin de cette enquête, l’offre télévisuelle s’est étoffée à Dakar avec la multiplication des chaînes publiques et privées, en même temps qu’elle s’est diversifiée avec la diffusion, aux côtés des telenovelas produites au Brésil, au Mexique ou en Colombie, de programmes construits sur le même modèle en provenance d’Afrique du Sud et de l’Inde, et aussi de séries policières (Bones) ou médicales (Docteur House) en provenance des États-Unis.

La domestication des publics par la télévision

À l’exception des personnes trop pauvres pour acheter un récepteur, c’est à leur domicile que les gens regardent la télévision, avec toutes les connotations attachées à un endroit perçu et expérimenté quotidiennement comme une source importante de leur identité individuelle et collective. L’objet télévision – il y a en général un seul récepteur par foyer – est habituellement installé dans la pièce de réception appelée sàl qui, par son ameublement et sa décoration fait office de vitrine du statut social de la maisonnée. De ce point de vue, la possession d’un récepteur de télévision (aussi gros et brillant que possible) est une obligation sociale à laquelle les chefs de famille peuvent difficilement se dérober, ce dont témoigne la progression du niveau d’équipement des ménages en postes de télévision qui est passé, toutes classes sociales confondues, de 36 % à 47,5 % entre le début des années 1990 et le début des années 2000. Un phénomène qui reflète davantage l’importance accrue accordée à la consommation de la télévision, en particulier par les jeunes, qu’un soudain enrichissement de la population.

Le public

Dans ces conditions, les gens qui se rassemblent devant le poste de télévision pour regarder les telenovelas sont, habituellement, des membres de la maisonnée : la plupart des femmes présentes[8], quelques hommes adultes, de nombreux adolescents (pas seulement des filles mais aussi des garçons), et pratiquement tous les enfants qui vivent dans la maison, y compris les nourrissons littéralement élevés devant les postes de télévision[9]. Avec pour conséquence que la télévision est devenue, comme on le verra plus loin, un vecteur de communication privilégié entre les mères et leurs enfants, entre les aînés et les cadets.

Entourés de leurs proches et/ou de leurs amis, temporairement débarrassés du fardeau des obligations sociales et du stress généré par la vie quotidienne, les spectateurs mettent à profit la sécurité et l’intimité de l’environnement domestique pour manifester leurs sentiments, extérioriser des émotions et exprimer des opinions, d’une manière qui coïncide avec cette norme comportementale, faite de pudeur, de discrétion et de respect de l’autre que les Wolof appellent sutura. Autre avantage non négligeable de la médiation télévisuelle : celui de libérer l’oeil des nombreux interdits qui disciplinent le regard sur autrui dans la société sénégalaise, en permettant au spectateur de scruter les faits et gestes des personnages, de les regarder manger, se disputer et s’aimer, sans craindre d’être accusé d’être « malpoli » ou de porter « le mauvais oeil » (bët).

Réorganisation du temps

L’organisation du temps quotidien de la maisonnée dépend de l’aptitude de ses membres à organiser leur emploi du temps respectif de façon à faire coïncider leur présence devant le récepteur avec la diffusion de leurs programmes préférés. Par exemple, à l’exception des tâches qui peuvent être réalisées en regardant la télévision (repasser du linge, tresser des cheveux, allaiter un enfant), les femmes se débrouillent pour effectuer leur travail (marché, cuisine, lessive), soit avant, soit après la diffusion de leurs programmes préférés.

Comme la diffusion d’une telenovela se prolonge pendant 14 à 16 mois et qu’une fois terminée, une autre lui succède, les membres de la maisonnée sont réunis, à intervalles réguliers, pendant de longues périodes de temps, face à des personnages qui finissent par devenir aussi proches que des parents ou des voisins. Cette proximité est renforcée par le fait que certains acteurs apparaissent successivement dans différentes telenovelas et vieillissent donc en même temps que les spectateurs.

La stratégie de « ceux d’en-haut » pour séduire « ceux d’en-bas »

Si les membres du foyer attribuent au poste de télévision une place centrale dans l’espace domestique et s’ils se rassemblent devant lui de façon fréquente et régulière, ce n’est pas seulement à cause des qualités esthétiques propres à cet objet industriel ou parce qu’il constitue un marqueur du statut social, mais aussi et surtout parce qu’il délivre des messages plaisants à regarder et à entendre, dans une forme accessible à une grande variété de publics. Cette accessibilité repose sur une stratégie de communication fondée sur le primat du visuel par rapport à l’auditif (les énoncés oraux, la musique) pour raconter des histoires construites sur un modèle narratif qui a fait ses preuves, celui des contes de fée, des mythes. Dans ces récits, les personnages doivent faire preuve de nombreuses qualités pour surmonter les obstacles qui s’opposent à la réalisation de leurs désirs. Mais, à la fin, la vérité triomphe toujours du mensonge, les méchants sont punis, les bons récompensés et l’ordre social rétabli.

La communication sonore

La communication sonore est fondée principalement sur les discours oraux échangés par les personnages, que ce soit sous forme de dialogues ou de monologues. Énoncés à l’origine en portugais du Brésil ou en espagnol, ils sont ensuite doublés en français, une langue comprise seulement par les spectatrices ayant été scolarisées dans le système public, soit 30 % de la population féminine du Sénégal. À propos du doublage, il faut souligner que cette technique a pour effet de brouiller les caractéristiques culturelles des produits audiovisuels (programmes de télévision ou films de cinéma) pour en faire des marchandises au statut linguistique indéterminé, autement dit des récits déterritorialisés, une particularité qui a pour effet d’occulter partiellement le caractère transnational des flux audiovisuels dans le système médiatique actuel.

Mais ne pas maîtriser la langue française ne constitue pas un obstacle rédhibitoire à la compréhension du récit, à l’exemple de cette femme de 60 ans, analphabète, qui possédait une très bonne connaissance des nombreux personnages (entre 30 et 40) de chaque telenovela, de leurs caractères, de la composition de leurs réseaux et de leurs trajectoires particulières. Ici, le fait que les telenovelas fassent usage d’une forme narrative centrée sur les dynamiques familiales, similaire à la façon dont elle-même se représente les relations sociales en termes de filiation, d’unions matrimoniales, de divorces, de disputes et de réconciliations, faisait d’elle une spectatrice particulièrement compétente qui s’appuyait, pour suivre le déroulement de l’intrigue, sur les messages visuels qu’elle percevait et décryptait directement, quitte à demander à ses filles de lui expliquer ce qui lui échappait.

La communication visuelle

La communication visuelle repose principalement sur l’usage répété de gros plans sur les visages des acteurs dont le corps est utilisé pour transmettre toutes sortes d’indications sur leur état intérieur au moyen d’attitudes, de gestes, de mimiques faciales, de pleurs, etc. Un mode de communication qui utiliserait et renforcerait les capacités qu’ont les femmes à décrypter les émotions intimes des personnages de façon analogue à ce qu’elles font dans la vie quotidienne en anticipant les besoins et les désirs de leurs proches.

Répétition et redondance

Enfin, cette stratégie de communication est complétée par l’usage systématique de la répétition et de la redondance. Les messages visuels, associés ou non à des messages oraux et soulignés au besoin par des phrases musicales, sont répétés encore et encore, de telle sorte que l’action avance à la manière d’une spirale qui tourne au ralenti sur elle-même. Cette progression très lente du récit permet à des spectateurs peu ou pas scolarisés, avec une connaissance limitée du mode de vie dans des sociétés non africaines, de comprendre le déroulement d’une histoire complexe dans laquelle plusieurs récits sont enchevêtrés, et de suivre les trajectoires tortueuses d’un grand nombre de personnages. De ce point de vue, les telenovelas en tant que productions culturelles destinées à une consommation de masse sont d’une efficacité remarquable, ainsi qu’en témoigne le fait qu’elles attirent chaque jour, sur de longues périodes de temps, des centaines de millions de spectateurs à travers le monde.

Les tactiques de « ceux d’en-bas » pour s’approprier les messages adressés par « ceux d’en-haut »

Face à ces marchandises calibrées pour les séduire et les retenir le plus longtemps possible devant l’écran, les spectateurs mettent en oeuvre différentes tactiques dans le cadre d’un processus d’appropriation qui se déroule en trois temps.

Interprétation primaire « à chaud »

Une première interprétation de ce que disent et font les différents personnages est faite « à chaud » par les femmes adultes qui expriment à haute voix leurs sentiments et émotions, échangent des informations concernant la signification d’un mot ou d’un geste, prennent la défense d’un personnage contre un autre et lancent des jugements lapidaires sur le comportement ou la personnalité de tel ou tel personnage : « Elle est folle ! », à propos d’une jeune femme emportée par sa passion amoureuse et qui ne se comporte pas avec réserve et pudeur ; « Elle est molle ! », pour qualifier le comportement d’une femme qui fait preuve de passivité face à une rivale qui vient la provoquer chez elle ; « C’est une pute ! », pour désigner une femme qui court après les hommes et a de nombreuses liaisons.

Ces assertions à l’emporte-pièce sont énoncées de façon abrupte devant les enfants et les adolescents présents qui ne perdent pas un mot des propos échangés au-dessus de leurs têtes, de telle sorte que la transmission des normes sociales et des valeurs culturelles d’une génération à l’autre se fait, en partie, par le truchement de la télévision. Celle-ci est ainsi utilisée à la façon d’une collection d’histoires et d’anecdotes, dont les adultes se servent pour transmettre aux plus jeunes des jugements normatifs que ces derniers utiliseront justifier leurs agissements dans leurs groupes d’appartenance respectifs.

À l’inverse, les telenovelas constituent un espace commun dans lequel les plus jeunes membres du groupe ont la possibilité d’accéder à une relative liberté de parole, quelque chose de remarquable dans une société où les aînés maintiennent, ou du moins s’efforcent de maintenir, un contrôle étroit sur les idées et les comportements des plus jeunes. Parfois, il peut même se produire un renversement du rapport de pouvoir entre générations, avec l’émergence d’individus, souvent des enfants, qui mettent à profit leurs compétences pour négocier une nouvelle place au sein du groupe familial.

Interprétation secondaire à travers le commérage (« gossip »)

Cette première interprétation est complétée, dans l’intervalle de temps qui sépare la diffusion de deux épisodes successifs, par une multiplicité d’échanges oraux qui se déroulent non seulement entre les quatre murs de la maison, mais aussi à l’école (pas seulement entre filles mais aussi entre filles et garçons), au marché (entre les marchandes et leurs clientes), au travail (dans les bureaux, les ateliers), tout se passant comme si les téléspectateurs étaient en permanence immergés dans l’univers de la télévision, y compris lorsque le poste est éteint.

Ces bavadarges se présentent sous la forme de commentaires concernant les derniers développements de l’intrigue, la signification du comportement des différents personnages, leurs motivations cachées, la nature vraie ou fausse des sentiments qu’ils manifestent, etc. Durant ces conversations, les gens expriment des opinions personnelles tandis que des hypothèses sont avancées concernant les causes de tel ou tel événement, la nature du secret dissimulé par un personnage et comment la situation pourrait évoluer dans les prochains épisodes.

En fin de compte, la réception des telenovelas donne naissance à un flot d’interprétations et de commentaires, tant au niveau du groupe familial qu’en dehors, qui sont autant de ressources symboliques permettant aux individus de tenir leur place dans leurs groupes d’appartenance respectifs, voire de négocier de nouveaux rapports avec ceux-ci. Car les telenovelas présentent une telle diversité de personnages auxquels il est possible de s’identifier[10] – en termes de sexe, d’âge, de statut socioéconomique, de comportements, de situations – que les spectateurs peuvent mettre à profit ces significations contradictoires pour exprimer une opinion en désaccord avec le consensus ambiant sans que cela prête à conséquence puisque, en définitive, ce dont il est question se situe dans une sphère autre que celle de la vie de tous les jours.

Le processus de filtrage ou de braconnage[11]

Implication émotionnelle et conscience critique ne sont pas des actions exclusives. Comme plusieurs personnes me l’ont dit : « Il y a des choses que je prends et il y a des choses que je ne prends pas ! ».

Car, parmi les différentes attitudes possibles face à la télévision, depuis la position dominée de celui ou celle qui confond la fiction avec la réalité jusqu’à l’attitude critique du spectateur qui exprime une opinion globalement négative, la plupart de mes interlocuteurs adoptaient une position moyenne, que l’on pourrait qualifier de pragmatique ou réaliste. Celle-ci était caractérisée par le fait qu’ils ne rejetaient pas de façon catégorique le sens proposé par un programme, mais en donnaient une interprétation personnelle en fonction de leur expérience de vie et de leurs intérêts du moment dans le cadre d’un processus créatif au cours duquel la telenovela était mise en pièces et ses différents éléments examinés à la loupe, certains d’entre eux étant retenus et recyclés tandis que d’autres étaient écartés parce que moralement défendus ou socialement inacceptables.

Parmi les éléments retenus, on retiendra, entre autres : la considération que les parents montrent envers leurs enfants et la franchise avec laquelle sont abordées avec eux des questions concernant la sexualité, l’amour ou la consommation de drogues ; le fait que les femmes puissent dire aux hommes ce qu’elles pensent « parce qu’elles ont plus de droits légaux » (sous-entendu qu’au Sénégal) ; ou bien que des conjoints aient confiance l’un dans l’autre. Quelque chose de difficile à concevoir pour des femmes dont les maris peuvent, à n’importe quel moment et sans avertissement, introduire une nouvelle épouse dans le foyer.

Parmi les comportements moralement condamnables, mes informateurs distinguaient entre ceux que l’on peut observer au Sénégal « étant donné ce que sont les hommes et les femmes » (par exemple, qu’un fils couche avec une des épouses de son père est interdit mais possible), et ceux qui sont impensables, comme, par exemple, échanger volontairement des bébés à la naissance.

En fin de compte, les telenovelas comme les autres types de séries télévisées (soaps) acquièrent une pertinence sociale et culturelle à travers un processus de réception caractérisé schématiquement par le fait qu’il est à la fois collectif et actif, dans la mesure où les spectateurs créent une pluralité de significations à partir du sens que les auteurs ont voulu donner à leurs oeuvres. Ces pratiques ont cependant été observées dans de nombreuses sociétés à travers le monde (Hann 2002 ; Kulick et Willson 2002 ; Tufte 2000 ; Schutz 2006), au point que la consommation des médias audiovisuels en tant que production culturelle active est devenu un lieu commun pour les chercheurs qui ont focalisé leur attention sur ce moment sociopsychologique particulier que constitue la rencontre médias/public (Ang 1992 : 78-79).

L’impact social des telenovelas

Qu’est-ce que les telenovelas font aux femmes ?

Il est difficile de déterminer l’impact social d’un programme télévisuel particulier comme les telenovelas, et ce, pour plusieurs raisons.

En premier lieu, parce que, sauf exception, on regarde la télévision « en général » et non un seul programme. Ainsi, à Dakar, les femmes qui consomment des telenovelas regardent aussi bien des films, des dessins animés et des documentaires importés de l’étranger, que des programmes fabriqués localement (émissions religieuses, journaux en langues nationales, talk shows, théâtre en wolof, clips vidéo, etc.) que le public apprécie mais dont la production est freinée par le manque de moyens financiers. De ce point de vue, le fait de nous être focalisé sur les modalités de réception d’un seul type de programme télévisuel constitue une sérieuse limite méthodologique, renforcée par le fait que d’autres médias (radio, presse, films sur cassettes vidéo ou DVD) interviennent pour façonner les pratiques des « citoyens-consommateurs » au sein d’un espace de réception « inter-communicationnel » (Schulz 2006 : 138-139).

En second lieu, parce que la multiplicité des facteurs qui interviennent, tant au niveau des structures sociales qu’à celui des individus (âge, sexe, appartenance religieuse, niveau de scolarisation), dans la signification accordée par tel ou tel groupe social aux productions médiatiques rend difficile, voire impossible, l’évaluation précise du rôle que jouent les différents médias dans le changement social (Werner 2006a : 246-248).

Pour autant, les résultats obtenus en regardant par le petit bout de la lorgnette ethnographique, montrent que l’on peut contourner cet obstacle en s’intéressant à ce que les femmes font des telenovelas plutôt que l’inverse comme je l’ai proposé dans la conclusion de notre ouvrage collectif (Werner 2006a : 246-248).

Qu’est-ce que les femmes font des telenovelas ?

Ainsi, au-delà d’informations factuelles concernant des domaines aussi divers que le système juridique, l’économie de marché ou des techniques biomédicales (tests ADN, imagerie médicale, procration médicalement assistée), regarder des telenovelas apporte aux femmes du « xam-xam » (savoir) et de la « siens » (du français « science »), un terme qui fait référence à une stimulation de l’imaginaire par un élément extérieur, que ce soit des psychotropes illicites (Werner 1993 : 277) ou, comme ici, des programmes télévisuels. L’imaginaire est en effet devenu, grâce au flux sans cesse renouvelé de scénarios, de récits et de modèles (fournis notamment par la télévision) qui le nourrissent et le stimulent, un moteur essentiel de l’action et de la réflexion pour ceux et celles qui aspirent à changer de vie (Appadurai 1996 : 95-96) à défaut de pouvoir changer le monde.

Regarder la télévision donne aussi aux femmes la volonté et la force (respectivement « fit » et « doole » en wolof) nécessaires pour essayer de changer des choses dans leur vie, et plus spécialement dans le domaine des relations entre générations et entre genres qui sont les deux axes autour desquels les telenovelas tournent sans fin. Dans ce cas, l’âge et le statut matrimonial des spectatrices sont des variables qui interviennent de façon cruciale dans leur manière de faire, par exemple, la distinction entre l’amour vrai, authentique et désintéressé, d’un côté, et l’amour faux, mensonger et égoïste, de l’autre, une question abordée de façon récurrente dans les telenovelas.

Ainsi, les femmes mariées ou divorcées adoptent-elles une approche pragmatique – « matérialiste », disent-elles – du problème. Elles se contentent de mettre à profit le savoir extrait des telenovelas pour essayer de faire bouger les choses au sein de leurs relations avec leurs maris ou petits amis. Par exemple, elles réclament davantage d’intimité et de tendresse (sur le modèle des calins et des bisous échangés entre les personnages) et une plus grande liberté de parole pour évoquer des questions liées aux sentiments, à la sexualité et au désir.

Cela dit, il est nécessaire de distinguer soigneusement ce qui relève des comportements et discours que l’on peut observer devant les écrans de télévision et ce qui peut se passer, en pratique, dans l’espace social. Ainsi en est-il du désir exprimé par les jeunes femmes pour une plus grande liberté de choix dans la sphère de l’amour et du mariage, choix entravé par leur dépendance économique vis-à-vis des hommes. Ainsi en est-il également de la revendication des jeunes filles pour plus de liberté sexuelle dans une société où l’usage des méthodes contraceptives est combattu par les mères (il favoriserait une conduite sexuelle déviante), avec pour résultat des grossesses hors mariage qui ruinent leur valeur sur le marché matrimonial et compromettent l’avenir des enfants qui en sont issus.

Ou encore, dans un tout autre domaine, c’est une chose que de décoder, dans une telenovela, des allusions à des relations homosexuelles entre des personnages et de les accepter « parce qu’il s’agit d’un comportement normal pour des Blancs », et ç’en est une autre que de tolérer qu’un(e) parent(e), un(e) ami(e) ou un(e) voisin(e) affiche son orientation homosexuelle car « Ce n’est pas quelque chose de normal pour des Africains ou des musulmans ! ».

On notera au passage que, si la confrontation médiatisée avec d’autres cultures peut faire évoluer les identités locales, elle peut aussi les renforcer à travers une conscience plus aiguë des différences entre « Nous » (Sénégalais, Africains, pauvres, musulmans) et « Eux » (Blancs, riches, chrétiens).

En résumé, tout se passe comme si ces femmes, confrontées à un ordre social qui leur était défavorable en termes de pouvoir, avaient choisi de faire bouger les choses discrètement au sein même de leur foyer. Défaisant, au quotidien, l’étoffe des telenovelas, elles rejettent certains fils et en conservent d’autres qui seront insérés discrètement dans la trame des relations domestiques de telle sorte que les frontières entre genres et entre générations s’en trouveraient modifées de façon imperceptible.

Une hypothèse séduisante, certes, mais impossible à confirmer sur le plan scientifique au moins pour deux raisons. D’une part, comme on l’a vu, à cause de la multiplicité des facteurs qui interviennent pour orienter dans un sens ou dans l’autre les constructions symboliques issues de l’appropriation par les individus et leurs groupes d’appartenance des productions médiatiques. Et d’autre part, en raison du biais introduit par une méthode qui réduit tellement le champ d’investigation qu’elle occulte le fait que ces publics sont eux-mêmes idéologiquement « construits » (Ang 1992 : 86-87), et que la lecture qu’ils peuvent faire des messages discursifs et visuels qui leur sont proposés est « orientée » (Schulz 2006 : 126-127).

En d’autres mots, la liberté du spectateur s’arrêterait là où commence celle des « organisations médiatiques centralisées » qui définissent ce qu’il revient au spectateur d’interpréter (Morley 1992 : 41).

La construction locale des publics : un phénomène qui s’inscrit dans la durée

Pour commencer, on peut se demander pourquoi les responsables de la RTS choississent de diffuser des telenovelas plutôt que des séries nord-américaines ou européennes.

En premier lieu interviennent des considérations financières liées au fait que les taux d’écoute des telenovelas sont élevés, une particularité qui rend la diffusion de ces programmes – par ailleurs peu coûteux à l’achat – particulièrement rentable pour la RTS dans la mesure où les publicitaires vont en commanditer la diffusion. En effet, les agences de publicité apprécient le fait que les telenovelas attirent, de façon récurrente et sur de longues périodes de temps, un public féminin nombreux et admirablement mis en condition, du fait de son implication émotionnelle, pour être réceptif aux messages publicitaires diffusés avant, pendant et après ces programmes.

En deuxième lieu, les telenovelas plaisent aux responsables de la RTS à cause de la façon à la fois réaliste et non conflictuelle avec laquelle elles traitent des inégalités sociales ou de sujets épineux comme la corruption des hommes politiques, la consommation de drogues par les jeunes ou l’homosexualité. De ce fait, dans le cadre d’une ingénierie sociale qui ne dit pas son nom, elles sont sciemment utilisées pour « confronter les Sénégalais à d’autres styles de vie » et les « ouvrir à d’autres cultures » (dixit un cadre de la RTS) dans un monde changeant et complexe auquel ils ou elles doivent s’adapter pour survivre sans perdre leur identité.

Toujours dans le même ordre d’idée, il serait intéressant d’en savoir plus sur les coupures faites par la RTS dans des scènes au contenu trop explicitement érotique, ou encore de connaître les modalités de sélection des telenovelas par l’intermédiaire ivoirien qui les distribue en Afrique de l’Ouest francophone (Touré 2006 : 201-203).

Des questions pertinentes certes, mais que nous laissons ici de côté pour envisager la construction du public des telenovelas dans la longue durée et nous pencher sur les modalités de réception de la première telenovela diffusée au Sénégal dans les années 1991-1992. Intitulée Isaura, cette série, qui mettait en scène de manière édulcorée les relations entre maîtres et esclaves dans une plantation de canne à sucre du Brésil du XIXe siècle, a connu un immense succès populaire ; un engouement que l’on peut interpréter comme une réaction au traumatisme collectif provoqué quelques années plus tôt par la série Roots (diffusée au Sénégal sous le nom de Kunta Kinte) qui avait ravivé dans l’imaginaire collectif sénégalais la blessure toujours vive liée à la mémoire de la traite transatlantique et dont la diffusion avait dû être rapidement interrompue pour cause de troubles sociaux.

L’hypothèse du « pouvoir de vérité » de l’image télévisée

Mais il faut remonter encore plus loin dans le temps pour comprendre, par exemple, pourquoi les images transmises par la télévision sont dotées d’un « pouvoir de vérité » par un certain nombre de spectateurs, une particularité qui constitue, à mon sens, un facteur crucial de leur réception. Une majorité des participants à l’enquête pensait en effet que les telenovelas racontaient des histoires basées sur des faits réels mais jouées par des acteurs professionnels.

De fait, cette ambivalence du statut des telenovelas, entre fiction et documentaire, est délibérément entretenue par leurs producteurs qui s’ingénient à brouiller les limites entre ces deux genres en mettant en oeuvre différents procédés comme, par exemple, de mélanger images d’archives et images de fiction ou encore de faire jouer à des acteurs des rôles qui coïncident avec leurs positions sociales : mari et femme, mère et fille. Et ce n’est pas un hasard si la photographie est un outil particulièrement efficace pour brouiller les repères des spectateurs, comme c’était cas avec Sublime mensonge, dont le générique se déroulait en arrière-plan d’une série de portraits des principaux personnages de la série (une mère et sa fille) présentés à la manière des pages d’un album photographique que l’on feuillette. Certains informateurs étaient persuadés que ces deux personnages entretenaient les mêmes relations dans la vie et sur l’écran (ce qui était confirmé par la lecture du générique) parce que « les photographies ne mentent pas » !

J’ai montré ailleurs (Werner 2002 : 41-42) comment cette croyance dans le pouvoir de vérité de la photographie trouvait son origine dans l’usage de la photographie à des fins de contrôle social (la photo d’identité) par les États coloniaux et post-coloniaux. Une constatation qui m’a conduit à supposer que la photographie qui a fait le lit des technologies visuelles introduites par la suite – cinéma, vidéo, télévision et même imagerie médicale – leur aurait en quelque sorte transmis son pouvoir de vérité. Une hypothèse que la crise de la représentation résultant de la révolution numérique ne remet pas en question, du moins pour l’instant, tant les images produites et véhiculées par ces technologies sont aptes à mimer les mille facettes du réel.

Remarquons au passage que cette réflexion sur le « pouvoir de vérité » des telenovelas révèle par ailleurs l’existence d’un hiatus entre savoirs populaires et conceptions savantes concernant le statut ontologique des images produites par les technologies visuelles. Ainsi, toujours en Afrique, mais dans un autre contexte culturel, celui de la société nigeriane, un auteur a écrit que la croyance la plus répandue parmi les spectateurs des films vidéo de fiction produits localement était que ces films montraient des événements (rituels de sorcellerie, sacrifices humains, interventions d’entités démoniaques) qui s’étaient « réellement » produits (Oha 2002 : 128).

Enfin, si on accepte l’idée selon laquelle les significations que les spectateurs confèrent à ce qu’ils voient et entendent sont élaborées à travers le filtre d’un imaginaire collectif dans lequel différentes traditions visuelles s’entremêlent (Wendl 2001 : 79) ou encore se recouvrent les uns les autres au sein d’un « interocular field » (champ interoculaire, Pinney 1997 : 111), alors il nous faut aussi en accepter les conséquences méthodologiques, à savoir : travailler non seulement dans l’ici et maintenant du présent ethnographique, mais aussi dans la longue durée de l’histoire des médias visuels, des modalités de leur diffusion et de leurs usages sociaux. Pour ce qui est de l’Afrique, il faudrait se pencher sur les interactions qui ont pu se produire entre les images précoloniales (statues, masques) et les technologies visuelles introduites par le colonisateur, en gardant à l’esprit qu’elles se sont déroulées dans des contextes locaux très différents. Au Sénégal par exemple, les colonisateurs ont trouvé une société dans laquelle l’Islam avait déjà largement fait table rase des images préexistantes ; ailleurs, en Afrique subsaharienne, a eu lieu une véritable « guerre des images » (pour reprendre l’expression de Gruzinski 1990) livrée par des missionnaires qui, au moment où ils brûlaient des images (autochtones, locales) dans de grands autodafés, en accrochaient d’autres (allochtones, à visée universelle) dans leurs églises et leurs temples.

Conclusion

Ce travail a permis en premier lieu de confirmer le caractère massif de la consommation de produits audiovisuels par les populations africaines qui se sont rapidement approprié les technologies de l’information et de la communication en provenance de l’Occident. Il a également mis en évidence l’irrésistible ascension de la télévision, qui occupe désormais une place centrale dans le paysage médiatique des sociétés africaines contemporaines, les chaînes de télévision, tant privées que publiques, étant alimentées en programmes divers et mutiples par des multinationales qui produisent en quantité industrielle des produits capables de franchir les barrières linguistiques et culturelles.

Le deuxième résultat a été d’établir qu’il était difficile, voire impossible, d’évaluer de façon précise le rôle que jouent les médias visuels dans le changement social, étant donné la multiplicité des facteurs individuels et collectifs qui interviennent dans les interactions entre ceux-ci et les usagers qui, en dernière instance, font de manière active et pragmatique le tri dans les productions culturelles qui leur sont proposées. Ainsi, par exemple, les telenovelas fournissent à des individus tiraillés entre repli identaire et ouverture sur le monde les ressources symboliques qui leur permettent de faire face à leurs responsabilités d’acteurs censés se gouverner par eux-mêmes dans un environnement social et économique de type néolibéral où priment désormais les rapports de force. Dans cette perspective, la télévision ne serait pas le moteur du changement social, son primum movens étant d’ordre économique et politique, mais contribuerait à l’orienter, à lui donner un sens.

Le troisième a été de montrer que, s’il y a bien production active de sens par des publics incités à réfléchir sur leur rapport au monde, il n’en reste pas moins que ce travail réflexif est à la fois orienté par la nature des programmes qui sont proposés à leur consommation et sous-tendu par une conception particulière de l’économie (de marché) et des rapports sociaux (la démocratie) qui se pose en modèle universel et incontournable.

En fin de compte, entre la vision pessimiste de l’École de Francfort (les spectateurs en tant qu’individus infantilisés et aliénés par la culture de masse) et la vision volontiers angélique des anthropologues spécialistes de la réception des médias visuels (les spectateurs en tant que poules actives dans un poulailler géré par des renards), il y a de la place pour une approche qui serait concernée autant par les conditions de production de ces images que par leurs modalités de réception et qui prendrait en compte aussi bien le temps court de l’observation ethnographique que la longue durée de l’étude historique. Autrement dit, il s’agirait d’appréhender simultanément le détail et le panorama, de distinguer le global dans le local et vice-versa, dans le cadre d’une anthropologie du visuel qui devrait, en toute logique, remonter le fil du temps jusqu’aux images pariétales de la grotte Chauvet (- 35 000 ans) comme nous y invitent M.J. Mondzain (2007) et W. Herzog (2010).